Livre VII
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ARGUMENT DU LIVRE VII

Le  retour d'Hector ranime les Troyens. Minerve alarmée pour les Grecs descend de l’Olympe; Apollon vole au-devant de cette Déesse, & projette avec elle de suspendre le combat, en engageant Hector a proposer aux Grecs un combat singulier. Neuf Princes acceptent le défi ; on tire au fort, Ajax est nommé. La nuit sépare les deux Combattons, Les Troyens tiennent conseil. Antênor leur propose de rendre Hélène aux Grecs. Pâris rejette cet avis, & offre toutes ses richesses pour satisfaire les Grecs. Priam envoie au camp d'Agamemnon demander une trêve pour ensevelir les morts. La trêve est accordée, &  les Grecs en profitent pour fortifier leur camp.

 

  
 

    DÉJÀ, plein du Dieu Mars qui le guide & l'enflamme,

Hector avoit franchi les portes de Pergame,  

Et Pâris, avec lui précipitant ses pas,

Alloit chercher la gloire au milieu des combats.

 
5

Tel aux vœux, du Pilote un zéphyr favorable,

Envoyé sur les mers par un Dieu secourable,

Vient soulager enfin les bras des Matelots,

Las d'agiter la rame & de fendre les flots ;

Tels aux Troyens lassés, ces deux Guerriers paroissent

 
10

Le courage & l'espoir à leur aspect renaissent ;

L'impitoyable mort signale leur retour.

Au fils d'Aréthous Pâris ravit le jour.

Par la lance d'Hector le brave Eïonée,

Atteint d'un coup affreux, finit sa destinée.

 
15

Ils poursuivoient encor leurs exploits éclatans,

Pallas voit expirer ses plus chers combattons ;

Du sommet de l'Olympe elle vole au Scamandre ;

Apollon sur ses pas s'empresse de se rendre,

Descend des murs de Troie(1), & sous un chêne épais,

 
20

Lui peint les vœux d'un cœur amoureux de la paix.

 

    « FILLE de Jupiter, quelle trame nouvelle

» Vous fait quitter des Dieux la demeure éternelle !

» Des Grecs confédérés fécondant la valeur,

» Venez-vous des Troyens consommer le malheur !

 
25

» Daignez plutôt m'entendre, & dans cette journée

» Suspendez des deux Camps la fureur acharnée.

» Demain de leurs travaux ils reprendront le cours,

» Jusqu'au temps qu'Ilion, privé de mes secours,

» Expirant sous les Grecs pour la cause d'Hélène,

 
30

» De vous & de Junon assouvira la haine. »

 


 

    « SANS peine j'y consens, dit la fière Pallas ;

» Un soin pareil au vôtre attire ici mes pas.

» Mais comment de la guerre enchaîner la furie

 

   « QUE d'Hector, dit le Dieu, la valeur aguerrie,

 
35

» S'exposant au hasard d'un combat singulier,

» Provoque de vos Grecs le plus vaillant Guerrier.

 

    LE conseil d'Apollon satisfit la Déesse.

Inspiré par ces Dieux, guidé par leur sagesse,

Hélénus à son frère ose adresser ces mots :

   

 
40
  « HECTOR, digne rival des Dieux & des Héros,

» Écoutez mes conseils, daignez entendre un frère,

» Calmez des Combattans la rage sanguinaire ;

» Que le plus fier des Grecs au combat provoqué,

» Soit seul entre les camps par vous seul attaqué.

 

45

» Ce combat a vos jours ne sera pas funeste ;

» Un Dieu puissant m'éclaire, & c'est lui que j'atteste.

 

    HECTOR à ce discours sent tressaillir son cœur.

Il court de ses Guerriers appaiser la fureur ;

Le javelot en main s'élançant a leur tête,

 
50

Du geste & de la voix il calme la tempête.

Atride à son exemple arrête ses Soldats.  

Pareils a deux autours (2), Apollon & Pallas


 

Montent d'un vol léger sur la cime d'un chêne

Dont le front orgueilleux domine au loin la plaine,

 
55

Tandis que les deux camps, en bataillons épais,

S'approchent, hérissés de casques & de traits ;

Comme aux jours du Printemps, quand un léger zéphyre

De Neptune assouvi vient caresser l'empire(3),

Il souffle, & sait régner un doux frémissement

 
60

Sur les flots rembrunis du liquide élément.

 

    « PEUPLES, s'écrie Hector, Peuples, prêtez l'oreille(4) ;

» Un transport généreux dans mon ame s'éveille.


 

» De Jupiter sur nous les décrets arrêtés,

» Pour prolonger nos maux, ont rompu nos traités ;

 
65

» Jusqu'au jour que les Grecs, repousses par nos armes,

» Iront porter ailleurs le trouble & les alarmes,

» Ou, de la guerre enfin cueillant les derniers fruits,

» Monteront triomphans sur nos remparts détruits.

» S'il est quelque Héros, qui, fier de sa vaillance,

 
70

» Contre moi, seul à seul, ose essayer sa lance ;

» Je l'attends. Mais, au nom du puissant Jupiter,

« Je prétends, si mon cœur est percé par le fer,

» Que, content de ravir ma dépouille & mes armes,

» Des Troyens désolés il respecte les larmes,

 
75

» Et qu'a leurs vœux rendu, mon corps inanimé

» Sur un trisse bûcher puisse être consumé.

» Si la main d'Apollon me donne la victoire,

» L'armure du vaincu suffira pour ma gloire ;

» Et mon bras triomphant, dans les murs d'Ilion,

 

80

» Suspendra ce trophée au temple d'Apollon.

» Je vous rendrai son corps ; par des honneurs funèbres

» Vous pourrez le payer de ses exploits célèbres ;


» Et d'un beau monument l'Hellespont couronné,

» Fera dire a jamais au Pilote étonné :

 
85

» C'est ici le tombeau du Guerrier téméraire (5),

» Qui sous le bras d'Hector a mordu la poussière. »

 

    IL DIT ; & tous les Grecs, étonnés & confus,

Semblent par leur silence annoncer leur refus,

La honte les anime, & la peur les arrête.

 
90

Mais Ménélas se lève, au combat il s'apprête ;

L'œil fixé sur les Grecs, il soupire, il gémit,

Et par ces mots enfin exhale son dépit.

 

    » HOMMES efféminés, qui n'avez en partage

» Que de pompeux dehors, qu'un fastueux langage,

 
95

» Quel opprobre pour nous, si nul Guerrier ici

» N'osoit du fier Hector accepter le défi !

» Allez, Chefs sans honneur, renoncez a la guerre,

» Courez vous renfermer dans le sein de la terre ;

» C'est moi qui combattrai cet homme audacieux.

 
100

» La victoire repose entre les mains des Dieux.

 

     IL DIT, prend son armure, & marche vers la plaine,

Imprudent Ménélas ! ta mort étoit certaine,


Si la foule des Rois n'eût arrêté tes pas.

 

    AGAMEMMON le joint, & saisissant son bras :

 
105

» Mon frère, où vous entraîne une ardeur insensée ?

» Étouffez les transports de votre ame offensée ;

» Gardez-vous, généreux, mais trop foible rival,

» De tenter contre Hector un combat inégal.

» Ce fier Hector, l'effroi de la Grèce assemblée,

 
110

» Cet Hector, ce Héros, que le fils de Pelée

» Dans les champs du Dieu Mars craignoit de rencontrer.

» Allez, & dans vos rangs hâtez-vous de rentrer ;

» Un autre va paroître, &, bravant sa furie,

» Va défendre & venger l'honneur de la patrie.

 
115

» Si l'horreur & le sang n'ont pu rassasier

» Le cœur audacieux de ce bouillant Guerrier,

» Vous le verrez enfin, moins fier & plus timide,

» Ne devoir son salut qu'à la course rapide. »

 

    A CES sages discours, qui pénètrent son cœur,   

 
120

Ménélas obéit, fait céder son ardeur ;

Ses amis, soulagés de leurs vives alarmes,

Détachent sa cuirasse, & reprennent ses armes.

Mais au milieu des Grecs Nestor s'avance, & dit :

 

    « JOUR d'opprobre & de deuil ! Dieux ! quel cruel dépit

 
125

» S'allumeroit au sein du généreux Pelée,

» Lui qui, m'interrogeant sur la Grèce assemblée,

» Ecoutoit avec joie & les faits & les noms

» Des Héros que son fils choisit pour compagnons,


 

» S'il savoit que ces Rois, trompant leur renommée,

 
130

» Tremblent devant Hector, deshonorent l'armée !

« Hélas ! je crois le voir, levant les mains aux Cieux,

» Demander à la mort de lui fermer les yeux.

» Grand Dieu, qui m'entendez, puissant Dieu du tonnerre,

» Que ne suis-je en cet âge, où, respirant la guerre,

 
135

» Aux champs que le Jardane arrose de ses flots,

» Ma valeur illustra les Peuples de Pylos,

» Lorsqu'Éreuthalion, comme un Dieu redoutable,

» Portant d'Aréthoüs l'armure formidable (6),

» Défioit au combat nos plus fiers Généraux !

 
140

» L'épouvante & l'horreur glaçoient tous nos Héros.

» A peine en mon printemps, mon généreux courage

» Fut remplacer la force & suppléer à l'âge ;

» Je combattis, Pallas seconda ma vertu ;

» Ce terrible Géant par mon bras abattu,

 
145

» Dans un vaste sillon de fange & de poussière,

» Avec des flots de sang, vomit son ame altière.

» Rendez-moi, puissans Dieux, ma première vigueur ;

» J'irai de cet Hector terrasser la valeur ;

» Il me verra, brûlant de punir son audace

 
150

» De nos Rois effrayés occuper seul la place. »

 


 

    IL PARLE.... neuf Guerriers se lèvent a la fois (7);

A leur tête paroît l'orgueilleux Roi des Rois,

Après Agamemnon le fils du grand Tydée,

Les deux bouillans Ajax, le brave Idoménée,

 
155

Eurypyle, Thoas, Ulysse & Mérion ;

Ils veulent tous voler vers le Chef d'Ilion.

 

    « ARRÊTEZ, dit Nestor, & que le Sort décide

» Qui de vous combattra ce Héros intrépide,

» Qui de vous, survivant a ce combat cruel,

 
160

» Doit couronner les Grecs d'un honneur éternel. »

 

    LES neuf Chefs, arrêtés par la voix de ce Sage,

Daignent aux loix du Sort soumettre leur courage,

Dans un casque aussitôt le Sort est consulté ;

Le Peuple est dans l'attente, & de crainte agité :

 

 
165

    « DIEU, dit-il, si nos vœux peuvent fléchir ta haine

» Nomme Ajax, Diomède, ou le Roi de Mycène. »

 

     LEURS vœux sont exaucés ; un Guerrier renommé,

Ajax, le grand Ajax, par le Sort est nommé.

Son cœur s'en applaudit (8), & dans sa noble ivresse,

 
170

 « Amis, s'écrioit-il, fiers enfans de la Grèce,

» La Fortune me nomme, au gré de mon ardeur,

» L’adversaire d'Hector, ou plutôt son vainqueur.

» Je vais me revêtir de mes armes guerrières.

» Vers le Maître des Dieux élevez vos prières,

 
175

» En secret dans vos rangs implorez son secours ;

» Ou plutôt a vos vœux laissez un libre cours (9).

» Que m'importe en effet qu'Ilion vous écoute  

« Il n'est rien sous les Cieux que mon ame redoute.

» On ne me verra point, tremblant & fugitif,

 
180

» Éviter le combat, comme un enfant craintif.

» Aux travaux belliqueux ma jeunesse aguerrie,

» Fût par de nobles faits illustrer ma patrie. »

 

    IL SE tait, & l'armée invoque Jupiter :

« Dieu qui tiens dans tes mains, & la foudre, & l'éclair,

 
185

» Fais triompher Ajax, & couronne la Grèce ;

» Ou, si pour le Troyen ton amour s'intéresse,

» Partage entr'eux l'honneur de ce combat sanglant. »

 

    CEPENDANT vers Hector Ajax impatient,

De ses armes couvert, & tout brûlant d'audace,

 
190

S'élance avec fureur. Tel le Dieu de la Thrace,

Aux malheureux mortels apportant le trépas,

Déchaîne la Discorde, & vole sur ses pas :

Tel est Ajax, tel est ce combattant terrible,

L'appui des Argiens, leur rempart invincible.

 
195

Secouant dans sa main son dard étincelant,

Il marche dans la plaine, ainsi qu'un fier Géant(10)

Par un sourire affreux, signal de la vengeance,

Il verse au sein des Grecs la joie & l'espérance,

Et parmi les Troyens l'épouvante & l'horreur ;

 
200

Hector même étonné sent palpiter son cœur.

L'inébranlable Ajax le menace, & s'avance.

Il porte devant lui son bouclier immense,

Comme une tour d'airain qui défend un rempart ;

Et jetant sur Hector un dédaigneux regard :

 

 
205

    « PRÉSOMPTUEUX, dit-il, tu vas bientôt connoître  

» Quels braves combattans nos climats ont vu naître ;

» Qu'après Achille encore il est d'autres Guerriers,

» Achille, n'écoutant que ses transports altiers,

« Peut nous abandonner, menacer & se plaindre,

 
210

» Et te laisser ici plus d'un rival a craindre.

» Commence ». Hector répond : « Généreux combattant,

» Cesse de m'éprouver (11) comme un timide enfant

» Qui jamais des combats n'a fait l'apprentissage ;

» Je sais les jeux de Mars, les ruses du carnage ;

 
215

» Je fais, me dérobant à l'homicide acier,

» Changer d'un bras à l'autre un pesant bouclier,

» Voltiger sur mon char, & soudain en descendre,

» Tromper mon ennemi, l'éviter, le surprendre ;

» Mais, de cet art pour toi dédaignant les secrets,

 
220

» Je veux à découvert te frapper de mes traits. »

 

   LE javelot d'Hector vole avec sa réponse,

Dans les lames d'airain il pénètre & s'enfonce ;

Au dernier double enfin de l'épais bouclier,

Le dard vient amortir son effort meurtrier.

 

 
225

    MAIS la lance d'Ajax, secondant son audace,

Traverse en même temps bouclier & cuirasse.

Le trépas eût suivi, si, détournant son sein,

Hector n'eût évité le tranchant de l'airain.

Ils reprennent leurs dards, & tous deux intrépides,

 
230

Ils s'attaquent, pareils à des lions avides.

Le bouclier d'Ajax, couvert de lames d'or,

Repousse avec grand bruit le javelot d'Hector,

Ajax frappe à son tour, & sa pique plus sûre

Atteint son fier rival au défaut de l'armure ;

 
235

Elle entame la chair. Soudain le sang jaillit ;

Tout furieux qu'il est le Phrygien pâlit.

Un éclat de rocher à ses yeux se présente ;

Il s'élance, saisit cette roche pesante,

Et veut en accabler le fils de Télamon.

 
240

Le bouclier frappé rend un horrible son.

Mais Ajax, a son tour, d'un bras plus redoutable,

Saisit, enlève & lance un roc épouvantable,

Et, du vaillant Hector brisant le bouclier,

Sous l'airain fracassé renverse ce Guerrier.

 
245

Prompt à le secourir, Apollon le relève.

Ils s'attaquent encore, & sont briller leur glaive,

Le fer va décider le fort de ces rivaux ;

Quand de Troie & d'Argos les deux sages Hérauts,

Tremblans pour ces guerriers des coups qu'ils se préparent,

 
250

Un sceptre d'or en main, volent & les séparent (12).

Le vénérable Idée, avec un soin flatteur,

S'écrie, & par ces mots enchaîne leur valeur.

 

   « ARRÊTEZ, suspendez cette fureur extrême,

» Mes enfans, Jupiter vous honore & vous aime.

 
255

» Tous deux vaillans & fiers, l'honneur seul vous conduit.

» La nuit vient, arrêtez, & cédez à la nuit.

 

    « IDÉE, au seul Hector que votre voix s'adresse,

» Répond Ajax, lui seul a provoqué la Grèce ;

» Qu'il me donne l'exemple, & je cède à vos vœux. »

 

 
260

    « FIER Ajax, dit Hector, ennemi généreux,

» Les Dieux, en vous donnant la force & la vaillance,

» A ces rares faveurs ont uni la prudence,

» Suspendons aujourd'hui ce combat glorieux,

» Demain nous combattrons pour décider les Dieux.

 
265

» Cédons a la nuit sombre, allons combler de joie

» Les Chefs, les Citoyens de la Grèce & de Troie,

» Mais, près de nous quitter, par des dons mutuels,

» Laissons-nous du combat des gages éternels ;

 « Qu'un jour, en les voyant, le Citoyen s'écrie

 

270

» Ces deux nobles rivaux, armés pour leur patrie,

» Que d'une égale ardeur l'honneur fut enflammer,

» Ont, en se combattant, appris à s'estimer(13). »

 

    IL DIT; aux mains d'Ajax il remet cette épée,

Que dans le sang des Grecs il a souvent trempée,

 
275

Et le vaillant Ajax remet aux mains d'Hector

Son large baudrier tissu de pourpre & d'or.

Ils se quittent enfin, & vont dans leurs armées

S'offrir au doux accueil de leurs troupes charmées.

Les Troyens empressés, oubliant leur effroi,

 
280

Mènent Hector en pompe au palais de leur Roi.

Ajax aux vaisseaux Grecs marche avec ses phalanges ;

Tout le camp retentit d'un concert de louanges,

Tandis qu'en son honneur un superbe taureau,

Par Atride immolé, tombe sous le couteau.

 
285

Atride veut lui-même en faire le partage.

Le dos de la victime est le prix du courage,

Ajax reçoit ce prix des mains du roi d'Argos (14).

Le festin achevé, Nestor parle en ces mots :

 

    « ATRIDES, & vous, Rois, contemplez le Scamandre

 
290

» Rougi du sang des Grecs que Mars a fait répandre ;

» Quoi ! leurs mânes errans au séjour ténébreux,

» Ne pourront-ils toucher leurs amis généreux ?  

» Cessons quelques momens d'ensanglanter la terre.

» Que l'Aurore en ces lieux apportant la lumière.


 
 
295

» De soins compatissans nous retrouve occupés.

» Rassemblons nos Guerriers que la mort a frappés,

» Et, devant nos vaisseaux, sur des bûchers funèbres,

» Consumons a l'écart ces combattans célèbres.

» Que de leur cendre un jour leurs enfans possesseurs,

 
300

» Puissent dans leurs foyers les baigner de leurs pleurs ;

» Et qu'un beau monument bâti sur ces rivages,

» De leur noble trépas instruise tous les âges.

» Mais, pour mieux préserver, jusqu'a cet heureux jour (15),

« Ce sacré monument de respect & d'amour,

 
305

» Il faut, l'environnant de remparts & de portes,

» Dans une vaste enceinte enfermer nos cohortes,

» Et, d'un retranchement couronnant nos vaisseaux,

» Des Troyens confondus y braver les assauts. »

 

    A CE sage discours tous les Rois applaudirent,

 
310

Et de mille clameurs les vaisseaux retentirent.

 

    CEPENDANT sur la tour qui défend les remparts,

La foule des Troyens courant de toutes parts,

De mille soins divers inquiète & troublée,

Aux portes de leur Roi demeuroit assemblée.

 
315

Anténor, le premier osant lever la voix,

De la sainte équité leur rappela les loix.

 

     » CITOYENS, Étrangers, dit-il, daignez m'entendre.

» A la faveur des Dieux si vous osez prétendre,

» Rendez Hélène aux Grecs ; c'est trop la retenir.

 
320

» De vos sermens trahis le Ciel peut vous punir.  

» Vos combats maintenant ne sont plus légitimes,

» Et vos plus grands exploits seront autant de crimes. »

 

    IL S’ASSIED ; mais Pâris, la rage sur le front,

Se lève, & par ces mots l'insulte & le confond.

 

 
325

    « D’UN plus sage conseil je vous ai cru capable,

» Anténor, rougissez d'un discours si coupable.

» Ou votre cœur se masque ; ou sincère & trompé,

» D'un trisse aveuglement les Dieux vous ont frappé.

» Citoyens, c'est a moi de vous ouvrir mon ame.

 
330

» Jamais je ne rendrai la beauté qui m'enflamme ;

» Mais si de grands trésors flattoient les Argiens,

» Je leur livre a la fois ceux d'Hélène & les miens. »

 

    IL SE TAIT ; & Priam, dont l'auguste vieillesse

Sembloit des Immortels posséder la sagesse,

 
335

Pour les amours d'un fils oubliant ses dangers,

Soudain se lève & dit : « Citoyens, Étrangers,

» Écoutez tous ma voix. En attendant l'Aurore,

« Sur les murs d'Ilion allez veiller encore ;

» Allez. Demain Idée, au camp des ennemis,

 
340

» Portera les desirs, les offres de Pâris,

» Invitera les Grecs a suspendre leurs armes,

» A permettre aux Troyens, libres & sans alarmes,

» D'ensevelir les morts sur la terre étendus ;

» Et bientôt, reprenant nos travaux suspendus,

 
345

» Nous attendrons qu'un Dieu, favorable ou sévère,

» Décide la victoire & termine la guerre(16)

 

    AINSI parla Priam, & le peuple obéit.

Aussitôt que l'Aurore eut dissipé la Nuit,

Idée, au camp des Grecs marcha d'un pas rapide :

 
350

Leurs Chefs font assemblés fur le vaisseau d'Atride,

Il y vole, &, debout entre tous ces Héros,

D'un ton majestueux fait entendre ces mots :

 

    « GENEREUX fils d'Atrée, & vous, Rois de la Grèce,

» Prêtez l'oreille aux vœux qu'Ilion vous adresse.

 
355

» Pâris veut, dans vos mains versant tous ses trésors,

» Y joindre ceux qu'Hélène apporta fur ces bords,

» En ce funeste jour, qui, commençant nos peines,

» Vit armer contre nous les Guerriers de Mycènes :

» Mais, en dépit des vœux de son peuple alarmé,

 
360

» Il prétend retenir l'objet qui l'a charmé.

» Si ses offres encor vous trouvent inflexibles,

» Souffrez que, nous livrant à des soins plus paisibles ?

» Nous rendions a nos morts les honneurs du bûcher ;

» Et bientôt, si les Dieux ne le laissent toucher,

 
365

» Recommençant le cours de nos longues alarmes,

» Pour vaincre ou pour périr nous reprendrons les armes. »

 

    IL DIT, & tout observe un silence profond (17)

Mais Diomède enfin se lève & lui répond :

 

    « VIEILLARD, que Pâris garde Hélène & ses richesses.

 
370

» Les offres des Troyens nous montrent leurs détresses ;

» La mort qui les menace, a troublé leurs esprits. »

 

    A CES mots, tous les Grecs, en poussant de longs cris,

 S'empressent d'applaudir au fils du grand Tydée.

 

    AGAMEMNON alors : « Prêtez l'oreille, Idée,

 
375

» Aux cris de ces Guerriers qui vous parlent pour moi ;

» Les Grecs ont prévenu les desseins de leur Roi.

» Mais mon cœur ne veut point, poursuivant ses victimes,

» Envier à vos morts des devoirs légitimes ;

» On les peut inhumer. Témoin de mon serment,

 
380

» Le Souverain des Dieux en sera le garant. »

Il dit, lève les yeux vers le séjour céleste,

Et présente son sceptre à ce Dieu qu'il atteste.

 

    CEPENDANT les Troyens assemblés au conseil,

Dans leur inquiétude oubliant le sommeil,

 
385

Attendoient le retour du vénérable Idée.

Il paroît : « A vos vœux la trêve est accordée,

» Dit-il, & de nos champs vous ouvre les chemins.»

Aussitôt, empressés de consacrer leurs mains

Aux soins religieux que les mânes demandent,

 
390

Dans les champs, dans les bois en foule ils se répandent ;

Tandis que tous les Grecs, pleins des mêmes transports,

Vont couper les forêts & rassembler leurs morts.

 

    DÉJÀ laissant Thétis & ses grottes profondes,

Le Soleil effleuroit la surface des ondes :

 
395

Les Grecs & les Troyens ensemble confondus,

Cherchent leurs compagnons dans la poudre étendus.

Sur des monceaux de morts dispersés dans la plaine,

L'ami cherche un ami qu'il reconnoît à peine.

L'eau versée à grands flots sur ces morts dépouillés,

 
400

Lave le sang épais dont leurs corps sont souillés.

Chacun pleure & gémit, & les chars funéraires

Emportent, à pas lents, ces victimes guerrières.

 

    PRIAM à ses Soldats ne permet pas les pleurs ;

Mais leur silence même annonce leurs douleurs.

 
405

Des deux camps ennemis les deux bûchers s'allument,

Et les morts entassés dans les feux se consument.

 

    LES Troyens en leurs murs, les Grecs sur leurs vaisseaux,

Vont goûter de la Nuit le paisible repos.

Elle régnoit encore, & l'Aurore tardive

 
410

A peine blanchissoit la vapeur fugitive ;

Autour de leur bûcher tous les Grecs empressés,

Élèvent un tombeau, l'entourent de fossés,

Et, sous l'abri des tours, des remparts & des portes,

Se hâtent d'enfermer leurs nombreuses cohortes.

 

 
415

     ASSIS autour du Dieu qui lance les éclairs

Les Dieux, abandonnant le soin de l'Univers,

Sur les travaux des Grecs avoient fixé leur vue (18)

Et de ce monument contemploient l'étendue,

Quand Neptune, en courroux, fit entendre sa voix ;

 

 
420

    « JUPITER, quel mortel respectera nos loix ! »

» Qui voudra désormais consulter nos auspices ?

» Les Grecs n'ont point aux Dieux offert de sacrifices,

» Et seuls, sans notre appui, sans briguer nos secours,

» Ils couronnent leurs camps de remparts & de tours,

 

425

» Dont l'immortel renom, s'étendant sur la terre,

» Remplira tous les lieux que le Soleil éclaire ;

» Et les murs d'Ilion, l'ouvrage de nos mains,

» N'auront que le mépris & l'oubli des humains. »

 

    « O VOUS, dont le trident peut entr'ouvrir la terre,

 

430

» Répond avec fierté le Maître du tonnerre,

» A des Dieux impuissans, ou plus foibles que vous,

» Laissez le vain tourment de ces pensers jaloux ;

» Vous, de qui la puissance, en prodiges féconde,

» Étendra votre gloire aux limites du monde.

  

435

» Aussitôt que les Grecs auront quitté ces lieux,

» J'abandonne leurs camps a vos coups furieux.

» Frappez, brisez leurs murs, & soulevant vos ondes,

» Absorbez leurs débris sous vos vagues profondes ;

» Que de sable entassé ces rivages couverts,   

 

440

» N'offrent plus au Nocher que de tristes déserts. »

 

    CEPENDANT l'entreprise est déjà terminée ;

Les Grecs, par des festins, achevoient la journée,

Les vaisseaux de Lemnos, arrivés sur ces bords,

Leur avoient de Bacchus apporté les trésors ;

 
445

Mille vases choisis de la liqueur sacrée

Sont remis en présent aux nobles fils d'Atrée :

Les autres, pour ces vins sur le rivage offerts,  

Y courent présenter des échanges divers (19);

Du fer & de l'airain, des toisons éclatantes,

 
450

Des taureaux engraissés, & des brebis pesantes,

Des captifs enchaînés ; rien ne manque aux banquets,

Dont la nuit vient encor de hâter les apprêts.

 

    CEPENDANT les Guerriers de la Grèce & de Troie

Croyoient en vain goûter une paisible joie ;

 

455

Jupiter, annonçant leurs funeste destins

Fait gronder son tonnerre, & trouble leurs festins.

Tous les coeurs sont saisis d'une frayeur mortelle ;

Aux Dieux qu'ils oublioient, la frayeur les rappelle.

Par des libations ils appaisent les Cieux ;

 
460 Le Sommeil en descend, & vient fermer leurs yeux.
 

 

 

 

Notes, explications et commentaires

 

(1) L'imagination ardente des premiers Grecs a vraisemblablement donné naissance à la plus grande partie des Dieux qu'ils adoroient. Toute la Nature étoit animée autour d'eux. Sans former aucun système sur ces Génies, qu'on a cru, long-temps après, chargés de présider aux divers phénomènes de l'Univers, ils voyoient une Divinité dans tout ce qui flattoit ou étonnoit leurs sens. Le zéphyre n'étoit pas pour eux, comme il l'est pour nous, un mot fade, dont on charge souvent des descriptions encore plus fades ; c'étoit vraiment un Dieu qui habitoit dans l'air. On en peut dire autant des ruisseaux, des fleuves, des nuages. Par-tout ils voyoient des Dieux. Une forêt sombre imprimoit trop de terreur à leur imagination sensible, pour n'être pas habitée par quelque Divinité. L'ombre majestueuse d'un chêne sembloit leur annoncer la présence d'un Dieu. Cette disposition naturelle chez les premiers hommes, étoit encore entretenue par des évènemens d'un autre ordre. L'Histoire Sainte parle d'un Ange qui descendit du Ciel, & se plaça sous un grand chêne, où se manifestant à Gédéon, il lui ordonna de combattre les Madianites.

 

(2) Cette invention d'Homère étoit analogue aux idées religieuses de son siècle, & cette conformité le justifie. La persuasion où l'on étoit que les Dieux expliquoient leur volonté par le vol des oiseaux, portoit naturellement à croire que les Dieux pouvoient prendre la forme des oiseaux qui servoient aux présages ; & ce préjugé pouvoit encore être accrédité par la vénération que les Égyptiens avoient pour les animaux, & par les fausses interprétations des symboles dont ces peuples se servoient pour peindre la Divinité.

 

(3)    Nous n'avons point vu ces armées   composées   de  Guerriers armés de casques ; mais un spectateur attentif pourra  concevoir l'idée de ce magnifique spectacle, en se promenant sur le bord de la mer, lorsqu'un vent léger commence à en rider la surface. La mer se brunit,  l'onde se partage en sillons ; les flots, tantôt plus clairs,  tantôt plus obscurs,  se chassent  l'un  l'autre, en imitant l'ondulation des panaches d'une troupe de Guerriers qui s'avancentl'un contre l'autre. Voilà comme Homère fait voir & peindre.

 

(4) Pope remarque, avec raison, que ce défi d'Hector ressemble à celui de Goliath, au I° Livre des Rois, chapitre XVII. La description de ce géant est absolument dans le goût d'Homère. Un homme effrayant s'avance hors des rangs des Philistins ; sa taille étoit de six coudées & un palme ; un casque d'airain était sur sa tête ; sa large poitrine étoit couverte d'une cuirasse écaillée, du poids de cinq mille sicles ; il portait des cuissarts d'airain ; un bouclier du même métal étoit sur ses épaules ; le bois de sa lance étoit pareil à l'ensuble d'un tisserand, & le fer dont elle étoit armée pesoit six cents sicles. Il s'arrête, & crie aux troupes d'Israël : Choisissez entre vous un homme, & qu'il vienne combattre avec moi ; s'il me renverse, nous serons vos esclaves ; st je suis vainqueur, vous serez dans nos fers, & vous nous servirez ….. A ce discours, Saül & tout Israël furent saisis de frayeur. J'ai rapporté ce passage en entier, pour faire voir qu'Homère, tant pour le style que pour les idées, n'étoit pas aussi créateur qu'on le croit ordinaire­ment. Les Écrivains qui l'avoient précédé, ont été ses modèles. Les traditions anciennes ont été la source où il a puisé pour s'enrichir. Il a peut-être plus embelli qu'il n'a inventé ; & loin de vouloir faire tort à sa réputation par cette espèce de paradoxe, j'avoue que cette opinion me satisfait plus qu'aucune autre.

Si Homère n'avoit transmis à la postérité que les rêves de son imagination, ses Poësies ne seraient plus que des contes futiles, sans instruction. Mais si le génie du siècle d'Homère vit dans ses ouvrages, je jouis du monument le plus ancien & le plus curieux que l'Histoire profane puisse me présenter.

 

(5) Si nous voulons juger de l’impression que ce passage d'Ho­mère devoit faire sur l'esprit des Grecs, transportons-nous au-temps où les monumens des Héros tués devant Troie subsistoient encore, suivant l'opinion générale, & où les Navigateurs côtoyant la Phrygie,  pouvoient de loin les reconnoître. Le tombeau d'Ajax, au rapport de Strabon, étoit situé sur la pointe d'un Cap attenant la ville de Rhétium, & le tombeau d'Achille sur le promontoire de Sigée.

 

(6) Le texte ajoute qu'Aréthoüs avoit le surnom de Corynète, parce qu'il ne se servoit point de flèches ni de lances, mais d'une massue de fer. Lycurgue le fit périr par adresse, en l'attaquant dans un sentier étroit, où il ne put faire aucun usage de sa massue. Lycurgue le perça de sa lance, & le dépouilla de ses armes. On le vit depuis porter toujours cette massue dans les combats : devenu vieux, il en fit présent à Ereuthalion.

 

(7) Cet événement parut si mémorable aux Grecs, que tous les habitans de l'Achaïe, à frais communs, consacrèrent à Jupiter autant de statues qu'il y eut de Grecs qui tirèrent au sort. Vis-à-vis d'eux étoit Nestor, qui jetoit leurs noms dans un casque. Ces dix statues consacrées à Jupiter furent l'ouvrage d'un célèbre artiste, Onatas, fils de Mycon. Voyez Pausanias, livre V. Ces statues, & beaucoup d'autres, dont les ou­vrages d'Homère avoient fourni le sujet ou les modèles, étoient autant de monumens que la Grèce élevoit à la gloire de ce grand Poëte.

 

(8) Toutes les fois qu'Homère a mis sur la scène un nouvel acteur, j'ai cru qu'il étoit nécessaire d'inviter le Lecteur à ne rien perdre des traits sous lesquels il le représente, pour voir si dans la suite son caractère ne se démentira point, on plutôt pour admirer l'intensité de l'imagination de ce Poëte, qui du moment qu'il a conçu un personnage, le représente fidèlement jusqu'à la fin du Poëme, d'après le premier type qu'il s'en est forme.

 

(9) Que j’aime à voir dans ces temps de simplicité, ces braves gens, au milieu des combats, se considérer toujours sous la protection immédiate d'un Etre suprême ! Cette idée élève l'homme & l'agrandit ; elle échauffe les Héros & les Poëtes. Vanité, vanité ! diront quelques Philosophes. Mais pourquoi la Nature nous a-t-elle donné cette vanité ? N'est-ce point par la même raison qu'elle nous a donné du goût pour ses alimens qui nous substantent ? Saint-Evremont disoit ingénieusement : la preuve la plus sensible que j'aie trouvée de l'éternité de mon esprit, c'est le desir que j'aide toujours être. J'aurai lieu d'observer plusieurs fois dans mes notes, que les Poëtes postérieurs à Homère ont entièrement altéré les caractères de ses Héros. Sophocle lui-même a défiguré ce beau caractère d'Ajax, & lui a prêté des discours impies, qu'Homère n'eût jamais mis dans sa bouche de ce Guerrier : Que les lâches triomphent avec le secours des Dieux, je saurai bien, sans leur assistance, acquérir une gloire immor­telle. Voyez la Tragédie d'Ajax. Il faudrait peut-être chercher dans l'influence des mœurs sur la Poësie, les raisons de cette altération dont je me plains.

 

(10) Dans quel effrayant appareil Ajax s'avance au combat ! Ses armes, sa démarche, sa taille, le rendent semblable au Dieu Mars. Que manque-t-il à ce tableau, pour le rendre aussi terrible qu'il peut l'être ? Homère fait sourire Ajax, & ce sourire d'indignation achève de répandre la terreur.

Le Tasse a voulu imiter cet endroit dans le combat de Tancrède & d'Argant : Sorrise il buon Tancredi un cotal riso di sdegno, Gier, lib. L, 19.

 

(11) Cette réplique d'Hector, dit Pope, paroît plutôt avoir rapport à quelque geste menaçant d'Ajax, qu'au discours qu'il vient de lui tenir…. Je pense, continue l'auteur Anglois, qu'on trouverait dans Homère beaucoup de passages de cette sorte, qui ont trait uniquement à l'attitude ou à l'action dans laquelle il suppose ion personnage.

Je doute que cette remarque puisse plaire généralement à ceux qui, connoissant l'exactitude & la facilité d'Homère à rendre les moindres détails, se persuaderont difficilement qu'il en laisse encore à deviner. Ajax, d'un ton fier & presque violent, vient de parler à son rival. C'est le même ton qu'Homère lui donne dans tout le cours du Poëme. Hector, toujours mesuré & modeste, même dans ses triomphes, lui répond avec le langage qui convient à son carac­tère, & le prévient qu'il n'emploira point contre lui toutes les petites ruses de l'art des armes, & que ses coups seront aussi francs que son langage & son cœur, je ne crois pas qu'il y ait rien à suppléer ici.

 

(12) Ce défi, ce combat & ce dénouement, ont été imités par le Tasse dans le VI° livre de la Jérusalem délivrée, mais avec des modifications qui ne sont pas dans le goût d'Homère. Argant propose le défi ; Tancrède est choisi pour combattre ce Guerrier. Clorinde paroît dans les champs voisins, & cette vue tient Tancrède dans une sorte d'enchantement, qui lui fait oublier le combat. Est-ce ainsi qu'agit la nature ? La vue d'une femme aimée a pu dans tous les temps exciter à la gloire, & non pas produire des extases ridicules, qui fassent oublier à un Guerrier ce qu'il doit à l'honneur.

Le discours des deux Hérauts est encore une imitation défigurée, où l'on ne retrouvera plus la simplicité ni la précision d'Homère : ces qualités n'étoient guère compatibles avec le génie du Tasse.

    Sicte, o Guerrier ! ( incommincio Pindaro),

    Con pari onor, di pari ambo pessenti ;

    Dunque cessi la pugna,  e non sian  rotte

    Le ragioni, e'l riposo de la notte.

    Tempo è di travagliar, mentre il sol dura ;

    Ma nella notte, ogni animale ha pace :

    E generoso cor non molto cura

    Nosturno pregio, che s'asconde e tace.

C'est par des comparaisons de cette nature qu'on peut juger de sa différence énorme qui sera toujours entre ces deux Poëtes, aux yeux de ceux pour qui le sentiment du vrai est la première source de tous les plaisirs.

 

(13) Comment après cela oser traiter de barbares les Héros du siècle d'Homère ? Peuples polis, voilà la vraie politesse, celle qui à ses principes dans la grandeur d'ame. Deux Guerriers combattent l'un contre l'autre ; la nuit vient, on les sépare. Mais, avant de se quitter, ils se donnent des gages mutuels de leur estime, & se sont des présens qui serviront à attester leur valeur aux yeux de leurs concitoyens. Il y a trois cents ans que cette scène eût été regardée comme un des plus beaux traits de la Chevalerie

 

(14) Les festins des Anciens, comme nous l'avons déjà dit, étoient des actes religieux. La victime étoit immolée ; les Dieux & les Héros avoient chacun leur part désignée. Sans doute, dira-t-on, c'étoient les moeurs de ce temps-là ; mais quelles mœurs grossières ! quelle plaisante distinction d'avoir pour sa part un dos de bœuf ! Ne nous lasserons-nous point de nous écrier, Comment peut-on être Persan !

 

(15) Rien de plus adroit que le conseil de Nestor. Ce devoir de piété n'étoit que le prétexte spécieux de la trêve ; la sûreté du camp en étoit le véritable motif. Ce stratagème fournissoit aux Grecs le moyen de construire à loisir les fortifications du camp  sans que les ennemis s'y opposassent.

 

(16) Il ne s'agit pas ici de voir si Priam s'est conduit suivant les loix de la prudence & de la raison, mais si le Poëte a bien suivi le caractère qu'il a donné à ce vieillard. Rappelons-nous la tendresse que Priam témoigne à Hélène, lorsqu'il la voit paroître sur les remparts ; & nous verrons que cette conversation a servi à préparer la nouvelle marque de foiblesse qu'il donne ici à son fils. Quelque révoltante qu'elle soit, la connoissance qu'on a déjà du caractère de ce vieillard, la rend vraisemblable. Homère ne nous a pas donné des modèles conformes aux loix de la morale, mais des exemples tracés d'après les loix de la nature. N'en déplaise à Platon, Homère ne mérite à cet égard que des éloges. En nous développant le cœur humain, & nous mettant sous les yeux les sujets funestes des passions, ce Poète, comme nous l'avons déjà dit d'après Horace, nous enseigne mieux que Chrysippe & Crantor, le beau, l'honnête & l'utile.

 

(17) Que ce silence est l'énergique ! il peint l'embarras de tous ces Rois, & les différentes pensées qui les occupoient. Que pouvoit dire Ménélas ! On offroit de terminer la guerre, & de donner aux Grecs tous les trésors de Pâris & d'Hélène, si Ménélas consentoit à perdre sa femme. Que pouvoit dire Agamemnon, dont la politique couvroit toujours son ambition du voile du bien public ? Que pouvoient dire Ulysse & Nestor, que leur sagesse rendoit si circonspecte ? Il n'y avoit que Diomède, un héros impatient & fougueux, qui put prendre la parole ; & ce qu'il dit, va décider la continuation de la guerre.

Voilà sur quels incidens le Poëme d'Homère est bâti. Il semble que ce n'est pas la volonté du Poëte, mais la nécessité même des choses qui prolonge la durée de son Poëme.

 

(18) Cette invention va changer la scène des combats, & jeter un nouvel intérêt dans le Poëme. C'est autour de ces murs que vont se donner les plus furieuses attaques. Mais afin que ce théâtre parût digne des actions que le Poëte va rapporter, considérons comme il a su l'embellir, par la magie de son imagination. Neptune lui-même est jaloux de ces nouveaux ouvrages ; il craint qu'ils n'effacent la gloire des murs qu'il a bâtis. Jupiter est obligé de le rassurer par des mots prophé­tiques, qui lui annoncent la destinée de ces remparts. Combien par cet artifice ces murs s'agrandissent à nos yeux, & les guerriers qui les ont bâtis, & ceux qui vont les assiéger ! Est-il étonnant qu'un Artiste de génie, en lissant Homère, ait cru voir des hommes de dix pieds de haut ?

 

(19) Quand un peuple n'a pas l'usage de la monnoie, dit Montesquieu, on ne connaît guère chez lui que les injustices qui viennent de la violence. Mais chez un peuple la monnoie est établie, on est sujet aux injustices qui viennent de la ruse. Le premier état est ce qu'on peut appeler l'état sauvage ; le second, l'état policé. Les Grecs, aux temps héroïques, tenoient le milieu entre ces deux états. Quoiqu'il n'y eût pas alors de monnoie, tous les échanges ne se faisoient pas en marchandises de première nécessité. Les métaux de luxe, ainsi que ceux d'utilité, entroient également dans le commerce. L'or avoit un grand prix, par sa beauté & par sa rareté ; ainsi un homme qui en possédoit beaucoup étoit fort riche. On connoissoit donc déjà l'aisance que donne une fortune héréditaire, consistante non en signes représentatifs, mais en marchandises rares, que le possesseur pouvoit transporter où bon lui sembloit ; mais les trésors mêmes de cette espèce ne pouvoient pas constituer seuls l'essence de sa fortune des citoyens. Le commerce des métaux n'étoit pas encore un trafic d'une espèce particulière ; il étoit alors nécessairement lié à la culture des terres & à la propagation des troupeaux. Ainsi on pouvoit allier à la fois la magnificence des maisons & des vêtemens, avec la simplicité des mœurs champêtres ; & quelque différence qu'il y eût dans les fortunes, tout rappeloit sans cesse l'homme aux occupations qui en avoient été la source, & par conséquent à l'ancienne égalité naturelle.