Livre V
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ARGUMENT  DU  LIVRE V.(1)

DIOMÈDE, assisté de Pallas, fait des prodiges de valeur, & devient le Héros du combat. Pandarus le blesse, mais Minerve le guérit ; & lui redonnant une nouvelle vigueur, lui ordonne de ne point combattre contre les Dieux, excepté contre Vénus. Enée est en danger ; Vénus vient le secourir. Diomède la reconnoît & la blesse de son javelot. Vénus emprunte le char de Mars, & monte vers l'Olympe, où elle va porter ses plaintes à sa mère. Mars vient ranimer les Troyens ; le combat devient plus terrible. Diomède lui même est obligé de céder. Combat de Tlépolème & de Sarpédon. Hector & Mars sont vainqueurs. Junon & Pallas viennent secourir les Grecs. Diomède, encouragé par Minerve, ose attaquer Mars & lui perce le flanc. Le Dieu fuit vers l’Olympe en jetant un cri horrible. Plaintes de Mars.  Reproches de Jupiter.

  
 

Pallas veut en ce jour, par de nobles exploits,

Illustrer Diomède entre les plus grands Rois :

Elle souffle en son cœur une audace nouvelle,

Allume sur son casque une flamme immortelle,

 
5

Pareille aux traits de feux qu'aux yeux des matelots

Fait briller Orion sortant du sein des flots,

Et conduit ce Guerrier, soigneuse de sa gloire,

Aux lieux où le danger ennoblit la victoire.

 

     UN PRÊTRE de Vulcain, Darès avoit deux fils,

 
10

Tous deux dignes du sang dans leurs veines transmis ;

Idée & Phégius, seul espoir de leur race,

Possédoient du Dieu Mars la science & l'audace ;

Sur un char éclatant, ces deux jeunes Guerriers

Vont au fer du Héros s'exposer les premiers.

 
15

De son char descendu Diomède s'avance.

Phégius le prévient & fait voler sa lance,

Mais en vain. Le Héros, l'attaquant à son tour,

Le frappe de sa pique & lui ravi le jour.

A ce spectacle affreux, le malheureux Idée

 
20

S'élançant loin du char suit le fils de Tydée.

Il s'échappoit en vain, si, pour le secourir,

Vulcain d'un voile épais n'eût daigné le couvrir.

Le Dieu sauva ses jours par pitié pour son père

 

   LA MORT de Phégius, la suite de son frère.

 
25

Font pâlir d'Ilion les plus braves Soldats.

Minerve vole à Mars, & saisissant son bras :

 

    « MARS, sanglant destructeur des peuples & des villes,

» Loin de ces Combattans portons nos pas tranquilles.

» Au courage des Grecs & des Soldats d'Hector,

 
30

» Par notre absence, enfin, donnons un libre essor,

» Et, craignant d'irriter le Maître du tonnerre,

» Laissons-le gouverner les destins de la guerre. »

 

    ELLE dit, & du Dieu subjuguant les transports,

L'entraîne vers le Xanthe & s'assied sur ses bords.

 
35

Le Troyen plie & cède (2) ; & ses Chefs magnanimes

Sont des Généraux Grecs les premières victimes.

Odius dans sa suite expire le premier ;

Agamemnon lui lance un homicide acier :

On voit hors de son sein la pointe ensanglantée,

 
40

Il tombe, & retentit sur la terre humectée.

 

    PHOETUS, pour éviter un ennemi qu'il craint,

Remonte sur son char : la mort vole, & l'atteint.

Le fer d'Idoménée, en prévenant sa fuite,

De son char teint de sang soudain le précipite.

 

 
45

    LE FILS Strophius, dont les rapides traits

Jadis portoient la mort aux monstres des forêts,

Ce Guerrier, dont Diane instruisit la jeunesse,

Implore en vain l'appui de la chaste Déesse ;

Ménélas le voit fuir, & d'un trait meurtrier

 
50

Le renverse mourant sur son grand bouclier.

 

    MALHEUREUX Phéréclus, favori de Minerve,

A quelle affreuse mort le Destin te réserve !

Où t'a conduit ton père ! hélas ! jadis ses mains

De chef-d'œuvres nouveaux étonnoient les humains  

 

55

 Mais aveugle infiniment des volontés célestes,

Il lança pour Pâris ces navires funestes,

Qui portoient dans leurs flancs la perte des Troyens,

Et le germe fécond de leurs maux & des tiens ;

En vain, brûlant d'espoir, tu suis vers tes murailles,

 
60

Le fer de Mérion vient percer tes entrailles.

 

    ICI d'un coup affreux Mégès ravit le jour

A ce fils qu'Anténor eut d'un secret amour ;

Ce fils que son épouse, empressée de lui plaire,

Nourrit parmi ses fils avec des soins de merci

 
65

Le dard perce sa tête ; il tombe ensanglanté,

Et mord le froid airain dans sa bouche arrêté.

 

    HYPSENOR, dont le rang & les vertus suprêmes

Obtinrent les honneurs que l’on rend aux Dieux mêmes,

Qui du fleuve Scamandre entretenoit l'autel,

 
70

Dans sa suite est atteint par un trépas cruel.

Eurypyle le joint ; sur sa tête sacrée

Il lève & fait briller une épée acérée ;

Mais, effleurant son bras, le tranchant de l'airain

Sur le sable sanglant a fait voler sa main.

 
75

Hypsénor perd ensemble & son sang & la vie.

 

    TANDIS que ces Guerriers signalent leur furie,

Où combat Diomède (3) ! est-il parmi les siens !

Est-il dans la mêlée au milieu des Troyens

Diomède est par-tout, tel qu'un torrent rapide,

 
80

Qui, grossi par les eaux de la saison humide,

Fait écrouler ses ponts, surmonte ses canaux,

Bouleverse la digue opposée à ses flots,

Et, du Cultivateur détruisant les ouvrages,

Dans les champs désolés porte au loin ses ravages,

 
85

Ainsi les Phrygiens, rompus & dispersés,

Sont, devant ce Héros, en foule renversés.

 

    PANDARUS(4) l'aperçoit, au milieu du carnage,

Poursuivant les vaincus qu'il immole à sa rage ;

Il le voit, tend son arc, &, d'un trait empenné,  

 
90

Frappe & perce le bras du Guerrier acharné.

Le sang coule, & rougit la cuirasse brillante,

 

    AUSSITÔT Pandarus d'une voix triomphante :

« Troyens, accourez tous, ramenez vos coursiers ;

» Ma main vient de blesser le plus fier des Guerriers ;

 
95

» Il va périr, Phoebus, des champs de la Lycie,

» M'amena dans ces lieux pour terminer sa vie. »

 

    VAINS discours ! Le Héros n'étoit pas abattu,

La douleur ne sauroit étonner sa vertu ;

Il emporte avec lui le trait qui le déchire,

 
100

Et près de ses coursiers lentement se retire.

Il s'adresse au Guerrier qui conduisoit leurs pas :

 

   « VENEZ, cher Sthénélus, arrachez de mon bras

» Le fer ensanglanté d'une flèche cruelle. »

 

    STHENELUS, s'élançant à la voix qui appelle,

 
105

Approche du Héros, &, d'une adroite main,

Arrache au même instant la pointe de l'airain.

 

    DIOMÈDE s'écrie: « Invincible Déesse,

» Favorable Pallas, si jamais ta tendresse

» Veilla dans les combats sur mon père & sur moi,

 
110

» Couronne en ce moment tout ce que je te doi,

» Ramène sur mes pas l'ennemi téméraire

» Qui croit m'avoir déjà privé de la lumière. »

 

    PALLAS entend sa voix, &, fécondant ses vœux,

Rend ses pieds plus légers, ses bras plus vigoureux.

 
115

« Va, poursuis, lui dit-elle, & la gloire & la guerre ;

» J'ai versé dans ton sein la valeur de ton père.

» J'ai dissipé le voile étendu sur tes yeux ;

» Tu pourras discerner les Mortels & les Dieux.

» Cède aux Dieux redoutés ; mais d'une main hardie

 
120

» Ose attaquer Vénus, si Vénus te défie. »

 

    AUX discours de Pallas, Diomède enflammé

Vole & franchit les rangs, de carnage animé,

Comme un jeune lion, dont la faim meurtrière

D'un asyle champêtre assiége la barrière ;

 
125

Légèrement blessé par la main du Berger,

Son indomptable ardeur s'accroît par le danger,

Il rugit, il s'élance, & dans la bergerie

Entasse les troupeaux livrés à sa furie.

Tel paroît Diomède; & son premier essor   

 
130

Abat Aslynoüs & le fier Hypénor :

Il les laisse ; & soudain, de son glaive homicide,

Il frappe au même instant Abas & Polyide,

Deux fils d'Eurydamas, cet Augure fameux,

Qui n'avoit pu prévoir leur destin malheureux.

 
135

    LÀ, deux frères encore expirent sous sa lance.

D'un père chargé d'ans ils étoient l’espérance :

Phœnops va désormais, aux douleurs condamné,

Pleurer de ses deux fils le sort infortuné,

Ces fils, chers à son cœur, seul espoir de sa race ;  

 
140

Une race étrangère usurpera leur place.

D'avides héritiers, sur sa tombe empressés,

Partageront les biens qu'il avoit amassés.

 

    LÀ deux fils de Priam, au printemps de leur âge,

De l'invincible Grec ont assouvi la rage :

 
145

Comme on voit un lion, surprenant un troupeau,

Déchirer la génisse ou l'orgueilleux taureau ;

Il les frappe ; & du char qui tous deux les rassemble,

Son bras victorieux les précipite ensemble :

Il dépouille leurs corps, & laisse ses Guerriers

 
150

Conduire à ses vaisseaux le char & les coursiers.

 

    MAIS Énée (5), à l'aspect de ce bras indomptable,

Par qui tant de Héros sont couchés sur le sable,

Frémit, vole à travers les lances & les dards,

Et promenant par-tout ses rapides regards,

 
155

Il cherche Pandarus, l'aperçoit & s'écrie :

 

    « GENEREUX Pandarus, honneur de la Lycie,

» Que deviennent ta gloire & ton arc si fameux

« Viens, & d'un trait vainqueur, en implorant les Dieux,

» Frappe ce fier mortel dont la main meurtrière

 
160

» A nos plus braves Chefs fait mordre la poussière ;

» Frappe, si c'est un homme, & non un Dieu jaloux,

» Qui sur les Phrygiens signale son courroux.

 

    « C'EST LUI, dit Pandarus, c'est le fils de Tydée,

» Son aspect a glacé mon ame intimidée.

 
165

» Voilà son bouclier, son casque, ses coursiers      

» Est-ce un Dieu déguise qui frappe nos Guerriers ?

» Je ne sais ; mais, fût-il le bouillant Diomède,

» Sans doute un Dieu soutient l'ardeur qui le possède,

» Et, couvert d'un nuage, il marche à ses côtés,

 
170

» Pour détourner les coups par l'ennemi portés.

» Déjà d'un de mes traits il a senti l'atteinte :

» J'ai fait couler le sang dont sa cuirasse est teinte ;     

» Je pensois qu'aux Enfers il étoit descendu,

» Mais un Dieu le ramène à mon œil confondu 

 
175

 » Fuyons des Immortels la jalouse colère.

» Hélas! j'ai dédaigné les conseils de mon père,

» Quand, laissant dans mes murs mes coursiers & mes chars,

» Cet arc, mon vain espoir, en me trompant deux fois,

« N'a sait qu'aiguillonner la fierté de deux Rois (6),

 
180

» Je suis venu braver les orages de Mars.

» J'ai craint, par l'appareil d'une pompe inutile,

» D'exposer mes coursiers & d'affamer la ville.

» Que maudit soit le jour où, transporté de joie,

» Je crus armer mon bras pour le salut de Troie !

 
185

» Si j'évite la mort, si les Destins plus doux

» Rendent à mon épouse un malheureux époux,

» Je jure de briser & de réduire en cendre

» Cet arc déshonoré qui sut mal vous défendre. «

 

    « LAISSER ces vains discours : qu'un plus noble courroux

 
190

 » Vous réunisse à moi pour assurer nos coups,

» Dit le fils de Vénus ; sur mon char prenez place ;

» Bientôt de mes coursiers vous connoîtrez la race,

» Bientôt vous les verrez, aussi prompts que les vents,

» Poursuivre, atteindre, fuir & voler dans les rangs,

 

195

» Et, si les Dieux encor fécondent sa furie,

» Au fer de ce Vainqueur dérober notre vie.

» Montez, & choisissez les rênes ou le dard ;

» Combattez ce Guerrier, ou conduisez mon char. »

 

    « CES coursiers généreux que vous fûtes instruire,

 
200

» Prince, c'est à vos mains qu'il sied de les conduire ;

» A ma voix inconnue ils obéiraient mal :

» C'est à moi de lancer le javelot fatal. »

 

    PANDARUS dit & monte ; ils volent dans la plaine.

Ainsi qu'un même char, même ardeur les entraîne.

 
205

Vers le fils de Tydée ils dirigent leurs pas.

Sthénélus qui les vit, ne les méconnut pas ;

Il frémit à leur vue, & d'une voix rapide ;

« Diomède, où vous porte une ardeur intrépide,

» Vous dont les jours sont chers au cœur de Sthénélus ?

 
210

» Voyez-vous ces Guerriers, c'est le fils de Vénus,

« C'est Énée & le Chef des bandes de Lycie ;

» Ils viennent contre vous signaler leur furie,

» N'exposez pas vos jours à des périls si grands,

» Montez sur votre char & rentrez dans nos rangs. »

 

 
215

MAIS le Héros sur lui fixant un œil de flamme :

« Éloigne un vain conseil indigne de mon âme.

» Moi, fuir, & n'écouter qu'une lâche terreur,

» Quand Pallas m'a rendu ma première vigueur !

» Je vole au-devant d'eux, & leur mort est certaine ;

 
220

» L'un d'eux pourra du moins ensanglanter la plaine.

» Écoute, Sthénélus : si Pallas, en ces lieux,

» Fait tomber sous mon bras ce couple ambitieux,

» Abandonne mon char, vole aux coursiers d'Énée

» Noble prix des combats d'une telle journée;

 
225

» Ces coursiers si fameux (7), que jamais le Soleil

» Ne put dans l'Univers découvrir leur pareil,

» Nés en secret de ceux que le Dieu du tonnerre

Donna pour Ganymède à son malheureux père. »

 

    IL DIT ; le char arrive : « Audacieux Guerrier,

 

230
» S'écria Pandarus levant son bras altier,

» Puisqu'enfin contre toi la flèche est sans puissance

» Diomède, essayons le pouvoir de ma lance. »

 

    EN achevant ces mots, le javelot d'airain

Vole au fils de Tydée & va frapper son sein

 

235

Perce le bouclier, s'arrête à la cuirasse ;

Mais Pandarus, trompé par son aveugle audace

Croit de son adversaire avoir percé le coeur,

Et poussant un grand cri : « Redoutable Vainqueur,

« Ma lance cette sois a mieux servi ma haine ;

 
240

» Ma gloire est assurée, & ta mort est certaine. »

 

    « NON, non, dit le Héros, tranquille & sans effroi,

» Ton foible javelot est encor loin de moi ;

» Mais sur l'un de vous deux, ma main plus fortunée

»Assouvira de Mars la fureur acharnée. »

 

 
245

    LE TRAIT vole, & Pallas en dirige l'essor.

Il atteint Pandarus qui triomphoit encor (8),

Et sur son front brillant d'une insolente joie,

Élargit pour la mort une profonde voie,

Coupe sa langue vaine, & lui brisant les dents,

 
250

Le couvre d'un sang noir qui s'échappe en torrens,

Il tombe. Sur son corps ses armes retentissent,

Et du bruit de l'airain les deux coursiers frémissent.

Mais Énée, aussitôt de son char descendu (9),

Défend ce corps sanglant sur la poudre étendu.

 
255

Couvert d'un bouclier, au Soldat qui s'avance,

Avec des cris affreux il présente sa lance ;

C'est un lion ardent, qu'on ne peut approcher.

Diomède saisit un éclat de rocher,

Qu'aujourd'hui deux mortels soulèveroient à peine

 
260

Seul, il le fait voler : sa fureur n'est pas vaine,

La pierre frappe Énée, &, déchirant son flanc,

Brise l'os & les nerfs, & se teint de son sang.

Sur ses genoux il tombe, &, fermant la paupière ?

D'une pesante main il soule la poussière.

 

 
265

    ÉNÉE alloit périr, si la belle Cyprîs

N'eût dans son sein d'albâtre enveloppé son fils ;

Contre les traits des Grecs la Déesse tremblante

Oppose les longs plis de sa robe brillante ;

Elle l'enlève enfin & court sauver les jours

 

270

Du gage unique & cher de ses tendres amours

 

    CEPENDANT à l'écart le fils de Capanée (10)

Pousse son char, l'arrête, & vole au char d'Énée ;

Il saisit ses coursiers, &, laissant les combats,

Déipyle aux vaisseaux va conduire leurs pas.

 
275

Par un heureux accord d'esprit, de caractère (11),

Ces deux Guerriers s'aimoient d'une amitié sincère.

Sthénélus reprenant son char qu'il a quitté,

Atteint & fuit de près Diomède irrité,

Qui la lance à la main, redoublant son audace,

 
280

De Vénus fugitive ose assaillir la trace.

Elle fuit. Ce n'est point de ces Divinités

Qui règnent dans l'horreur des champs ensanglantés,

Que le carnage suit, que la gloire environne ;

Ce n'étoit ni Pallas, ni l'horrible Bellonne ;

 
285

Il le voit, & courant sur des monceaux de morts,

Joint la tendre Cypris, redouble ses efforts ;

Furieux, il lui lance un javelot funeste.

L'airain perce les plis du vêtement céleste,

Ces voiles immortels par les Grâces tissus,

 
290

Et fait couler du sang de la main de Vénus (12),

De ce sang généreux, qui, nourri d'ambroisie,

Donne aux Dieux fortunés une éternelle vie (13).

La Déesse, à grands cris, abandonne son fils.

Mais Phœbus le dérobe aux traits des ennemis :

 
295

Tandis que, d'une voix terrible & menaçante,

Diomède insultoit la Déesse tremblante.

 

   « FUIS des champs de l'honneur, & quitte les combats,

» Fille de Jupiter : ne te suffit-il pas

» De soumettre à tes loix des femmes sans défense ?

 
300

» Instruite désormais de ta molle impuissance,

» Qu'au seul nom de la guerre, au seul brait de l'airain,

» L'épouvante & l'horreur fassent frémir ton sein. »

 

    IL DIT, & Vénus fuit. La douleur qui la presse

De son timide cœur accable la foiblesse ;

 
305
Sa beauté se ternit, & pour aider ses pas,

La diligente Iris la soutient dans ses bras.

Vénus va trouver Mars, qui, non loin du carnage,

Reposoit sur son char entouré d'un nuage,

Se prosterne à ses pieds & l'implore à grands cris.

 

 

310

    « O MON frère, dit-elle, o vous que je chéris,

« Prêtez-moi vos coursiers, je vais quitter la Terre,

» Je suis, je suis blessée: un homme sanguinaire,

» Diomède, a sur moi lancé l'horrible acier.

» Jupiter n'auroit rien qu'il n'osât défier. »

 

 
315

    MARS se rend à ses vœux en partageant ses peines.

Vénus monte le char, Iris saisit les rênes.

Dociles à sa voix, les coursiers à l'instant

Arrivent au sommet de ce mont éclatant,

Où Jupiter choisit sa demeure éternelle.

 
320

Iris met devant eux la pâture immortelle,

L'ambroisie, aliment de la Divinité,

Et soulage leurs flancs du joug qu'ils ont porté.

Vénus court se jeter dans les bras de sa mère.

 

    SENSIBLE à la douleur d'une fille si chère,

 
325

Dioné l'embrassant : « Ma fille, qui des Dieux

» A pu causer les pleurs que versent vos beaux yeux ! »

 

    « JE VOULOIS du combat sauver mon cher Énée ,

» Diomède en fureur ne m'a point épargnée,

» Il m'a blessée. Ainsi, dans leurs transports nouveaux,

 
330

» Les Grecs ne veulent plus que des Dieux pour rivaux.

 

    « MA FILLE, il faut souffrir ; & ce Ciel où nous sommes,

» Ne nous garantit pas de l'audace des hommes

» Mars souffrit (14); enchaîné par un couple inhumain (15),

» Il languit treize mois dans des prisons d'airain,

 
335

» Et ne dut son salut qu'aux faveurs de Mercure,

» Qu'Éribée appela pour venger son injure.

» Junon souffrit, alors que d'un trait acéré,

» Par Hercule en courroux, son sein sût déchiré,

« Pluton souffrit aussi, quand la rive infernale  

 
340

» Vit ce Héros sur lui lever sa main fatale ;

» Il monta vers les Cieux, traînant encor l'airain  

» Dont l'insolent Alcide avoit percé son sein ;  

» Mais Paeon le guérit. Malheur au cœur perside,

» Qui ne voit, qui ne fuit, que sa rage pour guide !

 
345

» Il croit braver les Dieux avec impunité.

« Tel est ce fier mortel contre vous suscité.

« Imprudent ! il ignore, en sa fougueuse ivresse,

» Que l'ennemi des Dieux n'atteint pas la vieillesse,

» Et ne reverra point, au retour des combats,

 
350

» Ses fils sur ses genoux le presser dans leurs bras (16).

» Crains, insolent Guerrier, crains, malgré ton courage,

» De trouver ton vainqueur dans les champs du carnage ;

» Crains qu'un jour ton épouse, en ses regrets affreux,

» N'éveille ses voisins par des cris douloureux,

 
355

» Et, troublant de la Nuit les paisibles ténèbres,

 » Ne te demande en vain à ses Échos funèbres. »

 

    A CES mots, qui déjà soulagent ses esprits,

Dioné dans ses mains prend la main de Cypris,

En étanche le sang, & fermant la blessure,    

 
360

De son cœur qui soupire, appaise le murmure.

 

    MAIS Pallas & Junon au céleste Palais,

Arrêtant sur Vénus leurs regards satisfaits,

Des maux qu'elle a soufferts jouissoient en silence :

Quand Pallas, employant une adroite éloquence,   

 
365

Voulut contre Cypris animer Jupiter.

 

    « NE me reprochez point un discours trop amer (17),

» Père des Immortels ; pour ces Troyens qu'elle aime  

» Vénus vient d'éprouver une douleur extrême.

» Elle vouloit, sans doute, engager sous leurs loix

 
370

» Quelque nouvelle Hélène indocile à sa voix ;

» Et quand sa belle main la flatte & la caresse,

»Contre une agraffe d'or l'imprudente se blesse. »

 

    JUPITER à ces mots répond par un souris ;

Il appelle Vénus, & flattant ses esprits:

 

 
375

    « POUR les exploits sanglans tu n'es point destinée,

» Ma fille ; aux seuls combats que chérit l'Hymenée

» Vas chercher ton triomphe & des plaisirs nouveaux;

»Laisse à Minerve, à Mars, les belliqueux travaux. »

 

    CEPENDANT d'une main au combat acharnée,    

 

 
380
Diomède en fureur poursuit encore Énée.

Il connoît qu'Apollon combat pour ce Guerrier;

Mais un Dieu, quel qu'il soit, n'est pour son cœur altier

Qu'un ennemi de plus, qu'un rival ordinaire.

Il redouble sa force, & brûlant de colère,

 

385

Par trois fois sur Énée il fond le glaive en main,

Trois fois Phoebus frappa son bouclier d'airain.

Diomède résiste, & s'élance en furie ;

Quand, d'un ton effrayant, le Dieu du jour s'écrie :

 

    « ARRÊTE, Diomède, arrête, homme orgueilleux,

 
390

» Et crains de t'égaler aux Habitans des Cieux. ?

» Qu'ont de commun les Dieux assis près du tonnerre

» Avec ces vils humains qui rampent sur la Terre (18) ?

 

    A CETTE voix terrible, à ces sons menaçans,

Diomède étonné se retire à pas lents ;

 
395

Et le Dieu profitant du trouble de son ame,

Enlève & porte Énée aux remparts de Pergame,

Le cache dans son temple en un secret réduit.

Soudain Diane y vole, & Latone la suit :

Leur soin console Énée & guérit sa blessure.

 
400

Mais d'un phantôme vain la subite imposture,

Qu'Apollon vient offrir aux yeux des Combattans,

Fait voir le fils d'Anchise étendu dans leurs rangs.

Il en a tous les traits, la stature & les armes.

La rage à ses côtés redouble les alarmes ;

 
405

L'airain frappe l'airain, les larges boucliers

Retentissent brisés sur le sein des Guerriers.

 

    ALORS vers le Dieu Mars, Phoebus en diligence

Accourt, & par ces mots anime sa vengeance.

 

    « MARS, Mars, Dieu destructeur des hommes & des tours,

 
410

» Veux-tu long-temps encor laisser un libre cours

» Aux exploits d'un Guerrier dont le bras téméraire,

» Armé contre le Ciel, attaqueroit mon père

» Il a blessé Vénus, & ce Grec insolent

» A levé sur moi-même un javelot sanglant. »

 

 
415

    IL SE TAIT, & s'assied sur les remparts de Troie.

Aussitôt le Dieu Mars, à sa fureur en proie,

Descend vers le Scamandre, & marche à pas pressés

Parmi les Bataillons des Troyens dispersés ;

Sous les traits d'Acamas, un des Chefs de la Thrace,

 
420

Il réveille en leurs cœurs une héroïque audace,

Et des fils de Priam échauffe la valeur.

 

    « JUSQU’A quand, fils de Rois, sous le fer du vainqueur,

» Laisserez-vous encore expirer vos cohortes !

» Attendez-vous qu'enfin les Grecs soient à vos portes

 
425

» L'ami, l'égal d'Hector, Énée est renversé ;

» Et vous l'abandonnez aux bras qui l'ont percé ! »

 

    A CES accens de Mars, on s'anime, on s'agite ;

Le vaillant Sarpédon, que ce reproche irrite,

S'enflamme, & va d'Hector aiguillonner l'honneur.

 

 
430

     « HECTOR, qu'avez-vous sait de votre ancienne ardeur (19)

» Sans secours, disiez-vous, & seul avec vos frères, 

» Vous deviez conserver l'Empire de vos Pères.

» Cependant où sont-ils ces Héros si vaillans !

» Ils ont tous disparu, confondus & tremblans,

 
435

» Comme aux yeux d'un lion une meute timide.

» Et nous, que sur ces bords nul intérêt ne guide,

» Nous étrangers ici, nous combattons pour eux !

» C'est pour eux que, laissant des climats plus heureux,

» Un fils encore enfant, une épouse chérie,

 
440

» Je viens au sort de Mars abandonner ma vie ;

» Contre vos ennemis j'anime mes Soldats :

» Et vous, que tant d'objets appellent aux combats,

» Vous, qui devez défendre & vos fils & vos femmes,

» Vous voyez du Destin les rigoureuses trames,

 
445

» Comme un filet fatal enveloppant vos jours,

» Presser de tous côtés vos remparts & vos tours,

» Et vous osez en paix attendre vos disgrâces !

» Éveillez-vous, Hector, &, laissant les menaces,

» Nuit & jour, à nos pieds, venez nous engager

 
450

De combattre pour vous & de vous protéger (20),

    A CE discours amer qui déchire son ame,

Le généreux Hector & s'indigne & s'enflamme,

Hors de son char s'élance, &, secouant ses dards,

Ranime ses Guerriers du feu de ses regards,

 
455

Arrête les fuyards dispersés dans la plaine,

Les guide, & sur ses pas au combat les ramène,

L'ennemi se rassemble & les attend sans peur.

 

    QUAND la blonde Cérés, par les mains du Vanneur,

Sépare le froment de la paille légère ;

 
460

Au souffle des Zéphyrs, qui blanchissent son aire,

La poudre vole : ainsi, sous les pieds des coursiers,

La poussière s'élève & blanchit les Guerriers.

Mars, le terrible Mars, aux Troyens favorable,

Couvre les Combattans d'une nuit effroyable,

 
465

En cent lieux à la fois appesantit son bras,

Et fait sentir aux Grecs l'absence de Pallas.

 

    ÉNÉE entend la voix de ce Dieu qui l'appelle ;

Il s'élance aussitôt du lieu qui le recèle,

Et, s'offrant plein de vie à ses Soldats surpris,

 
470

D'espérance & de joie enflamme leurs esprits.

Chacun d'eux, pour le voir, veut voler sur sa trace.

Mais au soin des combats tout autre soin fait place ;

Tant Phébus en courroux, & l'implacable Mars,

Et la Discorde en feu règnent de toutes parts.

 

 
475

    CEPENDANT  les Ajax, Ulysse & Diomède,

Font passer dans leur camp l'ardeur qui les possède :

Par la voix de ces Chefs les Soldats rassurés,

Opposent leur valeur à ces Dieux conjurés,

Et bravant des Troyens les efforts inutiles,

 
480

En bataillons rangés demeurent immobiles ;

Tels qu'un nuage épais fixé par Jupiter

Sur le sommet des monts, dans le calme de l'air,

Tandis que l'Aquilon, ce fier tyran des ondes,

Dort avec ses pareils dans ses priions profondes.

 

 
485

    ON entendoit tonner la voix d'Agamemnon :

« Soyez hommes, amis, & dignes de ce nom ;

» Respectez-vous l'un l'autre en servant la patrie.

» Qui fait se respecter (21), sait défendre sa vie :

»Le lâche perd ensemble & la gloire & ses jours. »

 

 
490

    IL DIT, & du carnage il ranime le cours.

Son dard de Déicon déchire les entrailles ;

Héros des Phrygiens, appui de leurs murailles,

Fidèle ami d'Énée, il tombe au rang des morts,

Et l'armure d'airain retentit sur son corps.

 

495

    MAIS Énée attaquant les petits-fils d'Alphée ,

Vient signaler son bras par un double trophée ;

Deux fils de Dioclès, Orsiloque & Créton,

Expirent sous ses coups dans les champs d'Ilion.

Tels que deux lionceaux allaités par leur mère,

 
500

Nourris au fond des bois dans un même repaire,

Vont chercher leur pâture, &, bravant les dangers,

Égorgent les troupeaux, déchirent les bergers,

 Jusqu'au jour où la main des chasseurs intrépides

D'un airain aiguisé perce leurs flancs avides :

 
505

Tels sous la main d'Énée expirent ces Guerriers.

Ces deux frères, pareils à deux grands peupliers,

Par le fer abattus, sont couchés sur le sable.

Ménélas en pitié voit leur sort déplorable ;

Il court levant son dard, plein d'une aveugle ardeur,

 
510

Que le perfide Mars allume dans son cœur.

Ce Dieu veut le livrer à la fureur d'Énée.

Mais le fils de Nestor veille à sa destinée ;

Il marche à ses côtés, & d'un grand bouclier,

Il le couvre, de peur qu'un airain meurtrier,

 
515

Mettant les Grecs en deuil, ne trompe leur vengeance

Énée, épouvanté du péril qui s'avance,

Cède à ces deux Héros les cadavres glacés

Des deux fameux Guerriers que sa lance a percés.

 

    MÉNÉLAS porte ailleurs la fureur qui l'entraîne :

 
520

Il frappe, & de sa pique il abat Pylaemène,

Pylaemène de Mars le rival redouté.

Mydon, qui conduisoit son char ensanglanté,

Détourne les coursiers & veut hâter sa fuite ;

Mais le fils de Nestor sur lui se précipite,

 
525

Et d'un caillou pesant, offert par le hasard,

Frappe & brise la main dont il conduit le char.

La pourpre de son sang teint les rênes d'ivoire.

Antiloque soudain consommant sa victoire,

Perce d'un glaive aigu le front de ce Héros.

 
530

Tel qu'un léger plongeur s'élance dans les flots  

Tel Mydon de son char plonge dans la poussière ;

La poussière engloutit son front, sa tête entière :

Ses bras foulent la terre, & son corps palpitant

Reste encore appuyé contre le char sanglant ;

 
535

Mais bientôt son cadavre est couché sur l'arène

Par l'élan des coursiers que le vainqueur emmène.

 

    A CE spectacle, Hector (22), poussant d'horribles cris.

Accourt ; & ses Guerriers, de même ardeur épris,

Se forment en phalange, & volent sur sa trace.

 
540

Bellone & le Dieu Mars animent leur audace :

Bellone offre à leurs yeux l'aiguillon des combats ;

Mars, agitant son dard, précipite leurs pas,

Il vole autour d'Hector, le suit, ou le précède.

 

    CE cortège sanglant fait frémir Diomède :

 
545

Ainsi qu'un montagnard, descendu dans les champs,

En sa route égaré, suspend ses pas tremblans

Sur le bord d'un torrent qui coule, écume & gronde ;

Il fixe ses regards sur la rive profonde,

Il recule & frémit : tel ce vaillant Héros

 
550

Se retire à pas lents devant ces fiers rivaux.

 

    « VOUS voyez cet Hector, que l'horreur environne ;

» Son courage, dit-il, n'a plus rien qui m'étonne,

» Amis, & quelque Dieu veille sur ce Guerrier,

» Pour détourner les coups de l'homicide acier.

 
555

» Sous les traits d'un mortel, c'est le Dieu de la guerre,

» Qui soutient aujourd'hui son ardeur meurtrière.

» Cédons aux Immortels, mais, aux seuls Dieux soumis,

» Cédons, le front tourné vers ces fiers ennemis. »

 

    IL DIT, & les Troyens attaquent sa phalange.

 
560

Du sang qu'ils ont perdu, le bras d'Hector les venge ;

Deux Héros à la fois expirent sous ses coups.

Désolé de leur perte, enflammé de courroux,

L'impétueux Ajax sur les Troyens s'élance

Au-devant d'Amphius, qu'il perce de sa lance.

 
565

L'opulent Amphius, sur des morts entassés,

Périt loin des trésors par ses mains amassés ;

Il tombe en gémissant. Son vainqueur intrépide,

Déjà sur sa dépouille étend un bras avide ;

Mais, des traits ennemis pressé de toute part,

 
570

De ce corps palpitant il retire son dard,

Et, tout vaillant qu'il est, tout fier, tout indomptable,

Cède, mais en Héros, au nombre qui l'accable.

 

    AINSI régnoit la mort dans les champs d'Ilion,

Quand le fier Tlépolème attaqua Sarpédon.

 
575

Tlépolème, le fils du valeureux Alcide,

S'avançoit, entraîné par un Destin perfide.

Jupiter dans les Cieux, sur un nuage assis,

Voyoit son fils marcher contre son petit-fils.

 

    « QUE fais-tu, Sarpédon, s'écria Tlépolème

 
580

» Sors, & rougis enfin de ta frayeur extrême.

» Non, tu n'es pas le fils du Souverain des Dieux ?

» Les fils de Jupiter, au temps de nos aïeux,

» Par des exploits que n'ose imiter ta vaillance,

» Aux yeux de l'Univers, confirmoient leur naissance,

 
585

» Tel fut jadis mon père, Hercule, ce Héros,

» Dont la Terre admira l'audace & les travaux,

» Qui, presque sans secours, abordant ce rivage,

» Dans les murs d'Ilion vint porter le ravage

» Ton cœur est sans vertu ; ton Peuple abandonné

 
590

» Périt autour de toi, par le fer moissonné.

» Mais que pourroit ton bras pour tes foibles cohortes,

Quand du sombre Pluton je vais t'ouvrir les portes ? »

 

    « TOUT l'Univers le sait, répondit Sarpédon ;

» Hercule courroucé punit Laomédon,

 
595

» Qui trahissant sa foi retenoit le salaire (23) ?

» Dont il avoit flatté la valeur de ton père.

» Mais, ainsi qu'il punit ce Troyen orgueilleux,

» Ma lance abaissera ton front impérieux ;

» Et je vais, signalant la gloire qui m'enflamme,

 
600

» Au séjour de Pluton précipiter ton ame. »

 

    AINSI parloit le fils du puissant Jupiter.

Leurs dards, au même temps, sont soudain siffler l'air,

La main de Sarpédon, plus heureuse ou plus sure,

Porte au fier Tlépolème une horrible blessure.

 
605

L'airain a déchiré l'organe de sa voix ;

Il tombe, & du trépas subit les tristes loix.

Sarpédon est atteint par la pique ennemie,

Mais le Père des Dieux a protégé sa vie.

Ses fidèles Guerriers l'emportent dans leurs bras ;

 
610

Ils courent, sa blessure accroît à chaque pas ;

Ardens à le sauver, aucun d'eux ne retire

De son flanc épuisé le dard qui le déchire,

Tant les dangers pressans dont ils sont entourés,

Laissent peu de loisir à leurs sens égarés.

 

 
615

    DE LEUR côté les Grecs enlèvent Tlépolème :

Ulysse l'aperçoit ; pour ce Héros qu'il aime,

La Vengeance l'anime, elle enflamme son cœur.

Il hésite, il consulte, en sa bouillante ardeur,

S'il doit de Sarpédon traverser la retraite,

 
620

Ou des fiers Lyciens avancer la défaite.

Mais le Sort ne veut pas que ses vaillantes mains,

Du fils de Jupiter consomment les destins.

Pallas lui montre enfin quel sang il doit répandre.

Il frappe, on voit tomber Cœranius, Alcandre,

 
625

Noëmon, Prytanis, Chromius, Alastor ;

Mille autres périssoient ; mais le vaillant Hector

Fit briller dans les rangs son armure éclatante,

Il s'avance, & les Grecs sont frappés d'épouvante.

Sarpédon, demi-mort, le vit d'un œil content.

 

 
630

    « DELIVREZ-MOI, dit-il, du Destin qui m'attend ;

» Faites que du Vainqueur je ne sois point la proie,

» Hector, & que du moins j'expire au sein de Troie,

» Puisque, prêt à mourir, il ne m'est plus permis

» D'aspirer à revoir & ma femme & mon fils. »

 

 
635

    IL DIT ; Hector se tait, mais sa rage étincelle (24);

Il vole à la vengeance où son grand cœur l'appelle ;

Il attaque, il renverse, &, comme un tourbillon,

Il dissipe les Grecs qui pressoient Sarpédon.

Loin des lieux du carnage, à l'ombre d'un vieux chêne,

 
640

Les Lyciens en pleurs l'étendent sur l'arène.

Pélagon, son ami, sur leurs pas empressé,

Vient arracher le trait dans ses chairs enfoncé ;

Son ame semble fuir : un livide nuage

Obscurcit sa paupière & glace son visage ;     

 
645

Mais d'un vent frais & doux les secours bienfaisans

Le rendent à la vie, & raniment ses sens.

 

 

    ASSAILLIS par Hector, par le Dieu de la Thrace,

Les Grecs ne fuyoient point ; pleins d'une noble audace,

Ils sont de leur retraite un combat glorieux,   

 
650

Où les vaincus sembloient ne le céder qu'aux Dieux.

Mars, & le fier Troyen, de leur main foudroyante,

Entassoient les Guerriers sur la terre sanglante,

Quand Junon indignée anime ainsi Pallas :

 

    « NOUS aurons donc en vain promis à Ménélas,

 
655

» Dit-elle, de lui rendre une épouse infidèle,

» Et de briser ces murs où Paris la recèle,

» Si, laissant le Dieu Mars assouvir ses fureurs,

» Désormais la vengeance est muette en nos cœurs. »

 

    LA DÉESSE livrée aux conseils de la Haine,

 
660

Amène ses coursiers sur la céleste plaine.

Hébé, qui seule aux Dieux peut verser le Nectar,

Des deux Divinités vient apprêter le char,

Et place aux deux côtés, d'une main diligente,

Sur un axe de fer une roue éclatante ;

 
665

Par un cercle doré les rayons sont pressés (25)

Vers le moyeu d'argent qui les tient enchâssés.

Des liens, tissus d'or & d'un argent ductile,

S'étendent mollement sous le siége mobile ;

En deux ceintres égaux le char est arrondi,

 
670

Et le timon d'argent porte un joug d'or poli.

 

    IL EST prêt à franchir les voûtes éthérées.

Junon à ses coursiers met des rênes dorées :

Son cœur ne respirant que la guerre & le sang,

Ne trouve plus de soins indignes de son rang.

 

 
675

    MAIS Pallas dépouilloit sa robe éblouissante,

Chef-d'œuvre que jadis forma là main savante ;

Ses habits détachés, tombant en cent replis,

Couvrent de pourpre & d'or le céleste lambris.

Elle revêt soudain cet appareil de guerre

 
680

Dont son père est armé, quand il tient le tonnerre.

Son cœur impatient brûle pour les combats :

De la terrible Égide elle couvre son bras,

L'Égide où la Mort règne, & que l'Effroi couronne ;

La Discorde, l'Horreur, la tête de Gorgone,

 
685

Cette tête effrayante, & ses hideux serpens,

Sont de ce bouclier les affreux ornemens.

Sur son front immortel la Déesse guerrière

Pose son casque d'or, éclatant de lumière ;

Ce casque à cent cités eût servi de rempart (26).

 
690

La Déesse aussitôt s'élance sur le char,

S'assied près de Junon, & tient en main sa lance,

Cette lance pesante, infatigable, immense,

Qui, dans des jours de sang, moissonne les Guerriers.

Junon conduit le char & presse les coursiers.

 
695

Soudain les portes d'or des célestes demeures

S'ouvrent en mugissant, & préviennent les Heures,

Ces Nymphes que le Sort établit dans ces lieux

Pour ouvrir & fermer la barrière des Cieux.

Le char vole, s'élève & dirige sa route

 
700

Au plus haut de l'Olympe, à l'éternelle voûte,

Où, loin des autres Dieux, l'auguste fils du Temps,

Assis, pèse en secret ses desseins importans.

Là de ses fiers coursiers Junon retient les rênes,

Et porte au pied du thrône & sa plainte & ses peines.

 

 
705

    « PÈRE des Immortels, vois-tu, sans t'indigner,

» L'inexorable Mars dans le sang se baigner.

» Si le nombre & le rang des Héros qu'il moissonne

» Ne peuvent t'émouvoir sur ton paisible thrône ;

» Pour moi, trop de douleur accable mes esprits

 
710

» Quand je vois triompher Apollon & Cypris,

» Applaudir avec joie, animer au carnage

» Ce cruel insensé qui ne luit que là rage,

» Qui brave ta justice, & foule aux pieds ta loi.

» Dieu puissant, pourrois-tu t'irriter contre moi,

 
715

» Si j'allois du combat chasser ce Dieu perfide ? »

 

    « ALLEZ, dit Jupiter (27), que Minerve vous guide ;

» Elle seule connoît le plus puissant des arts,

» L'art d'enchaîner la guerre & de subjuguer Mars. «

 

    LA Déesse obéit. Ses coursiers qu'elle presse,

 
720

Au gré de ses transports, redoublent leur vitesse.

Ils franchissent d'un vol l'intervalle ignoré

Qui sépare la Terre & le Ciel azuré.

Autant du haut d'un mont, qui le perd dans la nue,

Un homme sur les mers peut déployer là vue,

 
725

Autant les deux coursiers traversant l'Univers (28),

Déployoient leurs élans dans les plaines des airs.

Soudain le char descend sur la rive féconde

Qui voit le Simoïs au Xanthe unir son onde,

Il s'arrête, & Junon d'un voile ténébreux

 
730

Environne ce char, le cache à tous les yeux ;

Tandis que les coursiers vont paître i'ambroisie,

Dont le Xanthe autour d'eux couronne la prairie.

 

    VERS les champs qu'ensanglante un combat trop fatal,

Les deux Divinités alloient d'un vol égal,

 
735

Telles qu'on voit planer des colombes rapides ;

Elles vont secourir leurs bandes intrépides,

Et trouvent Diomède entouré de Guerriers,

Pareils à des lions ou d'affreux sangliers,

Qui, de sang altérés, & tout couverts d'écume,

 
740

Ne peuvent étancher la sois qui les consume.

Junon s'arrête & crie. Elle avoit pris soudain

La taille de Stentor, son air, là voix d'airain,

Cette voix dont le bruit faisoit trembler la plaine,

Et que cinquante voix égaieraient à peine.

 

 
745

     « O honte de la Grèce! o Peuple sans honneur !

» Guerriers, dont la beauté remplace la valeur ;

» Tant qu'Achille guida vos timides cohortes,

» Jamais notre ennemi n'osa franchir ses portes :

» Aujourd'hui ces Troyens, avides de combats,

 
750

» Jusque dans vos vaisseaux vont porter le trépas. »

 

    ELLE échauffoit ainsi leur ame intimidée,

Quand l'ardente Pallas vole au fils de Tydée.

Diomède, à l'écart, & dans son char assis,

Donnoit quelque repos à ses sens affoiblis ;

 
755

De sueur épuisé sous sa pesante armure,

Il étanchoit le sang que versoit sa blessure.

 

    MINERVE de sa main pressant le joug doré :

« Quoi ! le sang de Tydée a donc dégénéré  

» Dit-elle, la beauté ne sut pas son partage,

 
760

» Mais son ame brûla d'un généreux courage.

» Un jour, maigre moi-même, en un brillant festin,

» Il osa défier tout le peuple Thébain ;

» Et, loin d'humilier sa désobéissance,

» Ma secourable main couronna sa vaillance.

 
765

» Et vous, indigne objet de mes soins superflus,

» Vous, qu'entre tous les Grecs mon cœur chérit le plus,

 » Lorsqu'aux nobles combats j'excite votre audace,

» Le travail vous abat & la crainte vous glace !

» Le fils du grand Tydée a dû lui ressembler, 

 
770

» Vous n'êtes point son fils, vous qu'on a fait trembler.

 

    « MON cœur, dit le Héros, ne peut vous méconnoitre,

» Déesse, & devant vous ne craint point de paroître

» Votre ordre, & non la peur a détourné mes pas.

» S'il ne m'est point permis de mesurer mon bras

 
775

» Contre ces Dieux cruels qu'attiré ici la guerre ;

» Si la seule Vénus peut sentir ma colère ;

» Je cède & quitte enfin d'inutiles hasards :

» A sa rage, à ses coups, j'ai connu le Dieu Mars.

 

    « PRINCE, cher à mon cœur, répliqua la Déesse,

 
780

» Je viens vous secourir, comptez sur ma tendresse.

» Ne craignez désormais ni Mars, ni tous les Dieux ;

» Approchez, combattez, frappez ce furieux,

» Ce fléau des humains, cet insensé volage,

» Qui dans les deux partis a promené sa rage,

 
785

» Qui contre les Troyens dut combattre avec moi,

» Qui les sert contre nous & me manque de foi. »

 

    ELLE dit, & soudain Sthénélus qu'elle entraîne,

Loin du char qu'il conduit, s'élance sur l'arène.

Pallas monte à sa place à côté du Héros.  

 
790

L'essieu plie & gémit sous ces deux grands fardeaux.

Vers le Dieu des combats la prudente Déesse

Dirige les coursiers, les anime, les presse ;

Elle vole, elle arrive au moment où son bras

Frappoit d'un coup mortel le géant Périphas,    

 
795

Pour dérober à Mars le combat qu'elle apprête,

Du casque de Pluton elle a chargé sa tête.

Ce Dieu voit Diomède, &, de rage éperdu,

Il laisse Périphas à ses pieds étendu,

Au-dessus des coursiers de ce char qui s'avance,

 
800

A ce hardi Guerrier il adresse sa lance.

Mais Pallas aussitôt d'une invisible main,

Saisit & jette au loin le redoutable airain.

Le Grec frappe à son tour, la Déesse le guide ;

Sa main vers le Dieu Mars conduit la lance avide,

 
805

Et, d'un coup furieux,- lui déchirant le flanc,

En retire aussitôt l'airain baigné de sang.

Mars s'écrie & mugit autant que deux armées,

Qui marchent au combat par la rage animées.

Les Troyens & les Grecs en sont glacés de peur,

 

 
810

    TELLE en des jours brulans, une obscure vapeur

Précède l'ouragan dans la plaine éthérée,

Tel parut le Dieu Mars fuyant vers l'Empirée ;

Honteux, enveloppé dans un nuage épais,

Il vole, plein de rage, au céleste palais,

 
815

S'assied au pied du Trône, &, montrant sa blessure,

Adresse à Jupiter un orgueilleux murmure.

 

    « PEUX-TU voir sans frémir ces funestes combats,

» Que se livrent les Dieux pour des humains ingrats,

» Quand c'est toi, Dieu puissant, que ce désordre accuse !

 

820 » De ton cœur paternel la tendresse t'abuse

» Pour une fille indigne, & qui, bravant ta loi,

» Insulte à tous les Dieux prosternés devant toi.

» C'est elle, c'est Pallas, qui, dans cette journée,

» Souffla sur Diomède une ardeur forcenée ;

 

825

» Il a blessé Vénus, &, comblant ses forfaits,

» Contre moi-même enfin il a lancé ses traits.

» Si mon agilité n'eût hâté ma retraite,

» Sais-je à quelles horreurs me livroit ma défaite ? »

 

    MAIS le père des Dieux baissant ses noirs sourcils :

 
830

« Épargne-moi, dit-il, tes plaintes & tes cris ;

» Entre les habitans de l'Empire céleste,

» Cruel, c'est toi sur-tout que mon ame déteste.

» Sans cesse la Discorde & les sanglans Hasards

» Flattent ton cœur féroce, & charment tes regards,

 
835

» De l'altière Junon, de ta superbe mère,

» Tu n'as que trop sucé le bouillant caractère.

 Mais trop heureux encor de lui devoir le jour,  

» La Nature en mon sein pour toi parle à son tour ;

» A guérir tes douleurs ses cris me sollicitent.

 
840

» Sans elle, au fond du gouffre où les Titans habitent,

» Pour délivrer les Dieux de ta férocité,

» Ma main depuis long temps t'auroit précipité.

 

    IL DIT ; Paeon accourt à sa voix souveraine,

Et de Mars gémissant vient soulager la peine.

 
845

Il applique avec soin ces secrets immortels

Dont il charme à l’instant les maux les plus cruels ;

Il délivre le Dieu des tourmens qu'il endure,

Rend la paix à son coeur & ferme sa blessure,

Comme un lait apprêté par un suc étranger

 
850

S'épaissit sous la main qui l'a su mélanger.

Pour donner à ses sens une nouvelle vie,

La jeune Hébé le plonge en un bain d'ambroisie.

Superbe & rayonnant, couvert d'habits pompeux,

Mars s'avance, & s'assied près du Maître des Dieux.

 
855

    MAIS Junon & Pallas, abandonnant la guerre,

Revoloient sur leur char au séjour du Tonnerre:

 C'est assez pour leur cœur d'avoir, loin des combats,

Chasse ce Dieu sanglant, ministre du trépas, (29).

 

 

 

 

Notes, explications et commentaires

 

(1) Comme dans un tableau d'histoire, dit Pope, il doit tou­jours y avoir une figure dominante, à laquelle tout le reste est subordonné & se rapporte ; ainsi, dans chaque combat d'Homère, on trouve un personnage principal qui est le Héros du jour ou de l'action. Par-là l'unité est conservée, & notre imagination n'est point distraite ni troublée par une multitude de figures sans nuances & sans harmonie. Pour remplir cet objet, Homère suppose que les Dieux dispensent, à leur gré, le courage à ceux qu'ils ont choisis pour être les instrumens de leurs desseins ; opinion conforme à la plus saine théologie. D'ailleurs, n'est-il pas sondé à représenter ses Héros braves ou découragés suivant les circonstances ? Un flatteur complimentant un jour Milord Pétersborow sur son intrépidité : Faites-moi voir, lui répondit-il, un danger évident, & je vous promets d'avoir peur tout comme vous.

 

 (2) Homère, pour flatter sa nation, rend les Grecs victorieux, sitôt que les Dieux, en se retirant, abandonnent les Combattans à leur propre valeur. Les Grecs joignoient à beaucoup de courage la connoissance de l'art militaire ; les Troyens n'avoient que l’impétuosité d'un peuple barbare. Mars est à leur tête ; mais Minerve conduit les Grecs. Les Législateurs qui les premiers apportèrent les Ouvrages d'Homère en Grèce, les regardèrent sans doute comme très-propres à élever le génie de la. Nation, par la haute idée qu'ils lui donnoient d'elle-même. Qui sait si sans les livres d'Homère, trois cents Spartiates eussent jamais osé faire tête à l'armée des Perses.

 

(3) Pour mieux sentir les beautés de ce cinquième Livre, il est à propos de se mettre devant les yeux le caractère de Diomède qui en est le Héros. Achille n'est pas plutôt retiré, qu'Homère lui substitue d'autres Guerriers, jusqu'au temps où le Héros par excellence doit reparaître & les éclipser tous. Diomède est de tous les Grecs celui dont le caractère à le plus de rapport avec le caractère d'Achille ; mais il excelle dans les conseils ainsi que dans les combats. Il est fier, plein d'un noble orgueil, ami sincère & ennemi généreux. L'é­lévation qu'Homère donne à ce caractère, sert au principal dessein de son Poëme, qui est de montrer que les plus grandes qualités personnelles sont inutiles, quand l'union manque parmi les Chefs. Pope.

 

(4) Le Poëte n'a pas oublié Pandarus, ce perfide Lycien, qui, lançant une flèche contre Ménélas, a seul ranimé la guerre entre les deux partis. La justice naturelle seroit blessée de voir ce traître vivre encore long-temps après son forfait. Voyons quel sort Homère lui destine. Il doit périr, si Homère a mis autant de moralité dans les détails que dans l'ensemble de son Poëme.

 

(5) Voici un nouveau personnage qui paroît sur la scène ; c'est Énée, c'est le Héros que Virgile a choisi pour son Poëme. Ce Poëte a parfaitement saisi l'idée d'Homère sur le caractère de ce Héros, & n'a fait que donner à l'esquisse du Poète Grec les dimensions & le coloris dont ce tableau étoit susceptible. Pope.

 

(6) Ménélas & Diomède.

 

(7) Jupiter ayant enlevé Ganymède, donna à Tros, père du jeune homme, de magnifiques chevaux, Anchise trouva le moyen d'en avoir furtivement, de la race, & les deux coursiers d'Énée étoient du nombre des six, provenus de cet accouplement clandestin.

Voilà ce qu'Homère nous apprend, & ce que j'ai été obligé de supprimer, ne pouvant atteindre à la facilité de l'original, qui seule fait aimer & pardonner ces détails.

   

(8) La punition de Pandarus ne s'est pas fait trop attendre ; & quoiqu'il n'ait ici que le sort de beaucoup d'autres Guerriers, il semble cependant, par le détail de sa blessure, que sa mort portoit, suivant les opinions des Anciens, tout le caractère d'une punition céleste. La pointe du javelot le frappe entre les deux sourcils, lui brise les dents, lui coupe la langue, & vient sortir par l'extrémité du menton.

On  peut présumer qu'il en étoit chez les Grecs, comme chez les anciens Danois, où la nature des blessures rendoit la mort plus ou moins horrible, non pas suivant les douleurs qu'elles pouvoient occasionner, mais fuyant les parties du corps qui étoient frappées. Couper la langue, le nez, les oreilles, arracher les yeux, briser les os, c'étoient des blessures diffamantes, comparables à celles que la pudeur ne permet pas de dé­crire. Voyez Barthol. de Causa contemplas mortis

 

(9) Les efforts d'Enée pour défendre le cadavre de son ami, n'étoient pas particuliers à son caractère ; c'étoit un sentiment fondé sur la Religion, & sur cette opinion, que les morts privés de la sépulture erroient sans cesse sur les bords du Styx. Voilà par quels liens l'amitié se fortifoit chez ces Peuples sensibles. Les relations entre les amis n'étoient point rompues par la mort même ; &. celui qui avoit exposé sa vie pour sauver les jours de son ami, devoir encore l'exposer pour sauver sois cadavre.

 

(10) Sthénélus.

 

(11) Si l'amitié, le plus doux & le plus indéfinissable de tous les sentimens, pouvoit être définie, je m'en tiendrais à ce mot d'Homère : ce n'est pas la parfaite ressemblance, c'est l'harmonie de deux âmes qui sait le charme de leur union.

 

(12) Voilà une de ces allégories dont j'ai parlé, inventées uniquement par le Poëte. Les grâces de cette heureuse invention n'ont besoin que d'être vues pour être senties.

 

(13) Pope fait sur ces vers une remarque qui mérite   d'être rap­portée en partie, & sur laquelle il est  important de  faire  quelques réflexions pour ne pas contribuer à propager les fausses idées qu'on s'est faites généralement de la Mythologie des Anciens, en ne s'appliquant pas assez à distinguer les temps, & à mettre quelque différence entre le siècle d'Homère & ceux qui l'ont suivi.

Ce passage (c'est Pope qui parle), est un de ceux qui ont donné lieu à Cicéron & à Longin de dire, qu'Homère avoit fait de ses Héros des Dieux, & de ses Dieux des hommes. Platon, pour des impiétés de cette nature, chassa ce Poëte de sa République, & Pythagore dit qu'il étoit tourmenté dans les Enfers en punition de ses blasphèmes. Homère a suivi les opinions de son temps. Les idées qu'on avoit alors de la Divinité étoient tout-à-fait matérielles ; on supposoit seulement que le corps & le sang des Dieux avoient quelque chose de plus subtil & de plus sin que celui des mortels. Les Dieux avoient sa forme humaine, & les passions attachées à notre nature. Les hommes de cette religion étoient proprement Anthropomorphites ; & quiconque ne l'étoit pas, étoit un véritable hérétique. Ils pensoient en effet que ce dogme avoit quelque choie de plus raisonnable & de plus raffiné que celui des Égyptiens, qui adoroient les Dieux sous la forme monstrueuse de toutes sortes d'animaux.

Il y auroit plusieurs observations à faire sur cette remarque de Pope :

1.° Lorsque Platon chassoit Homère de sa République, ce n'étoit point proprement à cause de ce qu'il avoit dit des Dieux, mais parce que le sens de ce qu'il avoit dit sur leur compte n'étoit plus entendu : aussi le renvoie-t-il avec une couronne sur la tête.

2.° Ce n'étoit point Pythagore, mais Xénophane qui mettoit Homère avec Hésiode dans les enfers. Un partisan des symboles & des allégories, tel que Pythagore, n'auroit pas condamné Homère au supplice des sacrilèges.

 3.° C'est une grande erreur de croire que les anciens Égyptiens adoroient les Dieux sous la forme des ani­maux. Hérodote nous apprend que les Égyptiens de son temps ne croyoient nullement que le Bouc de Mendès eût aucun rapport avec la figure de Jupiter, & que le culte de la Divinité ne se rapportoit pas à l'image, mais à la Divinité même.

On ne sauroit connoître l'esprit des anciens Grecs, qu'en étudiant celui des Égyptiens : on voit dans les premiers temps régner chez ces deux peuples l'amour des emblèmes & des allégories. Cette inclination plongea leur postérité dans de grandes extravagances mythologiques ; mais il n'en étoit pas ainsi à leur origine. La croyance du peuple n'étoit peut-être pas très-philosophique ; mais combien y a-t-il de pays où elle le soit en effet ! Quant à la croyance de ceux qu'on nommoit les Sages, je pense qu'il seroit très téméraire d'oser dire ce qu'elle étoit. Il faudroit qu'ils nous en eussent donné eux-mêmes la clef ; autrement, comment concilier dans Homère ce Jupiter, père des Dieux & des hommes, avec cet Océan dont tous les hommes & les Dieux ont été formés. Comment croire que ce Poëte fut Anthropomorphite, lorsqu'il nous dit dans ce même Livre, que les hommes n'ont rien de commun avec les Dieux ! Revenons à ce que j'ai dit dans mon Discours. Un génie aussi vaste que l'étoit Homère, pouvoit bien, dans ces temps anciens, où les premières impressions de la Nature n'étoient pas déformées, avoir une idée de la Divinité aussi grande, aussi sage, aussi vraiment philosophique, que tant de Philosophes qui n'ont eu ni ses lumières, ni son génie ; ni sa sensibilité.

 

(14) C'est assez de savoir que toutes ces aventures arrivées aux Dieux n'étoient que de pures allégories : la fable, l'histoire, l'astronomie, la chimie, la morale, les ont réclamées, & avec autant de vraisemblance les unes que les autres. Gardons-nous de chercher le véritable sens qu'elles renfer­ment : remarquons seulement comme Homère a le talent de relever de temps en temps son sujet par ce langage hiéroglyphique, qui, rappelant au Peuple les objets de sa croyance, & aux Sages les objets de leurs spéculations, ajoutoit à son Ouvrage une sorte d'intérêt majestueux & universel, dont nous pouvons à peine nous former l'idée.

 

(15) Otus & Éphialte, deux fils de Neptune.

 

(16) Tant de traits d'un sentiment tendre, répandus dans les ouvrages d'Homère, sont douter si sa sensibilité n'égaloit pas sou imagination.

 

(17) L'ironie est de toutes les figures celle qui demande le plus de légèreté & de finesse dans l'esprit. Les Grecs y excelloient naturellement. Plusieurs dialogues de Platon ne sont presque qu'une suite continuelle d'ironies. Mais dans aucun Ouvrage il n'en est peut-être point de mieux assaisonnée du vrai sel attique, que ce discours de Pallas. C'est: une plaisanterie fine & piquante, digne, en quelque sorte, de la Cour céleste.

 

(18) Le grec dit encore quelque chose de plus précis : La race ou la nature des Dieux n'a rien de semblable à celle des hommes. Lorsqu'on fait attention à de pareilles expressions d'Homère, on est bien éloigné de croire que les apothéoses fussent admises au siècle de ce Poëte; & on est naturellement porté à penser que la formation des Génies ou des Dieux subalternes, provenus, suivant Hésiode, des hommes de l'âge d'or, est une invention postérieure par laquelle, confondant ce qu'Homère avoit bien su distinguer, on a ouvert la source de toutes les folies mytho­logiques que la superstition & la vanité humaine ont répandues dans la suite.

 

(19) Il seroit difficile, dit avec raison Pope, de trouver un discours aussi véhément, aussi sort, & qui renferme tant de choses en si peu de mots. Que pouvoit-il y avoir de plus artificieusement exprimé pour piquer Hector, ce Prince si jaloux de la gloire de son pays, que de lui montrer qu'il avoit pensé trop avantageusement des siens, & d'élever des étrangers au-dessus de ses compatriotes ? Le peu d'intérêt que Sarpédon avoit dans cette guerre, mis en opposition avec tout ce que les Troyens avoient à conserver, servoit autant à faire exalter sa bravoure qu'à déprimer celle de ces peuples. D'un autre côté, quel reproche amer n'étoit-ce pas pour Hector, que de voir des étrangers l'exciter au combat, lui qui devoit plutôt les animer de paroles & d'exemples, s'ils eussent eu besoin de ses en-couragemens !

 

 (20) Voilà une autre espèce d'ironie, mais sanglante & armère. Si vous ne combattez pas, dit Sarpédon, priez-nous donc de combattre pour vous. Madame Dacier & Pope n'ont pas suivi ce sens, qui me paroît cependant bien naturel & bien propre, suivant l'expression d'Homère, à mordre le cœur d'Hector.

 

 (21) Quels hommes étoient-ce donc que ces Grecs, à qui leur Général ne recommandoit rien que le respect d'eux-mêmes ? Quelle est la Nation, quels sont les Soldats qui entendroient aujourd'hui un pareil langage ? Attila disoit aux peuples barbares qu'il conduisoit : Si nous devons vaincre, les traits ne nous toucheront point ; si nous devons périr, ils sauront bien nous atteindre.

Le système de la Prédestination pouvoit être connu d'Homère & de quelques gens instruits, le peuple étoit censé l'ignorer ; autrement, Agamemnon eut dû lui tenir le langage d'Attila. Mais il s'en seroit bien gardé. L'amour de la gloire, qui est un sentiment actif, vaudra toujours mieux qu'un système qui n'inspire rien de grand, & contre lequel la nature le soulève en secret.

 

 (22) Observons ici ce que nous avons déjà remarqué, l'art qu'Homère emploie pour relever ses Héros. Diomède a ravi notre admiration ; mais il n'a servi, pour ainsi dire, que de base à la grandeur d'Hector. Dans quel appareil ce Troyen se présente au combat ! il vient, semblable à la tempête. Bellone & Mars l'accompagnent, & Diomède est forcé de se retirer.

 

(23) Laomédon avoit engagé Hercule à bâtir les murs de Troie, en lui promettant pour salaire ses chevaux fameux ; mais il lui manqua de parole : Hercule, pour s'en venger, détruisit les murs qu'il avoit bâtis.

 

(24) Pope admire avec raison ce silence éloquent & sublime. Homère l'a souvent employé, & toujours avec succès ; mais dans quelle occasion ce silence peut-il être plus énergique  Hector, il n'y a qu'un moment, a été cruellement offensé par Sarpédon, qui lui reprochoit son peu de bravoure : ce même Sarpédon est à présent blessé, & a besoin du secours d'Hector ; il ne rougit pas d'avoir recours à ce Héros (tant ces grands Hommes savoient se confier à la vertu de leurs pareils). Que fait Hector ! il ne répond rien ; mais il court repousser la foule des ennemis qui poursuivoient Sarpédon.

Tel est le véritable héroïsme ; Si tout ce qui ne porte pas ce caractère, n'est que forfanterie & rodomontade.

 

 (25) La langue d'Homère ignoroit cette distinction humi­liante pour le Peuple, de termes bas & de termes nobles, & cette affectation particulière à notre langue, de ne point employer de mots techniques dans le style relevé. Dans les descriptions d'Homère, le mot propre, énergique & harmonieux, vient se placer comme de lui- même ; le Poëte emploie les plus belles, les p!us vives couleurs, sans en exclure aucune. Les nôtres sont ternes, louches & foibles ; & dans notre indigence, nous osons dédaigner ce qui pourroit nous enrichir.

 

 (26) Minerve étoit nommée par excellence, la protectrice des villes : elle avoit un temple dans presque toutes les citadelles des villes Grecques. Homère dit que son casque suffisoit aux Guerriers de cent cités. Cette expression a été regardée comme une image de l'immensité de ce casque. J'ai cru, malgré les autorités, que cette idée gigantesque n'étoit pas la vraie idée d'Homère, & qu'elle ne désignoit que les fonctions ordinaires & la puissance de la Déesse ; mais j'ai conservé à l'allégorie l'image matérielle que présente l’expression grecque.

 

(27) Nous avons vu au IV° Livre, la sagesse mise beaucoup au-dessus de la valeur dans le discours d'Agamemnon à Nestor ; ici le Poëte rappelle cette idée par une allégorie qu'il va mettre en action, & qu'il expose d'abord avec clarté & simplicité dans la bouche de Jupiter pour la rendre plus sensible. Si toutes les allégories d'Homère avoient été aussi palpables que celles-là, Platon ne l'auroit pas banni de sa République.

 

(28) Boileau a traduit ainsi ce passage dans le Traité du Sublime :

   Autant qu'un homme, assis au rivage des mers,

   Voit d'un roc élevé d'espace dans les airs,

   Autant des Immortels les coursiers intrépides

    En franchisent d'un saut.

 Cette traduction a été critiquée par Toillus, dans ses Remarques sur le Traité du Sublime de Longin, & par Desmarets, dans sa Défense du Poëme héroïque. Ce dernier ne s'est pas contenté d'une simple improbation, il a voulu corriger l'Ecrivain qu'il critiquent, & a changé ainsi les deux vers de Boileau :

    Autant que peut  un homme, en regardant la mer,

    Sur un rocher assis,  voir d'espace dans l'air.

Les connoisseurs s'apercevront aisément que si l'exactitude est pour Desmarets, la grâce & l'harmonie sont pour Boileau, dont je me serois fait honneur d'employer la traduction, si l'arrangement des rimes me l'avoit permis. Je dis la traduction des deux premiers vers ; car ce qui suit, & surtout cet aride hémistiche, en franchissent d'un saut, n'est pas de la touche d'Homère, & ne plaira guère à ceux qui se rappelleront ce vers harmonieux & rapide de l'original.

     τόσσον ἐπιθρώισκουσι θεῶν ὑψηχέες ἵπποι.

 (Vers 772)

  

(29) L'allégorie qui règne  dans ce Livre est si palpable, si bien conduite, & si parfaitement suivie, qu'il est étonnant que des Critiques aient été assez peu  clairvoyans, pour penser  que  ces  actions  de Diomède n'étoient qu'une extravagante fiction d'Homère, qui passoit les bornes du merveilleux ; tandis que  la moralité frappante qui  en résulte, est qu'il ne sied point aux hommes de s'armer contre le Ciel, & que Vénus & Mars, c'est-à-dire, l'Incontinence & la Fureur, sont les  deux Divinités ou  les  deux passions qu'un  grand  homme doit combattre. Diomède est ici proposé comme un exemple d'un caractère magnanime, audacieux & entreprenant, toujours prêt à trop hasarder & à commettre des actions extravagantes & impies, si la Prudence ne venoit à son secours ; car c'est la Sagesse, comme nous l'avons vu au commencement de ce Livre, qui distingue & élève ce Héros entre tous les autres. Rien de plus digne de remarque que le soin particulier qu'Homère a pris de montrer la moralité qu'il avoit en vue. Il ne perd aucune occasion, dans tout ce Livre, de la rendre sensible & de la rappeler à notre esprit. Minerve, avant la bataille, prescrit à Diomède de ne point combattre les Dieux, & de ne faire tête qu'à Vénus. C'est encore cette Déesse de la Sagesse qui lui ouvre les yeux, pour qu'il puisse distinguer quand c'est un Dieu ou un mortel qui combat contre lui. Ce Héros n'a pas plutôt chassé Vénus du combat, qu'il s'écrie, comme s'il s'adressoit, non à une Déesse, mais  à une passion divinisée : « Laisse les combats & la guerre, tu n'es pas faite pour des Guerriers ; qu'il te suffise de tromper des femmes foibles & sans défense. » La mère de Vénus, en consolant sa fille, rend témoignage à cette moralité : Que l'homme qui ose disputer  contre  les Dieux, ne jouit pas d'une longue vie. Et lorsqu'enfin Diomède, emporté par  son naturel fougueux, va plus  loin  que   la Sagesse   ne le lui permet, Apollon l'arrête & lui découvre cette vérité comme par une sorte de révélation :

Qu'ont de commun les Dieux assis près du tonnerre,

Avec ces vils mortels qui rampent sur la terre ?    Pope.