 |
|
ARGUMENT
DU
LIVRE
V.(1)
DIOMÈDE, assisté de Pallas, fait des prodiges de valeur,
& devient le Héros du combat. Pandarus le blesse, mais
Minerve le guérit ; & lui redonnant une nouvelle
vigueur, lui ordonne de ne point combattre contre les
Dieux, excepté contre Vénus. Enée est en danger ; Vénus
vient le secourir. Diomède la reconnoît & la blesse de
son javelot. Vénus emprunte le char de Mars, & monte
vers l'Olympe, où elle va porter ses plaintes à sa mère.
Mars vient ranimer les Troyens ; le combat devient plus
terrible. Diomède lui même est obligé de céder. Combat
de Tlépolème & de Sarpédon. Hector & Mars sont
vainqueurs. Junon & Pallas viennent secourir les Grecs.
Diomède, encouragé par Minerve, ose attaquer Mars & lui
perce le flanc. Le Dieu fuit vers l’Olympe en jetant un
cri horrible. Plaintes de Mars. Reproches de Jupiter. |
|
|
|
Pallas veut
en ce jour, par de nobles exploits,
Illustrer
Diomède entre les plus grands Rois :
Elle souffle
en son cœur une audace nouvelle,
Allume sur
son casque une flamme immortelle,
|
5
|
Pareille aux
traits de feux qu'aux yeux des matelots
Fait briller
Orion sortant du sein des flots,
Et conduit
ce Guerrier, soigneuse de sa gloire,
Aux lieux où
le danger ennoblit la victoire.
UN
PRÊTRE de Vulcain, Darès avoit deux fils,
|
10
|
Tous deux
dignes du sang dans leurs veines transmis ;
Idée &
Phégius, seul espoir de leur race,
Possédoient
du Dieu Mars la science & l'audace ;
Sur un char
éclatant, ces deux jeunes Guerriers
Vont au fer
du Héros s'exposer les premiers.
|
15
|
De son char
descendu Diomède s'avance.
Phégius le
prévient & fait voler sa lance,
Mais en
vain. Le Héros, l'attaquant à son tour,
Le frappe de
sa pique & lui ravi le jour.
A ce
spectacle affreux, le malheureux Idée
|
20
|
S'élançant
loin du char suit le fils de Tydée.
Il s'échappoit
en vain, si, pour le secourir,
Vulcain d'un
voile épais n'eût daigné le couvrir.
Le Dieu
sauva ses jours par pitié pour son père
LA MORT
de Phégius, la suite de son frère.
|
25
|
Font pâlir
d'Ilion les plus braves Soldats.
Minerve vole
à Mars, & saisissant son bras :
« MARS,
sanglant destructeur des peuples & des villes,
» Loin de
ces Combattans portons nos pas tranquilles.
» Au courage
des Grecs & des Soldats d'Hector,
|
30
|
» Par notre
absence, enfin, donnons un libre essor,
» Et,
craignant d'irriter le Maître du tonnerre,
»
Laissons-le gouverner les destins de la guerre. »
ELLE
dit, & du Dieu subjuguant les transports,
L'entraîne
vers le Xanthe & s'assied sur ses bords.
|
35
|
Le Troyen
plie & cède (2) ; & ses Chefs magnanimes
Sont des
Généraux Grecs les premières victimes.
Odius dans
sa suite expire le premier ;
Agamemnon
lui lance un homicide acier :
On voit hors
de son sein la pointe ensanglantée,
|
40
|
Il tombe, &
retentit sur la terre humectée.
PHOETUS,
pour éviter un ennemi qu'il craint,
Remonte sur
son char : la mort vole, & l'atteint.
Le fer
d'Idoménée, en prévenant sa fuite,
De son char
teint de sang soudain le précipite.
|
45
|
LE FILS
Strophius, dont les rapides traits
Jadis
portoient la mort aux monstres des forêts,
Ce Guerrier,
dont Diane instruisit la jeunesse,
Implore en
vain l'appui de la chaste Déesse ;
Ménélas le
voit fuir, & d'un trait meurtrier
|
50
|
Le renverse
mourant sur son grand bouclier.
MALHEUREUX Phéréclus, favori de Minerve,
A quelle
affreuse mort le Destin te réserve !
Où t'a
conduit ton père ! hélas ! jadis ses mains
De
chef-d'œuvres nouveaux étonnoient les humains |
55
|
Mais
aveugle infiniment des volontés célestes,
Il lança
pour Pâris ces navires funestes,
Qui
portoient dans leurs flancs la perte des Troyens,
Et le germe
fécond de leurs maux & des tiens ;
En vain,
brûlant d'espoir, tu suis vers tes murailles,
|
60
|
Le fer de
Mérion vient percer tes entrailles.
ICI d'un
coup affreux Mégès ravit le jour
A ce fils
qu'Anténor eut d'un secret amour ;
Ce fils que
son épouse, empressée de lui plaire,
Nourrit
parmi ses fils avec des soins de merci
|
65
|
Le dard
perce sa tête ; il tombe ensanglanté,
Et mord le
froid airain dans sa bouche arrêté.
HYPSENOR,
dont le rang & les vertus suprêmes
Obtinrent
les honneurs que l’on rend aux Dieux mêmes,
Qui du
fleuve Scamandre entretenoit l'autel,
|
70
|
Dans sa
suite est atteint par un trépas cruel.
Eurypyle le
joint ; sur sa tête sacrée
Il lève &
fait briller une épée acérée ;
Mais,
effleurant son bras, le tranchant de l'airain
Sur le sable
sanglant a fait voler sa main.
|
75
|
Hypsénor
perd ensemble & son sang & la vie.
TANDIS
que ces Guerriers signalent leur furie,
Où combat
Diomède (3) ! est-il parmi les siens !
Est-il dans
la mêlée au milieu des Troyens
Diomède est
par-tout, tel qu'un torrent rapide,
|
80
|
Qui, grossi
par les eaux de la saison humide,
Fait
écrouler ses ponts, surmonte ses canaux,
Bouleverse
la digue opposée à ses flots,
Et, du
Cultivateur détruisant les ouvrages,
Dans les
champs désolés porte au loin ses ravages,
|
85
|
Ainsi les
Phrygiens, rompus & dispersés,
Sont, devant
ce Héros, en foule renversés.
PANDARUS(4)
l'aperçoit, au milieu du carnage,
Poursuivant
les vaincus qu'il immole à sa rage ;
Il le voit,
tend son arc, &, d'un trait empenné,
|
90
|
Frappe &
perce le bras du Guerrier acharné.
Le sang
coule, & rougit la cuirasse brillante,
AUSSITÔT
Pandarus d'une voix triomphante :
« Troyens,
accourez tous, ramenez vos coursiers ;
» Ma main
vient de blesser le plus fier des Guerriers ;
|
95
|
» Il va
périr, Phoebus, des champs de la Lycie,
» M'amena
dans ces lieux pour terminer sa vie. »
VAINS
discours ! Le Héros n'étoit pas abattu,
La douleur
ne sauroit étonner sa vertu ;
Il emporte
avec lui le trait qui le déchire,
|
100
|
Et près de
ses coursiers lentement se retire.
Il s'adresse
au Guerrier qui conduisoit leurs pas :
« VENEZ,
cher Sthénélus, arrachez de mon bras
» Le fer
ensanglanté d'une flèche cruelle. »
STHENELUS, s'élançant à la voix qui appelle,
|
105
|
Approche du
Héros, &, d'une adroite main,
Arrache au
même instant la pointe de l'airain.
DIOMÈDE
s'écrie: « Invincible Déesse,
» Favorable
Pallas, si jamais ta tendresse
» Veilla
dans les combats sur mon père & sur moi,
|
110
|
» Couronne
en ce moment tout ce que je te doi,
» Ramène sur
mes pas l'ennemi téméraire
» Qui croit
m'avoir déjà privé de la lumière. »
PALLAS
entend sa voix, &, fécondant ses vœux,
Rend ses
pieds plus légers, ses bras plus vigoureux.
|
115
|
« Va,
poursuis, lui dit-elle, & la gloire & la guerre ;
» J'ai versé
dans ton sein la valeur de ton père.
» J'ai
dissipé le voile étendu sur tes yeux ;
» Tu pourras
discerner les Mortels & les Dieux.
» Cède aux
Dieux redoutés ; mais d'une main hardie
|
120
|
» Ose
attaquer Vénus, si Vénus te défie. »
AUX
discours de Pallas, Diomède enflammé
Vole &
franchit les rangs, de carnage animé,
Comme un
jeune lion, dont la faim meurtrière
D'un asyle
champêtre assiége la barrière ;
|
125
|
Légèrement
blessé par la main du Berger,
Son
indomptable ardeur s'accroît par le danger,
Il rugit, il
s'élance, & dans la bergerie
Entasse les
troupeaux livrés à sa furie.
Tel paroît
Diomède; & son premier essor
|
130
|
Abat
Aslynoüs & le fier Hypénor :
Il les
laisse ; & soudain, de son glaive homicide,
Il frappe au
même instant Abas & Polyide,
Deux fils
d'Eurydamas, cet Augure fameux,
Qui n'avoit
pu prévoir leur destin malheureux.
|
135
|
LÀ, deux
frères encore expirent sous sa lance.
D'un père
chargé d'ans ils étoient l’espérance :
Phœnops va
désormais, aux douleurs condamné,
Pleurer de
ses deux fils le sort infortuné,
Ces fils,
chers à son cœur, seul espoir de sa race ;
|
140
|
Une race
étrangère usurpera leur place.
D'avides
héritiers, sur sa tombe empressés,
Partageront
les biens qu'il avoit amassés.
LÀ deux
fils de Priam, au printemps de leur âge,
De
l'invincible Grec ont assouvi la rage :
|
145
|
Comme on
voit un lion, surprenant un troupeau,
Déchirer la
génisse ou l'orgueilleux taureau ;
Il les
frappe ; & du char qui tous deux les rassemble,
Son bras
victorieux les précipite ensemble :
Il dépouille
leurs corps, & laisse ses Guerriers
|
150
|
Conduire à
ses vaisseaux le char & les coursiers.
MAIS
Énée (5), à l'aspect de ce bras indomptable,
Par qui tant
de Héros sont couchés sur le sable,
Frémit, vole
à travers les lances & les dards,
Et promenant
par-tout ses rapides regards,
|
155
|
Il cherche
Pandarus, l'aperçoit & s'écrie :
«
GENEREUX Pandarus, honneur de la Lycie,
» Que
deviennent ta gloire & ton arc si fameux
« Viens, &
d'un trait vainqueur, en implorant les Dieux,
» Frappe ce
fier mortel dont la main meurtrière
|
160
|
» A nos plus
braves Chefs fait mordre la poussière ;
» Frappe, si
c'est un homme, & non un Dieu jaloux,
»
Qui sur les
Phrygiens signale son courroux.
«
C'EST LUI, dit Pandarus, c'est le fils de Tydée,
» Son aspect
a glacé mon ame intimidée.
|
165
|
» Voilà son
bouclier, son casque, ses coursiers
» Est-ce un
Dieu déguise qui frappe nos Guerriers ?
» Je ne sais
; mais, fût-il le bouillant Diomède,
» Sans doute
un Dieu soutient l'ardeur qui le possède,
» Et,
couvert d'un nuage, il marche à ses côtés,
|
170
|
» Pour
détourner les coups par l'ennemi portés.
» Déjà d'un
de mes traits il a senti l'atteinte :
» J'ai fait
couler le sang dont sa cuirasse est teinte ;
» Je pensois
qu'aux Enfers il étoit descendu,
» Mais un
Dieu le ramène à mon œil confondu
|
175
|
» Fuyons des
Immortels la jalouse colère.
» Hélas!
j'ai dédaigné les conseils de mon père,
» Quand,
laissant dans mes murs mes coursiers & mes chars,
» Cet arc,
mon vain espoir, en me trompant deux fois,
« N'a sait
qu'aiguillonner la fierté de deux Rois (6),
|
180
|
» Je suis
venu braver les orages de Mars.
» J'ai
craint, par l'appareil d'une pompe inutile,
» D'exposer
mes coursiers & d'affamer la ville.
» Que maudit
soit le jour où, transporté de joie,
» Je crus
armer mon bras pour le salut de Troie !
|
185
|
» Si j'évite
la mort, si les Destins plus doux
» Rendent à
mon épouse un malheureux époux,
» Je jure de
briser & de réduire en cendre
» Cet arc
déshonoré qui sut mal vous défendre. «
«
LAISSER ces vains discours : qu'un plus noble courroux
|
190
|
» Vous
réunisse à moi pour assurer nos coups,
» Dit le
fils de Vénus ; sur mon char prenez place ;
» Bientôt de
mes coursiers vous connoîtrez la race,
» Bientôt
vous les verrez, aussi prompts que les vents,
»
Poursuivre, atteindre, fuir & voler dans les rangs,
|
195
|
» Et, si les
Dieux encor fécondent sa furie,
» Au fer de
ce Vainqueur dérober notre vie.
» Montez, &
choisissez les rênes ou le dard ;
» Combattez
ce Guerrier, ou conduisez mon char. »
« CES
coursiers généreux que vous fûtes instruire,
|
200
|
» Prince,
c'est à vos mains qu'il sied de les conduire ;
» A ma voix
inconnue ils obéiraient mal :
»
C'est à moi
de lancer le javelot fatal. »
PANDARUS
dit & monte ; ils volent dans la plaine.
Ainsi qu'un
même char, même ardeur les entraîne.
|
205
|
Vers le fils
de Tydée ils dirigent leurs pas.
Sthénélus
qui les vit, ne les méconnut pas ;
Il frémit à
leur vue, & d'une voix rapide ;
« Diomède,
où vous porte une ardeur intrépide,
» Vous dont
les jours sont chers au cœur de Sthénélus ?
|
210
|
» Voyez-vous
ces Guerriers, c'est le fils de Vénus,
« C'est Énée
& le Chef des bandes de Lycie ;
» Ils
viennent contre vous signaler leur furie,
» N'exposez
pas vos jours à des périls si grands,
»
Montez sur
votre char & rentrez dans nos rangs. »
|
215
|
MAIS le
Héros sur lui fixant un œil de flamme :
« Éloigne un
vain conseil indigne de mon âme.
» Moi, fuir,
& n'écouter qu'une lâche terreur,
» Quand
Pallas m'a rendu ma première vigueur !
» Je vole
au-devant d'eux, & leur mort est certaine ;
|
220
|
» L'un d'eux
pourra du moins ensanglanter la plaine.
» Écoute,
Sthénélus : si Pallas, en ces lieux,
» Fait
tomber sous mon bras ce couple ambitieux,
» Abandonne
mon char, vole aux coursiers d'Énée
» Noble prix
des combats d'une telle journée;
|
225
|
» Ces
coursiers si fameux (7), que jamais le Soleil
» Ne put
dans l'Univers découvrir leur pareil,
» Nés en
secret de ceux que le Dieu du tonnerre
Donna pour
Ganymède à son malheureux père. »
IL DIT ;
le char arrive : « Audacieux Guerrier,
|
230
|
» S'écria
Pandarus levant son bras altier,
»
Puisqu'enfin contre toi la flèche est sans puissance
» Diomède,
essayons le pouvoir de ma lance. »
EN
achevant ces mots, le javelot d'airain
Vole au fils
de Tydée & va frapper son sein
|
235
|
Perce le
bouclier, s'arrête à la cuirasse ;
Mais
Pandarus, trompé par son aveugle audace
Croit de son
adversaire avoir percé le coeur,
Et poussant
un grand cri : « Redoutable Vainqueur,
« Ma lance
cette sois a mieux servi ma haine ;
|
240
|
» Ma gloire
est assurée, & ta mort est certaine. »
« NON,
non, dit le Héros, tranquille & sans effroi,
» Ton foible
javelot est encor loin de moi ;
» Mais sur
l'un de vous deux, ma main plus fortunée
»Assouvira
de Mars la fureur acharnée. »
|
245
|
LE TRAIT
vole, & Pallas en dirige l'essor.
Il atteint
Pandarus qui triomphoit encor (8),
Et sur son
front brillant d'une insolente joie,
Élargit pour
la mort une profonde voie,
Coupe sa
langue vaine, & lui brisant les dents,
|
250
|
Le couvre
d'un sang noir qui s'échappe en torrens,
Il tombe.
Sur son corps ses armes retentissent,
Et du bruit
de l'airain les deux coursiers frémissent.
Mais Énée,
aussitôt de son char descendu (9),
Défend ce
corps sanglant sur la poudre étendu.
|
255
|
Couvert d'un
bouclier, au Soldat qui s'avance,
Avec des
cris affreux il présente sa lance ;
C'est un
lion ardent, qu'on ne peut approcher.
Diomède
saisit un éclat de rocher,
Qu'aujourd'hui deux mortels soulèveroient à peine
|
260
|
Seul, il le
fait voler : sa fureur n'est pas vaine,
La pierre
frappe Énée, &, déchirant son flanc,
Brise l'os &
les nerfs, & se teint de son sang.
Sur ses
genoux il tombe, &, fermant la paupière ?
D'une
pesante main il soule la poussière.
|
265
|
ÉNÉE
alloit périr, si la belle Cyprîs
N'eût dans
son sein d'albâtre enveloppé son fils ;
Contre les
traits des Grecs la Déesse tremblante
Oppose les
longs plis de sa robe brillante ;
Elle
l'enlève enfin & court sauver les jours
|
270
|
Du gage
unique & cher de ses tendres amours
CEPENDANT à l'écart le fils de Capanée (10)
Pousse son
char, l'arrête, & vole au char d'Énée ;
Il saisit
ses coursiers, &, laissant les combats,
Déipyle aux
vaisseaux va conduire leurs pas.
|
275
|
Par un
heureux accord d'esprit, de caractère (11),
Ces deux
Guerriers s'aimoient d'une amitié sincère.
Sthénélus
reprenant son char qu'il a quitté,
Atteint &
fuit de près Diomède irrité,
Qui la lance
à la main, redoublant son audace,
|
280
|
De Vénus
fugitive ose assaillir la trace.
Elle fuit.
Ce n'est point de ces Divinités
Qui règnent
dans l'horreur des champs ensanglantés,
Que le
carnage suit, que la gloire environne ;
Ce n'étoit
ni Pallas, ni l'horrible Bellonne ;
|
285
|
Il le voit,
& courant sur des monceaux de morts,
Joint la
tendre Cypris, redouble ses efforts ;
Furieux, il
lui lance un javelot funeste.
L'airain
perce les plis du vêtement céleste,
Ces voiles
immortels par les Grâces tissus,
|
290
|
Et fait
couler du sang de la main de Vénus (12),
De ce sang
généreux, qui, nourri d'ambroisie,
Donne aux
Dieux fortunés une éternelle vie (13).
La Déesse, à
grands cris, abandonne son fils.
Mais Phœbus
le dérobe aux traits des ennemis :
|
295
|
Tandis que,
d'une voix terrible & menaçante,
Diomède
insultoit la Déesse tremblante.
« FUIS
des champs de l'honneur, & quitte les combats,
» Fille de
Jupiter : ne te suffit-il pas
» De
soumettre à tes loix des femmes sans défense ?
|
300
|
» Instruite
désormais de ta molle impuissance,
» Qu'au seul
nom de la guerre, au seul brait de l'airain,
»
L'épouvante & l'horreur fassent frémir ton sein. »
IL DIT,
& Vénus fuit. La douleur qui la presse
De son
timide cœur accable la foiblesse ;
|
305
|
Sa beauté se
ternit, & pour aider ses pas,
La diligente
Iris la soutient dans ses bras.
Vénus va
trouver Mars, qui, non loin du carnage,
Reposoit sur
son char entouré d'un nuage,
Se prosterne
à ses pieds & l'implore à grands cris.
|
310
|
« O MON
frère, dit-elle, o vous que je chéris,
« Prêtez-moi
vos coursiers, je vais quitter la Terre,
» Je suis,
je suis blessée: un homme sanguinaire,
» Diomède, a
sur moi lancé l'horrible acier.
» Jupiter n'auroit
rien qu'il n'osât défier. »
|
315
|
MARS se
rend à ses vœux en partageant ses peines.
Vénus monte
le char, Iris saisit les rênes.
Dociles à sa
voix, les coursiers à l'instant
Arrivent au
sommet de ce mont éclatant,
Où Jupiter
choisit sa demeure éternelle.
|
320
|
Iris met
devant eux la pâture immortelle,
L'ambroisie,
aliment de la Divinité,
Et soulage
leurs flancs du joug qu'ils ont porté.
Vénus court
se jeter dans les bras de sa mère.
SENSIBLE
à la douleur d'une fille si chère,
|
325
|
Dioné l'embrassant : « Ma fille, qui des Dieux
» A pu
causer les pleurs que versent vos beaux yeux ! »
« JE
VOULOIS du combat sauver mon cher Énée ,
» Diomède en
fureur ne m'a point épargnée,
» Il m'a
blessée. Ainsi, dans leurs transports nouveaux,
|
330
|
» Les Grecs
ne veulent plus que des Dieux pour rivaux.
« MA
FILLE, il faut souffrir ; & ce Ciel où nous sommes,
» Ne nous
garantit pas de l'audace des hommes
» Mars
souffrit (14); enchaîné par un couple inhumain
(15),
» Il languit
treize mois dans des prisons d'airain,
|
335
|
» Et ne dut
son salut qu'aux faveurs de Mercure,
» Qu'Éribée
appela pour venger son injure.
» Junon
souffrit, alors que d'un trait acéré,
» Par
Hercule en courroux, son sein sût déchiré,
« Pluton
souffrit aussi, quand la rive infernale
|
340
|
» Vit ce
Héros sur lui lever sa main fatale ;
» Il monta
vers les Cieux, traînant encor l'airain
» Dont
l'insolent Alcide avoit percé son sein ;
» Mais Paeon
le guérit. Malheur au cœur perside,
» Qui ne
voit, qui ne fuit, que sa rage pour guide !
|
345
|
» Il croit
braver les Dieux avec impunité.
« Tel est ce
fier mortel contre vous suscité.
« Imprudent
! il ignore, en sa fougueuse ivresse,
» Que
l'ennemi des Dieux n'atteint pas la vieillesse,
» Et ne
reverra point, au retour des combats,
|
350
|
» Ses fils
sur ses genoux le presser dans leurs bras
(16).
» Crains,
insolent Guerrier, crains, malgré ton courage,
» De trouver
ton vainqueur dans les champs du carnage ;
» Crains
qu'un jour ton épouse, en ses regrets affreux,
» N'éveille
ses voisins par des cris douloureux,
|
355
|
» Et,
troublant de la Nuit les paisibles ténèbres,
» Ne te
demande en vain à ses Échos funèbres. »
A CES
mots, qui déjà soulagent ses esprits,
Dioné dans
ses mains prend la main de Cypris,
En étanche
le sang, & fermant la blessure,
|
360
|
De son cœur
qui soupire, appaise le murmure.
MAIS
Pallas & Junon au céleste Palais,
Arrêtant sur
Vénus leurs regards satisfaits,
Des maux
qu'elle a soufferts jouissoient en silence :
Quand
Pallas, employant une adroite éloquence,
|
365
|
Voulut
contre Cypris animer Jupiter.
« NE me
reprochez point un discours trop amer (17),
» Père des
Immortels ; pour ces Troyens qu'elle aime
» Vénus
vient d'éprouver une douleur extrême.
» Elle
vouloit, sans doute, engager sous leurs loix
|
370
|
» Quelque
nouvelle Hélène indocile à sa voix ;
» Et quand
sa belle main la flatte & la caresse,
»Contre une
agraffe d'or l'imprudente se blesse. »
JUPITER
à ces mots répond par un souris ;
Il appelle
Vénus, & flattant ses esprits:
|
375
|
« POUR
les exploits sanglans tu n'es point destinée,
» Ma fille ;
aux seuls combats que chérit l'Hymenée
» Vas
chercher ton triomphe & des plaisirs nouveaux;
»Laisse à
Minerve, à Mars, les belliqueux travaux. »
CEPENDANT d'une main au combat acharnée,
|
380
|
Diomède
en fureur poursuit encore Énée.
Il connoît
qu'Apollon combat pour ce Guerrier;
Mais un
Dieu, quel qu'il soit, n'est pour son cœur altier
Qu'un ennemi
de plus, qu'un rival ordinaire.
Il redouble
sa force, & brûlant de colère,
|
385
|
Par trois
fois sur Énée il fond le glaive en main,
Trois fois
Phoebus frappa son bouclier d'airain.
Diomède
résiste, & s'élance en furie ;
Quand, d'un
ton effrayant, le Dieu du jour s'écrie :
« ARRÊTE,
Diomède, arrête, homme orgueilleux,
|
390
|
» Et crains
de t'égaler aux Habitans des Cieux. ?
»
Qu'ont de
commun les Dieux assis près du tonnerre
» Avec ces
vils humains qui rampent sur la Terre (18) ?
A CETTE
voix terrible, à ces sons menaçans,
Diomède
étonné se retire à pas lents ;
|
395
|
Et le Dieu
profitant du trouble de son ame,
Enlève &
porte Énée aux remparts de Pergame,
Le cache
dans son temple en un secret réduit.
Soudain
Diane y vole, & Latone la suit :
Leur soin
console Énée & guérit sa blessure.
|
400
|
Mais d'un
phantôme vain la subite imposture,
Qu'Apollon
vient offrir aux yeux des Combattans,
Fait voir le
fils d'Anchise étendu dans leurs rangs.
Il en a tous
les traits, la stature & les armes.
La rage à
ses côtés redouble les alarmes ;
|
405
|
L'airain
frappe l'airain, les larges boucliers
Retentissent
brisés sur le sein des Guerriers.
ALORS
vers le Dieu Mars, Phoebus en diligence
Accourt, &
par ces mots anime sa vengeance.
« MARS,
Mars, Dieu destructeur des hommes & des tours,
|
410
|
» Veux-tu
long-temps encor laisser un libre cours
» Aux
exploits d'un Guerrier dont le bras téméraire,
» Armé
contre le Ciel, attaqueroit mon père
» Il a
blessé Vénus, & ce Grec insolent
» A levé sur
moi-même un javelot sanglant. »
|
415
|
IL SE
TAIT, & s'assied sur les remparts de Troie.
Aussitôt le
Dieu Mars, à sa fureur en proie,
Descend vers
le Scamandre, & marche à pas pressés
Parmi les
Bataillons des Troyens dispersés ;
Sous les
traits d'Acamas, un des Chefs de la Thrace,
|
420
|
Il réveille
en leurs cœurs une héroïque audace,
Et des fils
de Priam échauffe la valeur.
«
JUSQU’A quand, fils de Rois, sous le fer du vainqueur,
»
Laisserez-vous encore expirer vos cohortes !
»
Attendez-vous qu'enfin les Grecs soient à vos portes
|
425
|
» L'ami,
l'égal d'Hector, Énée est renversé ;
» Et vous
l'abandonnez aux bras qui l'ont percé ! »
A CES
accens de Mars, on s'anime, on s'agite ;
Le vaillant
Sarpédon, que ce reproche irrite,
S'enflamme,
& va d'Hector aiguillonner l'honneur.
|
430
|
«
HECTOR, qu'avez-vous sait de votre ancienne ardeur (19)
» Sans
secours, disiez-vous, & seul avec vos frères,
» Vous
deviez conserver l'Empire de vos Pères.
» Cependant
où sont-ils ces Héros si vaillans !
» Ils ont
tous disparu, confondus & tremblans,
|
435
|
» Comme aux
yeux d'un lion une meute timide.
» Et nous,
que sur ces bords nul intérêt ne guide,
» Nous
étrangers ici, nous combattons pour eux !
» C'est pour
eux que, laissant des climats plus heureux,
» Un fils
encore enfant, une épouse chérie,
|
440 |
» Je viens
au sort de Mars abandonner ma vie ;
» Contre vos
ennemis j'anime mes Soldats :
» Et vous,
que tant d'objets appellent aux combats,
» Vous, qui
devez défendre & vos fils & vos femmes,
» Vous voyez
du Destin les rigoureuses trames,
|
445 |
» Comme un
filet fatal enveloppant vos jours,
» Presser de
tous côtés vos remparts & vos tours,
» Et vous
osez en paix attendre vos disgrâces !
»
Éveillez-vous, Hector, &, laissant les menaces,
» Nuit &
jour, à nos pieds, venez nous engager
|
450 |
De combattre
pour vous & de vous protéger (20),
A CE
discours amer qui déchire son ame,
Le généreux
Hector & s'indigne & s'enflamme,
Hors de son
char s'élance, &, secouant ses dards,
Ranime ses
Guerriers du feu de ses regards,
|
455 |
Arrête les
fuyards dispersés dans la plaine,
Les guide, &
sur ses pas au combat les ramène,
L'ennemi se
rassemble & les attend sans peur.
QUAND la
blonde Cérés, par les mains du Vanneur,
Sépare le
froment de la paille légère ;
|
460 |
Au souffle
des Zéphyrs, qui blanchissent son aire,
La poudre
vole : ainsi, sous les pieds des coursiers,
La poussière
s'élève & blanchit les Guerriers.
Mars, le
terrible Mars, aux Troyens favorable,
Couvre les
Combattans d'une nuit effroyable,
|
465 |
En cent
lieux à la fois appesantit son bras,
Et fait
sentir aux Grecs l'absence de Pallas.
ÉNÉE
entend la voix de ce Dieu qui l'appelle ;
Il s'élance
aussitôt du lieu qui le recèle,
Et,
s'offrant plein de vie à ses Soldats surpris,
|
470 |
D'espérance
& de joie enflamme leurs esprits.
Chacun
d'eux, pour le voir, veut voler sur sa trace.
Mais au soin
des combats tout autre soin fait place ;
Tant Phébus
en courroux, & l'implacable Mars,
Et la
Discorde en feu règnent de toutes parts.
|
475 |
CEPENDANT les Ajax, Ulysse & Diomède,
Font passer
dans leur camp l'ardeur qui les possède :
Par la voix
de ces Chefs les Soldats rassurés,
Opposent
leur valeur à ces Dieux conjurés,
Et bravant
des Troyens les efforts inutiles,
|
480 |
En
bataillons rangés demeurent immobiles ;
Tels qu'un
nuage épais fixé par Jupiter
Sur le
sommet des monts, dans le calme de l'air,
Tandis que
l'Aquilon, ce fier tyran des ondes,
Dort avec
ses pareils dans ses priions profondes.
|
485 |
ON
entendoit tonner la voix d'Agamemnon :
« Soyez
hommes, amis, & dignes de ce nom ;
»
Respectez-vous l'un l'autre en servant la patrie.
» Qui fait
se respecter (21), sait défendre sa vie :
»Le lâche
perd ensemble & la gloire & ses jours. »
|
490 |
IL DIT,
& du carnage il ranime le cours.
Son dard de
Déicon déchire les entrailles ;
Héros des
Phrygiens, appui de leurs murailles,
Fidèle ami
d'Énée, il tombe au rang des morts,
Et l'armure
d'airain retentit sur son corps.
|
495 |
MAIS
Énée attaquant les petits-fils d'Alphée ,
Vient
signaler son bras par un double trophée ;
Deux fils de
Dioclès, Orsiloque & Créton,
Expirent
sous ses coups dans les champs d'Ilion.
Tels que
deux lionceaux allaités par leur mère,
|
500 |
Nourris au
fond des bois dans un même repaire,
Vont
chercher leur pâture, &, bravant les dangers,
Égorgent les
troupeaux, déchirent les bergers,
Jusqu'au
jour où la main des chasseurs intrépides
D'un airain
aiguisé perce leurs flancs avides :
|
505 |
Tels sous la
main d'Énée expirent ces Guerriers.
Ces deux
frères, pareils à deux grands peupliers,
Par le fer
abattus, sont couchés sur le sable.
Ménélas en
pitié voit leur sort déplorable ;
Il court
levant son dard, plein d'une aveugle ardeur,
|
510 |
Que le
perfide Mars allume dans son cœur.
Ce Dieu veut
le livrer à la fureur d'Énée.
Mais le fils
de Nestor veille à sa destinée ;
Il marche à
ses côtés, & d'un grand bouclier,
Il le
couvre, de peur qu'un airain meurtrier,
|
515 |
Mettant les
Grecs en deuil, ne trompe leur vengeance
Énée,
épouvanté du péril qui s'avance,
Cède à ces
deux Héros les cadavres glacés
Des deux
fameux Guerriers que sa lance a percés.
MÉNÉLAS
porte ailleurs la fureur qui l'entraîne :
|
520 |
Il frappe, &
de sa pique il abat Pylaemène,
Pylaemène de
Mars le rival redouté.
Mydon, qui
conduisoit son char ensanglanté,
Détourne les
coursiers & veut hâter sa fuite ;
Mais le fils
de Nestor sur lui se précipite,
|
525 |
Et d'un
caillou pesant, offert par le hasard,
Frappe &
brise la main dont il conduit le char.
La pourpre
de son sang teint les rênes d'ivoire.
Antiloque
soudain consommant sa victoire,
Perce d'un
glaive aigu le front de ce Héros.
|
530 |
Tel qu'un
léger plongeur s'élance dans les flots
Tel Mydon de
son char plonge dans la poussière ;
La poussière
engloutit son front, sa tête entière :
Ses bras
foulent la terre, & son corps palpitant
Reste encore
appuyé contre le char sanglant ;
|
535 |
Mais bientôt
son cadavre est couché sur l'arène
Par l'élan
des coursiers que le vainqueur emmène.
A CE spectacle, Hector (22), poussant d'horribles cris.
Accourt ; &
ses Guerriers, de même ardeur épris,
Se forment
en phalange, & volent sur sa trace.
|
540 |
Bellone & le
Dieu Mars animent leur audace :
Bellone
offre à leurs yeux l'aiguillon des combats ;
Mars,
agitant son dard, précipite leurs pas,
Il vole
autour d'Hector, le suit, ou le précède.
CE
cortège sanglant fait frémir Diomède :
|
545 |
Ainsi qu'un
montagnard, descendu dans les champs,
En sa route
égaré, suspend ses pas tremblans
Sur le bord
d'un torrent qui coule, écume & gronde ;
Il fixe ses
regards sur la rive profonde,
Il recule &
frémit : tel ce vaillant Héros
|
550 |
Se retire à
pas lents devant ces fiers rivaux.
« VOUS
voyez cet Hector, que l'horreur environne ;
» Son
courage, dit-il, n'a plus rien qui m'étonne,
» Amis, &
quelque Dieu veille sur ce Guerrier,
» Pour
détourner les coups de l'homicide acier.
|
555 |
» Sous les
traits d'un mortel, c'est le Dieu de la guerre,
» Qui
soutient aujourd'hui son ardeur meurtrière.
» Cédons aux
Immortels, mais, aux seuls Dieux soumis,
» Cédons, le
front tourné vers ces fiers ennemis. »
IL DIT,
& les Troyens attaquent sa phalange.
|
560 |
Du sang
qu'ils ont perdu, le bras d'Hector les venge ;
Deux Héros à
la fois expirent sous ses coups.
Désolé de
leur perte, enflammé de courroux,
L'impétueux
Ajax sur les Troyens s'élance
Au-devant
d'Amphius, qu'il perce de sa lance.
|
565 |
L'opulent
Amphius, sur des morts entassés,
Périt loin
des trésors par ses mains amassés ;
Il tombe en
gémissant. Son vainqueur intrépide,
Déjà sur sa
dépouille étend un bras avide ;
Mais, des
traits ennemis pressé de toute part,
|
570 |
De ce corps
palpitant il retire son dard,
Et, tout
vaillant qu'il est, tout fier, tout indomptable,
Cède, mais
en Héros, au nombre qui l'accable.
AINSI
régnoit la mort dans les champs d'Ilion,
Quand le
fier Tlépolème attaqua Sarpédon.
|
575 |
Tlépolème,
le fils du valeureux Alcide,
S'avançoit,
entraîné par un Destin perfide.
Jupiter dans
les Cieux, sur un nuage assis,
Voyoit son
fils marcher contre son petit-fils.
« QUE
fais-tu, Sarpédon, s'écria Tlépolème
|
580 |
» Sors, &
rougis enfin de ta frayeur extrême.
» Non, tu
n'es pas le fils du Souverain des Dieux ?
» Les fils
de Jupiter, au temps de nos aïeux,
» Par des
exploits que n'ose imiter ta vaillance,
» Aux yeux
de l'Univers, confirmoient leur naissance,
|
585 |
» Tel fut
jadis mon père, Hercule, ce Héros,
» Dont la
Terre admira l'audace & les travaux,
» Qui,
presque sans secours, abordant ce rivage,
» Dans les
murs d'Ilion vint porter le ravage
» Ton cœur
est sans vertu ; ton Peuple abandonné
|
590 |
» Périt
autour de toi, par le fer moissonné.
» Mais que
pourroit ton bras pour tes foibles cohortes,
Quand du
sombre Pluton je vais t'ouvrir les portes ? »
« TOUT
l'Univers le sait, répondit Sarpédon ;
» Hercule
courroucé punit Laomédon,
|
595 |
» Qui
trahissant sa foi retenoit le salaire (23) ?
» Dont il
avoit flatté la valeur de ton père.
» Mais,
ainsi qu'il punit ce Troyen orgueilleux,
» Ma lance
abaissera ton front impérieux ;
» Et je
vais, signalant la gloire qui m'enflamme,
|
600 |
» Au séjour
de Pluton précipiter ton ame. »
AINSI
parloit le fils du puissant Jupiter.
Leurs dards,
au même temps, sont soudain siffler l'air,
La main de
Sarpédon, plus heureuse ou plus sure,
Porte au
fier Tlépolème une horrible blessure.
|
605 |
L'airain a
déchiré l'organe de sa voix ;
Il tombe, &
du trépas subit les tristes loix.
Sarpédon est
atteint par la pique ennemie,
Mais le Père
des Dieux a protégé sa vie.
Ses fidèles
Guerriers l'emportent dans leurs bras ;
|
610 |
Ils courent,
sa blessure accroît à chaque pas ;
Ardens à le
sauver, aucun d'eux ne retire
De son flanc
épuisé le dard qui le déchire,
Tant les
dangers pressans dont ils sont entourés,
Laissent peu
de loisir à leurs sens égarés.
|
615 |
DE LEUR
côté les Grecs enlèvent Tlépolème :
Ulysse
l'aperçoit ; pour ce Héros qu'il aime,
La Vengeance
l'anime, elle enflamme son cœur.
Il hésite,
il consulte, en sa bouillante ardeur,
S'il doit de
Sarpédon traverser la retraite,
|
620 |
Ou des fiers
Lyciens avancer la défaite.
Mais le Sort
ne veut pas que ses vaillantes mains,
Du fils de
Jupiter consomment les destins.
Pallas lui
montre enfin quel sang il doit répandre.
Il frappe,
on voit tomber Cœranius, Alcandre,
|
625 |
Noëmon,
Prytanis, Chromius, Alastor ;
Mille autres
périssoient ; mais le vaillant Hector
Fit briller
dans les rangs son armure éclatante,
Il s'avance,
& les Grecs sont frappés d'épouvante.
Sarpédon,
demi-mort, le vit d'un œil content.
|
630 |
«
DELIVREZ-MOI, dit-il, du Destin qui m'attend ;
» Faites que
du Vainqueur je ne sois point la proie,
» Hector, &
que du moins j'expire au sein de Troie,
» Puisque,
prêt à mourir, il ne m'est plus permis
» D'aspirer
à revoir & ma femme & mon fils. »
|
635 |
IL DIT
; Hector se tait, mais sa rage étincelle
(24);
Il vole à la
vengeance où son grand cœur l'appelle ;
Il attaque,
il renverse, &, comme un tourbillon,
Il dissipe
les Grecs qui pressoient Sarpédon.
Loin des
lieux du carnage, à l'ombre d'un vieux chêne,
|
640 |
Les Lyciens
en pleurs l'étendent sur l'arène.
Pélagon, son
ami, sur leurs pas empressé,
Vient
arracher le trait dans ses chairs enfoncé ;
Son ame
semble fuir : un livide nuage
Obscurcit sa
paupière & glace son visage ;
|
645 |
Mais d'un
vent frais & doux les secours bienfaisans
Le rendent à
la vie, & raniment ses sens.
ASSAILLIS par Hector, par le Dieu de la Thrace,
Les Grecs ne
fuyoient point ; pleins d'une noble audace,
Ils sont de
leur retraite un combat glorieux,
|
650 |
Où les
vaincus sembloient ne le céder qu'aux Dieux.
Mars, & le
fier Troyen, de leur main foudroyante,
Entassoient
les Guerriers sur la terre sanglante,
Quand Junon
indignée anime ainsi Pallas :
« NOUS
aurons donc en vain promis à Ménélas,
|
655 |
» Dit-elle,
de lui rendre une épouse infidèle,
» Et de
briser ces murs où Paris la recèle,
» Si,
laissant le Dieu Mars assouvir ses fureurs,
» Désormais
la vengeance est muette en nos cœurs. »
LA
DÉESSE livrée aux conseils de la Haine,
|
660 |
Amène ses
coursiers sur la céleste plaine.
Hébé, qui
seule aux Dieux peut verser le Nectar,
Des deux
Divinités vient apprêter le char,
Et place aux
deux côtés, d'une main diligente,
Sur un axe
de fer une roue éclatante ;
|
665 |
Par un
cercle doré les rayons sont pressés (25)
Vers le
moyeu d'argent qui les tient enchâssés.
Des liens,
tissus d'or & d'un argent ductile,
S'étendent
mollement sous le siége mobile ;
En deux
ceintres égaux le char est arrondi,
|
670 |
Et le timon
d'argent porte un joug d'or poli.
IL EST
prêt à franchir les voûtes éthérées.
Junon à ses
coursiers met des rênes dorées :
Son cœur ne
respirant que la guerre & le sang,
Ne trouve
plus de soins indignes de son rang.
|
675 |
MAIS
Pallas dépouilloit sa robe éblouissante,
Chef-d'œuvre
que jadis forma là main savante ;
Ses habits
détachés, tombant en cent replis,
Couvrent de
pourpre & d'or le céleste lambris.
Elle revêt
soudain cet appareil de guerre
|
680 |
Dont son
père est armé, quand il tient le tonnerre.
Son cœur
impatient brûle pour les combats :
De la
terrible Égide elle couvre son bras,
L'Égide où
la Mort règne, & que l'Effroi couronne ;
La Discorde,
l'Horreur, la tête de Gorgone,
|
685 |
Cette tête
effrayante, & ses hideux serpens,
Sont de ce
bouclier les affreux ornemens.
Sur son
front immortel la Déesse guerrière
Pose son
casque d'or, éclatant de lumière ;
Ce casque à
cent cités eût servi de rempart (26).
|
690 |
La Déesse
aussitôt s'élance sur le char,
S'assied
près de Junon, & tient en main sa lance,
Cette lance
pesante, infatigable, immense,
Qui, dans
des jours de sang, moissonne les Guerriers.
Junon
conduit le char & presse les coursiers.
|
695 |
Soudain les
portes d'or des célestes demeures
S'ouvrent en
mugissant, & préviennent les Heures,
Ces Nymphes
que le Sort établit dans ces lieux
Pour ouvrir
& fermer la barrière des Cieux.
Le char
vole, s'élève & dirige sa route
|
700 |
Au plus haut
de l'Olympe, à l'éternelle voûte,
Où, loin des
autres Dieux, l'auguste fils du Temps,
Assis, pèse
en secret ses desseins importans.
Là de ses
fiers coursiers Junon retient les rênes,
Et porte au
pied du thrône & sa plainte & ses peines.
|
705 |
« PÈRE
des Immortels, vois-tu, sans t'indigner,
»
L'inexorable Mars dans le sang se baigner.
» Si le
nombre & le rang des Héros qu'il moissonne
» Ne peuvent
t'émouvoir sur ton paisible thrône ;
» Pour moi,
trop de douleur accable mes esprits
|
710 |
» Quand je
vois triompher Apollon & Cypris,
» Applaudir
avec joie, animer au carnage
» Ce cruel
insensé qui ne luit que là rage,
» Qui brave
ta justice, & foule aux pieds ta loi.
» Dieu
puissant, pourrois-tu t'irriter contre moi,
|
715 |
» Si j'allois
du combat chasser ce Dieu perfide ? »
« ALLEZ,
dit Jupiter (27), que Minerve vous guide ;
» Elle seule
connoît le plus puissant des arts,
» L'art
d'enchaîner la guerre & de subjuguer Mars. «
LA
Déesse obéit. Ses coursiers qu'elle presse,
|
720 |
Au gré de
ses transports, redoublent leur vitesse.
Ils
franchissent d'un vol l'intervalle ignoré
Qui sépare
la Terre & le Ciel azuré.
Autant du
haut d'un mont, qui le perd dans la nue,
Un homme sur
les mers peut déployer là vue,
|
725 |
Autant les
deux coursiers traversant l'Univers (28),
Déployoient
leurs élans dans les plaines des airs.
Soudain le
char descend sur la rive féconde
Qui voit le
Simoïs au Xanthe unir son onde,
Il s'arrête,
& Junon d'un voile ténébreux
|
730 |
Environne ce
char, le cache à tous les yeux ;
Tandis que
les coursiers vont paître i'ambroisie,
Dont le
Xanthe autour d'eux couronne la prairie.
VERS les
champs qu'ensanglante un combat trop fatal,
Les deux
Divinités alloient d'un vol égal,
|
735 |
Telles qu'on
voit planer des colombes rapides ;
Elles vont
secourir leurs bandes intrépides,
Et trouvent
Diomède entouré de Guerriers,
Pareils à
des lions ou d'affreux sangliers,
Qui, de sang
altérés, & tout couverts d'écume,
|
740 |
Ne peuvent
étancher la sois qui les consume.
Junon
s'arrête & crie. Elle avoit pris soudain
La taille de
Stentor, son air, là voix d'airain,
Cette voix
dont le bruit faisoit trembler la plaine,
Et que
cinquante voix égaieraient à peine.
|
745 |
« O honte de la Grèce! o Peuple sans honneur !
» Guerriers,
dont la beauté remplace la valeur ;
» Tant
qu'Achille guida vos timides cohortes,
» Jamais
notre ennemi n'osa franchir ses portes :
»
Aujourd'hui ces Troyens, avides de combats,
|
750 |
» Jusque
dans vos vaisseaux vont porter le trépas. »
ELLE
échauffoit ainsi leur ame intimidée,
Quand
l'ardente Pallas vole au fils de Tydée.
Diomède, à
l'écart, & dans son char assis,
Donnoit
quelque repos à ses sens affoiblis ;
|
755 |
De sueur
épuisé sous sa pesante armure,
Il étanchoit
le sang que versoit sa blessure.
MINERVE
de sa main pressant le joug doré :
« Quoi ! le
sang de Tydée a donc dégénéré
» Dit-elle,
la beauté ne sut pas son partage,
|
760 |
» Mais son
ame brûla d'un généreux courage.
» Un jour,
maigre moi-même, en un brillant festin,
» Il osa
défier tout le peuple Thébain ;
» Et, loin
d'humilier sa désobéissance,
» Ma
secourable main couronna sa vaillance.
|
765 |
» Et vous,
indigne objet de mes soins superflus,
» Vous,
qu'entre tous les Grecs mon cœur chérit le plus,
»
Lorsqu'aux nobles combats j'excite votre audace,
» Le travail
vous abat & la crainte vous glace !
» Le fils du
grand Tydée a dû lui ressembler,
|
770 |
» Vous
n'êtes point son fils, vous qu'on a fait trembler.
« MON
cœur, dit le Héros, ne peut vous méconnoitre,
» Déesse, &
devant vous ne craint point de paroître
» Votre
ordre, & non la peur a détourné mes pas.
» S'il ne
m'est point permis de mesurer mon bras
|
775 |
» Contre ces
Dieux cruels qu'attiré ici la guerre ;
» Si la
seule Vénus peut sentir ma colère ;
» Je cède &
quitte enfin d'inutiles hasards :
»
A sa rage, à
ses coups, j'ai connu le Dieu Mars.
« PRINCE, cher à mon cœur, répliqua la Déesse,
|
780 |
» Je viens
vous secourir, comptez sur ma tendresse.
» Ne
craignez désormais ni Mars, ni tous les Dieux ;
» Approchez,
combattez, frappez ce furieux,
» Ce fléau
des humains, cet insensé volage,
» Qui dans
les deux partis a promené sa rage,
|
785 |
» Qui contre
les Troyens dut combattre avec moi,
»
Qui les sert
contre nous & me manque de foi. »
ELLE
dit, & soudain Sthénélus qu'elle entraîne,
Loin du char
qu'il conduit, s'élance sur l'arène.
Pallas monte
à sa place à côté du Héros.
|
790 |
L'essieu
plie & gémit sous ces deux grands fardeaux.
Vers le Dieu
des combats la prudente Déesse
Dirige les
coursiers, les anime, les presse ;
Elle vole,
elle arrive au moment où son bras
Frappoit
d'un coup mortel le géant Périphas,
|
795 |
Pour dérober
à Mars le combat qu'elle apprête,
Du casque de
Pluton elle a chargé sa tête.
Ce Dieu voit
Diomède, &, de rage éperdu,
Il laisse
Périphas à ses pieds étendu,
Au-dessus
des coursiers de ce char qui s'avance,
|
800 |
A ce hardi
Guerrier il adresse sa lance.
Mais Pallas
aussitôt d'une invisible main,
Saisit &
jette au loin le redoutable airain.
Le Grec
frappe à son tour, la Déesse le guide ;
Sa main vers
le Dieu Mars conduit la lance avide,
|
805 |
Et, d'un
coup furieux,- lui déchirant le flanc,
En retire
aussitôt l'airain baigné de sang.
Mars s'écrie
& mugit autant que deux armées,
Qui marchent
au combat par la rage animées.
Les Troyens
& les Grecs en sont glacés de peur,
|
810 |
TELLE en
des jours brulans, une obscure vapeur
Précède
l'ouragan dans la plaine éthérée,
Tel parut le
Dieu Mars fuyant vers l'Empirée ;
Honteux,
enveloppé dans un nuage épais,
Il vole,
plein de rage, au céleste palais,
|
815 |
S'assied au
pied du Trône, &, montrant sa blessure,
Adresse à
Jupiter un orgueilleux murmure.
«
PEUX-TU voir sans frémir ces funestes combats,
» Que se
livrent les Dieux pour des humains ingrats,
»
Quand c'est toi, Dieu puissant, que ce désordre accuse !
|
820 |
» De ton
cœur paternel la tendresse t'abuse
» Pour
une fille indigne, & qui, bravant ta loi,
»
Insulte à tous les Dieux prosternés devant toi.
»
C'est elle, c'est Pallas, qui, dans cette journée,
»
Souffla sur Diomède une ardeur forcenée ;
|
825 |
» Il a
blessé Vénus, &, comblant ses forfaits,
» Contre
moi-même enfin il a lancé ses traits.
» Si mon
agilité n'eût hâté ma retraite,
» Sais-je à
quelles horreurs me livroit ma défaite ? »
MAIS le
père des Dieux baissant ses noirs sourcils :
|
830 |
«
Épargne-moi, dit-il, tes plaintes & tes cris ;
» Entre les
habitans de l'Empire céleste,
» Cruel,
c'est toi sur-tout que mon ame déteste.
» Sans cesse
la Discorde & les sanglans Hasards
» Flattent
ton cœur féroce, & charment tes regards,
|
835 |
» De
l'altière Junon, de ta superbe mère,
»
Tu n'as que
trop sucé le bouillant caractère.
Mais
trop heureux encor de lui devoir le jour,
» La Nature
en mon sein pour toi parle à son tour ;
» A guérir
tes douleurs ses cris me sollicitent.
|
840 |
» Sans elle,
au fond du gouffre où les Titans habitent,
» Pour
délivrer les Dieux de ta férocité,
»
Ma main
depuis long temps t'auroit précipité.
IL DIT ;
Paeon accourt à sa voix souveraine,
Et de Mars
gémissant vient soulager la peine.
|
845 |
Il applique
avec soin ces secrets immortels
Dont il
charme à l’instant les maux les plus cruels ;
Il délivre
le Dieu des tourmens qu'il endure,
Rend la paix
à son coeur & ferme sa blessure,
Comme un
lait apprêté par un suc étranger
|
850 |
S'épaissit
sous la main qui l'a su mélanger.
Pour donner
à ses sens une nouvelle vie,
La jeune
Hébé le plonge en un bain d'ambroisie.
Superbe &
rayonnant, couvert d'habits pompeux,
Mars
s'avance, & s'assied près du Maître des Dieux.
|
855 |
MAIS
Junon & Pallas, abandonnant la guerre,
Revoloient
sur leur char au séjour du Tonnerre:
C'est assez
pour leur cœur d'avoir, loin des combats,
Chasse ce
Dieu sanglant, ministre du trépas, (29).
|
Notes, explications
et commentaires
(1) Comme dans un tableau
d'histoire, dit Pope, il doit toujours y avoir une
figure dominante, à laquelle tout le reste est
subordonné & se rapporte ; ainsi, dans chaque combat
d'Homère, on trouve un personnage principal qui est
le Héros du jour ou de l'action. Par-là l'unité est
conservée, & notre imagination n'est point distraite
ni troublée par une multitude de figures sans
nuances & sans harmonie. Pour remplir cet objet,
Homère suppose que les Dieux dispensent, à leur gré,
le courage à ceux qu'ils ont choisis pour être les
instrumens de leurs desseins ; opinion conforme à la
plus saine théologie. D'ailleurs, n'est-il pas sondé
à représenter ses Héros braves ou découragés suivant
les circonstances ? Un flatteur complimentant un
jour Milord Pétersborow sur son intrépidité :
Faites-moi voir, lui répondit-il, un danger
évident, & je vous promets d'avoir peur tout comme
vous.
(2) Homère, pour flatter sa
nation, rend les Grecs victorieux, sitôt que les
Dieux, en se retirant, abandonnent les Combattans à
leur propre valeur. Les Grecs joignoient à beaucoup
de courage la connoissance de l'art militaire ; les
Troyens n'avoient que l’impétuosité d'un peuple
barbare. Mars est à leur tête ; mais Minerve conduit
les Grecs. Les Législateurs qui les premiers
apportèrent les Ouvrages d'Homère en Grèce, les
regardèrent sans doute comme très-propres à élever
le génie de la. Nation, par la haute idée qu'ils lui
donnoient d'elle-même. Qui sait si sans les livres
d'Homère, trois cents Spartiates eussent jamais osé
faire tête à l'armée des Perses.
(3) Pour mieux sentir les
beautés de ce cinquième Livre, il est à propos de se
mettre devant les yeux le caractère de Diomède qui
en est le Héros. Achille n'est pas plutôt retiré,
qu'Homère lui substitue d'autres Guerriers, jusqu'au
temps où le Héros par excellence doit reparaître &
les éclipser tous. Diomède est de tous les Grecs
celui dont le caractère à le plus de rapport avec le
caractère d'Achille ; mais il excelle dans les
conseils ainsi que dans les combats. Il est fier,
plein d'un noble orgueil, ami sincère & ennemi
généreux. L'élévation qu'Homère donne à ce
caractère, sert au principal dessein de son Poëme,
qui est de montrer que les plus grandes qualités
personnelles sont inutiles, quand l'union manque
parmi les Chefs. Pope.
(4) Le Poëte n'a pas oublié
Pandarus, ce perfide Lycien, qui, lançant une flèche
contre Ménélas, a seul ranimé la guerre entre les
deux partis. La justice naturelle seroit blessée de
voir ce traître vivre encore long-temps après son
forfait. Voyons quel sort Homère lui destine. Il
doit périr, si Homère a mis autant de moralité dans
les détails que dans l'ensemble de son Poëme.
(5) Voici un nouveau
personnage qui paroît sur la scène ; c'est Énée,
c'est le Héros que Virgile a choisi pour son Poëme.
Ce Poëte a parfaitement saisi l'idée d'Homère sur le
caractère de ce Héros, & n'a fait que donner à
l'esquisse du Poète Grec les dimensions & le coloris
dont ce tableau étoit susceptible. Pope.
(6) Ménélas & Diomède.
(7) Jupiter ayant enlevé
Ganymède, donna à Tros, père du jeune homme, de
magnifiques chevaux, Anchise trouva le moyen d'en
avoir furtivement, de la race, & les deux coursiers
d'Énée étoient du nombre des six, provenus de cet
accouplement clandestin.
Voilà ce qu'Homère nous apprend, & ce que j'ai été obligé
de supprimer, ne pouvant atteindre à la facilité de
l'original, qui seule fait aimer & pardonner ces
détails.
(8) La punition de Pandarus
ne s'est pas fait trop attendre ; & quoiqu'il n'ait
ici que le sort de beaucoup d'autres Guerriers, il
semble cependant, par le détail de sa blessure, que
sa mort portoit, suivant les opinions des Anciens,
tout le caractère d'une punition céleste. La pointe
du javelot le frappe entre les deux sourcils, lui
brise les dents, lui coupe la langue, & vient sortir
par l'extrémité du menton.
On peut présumer qu'il en étoit chez les Grecs, comme
chez les anciens Danois, où la nature des blessures
rendoit la mort plus ou moins horrible, non pas
suivant les douleurs qu'elles pouvoient occasionner,
mais fuyant les parties du corps qui étoient
frappées. Couper la langue, le nez, les oreilles,
arracher les yeux, briser les os, c'étoient des
blessures diffamantes, comparables à celles que la
pudeur ne permet pas de décrire. Voyez Barthol. de
Causa contemplas mortis
(9) Les efforts d'Enée pour
défendre le cadavre de son ami, n'étoient pas
particuliers à son caractère ; c'étoit un sentiment
fondé sur la Religion, & sur cette opinion, que les
morts privés de la sépulture erroient sans cesse sur
les bords du Styx. Voilà par quels liens l'amitié se
fortifoit chez ces Peuples sensibles. Les relations
entre les amis n'étoient point rompues par la mort
même ; &. celui qui avoit exposé sa vie pour sauver
les jours de son ami, devoir encore l'exposer pour
sauver sois cadavre.
(10) Sthénélus.
(11) Si l'amitié, le plus
doux & le plus indéfinissable de tous les sentimens,
pouvoit être définie, je m'en tiendrais à ce mot
d'Homère : ce n'est pas la parfaite ressemblance,
c'est l'harmonie de deux âmes qui sait le charme de
leur union.
(12) Voilà une de ces
allégories dont j'ai parlé, inventées uniquement par
le Poëte. Les grâces de cette heureuse invention
n'ont besoin que d'être vues pour être senties.
(13) Pope fait sur ces vers
une remarque qui mérite d'être rapportée en
partie, & sur laquelle il est important de faire
quelques réflexions pour ne pas contribuer à
propager les fausses idées qu'on s'est faites
généralement de la Mythologie des Anciens, en ne
s'appliquant pas assez à distinguer les temps, & à
mettre quelque différence entre le siècle d'Homère &
ceux qui l'ont suivi.
Ce passage (c'est Pope qui parle), est un de ceux qui ont
donné lieu à Cicéron & à Longin de dire, qu'Homère
avoit fait de ses Héros des Dieux, & de ses Dieux
des hommes. Platon, pour des impiétés de cette
nature, chassa ce Poëte de sa République, &
Pythagore dit qu'il étoit tourmenté dans les Enfers
en punition de ses blasphèmes. Homère a suivi les
opinions de son temps. Les idées qu'on avoit alors
de la Divinité étoient tout-à-fait matérielles ; on
supposoit seulement que le corps & le sang des Dieux
avoient quelque chose de plus subtil & de plus sin
que celui des mortels. Les Dieux avoient sa forme
humaine, & les passions attachées à notre nature.
Les hommes de cette religion étoient proprement
Anthropomorphites ; & quiconque ne l'étoit pas,
étoit un véritable hérétique. Ils pensoient en effet
que ce dogme avoit quelque choie de plus raisonnable
& de plus raffiné que celui des Égyptiens, qui
adoroient les Dieux sous la forme monstrueuse de
toutes sortes d'animaux.
Il y auroit plusieurs observations à faire sur cette
remarque de Pope :
1.° Lorsque Platon chassoit Homère de sa République, ce n'étoit
point proprement à cause de ce qu'il avoit dit des
Dieux, mais parce que le sens de ce qu'il avoit dit
sur leur compte n'étoit plus entendu : aussi le
renvoie-t-il avec une couronne sur la tête.
2.° Ce n'étoit point Pythagore, mais Xénophane qui mettoit
Homère avec Hésiode dans les enfers. Un partisan des
symboles & des allégories, tel que Pythagore, n'auroit
pas condamné Homère au supplice des sacrilèges.
3.° C'est une grande erreur de croire que les anciens
Égyptiens adoroient les Dieux sous la forme des
animaux. Hérodote nous apprend que les Égyptiens de
son temps ne croyoient nullement que le Bouc de
Mendès eût aucun rapport avec la figure de Jupiter,
& que le culte de la Divinité ne se rapportoit pas à
l'image, mais à la Divinité même.
On ne sauroit connoître l'esprit des anciens Grecs, qu'en
étudiant celui des Égyptiens : on voit dans les
premiers temps régner chez ces deux peuples l'amour
des emblèmes & des allégories. Cette inclination
plongea leur postérité dans de grandes extravagances
mythologiques ; mais il n'en étoit pas ainsi à leur
origine. La croyance du peuple n'étoit peut-être pas
très-philosophique ; mais combien y a-t-il de pays
où elle le soit en effet ! Quant à la croyance de
ceux qu'on nommoit les Sages, je pense qu'il seroit
très téméraire d'oser dire ce qu'elle étoit. Il
faudroit qu'ils nous en eussent donné eux-mêmes la
clef ; autrement, comment concilier dans Homère ce
Jupiter, père des Dieux & des hommes, avec cet Océan
dont tous les hommes & les Dieux ont été formés.
Comment croire que ce Poëte fut Anthropomorphite,
lorsqu'il nous dit dans ce même Livre, que les
hommes n'ont rien de commun avec les Dieux !
Revenons à ce que j'ai dit dans mon Discours. Un
génie aussi vaste que l'étoit Homère, pouvoit bien,
dans ces temps anciens, où les premières impressions
de la Nature n'étoient pas déformées, avoir une idée
de la Divinité aussi grande, aussi sage, aussi
vraiment philosophique, que tant de Philosophes qui
n'ont eu ni ses lumières, ni son génie ; ni sa
sensibilité.
(14) C'est assez de savoir
que toutes ces aventures arrivées aux Dieux n'étoient
que de pures allégories : la fable, l'histoire,
l'astronomie, la chimie, la morale, les ont
réclamées, & avec autant de vraisemblance les unes
que les autres. Gardons-nous de chercher le
véritable sens qu'elles renferment : remarquons
seulement comme Homère a le talent de relever de
temps en temps son sujet par ce langage
hiéroglyphique, qui, rappelant au Peuple les objets
de sa croyance, & aux Sages les objets de leurs
spéculations, ajoutoit à son Ouvrage une sorte
d'intérêt majestueux & universel, dont nous pouvons
à peine nous former l'idée.
(15) Otus & Éphialte, deux
fils de Neptune.
(16) Tant de traits d'un
sentiment tendre, répandus dans les ouvrages
d'Homère, sont douter si sa sensibilité n'égaloit
pas sou imagination.
(17) L'ironie est de toutes
les figures celle qui demande le plus de légèreté &
de finesse dans l'esprit. Les Grecs y excelloient
naturellement. Plusieurs dialogues de Platon ne sont
presque qu'une suite continuelle d'ironies. Mais
dans aucun Ouvrage il n'en est peut-être point de
mieux assaisonnée du vrai sel attique, que ce
discours de Pallas. C'est: une plaisanterie fine &
piquante, digne, en quelque sorte, de la Cour
céleste.
(18) Le grec dit encore
quelque chose de plus précis : La race ou la
nature des Dieux n'a rien de semblable à celle des
hommes. Lorsqu'on fait attention à de pareilles
expressions d'Homère, on est bien éloigné de croire
que les apothéoses fussent admises au siècle de ce
Poëte; & on est naturellement porté à penser que la
formation des Génies ou des Dieux subalternes,
provenus, suivant Hésiode, des hommes de l'âge d'or,
est une invention postérieure par laquelle,
confondant ce qu'Homère avoit bien su distinguer, on
a ouvert la source de toutes les folies
mythologiques que la superstition & la vanité
humaine ont répandues dans la suite.
(19) Il seroit difficile,
dit avec raison Pope, de trouver un discours aussi
véhément, aussi sort, & qui renferme tant de choses
en si peu de mots. Que pouvoit-il y avoir de plus
artificieusement exprimé pour piquer Hector, ce
Prince si jaloux de la gloire de son pays, que de
lui montrer qu'il avoit pensé trop avantageusement
des siens, & d'élever des étrangers au-dessus de ses
compatriotes ? Le peu d'intérêt que Sarpédon avoit
dans cette guerre, mis en opposition avec tout ce
que les Troyens avoient à conserver, servoit autant
à faire exalter sa bravoure qu'à déprimer celle de
ces peuples. D'un autre côté, quel reproche amer n'étoit-ce
pas pour Hector, que de voir des étrangers l'exciter
au combat, lui qui devoit plutôt les animer de
paroles & d'exemples, s'ils eussent eu besoin de ses
en-couragemens !
(20) Voilà une autre espèce
d'ironie, mais sanglante & armère. Si vous ne
combattez pas, dit Sarpédon, priez-nous donc
de combattre pour vous. Madame Dacier & Pope
n'ont pas suivi ce sens, qui me paroît cependant
bien naturel & bien propre, suivant l'expression
d'Homère, à mordre le cœur d'Hector.
(21) Quels hommes étoient-ce
donc que ces Grecs, à qui leur Général ne
recommandoit rien que le respect d'eux-mêmes ?
Quelle est la Nation, quels sont les Soldats qui
entendroient aujourd'hui un pareil langage ? Attila
disoit aux peuples barbares qu'il conduisoit : Si
nous devons vaincre, les traits ne nous toucheront
point ; si nous devons périr, ils sauront bien nous
atteindre.
Le système de la Prédestination pouvoit être connu
d'Homère & de quelques gens instruits, le peuple
étoit censé l'ignorer ; autrement, Agamemnon eut dû
lui tenir le langage d'Attila. Mais il s'en seroit
bien gardé. L'amour de la gloire, qui est un
sentiment actif, vaudra toujours mieux qu'un système
qui n'inspire rien de grand, & contre lequel la
nature le soulève en secret.
(22) Observons ici ce que
nous avons déjà remarqué, l'art qu'Homère emploie
pour relever ses Héros. Diomède a ravi notre
admiration ; mais il n'a servi, pour ainsi dire, que
de base à la grandeur d'Hector. Dans quel appareil
ce Troyen se présente au combat ! il vient,
semblable à la tempête. Bellone & Mars
l'accompagnent, & Diomède est forcé de se retirer.
(23) Laomédon avoit engagé
Hercule à bâtir les murs de Troie, en lui promettant
pour salaire ses chevaux fameux ; mais il lui manqua
de parole : Hercule, pour s'en venger, détruisit les
murs qu'il avoit bâtis.
(24) Pope admire avec raison
ce silence éloquent & sublime. Homère l'a souvent
employé, & toujours avec succès ; mais dans quelle
occasion ce silence peut-il être plus énergique
Hector, il n'y a qu'un moment, a été cruellement
offensé par Sarpédon, qui lui reprochoit son peu de
bravoure : ce même Sarpédon est à présent blessé, &
a besoin du secours d'Hector ; il ne rougit pas
d'avoir recours à ce Héros (tant ces grands Hommes
savoient se confier à la vertu de leurs pareils).
Que fait Hector ! il ne répond rien ; mais il court
repousser la foule des ennemis qui poursuivoient
Sarpédon.
Tel est le véritable héroïsme ; Si tout ce qui ne porte
pas ce caractère, n'est que forfanterie &
rodomontade.
(25) La langue d'Homère
ignoroit cette distinction humiliante pour le
Peuple, de termes bas & de termes nobles, & cette
affectation particulière à notre langue, de ne point
employer de mots techniques dans le style relevé.
Dans les descriptions d'Homère, le mot propre,
énergique & harmonieux, vient se placer comme de
lui- même ; le Poëte emploie les plus belles, les
p!us vives couleurs, sans en exclure aucune. Les
nôtres sont ternes, louches & foibles ; & dans notre
indigence, nous osons dédaigner ce qui pourroit nous
enrichir.
(26) Minerve étoit nommée
par excellence, la protectrice des villes : elle
avoit un temple dans presque toutes les citadelles
des villes Grecques. Homère dit que son casque
suffisoit aux Guerriers de cent cités. Cette
expression a été regardée comme une image de
l'immensité de ce casque. J'ai cru, malgré les
autorités, que cette idée gigantesque n'étoit pas la
vraie idée d'Homère, & qu'elle ne désignoit que les
fonctions ordinaires & la puissance de la Déesse ;
mais j'ai conservé à l'allégorie l'image matérielle
que présente l’expression grecque.
(27) Nous avons vu au IV°
Livre, la sagesse mise beaucoup au-dessus de la
valeur dans le discours d'Agamemnon à Nestor ; ici
le Poëte rappelle cette idée par une allégorie qu'il
va mettre en action, & qu'il expose d'abord avec
clarté & simplicité dans la bouche de Jupiter pour
la rendre plus sensible. Si toutes les allégories
d'Homère avoient été aussi palpables que celles-là,
Platon ne l'auroit pas banni de sa République.
(28) Boileau a traduit ainsi
ce passage dans le Traité du Sublime :
Autant qu'un homme, assis au rivage des mers,
Voit d'un roc élevé d'espace dans les airs,
Autant des Immortels les coursiers intrépides
En franchisent d'un saut.
Cette traduction a été critiquée par Toillus, dans ses
Remarques sur le Traité du Sublime de Longin, & par
Desmarets, dans sa Défense du Poëme héroïque.
Ce dernier ne s'est pas contenté d'une simple
improbation, il a voulu corriger l'Ecrivain qu'il
critiquent, & a changé ainsi les deux vers de
Boileau :
Autant que peut un homme, en regardant la mer,
Sur un rocher assis, voir d'espace dans l'air.
Les connoisseurs s'apercevront aisément que si
l'exactitude est pour Desmarets, la grâce &
l'harmonie sont pour Boileau, dont je me serois fait
honneur d'employer la traduction, si l'arrangement
des rimes me l'avoit permis. Je dis la traduction
des deux premiers vers ; car ce qui suit, & surtout
cet aride hémistiche, en franchissent d'un saut,
n'est pas de la touche d'Homère, & ne plaira guère à
ceux qui se rappelleront ce vers harmonieux & rapide
de l'original.
τόσσον
ἐπιθρώισκουσι θεῶν ὑψηχέες ἵπποι.
(Vers 772)
(29) L'allégorie qui règne
dans ce Livre est si palpable, si bien conduite, &
si parfaitement suivie, qu'il est étonnant que des
Critiques aient été assez peu clairvoyans, pour
penser que ces actions de Diomède n'étoient
qu'une extravagante fiction d'Homère, qui passoit
les bornes du merveilleux ; tandis que la moralité
frappante qui en résulte, est qu'il ne sied point
aux hommes de s'armer contre le Ciel, & que Vénus &
Mars, c'est-à-dire, l'Incontinence & la Fureur, sont
les deux Divinités ou les deux passions qu'un
grand homme doit combattre. Diomède est ici proposé
comme un exemple d'un caractère magnanime, audacieux
& entreprenant, toujours prêt à trop hasarder & à
commettre des actions extravagantes & impies, si la
Prudence ne venoit à son secours ; car c'est la
Sagesse, comme nous l'avons vu au commencement de ce
Livre, qui distingue & élève ce Héros entre tous les
autres. Rien de plus digne de remarque que le soin
particulier qu'Homère a pris de montrer la moralité
qu'il avoit en vue. Il ne perd aucune occasion, dans
tout ce Livre, de la rendre sensible & de la
rappeler à notre esprit. Minerve, avant la bataille,
prescrit à Diomède de ne point combattre les Dieux,
& de ne faire tête qu'à Vénus. C'est encore cette
Déesse de la Sagesse qui lui ouvre les yeux, pour
qu'il puisse distinguer quand c'est un Dieu ou un
mortel qui combat contre lui. Ce Héros n'a pas
plutôt chassé Vénus du combat, qu'il s'écrie, comme
s'il s'adressoit, non à une Déesse, mais à une
passion divinisée : « Laisse les combats & la
guerre, tu n'es pas faite pour des Guerriers ; qu'il
te suffise de tromper des femmes foibles & sans
défense. » La mère de Vénus, en consolant sa fille,
rend témoignage à cette moralité : Que l'homme qui
ose disputer contre les Dieux, ne jouit pas d'une
longue vie. Et lorsqu'enfin Diomède, emporté par
son naturel fougueux, va plus loin que la
Sagesse ne le lui permet, Apollon l'arrête & lui
découvre cette vérité comme par une sorte de
révélation :
Qu'ont de commun les Dieux assis près du tonnerre,
Avec ces vils mortels qui rampent sur la terre ?
Pope.
|
|
|
|