Livre IV
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A R G U M E N T DU LIVRE IV

Les Dieux sont assemblés dans l'Olympe, & délibèrent sur les destins de Troie.  Jupiter envoie Minerve pour rompre le Traité fait entre les deux partis. Pandarus, inspiré par le Déesse, tire une flèche & blesse Ménélas. Tout s'émeut dans les deux camps. Agamemnon furieux court animer ses Guerriers. Le combat commence, & les deux armées se signalent.

  
 

    SUR les thrônes brillans du céleste séjour,

Jupiter & les Dieux qui composent sa Cour,

S'abreuvent du nectar qu'une Nymphe charmante,

Hébé, la jeune Hébé tour-à-tour leur présente,

 
5

Et, vers les champs de Troie & ses sacrés remparts,

Du sommet de l'Olympe, abaissent leurs regards,

 

    JUPITER aussitôt, déguisant sa pensée,

Veut éprouver ainsi son Épouse offensée :

 

     « Où sont donc les secours qu’offroient à Ménélas  

 
10

» L'implacable Junon & l'ardente Pallas

» Leur paisible courage a trompé notre attente ;

» Il repose, tandis qu'en ses vœux plus confiante

» Vénus, qui ne connoît que les jeux & les ris,

» Au fer de Ménélas a dérobé Pâris,

 
15

» Expliquez vos desseins. Que prétendez-vous faire ?

» Confirmons-nous la paix ! ranimons-nous la guerre ?

» Si mes vœux sont suivis, Priam, en ses remparts,

» Ne craindra plus de Mars les dangereux hasards ;

« Et Ménélas vainqueur, dépouillant toute haine,

 
20

» A Sparte qui l'attend va ramener Hélène. »

 

    DES DEUX Divinités le dépit impuissant,

A ces mots, éclata sur leur front pâlissant.     

Minerve en sa colère affecta le silence ;

Mais Junon déchaînant toute sa violence :

 
25

 « Orgueilleux fils du Temps, qu'avez-vous prononcé !

» Que deviendront les vœux de mon cœur offensé,

« Ces travaux immortels, ces pénibles journées

» Qu'à mes nobles coursiers je n'ai point épargnées,

 Et dont le sang Troyen dut me payer le prix ?»

 

 
30

    « QUE vous ont fait, cruelle, & Priam & ses fils !

» Voulez-vous, dit le Dieu, pour calmer votre rage,

 Sur leurs remparts détruits, vous couvrir de carnage,

» Et de leurs corps sanglans vous nourrir sans pitié ?

» Allez donc, je les livre à votre inimitié :

 
35

» Ne nous disputons plus leur fragile fortune.

» Mais éloignez de moi toute plainte importune,

» Lorsque, dans mes transports justement excités,

» Mon foudre destructeur frappera vos cités ;

» Vous, qui n'épargnez point une ville que j'aime,

 
40

 « Où le Peuple, soumis à mon pouvoir suprême,

» De victimes dans nombre entretient mes autels,

»  Seuls présens que les Dieux attendent des mortels. »

 

    « FRAPPEZ, répond Junon, Argos, Sparte & Mycène,

» A vos ressentimens je les livre sans peine.

 
45

» Que puis-je contre vous, Maître absolu des Dieux

» Mais faut-il qu'au mépris de mon rang glorieux,

» Déesse, votre soeur, votre épouse fidèle,

» Je voie à tous mes vœux la fortune rébelle ?

» Cédons-nous l'un à l'autre, &, cessant nos débats,

 
50

» Donnons l'exemple aux Dieux qui marchent sur nos pas,

» Que Pallas, préparant une heureuse imposture,

» Inspire aux Phrygiens un attentat parjure ;

» Que leur main, infidèle à leur dernier accord,

» Sur les Grecs triomphans fasse voler la mort ;    

 
55

Qu'ils éloignent la paix & rappellent la guerre. »

 

    ELLE parle, & soudain le Maître du tonnerre

Se rend à ses desirs ; il ordonne à Pallas

D'aller, aux champs du Xanthe éveillant les combats

Par la main des Troyens rallumer l'incendie.

 

 
60

   AUSSITÔT, de Junon secondant la furie,

Pallas vole, & franchit le vaste sein des airs,

Comme un astre éclatant, qui traversant les mers

Et de sillons de feux embrasant son passage,

Éblouit le Pilote étonné du présage :

 
65

Telle descend Minerve au milieu des deux camps,

 On frémit, & ces mots volent de rangs en rangs :

« L'Arbitre souverain des fléaux de la terre,

 Jupiter nous annonce ou la paix ou la guerre »

 

    MINERVE cependant pénètre au camp Troyen,

 
70

Prend de Laodocus & l'air & le maintien,

Vers le fier Pandarus marche d'un pas rapide,

Et découvre bientôt ce Guerrier intrépide,

Au sein d'un bataillon de valeureux Soldats

Qui des bords de l'Oesèpe avoient suivi ses pas.

 

 
75

    »  GENEREUX Pandarus, si tu daignes m'entendre,

»  Aux honneurs les plus grands si ton cœur veut prétendre,

»  Si tu veux de Pâris mériter les bienfaits,

»  Qu'à l'instant Ménélas expire sous tes traits.

» Pour toi, quel avantage ! & pour nous, quelle joie !

 
80

» Quand le fils de Priam verra, des murs de Troie,

»  La flamme du bûcher consumer son rival

» Abattu sous tes coups, percé d'un trait fatal.

» A ce noble dessein rends Apollon propice ;

» Jure à ce Dieu puissant qu'un pompeux sacrifice,

 
85

» Signalant ton retour aux champs de tes aveux,

» De ta reconnoissance acquittera les vœux. »

 

    ELLE DIT :  insensé suit ce conseil perfide:

Il saisit son carquois & son arc homicide,

Ce même arc qui jadis, encor brut & grossier,

 
90

D'une chèvre sauvage armoit le front altier,

Quand, sur le haut d'un roc légèrement lancée,

Elle périt du trait dont elle sut percée ;

Par l'art de l'ouvrier maintenant façonné,

D'un large cercle d'or cet arc est couronné.

 
95

Couvert des boucliers de la troupe guerrière,

Pandarus tend son arc incliné vers la terre ;

Il ouvre son carquois, prend un trait acéré,

Qui porte sur son aile un trépas assuré ;

Il invoque le Ciel : si Ménélas succombe

 
100

Il ose au Dieu du jour promettre une hécatombe.

Sur son arc arrondi sa criminelle main  

Prête à lancer le trait, l'approche de son sein.

L'air siffle & l'arc gémit, la flèche impatiente

S'élance vers les Grecs & porte l'épouvante.

 

 
105

    O MÉNÉLAS ! les Dieux ne t'ont point oublié ;

Minerve de ton sort daigne prendre pitié ;

Elle est à tes côtés, & sa main secourable,

Ecarte de ton sein la flèche redoutable,

Comme une mère éloigne un insecte ennemi,  

 
110

Qui s'obstine à voler sur son fils endormi.

 

    LE TRAIT frappe à l'endroit où laissant peu d'espace,

Les nœuds du baudrier recouvrent la cuirasse,

Perce les anneaux d'or & la maille de fer,

Et de sa pointe aigüe effleure enfin la chair.

 
115

Comme une femme habile, aux champs de Méonie (1)

Teint de pourpre un ivoire, objet digne d'envie,

Qui doit orner le mors d'un coursier belliqueux  

Ramenant en triomphe un Roi victorieux ;

Ainsi de flots de sang, généreux fils d'Atrée,

 
120

La blancheur de tes pieds est soudain colorée.

Agamemnon pâlit, Ménélas est troublé ;

Mais sans aucun danger son sang avoit coulé.

Il le voit, & déjà son grand cœur se rassure.

Tandis qu'Agamemnon frémit de sa blessure.

 

 

125

    FRÈRE chéri, dit-il, le serrant dans ses bras,

»  Par mon Traité fatal j'ai causé ton trépas.

»  Ai-je pu, sur la soi d'un Peuple sacrilège,

» T'exposer à leurs traits, te livrer à leur piège

»  Prémices de la paix, sang des agneaux sacrés,

 
130

»  Saintes libations & sermens révérés,

»  Vous ne serez pas vains ; de la voûte éternelle,

»  Jupiter entendra votre voix solennelle

»  Et, par des coups sanglans frappant nos ennemis,

»  Écrasera sur eux leurs femmes & leurs fils.

 
135

»  Le jour vient où Priam & sa ville superbe,

»  Disparoîtront enfin ensevelis sous l'herbe

» Je vois déjà, je vois l'immortel Fils du Temps,

» Qui réside dans l'air & marche sur les vents,

» Courroucé des forfaits de ce Peuple homicide,

 
140

» Secouer sur leur front sa formidable égide.

» Oui, nous serons vengés ; mais, hélas ! en quels lieux

» Traînerai-je le poids de mes jours douloureux.

» S'il faut que le trépas te ravise à ton frère,

» Pourrai-je, éternisant ma honte & ma misère,

 
145

» Retourner dans la Grèce, où bientôt nos Soldats

» Oseront me presser de ramener leurs pas !

» Laisserai-je Priam & ses Troyens perfides,

» Se rire insolemment du vain nom des Atrides ?

» Pourrai-je, abandonnant ton Hélène à Pâris,  

 
150

» Renoncer aux exploits dont elle étoit le prix,

» Tandis que, sans honneur, victime de la guerre,

» Tes ossemens blanchis couvriront cette terre,

» Et que nos ennemis, fiers de leurs attentats,

» Fouleront le tombeau du vaillant Ménélas !

 
155

» Ta fureur, diront-ils, est déjà désarmée !

» Roi des Rois, qu'as-tu sait de ta nombreuse armée ?

» Toi, qui nous promettois de si sanglans revers,

» Tes vaisseaux, sans ton frère, ont repassé les mers !

» Avant que cette insulte ait couronné leurs crimes,    

 
160

»  O Terre, engloutis-moi dans tes profonds abymes. »

 

    « PRINCE, dit Ménélas, rassurez vos esprits,

»  N'alarmez point les Grecs par vos douloureux cris.

» L'armure, en repoussant la flèche meurtrière,

» N'a permis à l'airain qu'une atteinte légère. »

 

 
165

 « Si les Dieux, dit Atride, ont garanti tes jours,  

» Du savant Machaon les utiles secours,

» D'un baume favorable humectant ta blessure,

» Vont charmer les douleurs que ton courage endure. »

 

     IL ordonne au Héraut qui marche à ses côtés,

 
170

D'aller vers Machaon à pas précipités :

 

    « QU’IL accoure à l'instant ; que sa main salutaire

» Vienne arracher le trait qui déchire mon frère. »

 

    LE héraut à sa voix vole & perce les rangs ;

Il cherche Machaon parmi les Combattans,

 
175

Il le voit entouré des Guerriers qu'il commande.

 

    « VENEZ, fils d'Esculape, Atride vous demande ; 

» Par un trait ennemi secrètement lancé,

» L'appui des Argiens, Ménélas est blessé ;

» Notre ennemi triomphe, & la Grèce est en larmes. »

 

 
180

    IL DIT ; & Machaon, le cœur glacé d'alarmes,

S'élançant à travers la foule des Soldats,

Sur les pas du Héraut vole vers Ménélas.

Dans un cercle de Rois, ce Héros magnanime

Semble un Dieu qui reçoit un encens légitime

 
185

Machaon aussitôt de son flanc épuisé

Arrache adroitement le fer demi-brisé,

Lève le baudrier & la sanglante armure,

Suce le sang glacé, comprime la blessure,

Et, d'un père fameux rappelant la leçon,     

 
190

Applique le secret inventé par Chiron,

 

    CEPENDANT les Troyens s'avançoient en tumulte,

Et les Grecs s'apprêtoient à punir leur insulte.

Alors vous eussiez vu le plus fier des Héros,

Le grand Agamemnon, abjurant le repos,

 
195

Pour venger à la fois & sa gloire & son frère,

Se hâter, s'enflammer, & respirer la guerre.

Déjà donnant l'exemple à ses vaillans Guerriers,

Aux mains d'Eurymédon il remet ses coursiers ;

Il descend de son char, il marche & les devance,

 
200

Fait éclater par-tout sa noble impatience,

Et, d'une voix tonnante, il dispense à la fois

La louange & le blâme aux Soldats comme aux Rois,

» Amis, que de nos Dieux l'équité vous rassure :

» Si jamais Jupiter a puni le parjure,

 
205

» Ceux qui viennent de rompre un serment solennel,

» Réclameront en vain leur secours immortel,

» Ils seront dévorés par le vautour avide ;

» Tandis qu'heureux vainqueurs de leur Cité perfide,

» Nos rapides vaisseaux couvrant les flots soumis,

 
210

 » Traîneront dans Argos leurs femmes & leurs fils. »

 

    AUX Guerriers valeureux tel étoit son langage,

Mais aux lâches Soldats il prodiguoit l'outrage.

 

    « OPPROBES de la Grèce, aux vautours destinés

» Quel effroi vous arrête & vous tient enchaînés,

 
215

» Semblables à des faons, qui lancés dans la plaine,

» Éperdus, fatigués de leur course incertaine.

» Attendent en tremblant les Chasseurs & la mort ?

» Vous flattez-vous qu'un Dieu touché de votre sort,

» Combattra les Troyens & viendra vous défendre

 
220

» Pour sauver vos vaisseaux qu'ils vont réduire en cendre ? »

 

    AINSI les menaçant du geste & de la voix,

Il marche à pas pressés aux bataillons Crétois ;

Aux coups qu'ils vont porter leur phalange s'apprête :

Le fier Idoménée étincelle à leur tête,

 
225

Pareil au sanglier qui s'excite aux combats ;

Tandis qu'aux derniers rangs précipitant ses pas,

Mérion ordonnoit leur troupe belliqueuse.

 

    ATRIDE les admire, & d'une voix flatteuse :

« Vaillant Idoménée, à la guerre, aux conseils,

 
230

» J'ai su vous distinguer entre tous vos pareils.

» Vous voyez quels égards on vous rend à ma table  

» Quand parmi nos Guerriers une loi favorable,

» Vous égalant à moi dans nos sacrés festins,

» D'une coupe choisie arme toujours vos mains(2).

 
235

» Allez, que l'honneur parle à votre ame enflammée,

» Et soyez digne encor de votre renommée. »

 

    « ATRIDE, c'est assez, répond le fier Crétois,

» Je suis le compagnon de vos vaillans exploits,

» Fidèle & courageux, tel que j'ai promis d'être :

 
240

» Allez, usant des droits d'un Héros & d'un Maître,

» Rappeler la valeur au cœur de vos Soldats,

» Et d'un peuple parjure avancer le trépas. »

 

    LE ROI charmé le quitte ; il s'arrête & s'étonne,

A l'aspect des Ajax que leur troupe environne.

 
245

 

Tel un Berger, assis sur des rochers déserts,

Voit un épais nuage à l'horizon des mers ;

L'Aquilon le conduit, l'air siffle à son passager

Les flots sont obscurcis, ses flancs portent l'orage

Le Berger s'épouvante & vers les antres creux

 
250

Hâte les pas tardifs de ses troupeaux nombreux ;

Telle autour des Ajax leur phalange pressée,

D'un sombre airain couverte & de dards hérissée,

Sous des boucliers noirs annonçant sa fureur,

Portoit devant ses pas l'épouvante & l'horreur.

 

 
255

       LE ROI les applaudit & flatte leur courage :

« Exhorter les Ajax seroit leur faire outrage,

» Dit-il, eux dont l'exemple a prévenu ma voix.

» Plût aux Dieux dont la main protège nos exploits :

» Que ces nobles transports allumés dans vos âmes,

 
260

» Au sein de tous les Grecs fissent briller leurs flammes ! »

» Bientôt des Phrygiens les palais renversés,

» Me seroient qu'un monceau de débris entassés. »

 

    IL s'éloigne à ces mots, & dans les rangs s'avance.

Du vieux Roi de Pylos la puissante éloquence

 
265

Enflammoit ses amis, Cromius, Pélagon,

Alastor, & Bias, & la superbe Aemon.

Des chars & des coursiers l'escadron invincible,

Disposé par Nestor, déploie un front terrible ;

Et, par ce front couvert, le vaillant fantassin  

 

270

Offre de toutes parts un boulevard d'airain :

Les (3) lâches sont au centre ; une heureuse contrainte

Leur tient lieu de courage & subjugue leur crainte.

Le prévoyant Vieillard instruisoit ses Guerriers :

« En bon ordre, dit-il, conduisez vos coursiers,

 
275

» Amis, gardez vos rangs, & loin de la cohorte,

» Craignez que des combats l'ardeur ne vous emporte ;

» Et lorsqu'il vous faudra, dans de nouveaux hasards,

» De vos chars descendus attaquer d'autres chars,

» Abandonnez (4) vos dards & frappez de la lance,

 
280

» Vos coups décideront la Fortune en balance ;

» C'est ainsi que jadis en de sanglans combats

» Nos fortunés aïeux ont signalé leurs bras. »

 

    ATRIDE, en l'écoutant, exalte sa sagesse :

« Vieillard, pourquoi le feu d'une ardente jeunesse

 
285

» Ne peut-il aujourd'hui seconder vos transports !

» Hélas ! la main du temps enchaîne vos efforts.

» Plût aux Dieux, qu'épargnant une tête si chère,

» La vieillesse eût ailleurs porté sa main sévère ! »

 

    « QUE ne puis-je être encor, vaillant Agamemnon,

 
290

» Tel que j'étois jadis, lorsqu'Éreuthalion,

» Terrassé par mon bras, ensanglanta la terre !

» Mais la saveur des Dieux ne fut jamais entière.

» J'étois jeune ; aujourd'hui mes pas sont chancelans :

» La sagesse succède au feu des premiers ans. 

 
295

» Je guide mes Guerriers, j'éclaire leur vaillance,

» Mais à leur jeune ardeur j'abandonne la lance. »

 

    CHARME de ce discours, le Roi pressant ses pas,

Vole au Ches qui d'Athène a conduit les Soldats :

Ménesthée, en silence, auprès du Roi d'Ithaque, 

 
300

Attendoit, avec lui, qu'on ordonnât l'attaque.

 

    « FIER Ménesthée, & vous, qui des hommes pervers

» Connoissez la malice & les détours divers,

» Qu'attendez-vous ! quel trouble, ou quel soin vous arrête ?

» Vous, que tous nos Soldats devroient voir à leur tête ;

 
305

» Vous, qui dans les festins de nos solennités,

» Les premiers des Héros, par ma voix invités,

» Jouissez avec moi des honneurs de la table ;

» Enchaînés maintenant dans un loisir coupable,

» Convives empressés & timides Guerriers,

 
310

» Voulez-vous aux combats vous montrer les derniers ? »

 

    MAIS Ulysse sur lui jetant un œil sévère :

« Laissez, dit-il, laissez un discours téméraire.

» Lorsque nos combattans, au camp des ennemis,

» Réveilleront de Mars les travaux endormis ;

 
315

» Alors, si vous voulez, blâmant votre injustice,

Vous pourrez me juger & reconnoître Ulysse. »

 

    A CE noble transport, Agamemnon sourit :

« Que mes discours amers, sont loin de mon esprit !

» Cher Prince, je sais trop combien votre sagesse

 
320

» Pénètre mes desseins, à mes vœux s'intéresse.

» Puissé-je m'acquitter ! & puisse l'avenir

» Effacer de mes torts le dernier souvenir ! »

 

    A CES mots il s'éloigne, & bientôt voit paraître

Sthénélus dans un char à côté de son Maître.

 
325

Portant au loin ses yeux, Diomède incertain

Retenoit ses coursiers qui blanchissoient leur frein.

 

    « DIOMÈDE, dit-il, fils du brave Tydée,

» Quel soin occupe encor votre âme intimidée !

» Ce n'étoit pas ainsi que ce vaillant Héros  

 
330

» A l'aspect du danger affectoit le repos.

» Mes yeux ne l'ont point vu, mais de sa renommée

» J'ai vu briller l'éclat dans la Grèce charmée,

» Depuis que, dans Mycène, échauffant tous les cœurs,

» Il sût pour Polynice armer des défenseurs.

 
335

» Prêts à partir pour Thèbe, un sinistre présage

» Détourna nos Soldats & glaça leur courage.

» Votre père, privé d'un si puissant secours,

» Quittant les bords fleuris où l'Asope a son cours,

» Va, dans les murs de Thèbe, au nom de Polynice,

 
340

» De son frère Etéocle implorer la justice.

» Il voit dans son palais, sans être épouvanté,

» Des ensans de Cadmus le nombre & la fierté ;

» Il les voit, les provoque, & punit leur audace.

» De ces fiers ennemis, qu'irrité leur disgrâce,

 
345

» Cinquante Grecs, choisis pour lui ravir le jour,

» Dans un sentier secret attendent son retour ;

» Il les précipita dans la nuit éternelle :

» Un seul sut épargné pour porter la nouvelle.

» Tel sut Tydée, &, loin de marcher sur ses pas,

 
350

»Son fils, chargé d'honneurs, tremble dans les combats. »

 

    LE HÉROS  le regarde, & craint de lui répondre ;

Mais l'ardent Sthénélus, brûlant de le confondre :

 

    « RESPECTEZ, lui dit-il, l'auguste vérité,

» Et jugez nos exploits avec plus d'équité.

 
355

» La gloire des enfans ternit celle des pères.

» Thèbe m'en est témoin ; elle a vu dans nos guerres

» Nos soldats moins nombreux, mais par les Dieux conduits,

» Entrer victorieux sur ses remparts détruits ;

» Et nos pères vaincus ont devant ses murailles ?

 
360

Par leur impiété, trouvé leurs funérailles. »

 

    DIOMÈDE sur lui lançant de fiers regards :

« Au Souverain des Grecs nous devons des égards ;

» Ami, dans les projets dont son âme est remplie,

» S'il cède à son courroux, saut-il que je m'oublier

 
365

» Des succès du combat dépendent ses destins,

» Les nôtres tout entiers dépendent de nos mains. »

 

    IL DIT, & de son char s'élançant sur l'arène,

D'un formidable bruit fit résonner la plaine.

L'airain retentissant sur son corps vigoureux,

 
370

 

Eût fait pâlir le front du plus audacieux.

 

    COMME on voit sur les mers où régnent les tempêtes(5)?

Les flots lever au loin leurs redoutables têtes :

Le flot, amoncelé par le flot qui le suit,

Courbe son dos humide & fond avec grand bruit : 

 

375

Le rivage mugit, & la vague tonnante

Vomit sur les rochers son onde bouillonnante.

Tels du Grec belliqueux les bataillons épais

Précipitent leurs pas & sont briller leurs traits.

Au sein de cette armée, en sa vaste étendue,

 
380

La voix des Généraux étoit seule entendue.

Les Soldats sont muets, & de brillans éclairs

Annoncent des Guerriers les rnouvemens divers.

Mais ainsi que le soir, dans le creux des vallées,

D'innombrables brebis, de leur lait accablées,

 
385

Frappant les monts voisins de leurs cris répétés,

Appellent les agneaux qu'elles ont allaités ;

Différens de pays, d'armes & de langage,

Les Troyens, à grands cris, s'excitoient au carnage.

 

    PALLAS conduit les Grecs ; les Troyens suivent Mars :

 
390

Dans les rangs s'avançaient la Crainte & les Hasards,

Et l'horrible Discorde, implacable furie,

Sœur du Dieu des combats, sa compagne chérie,

Qui, timide d'abord, & d'un pas incertain,

Se traîne, mais bientôt levant son front d'airain,

 
395

Porte sa tête aux Cieux & marche sur la Terre (6) :

De son souffle brûlant ce monstre sanguinaire

Échauffe les Guerriers, enflamme leurs esprits,

Et redouble l'horreur, la fureur & les cris.

L'attaque est commencée, on se joint, on se presse,

 
400

On s'évite, on emploie & la force & l'adresse ;

Le bouclier, la lance & le glaive opposés,

Sont mêlés, retenus, suspendus & brisés.

L'Écho répond au bruit de leurs armes sonnantes,

Aux sourds gémissemens, aux clameurs menaçantes,

 
405

Aux éclats des vainqueurs, aux longs cris des rnourans ;

Le sang rougit la plaine & coule par torrens.

Tels, du sommet des monts, par cent bouches profondes,

Deux fleuves, dont l'hiver a fait enfler les ondes,

Avec un bruit affreux tombant dans les vallons,

 
410

Forment, en se mêlant, d'écumeux tourbillons ;

Le Berger les entend du sommet des montagnes :

Tel le choc des deux camps fait mugir les campagnes.

Par le fer d'Antiloque un illustre Guerrier,

Le fils de Thalysie est frappé le premier.

 
415

Son panache élevé n'a pu sauver sa tête,

Dans son front entr'ouvert l'airain fatal s'arrête,

La mort ferme ses yeux ; il tombe avec fracas,

Comme une tour détruite après de longs combats.

De ses armes avide, Éléphénor l'entraîne ;

 
420

Mais de cette imprudence il va subir la peine :

Au moment qu'il s'incline & découvre son flanc,

La lance d'Agénor s'abreuve de son sang ;

Il meurt, & les Soldats de la Grèce & de Troie

Combattent pour son corps, se disputent leur proie ;

 
425

Acharnés l'un sur l'autre, au carnage animés,

Ainsi que des lions ou des loups affamés.

 

    RENVERSE par Ajax, que ce combat attire,

Le fils d'Anthémion en ce moment expire.

Jeune, ardent, courageux, Simoïs fut son nom,

 
430

En ce jour où, suivant les pas d'Anthémion,

Pour visiter ses champs, vers le fleuve amenée,

Sa mère y déposa ce fruit de l'Hyménée.

Il succombe ; &, pour fruit de leurs tendres amours

Laisse de longs regrets aux auteurs de ses jours.

 
435

A la fleur de son âge il finit sa carrière ;

Son corps défiguré roule dans la poussière.

Tel qu'au bord des marais un jeune peuplier,

Qui parmi les roseaux levoit son front altier,

Cède aux coups redoublés du fer impitoyable,

 
440

S'ébranle, tombe, meurt, se flétrit sur le sable ;

Tel frappé par Ajax, le fils d'Anthémion

Expiroit, étendu dans les champs d'Ilion.

Antiphus lance un dard au Roi de Salamine ;

Le dard suit loin d'Ajax ; la mort qu'il lui destine,

 
445

Frappe le beau Leucus, dont le bras triomphant

Dépouilloit un Guerrier à ses pieds expirant.

Le cadavre aussitôt fuit de sa main mourante,

Et retombe avec lui sur l'arène sanglante.

Ulysse, qui l'aimoit, court venger son trépas ;

 
450

Son armure d'airain brille devant ses pas:

Il s'arrête, il regarde avec un œil avide,

Où doit porter le coup de sa lance homicide.

On s'écarte à l'entour, on veut fuir : le trait part ;

La main de la Vengeance a dirigé le dard

 
455

Démocoon périt, & l'armure impuissante

Retentit sur son corps dans sa chute pesante.

Tout cède aux coups sanglans de ce Roi courroucé ;

Hector, le brave Hector, lui-même est repousse.

Ulysse enfin triomphe & les Grecs en profitent,

 
460

Ils retirent leurs morts, ils s'enflamment, s'excitent,

Poursuivent les vaincus ; mais, du haut des remparts,

Apollon, par ses cris, arrête les fuyards.

 

    « QUE cherchez-vous, Troyens, au pied de vos murailles

» Pensez-vous que les Grecs soient les Dieux des batailles

 
465

» Que le fer & l'airain respectent leurs Soldats  

» Le fier Thessalien a quitté les combats ;

» Achille, en ses vaisseaux nourrissant sa colère (7),

» Oublie & les Troyens, & les Grecs, & la guerre. »

 

    AINSI la voix du Dieu tonnois du haut des tours ;

 
470

Mais Pallas suit les Grecs & vole à leur secours.

Pyroüs, qui conduit les Guerriers de la Thrace,

Du brave Diorès a terrasse l'audace ;

D'un éclat de rocher ce Héros est atteint,

 Son sang au loin jaillit, le rocher en est teint,

 
475

Il tombe sur l'arène, & ses mains étendues

Implorent le secours des Troupes éperdues,

Il respiroit encor ; le sauvage vainqueur

Accourt, lève son dard & lui perce le cœur.

Thoas joint Piroüs, & l'atteint de sa lance ;

 
480

Sur son sein palpitant le javelot balance ;

Thoas court l'arracher, &, de son glaive armé,

Frappe ce corps sanglant & presque inanimé.

Il veut le dépouiller : à ce nouvel outrage,

Les Thraces furieux raniment leur courage,

 
485

Et, présentant leurs dards, redoublant leurs efforts,

Lui sont de Piroüs abandonner le corps.

Ainsi les Chefs fameux de deux illustres races,

Le Roi des Épéens & le Héros des Thraces,

Ces deux fiers ennemis, sont déjà confondus  

 

490

Dans des monceaux de morts sur la terre étendus.

 

    PARMI ces flots de sang, quel mortel intrépide,

Si Pallas, le couvrant de l'invincible Égide,

Le prenoit par la main & conduisoit ses pas,

Oseroit, sans pâlir, contempler ces combats,

 
495

Et de tant de Héros admirant la vaillance,

Décider la Victoire & fixer sa balance ?

 

 
 

 

Notes, explications et commentaires

 

(1) Voilà une de ces comparaisons dont on a parlé dans le Discours préliminaire, L'imagination rapide d'Homère ne sauroit s'arrêter au rapport exact de la chose comparée avec l'objet de comparaison. Cette espèce de superposition, en usage dans la Géométrie, pour démontrer l'égalité de deux figures, est trop sèche pour la Poësie. Mille circonstances accessoires se présentent en foule à l'imagination, & ce sont ces circonstances particulières qui distinguent le Poëte. En voyant un homme blessé, & le sang couler sur sa chair, l'idée d'une couleur de pourpre qui teint l'ivoire peut se présenter à l'esprit de tout le monde ; mais Homère voit cet ivoire devenir les bossettes d'un mors, envié par plusieurs Guer­riers, & destiné au coursier d'un, Monarque.

    C'est dans ces comparaisons qu'on reconnoît la trempe de ce génie extraordinaire1, qui, comme un infiniment sonore, ne sauroit être frappé sans rendre des sons mélodieux.

 

(2) Quand certains peuples indigens se surent assemblés pour voler & piller leurs voisins, la plus grande & la meilleure part dans leurs festins grossiers, étoit la seule distinction qu'on accordoit à ceux qui avoient sait les plus grands exploits. Tels surent les Germains & les Scandinaves. Quand sa Societé sut policée, on conserva encore long-temps ces monumens de l'ancienne barbarie. Combien d'usages aussi étranges dans leur origine, se sont ennoblis par leur ancienneté.

 

(3) Cette disposition fut suivie par Annibal à la bataille de Zama, comme Polybe l'a observé en citant ce passage d'Homère, pour rendre justice aux connoissances de notre Poëte dans l'art militaire. Pope.

    On pourroit ajouter que dans la Cyropédie de Xénophon, ouvrage qui sembleroit devoir être le rudi­ment de l'homme d'État & du Guerrier Philosophe, une pareille disposition sut employée & vantée par Cyrus, qui, ayant à conduire & à ménager un grand nombre de Nations différentes, employoit ainsi tous les moyens que la prudence & la connoissance des hommes pouvoient lui inspirer.

 

(4) Eustathe a prétendu que ce passage pouvoit être entendu de quatre façons différentes, & il a loué de bonne soi Homère de la fécondité de cette équivoque, Il est inutile de rapporter ici ces quatre interprétations, dont aucune ne m'a satisfait. Voici celle que j'ai suivie, sans cependant oser la garantir. Les Guerriers qui étoient montés sur des chars, combattoient avec des javelots qu'ils lançoient à l'ennemi. Nestor leur ordonne de se servir de la lance, quand ils combattront à pied contre les chars des Troyens. Il est aisé de sentir l'avantage que devoit avoir un homme armé d'une longue pique, contre un homme armé d'un simple javelot, & qui, chancelant sur un char, ne pouvoit porter que des coups mal assurés. Dès que le fantassin l'avoit évité, il étoit sur de percer son ennemi.

 

(5) Voilà le premier combat de l'Iliade. Observons avec quelle force il est dépeint, & comme chaque circonstance sert à en ac­croître le terrible appareil, jusqu'à ce que l'horreur & le tumulte aient enveloppé les deux camps.

   On voit une armée innombrable marcher d'abord en ordre de bataille dans un majestueux silence, & fondre ensuite sur l'ennemi avec un bruit horrible. La terreur, la suite & la discorde les agitent ; ce n'est plus qu'une affreuse confusion, un tableau épouvantable, où, à travers des nuages de poussière, nous voyons ça & là tomber quelques Guerriers sur des mon­ceaux de morts. Pope.

 

(6) Virgile a appliqué cette sublime image à la Renommée :

    Parva metu primo, mox sese attollit in duras,

    Ingrediturque solo, & caput inter nubila condit.

Eneide. liv. IV.

Mais cette image morale & poétique, qui peint d'une manière si sorte les progrès effrayans de la Discorde, ne produit plus ce grand effet quand on l'applique à la Renommée. Voilà le désavantage des imitations en tout genre, elles n'ont presque jamais qu'une partie des pensées de l'original

 

(7) Comme notre Poëte fait ramener nos pensées au sujet prin­cipal ! Nous étions dans la mêlée, nous avions presque oublié Achille ; c'est Apollon lui-même qui vient nous rappeler que ce Héros ne combat plus. Il le crie aux Troyens ; ces mots leur rendent tout leur courage ; & par ces mots la colère d'Achille redevient présente à l'esprit du Lecteur, & l'unité d'intérêt est conservée.