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ARGUMENT DU
LIVRE
III.
Les Troyens & les
Grecs sont prêts d'en venir aux
mains. Pâris sort
des rangs. Ménélas l'attaque. Le
Troyen se retire.
Reproches d'Hector. Pâris propose
de terminer la
guerre par un combat singulier entre
Ménélas & lui.
Ménélas accepte le défi. Iris va avertir
Hélène de ce
nouvel événement. Hélène court sur les
remparts pour être
témoin de ce combat. Elle y trouve Priam & les
Vieillards de Troye. Hélène satisfait aux questions de
Priam sur les Guerriers qu'on
découvre dans la
plaine. Un Héraut vient chercher
Priam. Sacrifice &
serment d'Agamemnon. Priam se retire. Combat des
deux rivaux. Vénus vient au
secours de Pâris
l'enleve. Agamemnon déclare son
frère vainqueur &
demande Hélène aux Troyens
suivant les
conventions qui ont été faites avec eux. |
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PAREILS
à ces oiseaux qui, traversant les mers,
Désertent les climats où règnent les hivers,
Et, portant le trépas an peuple des Pygmées(1),
Remplissent de leurs cris les rives alarmées ;
|
5
|
Les bataillons Troyens, précipitant leurs pas,
Jetoient des cris perçans & couraient aux combats.
Mais les Grecs, en silence, & fiers de leur courage
D'un pas plus mesuré, s'avançoient au carnage.
QUAND
le vent du midi, par ses brouillards épais,
|
10
|
De la chaîne
des monts obscurcit les sommets,
Sur les
guérets voisins la vapeur descendue,
Ramène au
sein du jour la nuit inattendue ;
Le Berger ne
sait plus où guider ses troupeaux,
Et le voleur
s'apprête à des larcins nouveaux. .
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15
|
Ainsi dans
les deux camps une épaisse poussière
Aux regards
des Guerriers dérobe la lumière,
S'élève sous
leurs pas & s'avance avec eux;
Ils marchent
à travers un tourbillon poudreux.
L'un &
l'autre parti déjà sont en présence.
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20
|
Hors des
rangs Phrygiens le beau Pâris s'avance
(2)
Il a d'un
jeune Dieu la taille & le regard ;
Il porte sur
son dos la peau d'un léopard ;
Son arc
resplendissant, son glaive, sa ceinture
Ajustés avec
art, relèvent sa parure;
|
25
|
Il balance
en ses mains deux brillans javelots,
Et défie au
combat les plus vaillans Héros.
MÉNÉLAS
l'aperçoit & tressaille de joie :
Tel un lion
terrible à l'aspect de sa proie,
Quand,
pressé par la faim, au milieu des forêts,
|
30
|
Il brave des
Chasseurs, & les cris & les traits,
Et s'apprête
à saisir, de sa gueule écumante,
Le chevreuil
fugitif ou la biche tremblante,
Tel paroît
Ménélas, à l'aspect de Pâris ;
Le feu de la
vengeance embrase ses esprits,
|
35
|
Il vole, &
de son char s'élance avec ses armes.
Pâris le
voit, frémit & cède à ses alarmes,
Et, sous les
boucliers de ses nombreux Soldats,
Aux dépens
de sa gloire, il échappe au trépas ;
Semblable au
voyageur qui, d'un pied téméraire,
|
40
|
Foulant dans
les vallons une épaisse bruyère,
Voit un
serpent hideux se dresser en sifflant,
Il s'arrête,
pâlit, & suit d'un pas tremblant.
« MALHEUREUX, dit Hector (3) que
la colère enflamme,
«
Lâche & vil
séducteur, esclave d'une femme ;
|
45
|
«
Plût aux
Dieux que ton œil n'eût jamais vu le jour,
«
Ou qu'une
prompte mort eût puni ton amour !
«
Tu serois plus heureux, & ta coupable vie
«
Aux yeux de tous les Grecs n'eût pas été flétrie.
«
Vois ces
Grecs, qui jadis, trompés par ta fierté,
|
50
|
«
Crurent que
ta valeur égaloit ta beauté ;
«
Vois leur
rire insultant qu'excité ta foiblesse :
«
Est-ce ainsi
qu'à leurs yeux tu parus dans la Grèce
«
Lorsque,
pour assouvir ton amoureux transport,
«
Ta flotte
triomphante arriva dans leur port;
|
55
|
«
Lorsque tu
ravissois une épouse chérie,
«
Des bras de
son époux, du sein de sa patrie ;
«
Lors
qu'outrageant des Rois unis pour se venger,
«
Ton audace
apportoit, d'un climat étranger,
«
A ton père,
à ton peuple une guerre cruelle,
|
60
|
«
Le fléau
d'Ilion & ta honte éternelle ?
«
Tu suis ! tu
crains d'attendre un rival irrité !
«
Tu n'oses le
combattre, & tu l'as insulté !
«
Mais que te
serviroient, tes grâces, ton sourire,
«
Tes blonds
cheveux flottans, ta jeunesse & ta lyre ?
|
65
|
«
Sur la terre
étendu, tu perdrois pour toujours
«
Les
bienfaits de Vénus & les dons des amours.
«O
timides Troyens ! dans son sang adultère,
«
Que
n'avez-vous éteint le flambeau de la guerre ?
«
C'EST
assez (4); dit Pâris; Hector, j'ai
mérité
|
70
|
«
De ce
reproche amer l'âpre sévérité.
«
Votre âme
inébranlable, inflexible, hautaine,
«
Ressemble au
fer tranchant qui, frappant contre un chêne,
«
De
ses coups redoublés sait retentir les monts,
«
Et donne
plus de force au bras des bûcherons
(5):
|
75
|
«
Le Ciel en
votre sein mit un cœur intrépide,
«
Mais
l'aimable Vénus à mes destins préside.
«
Ne me
reprochez pas les dons qu'elle m'a faits ;
«
Doit-on des
Immortels rejeter les bienfaits,
«
Ces présens
que le Ciel à son gré nous dispense,
|
80
|
«
Et qu'on
voudroit en vain ravir à sa clémence.
«
Fier Hector,
suspendez le choc des deux partis ;
«
Obtenez qu'à
leurs yeux Ménélas & Pâris,
«
Pour ménager
le sang de leur patrie en larmes,
«
Remettent
leur querelle au jugement des armes ;
|
85
|
«
Qu'Hélène &
ses trésors sbient le prix du vainqueur ;
«
Que des deux
Nations aslurant le bonheur,
«
La paix
rende les Grecs à l'heureuse Achaïe,
«
Et ramène le
calme aux champs de la Phrygie.
CHARME de ce discours, Hector pressant ses pas,
|
90
|
Le javelot
en main, arrête ses Soldats,
Leur
commande un repos dont leur fierté murmure.
En vain son
bouclier, son casque, son armure
Retentissent
des traits lancés de toutes parts ;
Il s'avance
au milieu des flèches & des dards.
|
95
|
AGAMEMNON
le voit, il accourt, & s'écrie :
«
Arrêtez,
arrêtez, vengeurs de la patrie,
«
Hector veut
nous parler. » — Les combattans surpris
Suspendent,
à ces mots, le combat & les cris.
«
VOUS (6) Troyens, dit Hector,
vous, peuples de la Grèce,
|
100
|
«
Écoutez de
Pâris les vœux & la promesse.
«
Le
feu qu'il alluma, peut s'éteindre aujourd'hui ;
«
Voici
ce que ma voix vous propose pour lui :
«
Que
vos dards & vos traits reposent sur la terre,
«
Tandis que,
dévoués aux fureurs de la guerre,
|
105
|
«
Ménélas &
Pâris, seuls entre les deux camps,
«Videront
par le fer leurs démêlés sanglans.
«
Hélène & ses
trésors, digne prix du courage,
«
Pour jamais
du vainqueur deviendront le partage ;
«
Et, dans cet
heureux jour, des traités solennels
|
110
|
«
Nous uniront
aux Grecs par des noeuds éternels.
IL
parle, & dans les camps règne un profond silence.
Le vaillant
Ménélas sort des rangs & s'avance.
«
ASSEZ
long-temps, dit-il, pour Pâris & pour moi(7),
«
Mars
a rempli ces lieux de carnage & d'effroi :
|
115
|
«
Avec la
guerre enfin que ma douleur finisse ;
«
Meure qui
doit mourir, que le vaincu périsse ;
«
Qu'une éternelle paix, séparant nos Guerriers,
«
Les rende
aux doux loisirs de leurs heureux foyers.
«
Vous,
Troyens, préparez l'offrande salutaire,
|
120
|
«
L'agneau
blanc au Soleil, l'agneau noir à là Terre.
«
Vous, Grecs,
sacrifiez au Souverain des Dieux :
«Que
Priam de la paix assure ici les nœuds,
«
Qu'il vienne
; de ses Fils l'orgueil insurmontable
«
Méconnoît
des traités le lien respectable.
|
125
|
«
La Jeunesse
en ses vœux change à l'égal des vents,
«
Mais un sage
Vieillard rapproche tous les temps ;
«
Le passé,
l'avenir sont mis dans la balance,
«
Et le
bonheur public naît de sa prévoyance.
CE
généreux
discours, semé dans tous les rangs,
|
130
|
Fait
succéder la joie aux fureurs des deux camps.
Les
combattans soumis aux Chefs qui les commandent,
Arrêtent
leurs coursiers, & de leur chars descendent
Sur la terre
aussitôt, comme un signe de paix,
Ils posent
devant eux leur armure & leurs traits.
|
135
|
Députés par
Hector, deux Hérauts magnanimes
Vont convier
Priam & hâter les victimes ;
Et du Prince
d'Argos le Héraut révéré
Court au
vaisseau des Grecs chercher l'agneau sacré.
CEPENDANT, sous les traits d'une jeune Princesse,
|
140
|
Qui d'Hécube
sa mère eut toute la tendresse,
Et qui, par
ses appas captivant tous les cœurs,
Surpassoit
la beauté qu'on vantoit dans ses soeurs,
Iris, de
Laodice empruntant tous les charmes,
Alloit au
sein d'Hélène éveiller les alarmes.
|
145
|
AU FOND de son palais, Hélène en ce moment
Nuançoit les
couleurs d'un riche vêtement ;
Sa main sur
ce tissu déployant son adresse,
Dessinoit
les travaux de Troie & de la Grèce,
Ces orages
de Mars, ces combats glorieux,
|
150
|
Illustres
monumens du pouvoir de ses yeux.
«
Levez-vous, dit Iris, accourez chère Hélène,
«
Un prodige
nouveau se sait voir dans la plaine.
«
Ces Troyens
& ces Grecs, qui brûlant de fureur
«
S'approchoient
en portant la mort & la terreur,
|
155
|
«
S'arrêtent
en silence & suspendent la guerre ;
«
Leurs
javelots près d'eux sont dressés sur la terre;
«
De leurs
chars descendus, ces superbes Guerriers
«
Demeurent
appuyés sur leurs grands boucliers.
«
Pâris & son
rival, le vaillant fils d'Atrée,
|
160
|
«
Vont seuls
se disputer une épouse adorée ;
«
Seuls, entre
les deux camps, ils combattront pour vous,
«
Et la
victoire enfin va nommer votre époux.
HÉLÈNE, à ce discours, sentit naître en son ame
Un tendre
souvenir de sa première flamme ;
|
165
|
Le desir de
revoir les lieux qu'elle a quittés,
Jette un
trouble inconnu dans ses sens agités.
Tremblante,
elle se lève, &, les yeux pleins de larmes,
D'un voile
éblouissant elle couvre ses charmes ;
De deux
femmes suivie, elle vole aux remparts.
|
170
|
Là s'étoient
assemblés ces illustres Vieillards,
Qui, courbés
sous le faix des travaux & de l'âge,
N'alloient
plus au combat signaler leur courage,
Mais qui,
près de leur Roi, par de sages avis,
Éclairoient
sa vieillesse & servoient leur pays.
|
175
|
Dans leurs
doux entretiens, leur voix, toujours égale,
Ressembloit
aux accens que forme la cigale (8),
Lorsqu'aux
longs jours d'été, cachée en un buisson,
Elle vient
dans les champs annoncer la moisson.
Dès
qu'Hélène parut aux regards de ces Sages,
|
180
|
Une tendre
surprise enflamma leurs visages ;
Qui pourrait
s'étonner, se disoient-ils entr'eux,
Qu'ici
depuis neuf ans tant de Héros fameux
Disputent là
conquête & combattent pour elle
Sur le trône
des Cieux, Vénus n'est pas plus belle(9)
|
185
|
Mais, quel
que soit l'amour qu'inspirent ses attraits,
Puisse Ilion
bientôt la perdre pour jamais !
Qu'elle
parte, & qu'enfin à son époux rendue.
Elle éloigne
la mort sur ces lieux suspendue.
MAIS Priam la rassure, & flatte ses esprits.
|
190
|
«
Approchez-vous, dit-il, o vous que je chéris
(10),
«
Ma fille, de
nos maux vous n'êtes point la cause ;
«
La volonté
des Dieux de notre sort dispose,
«
Seule elle a
contre nous armé nos ennemis.
«
Venez voir
votre époux, vos parens, vos amis ;
|
195
|
«
Aidez mes
foibles yeux, faites-moi reconnoître
«
Ce Roi
majestueux qu'on voit ici paroître.....
«
Quelle
taille ! quel port ! quel auguste maintien !
«
Le
front de quelques Chefs domine sur le sien ;
«
Mais de ses
traits divins l'éclat & la noblesse
|
200
|
«
Le
distinguent assez des Princes de la Grèce.
«
MON père, dit Hélène, à votre auguste aspect,
«
Que mon cœur
est saisi de honte & de respect !
«
Que n'ai-je
su mourir, quand, loin de ma famille,
«
Laissant &
mon époux & mon unique fille,
|
205
|
«
Pour suivre
votre fils, je traversai les mers !
J«'ai
vécu destinée aux maux les plus amers ;
«
Le remords
me consume, & le cours de mes larmes
«
A desséché
la fleur de mes coupables charmes.
«
Ah ! de quel ennemi demandez-vous le nom !
|
210
|
«
C'est le
Ches de vingt Rois, le grand Agamemnon
«
Monarque
irréprochable & Guerrier magnanime,
«Mon
frère, s'il peut l'être encore après mon crime.
PRIAM sur ce Héros fixe un œil étonné :
«
O trop
heureux Atride (11) ! o Prince
fortuné !
|
215
|
«
Que de
Grecs, pour vous suivre, ont quitté leur contrée ?
«
Jadis du
fier Mygdon & du vaillant Otrée
«
J'ai
vu près du Sangar rassembler les Soldats ;
«Quand
pour les secourir, avide de combats,
«
J'allai
joindre ces Rois qui désendoient leur trône
|
220
|
«
Contre les
coups hardis de l'illustre Amazone ;
«
Mais de nos
Phrygiens les nombreux bataillons
«N'auroient
pas dans les champs couvert tant de sillons.
«
MA
FILLE,
poursuit-il, daignez encor m'instruire :
«
Quel est ce
combattant que je vois, que j'admire,
|
225
|
«
Moins haut
qu'Agamemnon, mais plus fort, plus pesant
«
Son armure
est à terre, & d'un œil imposant
«
Il visite, à
pas lents, ses bataillons terribles,
«
Comme on
voit, au milieu de ses brebis paisibles,
«
Un superbe
bélier étaler sa fierté.
|
230
|
«
C'EST
Ulysse, dit-elle, Ulysse si vanté,
«
Qui, nourri
dans Ithaque, île affreuse & stérile,
«
Fit briller
son génie en ressources fertile,
«
Et fut
marquer sa place entre les plus grands Rois.
« OUI
, disoit Anténor, c'est lui que j'aperçois,
|
235
|
«
C'est
Ulysse, mon œil le reconnoît sans peine ;
«
Seul avec
Ménélas, redemandant Hélène,
«
Il
vint de sa présence honorer mon palais :
«
J'ai
long-temps observé leur génie & leurs traits.
«
Du Héros
Spartiate & la stature & l'âge
|
240
|
«
Lui
donnoient sur Ulysse un brillant avantage ;
«
Mais
d'Ulysse au Conseil le vénérable aspect
«
Sembloit
nous imprimer un plus puissant respect.
«
Si
Ménélas parloit, une austère énergie
«
Prétoit à
son discours l'action & la vie :
|
245
|
«
Quoique
jeune, ennemi de tout brillant écart.
«
Sa harangue
étoit courte, & précise & sans art.
«
Quand le
fils de Laërte, instruit par la Sagesse,
«
S'apprêtoit
à tonner pour les droits de la Grèce
«
Long-temps
debout, sans geste, & le regard baissé,
|
250
|
«
Vous
l'eussiez cru d'abord stupide ou peu sensé.
«
Mais, quand
sa bouche enfin laissoit fuir sa parole,
«
Comme dans
les hivers la neige tombe & vole (12),
«
Ses discours abondans, pénétrant nos esprits,
«
Lui
ramenoient les coeurs enchantés & surpris.
|
255
|
«
ET CE GREC,
dit Priam, dont le front plein d'audace,
«
La tête
menaçante & la vaste cuirasse,
«
Distinguent
sa stature entre les Argiens,
«
Quel est-il
— C'est Ajax, lé boulevard des siens,
«
Dit Hélène :
portez votre vue étonnée
|
260
|
«
Sur cet
autre Guerrier, le grand Idoménée ;
«
Au sein des
bataillons de ses vaillans Cretois,
«
Il semble un
Dieu puissant qui leur donne des loix ;
«
De ses fiers
Généraux un essaim l'environne.
«
Je le vis
autrefois, lorsqu'à Lacédémone
|
265
|
«
Il venoit,
oubliant son Thrône & ses États,
«
Cultiver
l'amitié du vaillant Ménélas.
«
J'ai connu
tous ces Rois, & je pourrois sans peine
«
Nommer tous
les Héros qui couvrent cette plaine ;
«
Mais mon œil
étonné n'y trouve point encor
|
270
|
«
Deux frères
que j'aimois, & Pollux & Castor.
«
Sparte a-t-elle en ses murs enchaîné leur courage ?
«
Ont-ils avec
les Grecs volé vers ce rivage ?
«
Et
n'osent-ils venir, dans les champs de l'honneur,
«
Porter aux
yeux des Grecs l'opprobre de leur soeur ?
|
275
|
AINSI parloit Hélène ; & le sein de la terre
Renfermoit
pour jamais ces deux foudres de guerre.
MAIS les libations & les agneaux sacrés
Dans les
murs d'Ilion sont déjà préparés.
Les coupes
d'or en main (13), le Héraut se
présente,
|
280
|
Aborde le
Monarque, & d'une voix pressante :
«
Levez-vous,
lui dit-il, fils de Laomédon,
«
Hâtez-vous,
descendez dans les champs d'Ilion :
«
Les Troyens
& les Grecs ensemble vous demandent ;
«
Venez être
garant de la paix qu'ils attendent.
|
285
|
«
Seuls, entre
les deux camps, Ménélas & Pâris
«Vont
tenter un combat dont Hélène est le prix
«
Sur le sang de l'un d'eux l'alliance établie
«
Unira pour
jamais la Grèce & la Phrygie ;
«
Et Ies Grecs
aussitôt, retournant dans leurs ports,
|
290
|
«
D'armes et
de vaisseaux délivreront nos bords.
PRIAM frémit, & part ; Anténor l'accompagne :
Leurs
rapides coursiers volent dans la campagne,
Ils arrivent
; soudain, au milieu des deux camps,
Priam
descend du char & marche dans les rangs.
|
295
|
Atride sur
ses pas s'avance avec Ulysse.
Les Hérauts
apprêtoient l'auguste sacrifice ;
L'eau pure
est épanchée & le vin préparé :
Agamemnon
enfin saisit un fer sacré (14).
«PÈRE
des
Immortels, dit-il, Dieu du tonnerre,
|
300
|
«
Qui
t'assieds sur l'Ida pour gouverner la terre,
«
Toi, Soleil,
qui roulant dans l'abyme des airs,
«
D'un seul de
tes regards embrasses l'Univers :
«
Terres,
Fleuves, & vous, sévères Euménides,
«
Dont le bras
aux Enfers punit les Rois perfides,
|
305
|
«
Écoutez mes
sermens, & liiez dans mon cœur.
«
Du vaillant
Ménélas si Pâris est vainqueur;
«
Que Pâris, conservant l'objet de ses tendresses,
«
Possède en paix Hélène & toutes ses richesses :
«
Si Pâris est
vaincu ; que ses concitoyens
|
310
|
«
Rendent à
Ménélas son épouse & ses biens:
«
Et que, par
un tribut consacré d'âge en âge,
«
De nos
sanglans travaux Priam nous dédommage.
«
S'il
m'étoit refusé, j'en atteste les Dieux,
«
Pour punir
ce refus, je demeure en ces lieux :
|
315
|
«
Ilion me
verra jusqu'à sa chute entière,
«
Poursuivre
sans repos ma vengeance & la guerre.
LE Monarque achevant ces redoutables mots,
Plonge le
fer sacré dans le sein des agneaux ;
Ils tombent
palpitans, & de l'urne apprêtée
|
320
|
Le vin coule
à grands flots sur l'herbe ensanglantée.
La Grèce
unit sa voix à la voix d'Ilion ;
Tout répète
à l'envi cette imprécation :
«
Puissans
Dieux, qui régnez sur toute la Nature
«
Si
jamais parmi nous il se trouve un parjure ;
|
325
|
«
Que
semblable à ce vin sur sa terre épandu,
«
Avec le sang
des nens son sang soit confondu ;
«
Et que dans
sa maison ses femmes infidèles
«
Contentent,
sans pudeur, leurs amours criminelles.
JUPITER les entend, & rejette leurs vœux.
|
330
|
«
VOUS,
Troyens, dit Priam, & vous, Grecs généreux,
«
D'un père
infortuné ménagez la foiblesse,
«
Epargnez ma
douleur, souffrez que je vous laisse ;
«
Souffrez que
vers nos murs, loin des périls d'un fils,
«
Je
détourne mes pas & mes yeux attendris.
|
335
|
«
Le Ciel, qui
distribue & l'opprobre & la gloire,
«
Sait seul de
quel côté doit pencher la victoire.
EN achevant ces mots, l'infortuné Vieillard
Marche vers
ses coursiers, monte, s'assied & part.
HECTOR, fils du Monarque, & le fils de Laërte
|
340
|
Mesurent la
carrière aux deux rivaux ouverte :
Dans un
casque d'airain on consulte le sort,
Le sort
doit seul régler leur généreux transport
Et décider
entre eux l'importait avantage
D'essayer le
premier sa lance & son courage.
|
345
|
Les Soldats
des deux camps levoient les mains aux cieux :
«
Dieu d'Ida,
disoient-ils : puissant Maître des Dieux,
«
Que l'auteur
de nos maux soit puni de son crime ;
«
Aux gouffres
de Pluton sais tomber la victime ;
«
Et que, par
les saints nœuds que va former la paix,
|
350
|
«
Les Troyens
& les Grecs soient unis à jamais.
ILS invoquent le Ciel, & le combat s'apprête.
Hector
saisit le casque, & détournant la tête,
Il agite les
sorts, il y plonge la main.
Pâris est
l'heureux nom qu'amène le Destin.
|
355
|
Au combat
aussitôt ces rivaux se disposent,
Et près des
chars assis, les deux camps se reposent.
SOUDAIN l'amant d'Hélène, aux yeux de son rival,
Se revêt
avec soin d'un éclatant métal :
D'un superbe
cothurne essayant la souplesse,
|
360
|
Ses pieds
sont obéir le lien qui les presse ;
Il saisit sa
cuirasse & l'attache à son sein,
Charge son
baudrier de son glaive d'airain,
Couvre son
foible bras d'un bouclier immense.
Fait
briller, sur sa tête avec impatience
|
365
|
Un casque
étincelant, dont le panache altier
S'élevant
sur son front, l'ombrage tout entier ;
il prend son
javelot. Déjà le fils d'Atrée
Avoit
couvert son corps d'une armure dorée,
Les deux
rivaux, brelans d'un éclat martial,
|
370
|
Dans le
champ du combat marchent d'un pas égal :
Courroucés,
l'œil en feu, dans un sombre silence,
Ils se
fixent l'un l'autre, en secouant leur lance.
Les Chefs &
les Soldats, autour d'eux attroupés,
D'étonnement, d'horreur & d'effroi sont frappés.
|
375
|
Pâris pousse
sa lance au bouclier d'Atride ;
L'impénétrable airain trompe la lance avide,
Il résonne &
résiste; & le fer émoussé
Tombe entre
ces Guerriers, par le choc repoussé.
AUSSITÔT, agitant sa pique meurtrière,
|
380
|
Ménélas vers
les Cieux éleva sa prière :
«
Jupiter,
viens frapper, viens punir par mes mains,
«
Ce vil
profanateur de nos droits les plus saints.
«
Qu'un jour,
au seul récit du crime & du suppIice
«
L'Univers
indigné s'épouvante & frémisse.
|
385
|
IL DIT, & vers Pâris faisant voler son dard,
Perce le
bouclier qui lui sert de rempart.
Le fatal
javelot a brisé sa cuirasse ;
Mais Pâris
se dérobe au coup qui le menace,
Et
l'homicide airain, qui dut percer son flanc,
|
390
|
Déchire ses
habits sans se teindre de sang.
Le Grec
prend son épée, &, bouillant de colère,
Frappe à
coups redoublés sur son foible adversaire,
Le casque le
défend, l'air siffle, & Ménélas,
Voit, voler
loin de lui son fer en mille éclats.
|
395
|
Il regarde
le Ciel, il s'arrête, & s'écrie :
«
O Dieu qui
m'as trompé, quelle est ta barbarie !
«
J'implorois
ta justice ; & tu viens secourir
«
Un lâche
séducteur que je voulois punir !
«
Tu détournes
l'effort de ma lance inutile,
|
400
|
«
Et tu
n'armes mon bras que d'un acier fragile !
IL FOND sur son rival, d'une robuste main
Saisit
les crins flottans de son casque d'airain,
Se
tourne vers les Grecs & dans leurs rangs j'entraîne.
Le
Troyen se débat, & respirant à peine,
|
405
|
Déchiré
par le lacs dont son casque est lié,
Cède au
bras du vainqueur. Vénus en a pitié ;
Par la
tendre Vénus cette attache est brisée,
Le
casque suit Atride, & sa main abusée
Le
jette avec fureur à ses Soldats surpris.
|
410
|
Mais,
reprenant sa lance, il en perçoit Pâris,
Si le
sein de Vénus n'eût été son asyle.
Cette
aimable Déesse à qui tout est facile,
Cypris, l'enveloppant dans un nuage épais,
Le
ravit & le porte au fond de son palais,
|
415
|
Où des
plus doux parfums l'odeur enchanteresse
De ses
sens abattus ranime la foiblesse.
Elle
le quitte enfin, &, volant sur la tour,
Va de
la tendre Hélène aiguillonner l'amour.
Sous
des traits altérés par les rides de l'âge,
|
420
|
La trompeuse
Déesse a voilé son visage ;
Elle
approche d'Hélène, &, de ses doigts tremblans,
La touche, &
sait flotter ses voiles odorans.
«
ECOUTEZ votre esclave, accourez, lui dit-elle,
«
Sur le lit
nuptial votre époux vous appelle ;
|
425
|
«
Brillant
d'un nouveau charme, embelli par l'Amour,
«
Au sein de
son palais Pâris est de retour.
«
Ce n'est
point un Guerrier, qui tout bouillant de rage,
«
Contre un
fier ennemi signala son courage ;
«
C'est un
mortel chéri dans l'empire amoureux,
|
430
|
«
Qui vient se
délasser des danses & des jeux.
HÉLÈNE à ce discours sentit son ame émue ;
Mais elle
voit Vénus, elle l'a reconnue ;
Son sein
éblouissant, ses yeux & son souris,
Ont trahi
l'immortelle & dévoilé Cypris,
|
435
|
Hélène en a
pâli : « Trop cruelle Déesse,
«
Vous
plaisez-vous, dit-elle, à tromper ma foiblesse !
«
En quels
climats nouveaux voulez-vous m'entraîner
«
De quels
nouveaux liens me verrai-je enchaîner
«
Sur les
bords éloignés que regarde l'Aurore,
|
440 |
«
A quel amant
Vénus me promit-elle encore !
«
Pour un
indigne objet s'exposant à périr,
«
Le vaillant
Ménélas vient de me conquérir :
«Il
veut sur ses vaisseaux ramener son épouse :
«
Laissez-moi
dans ses bras sans en être jalouse
|
445 |
«
Allez revoir
Pâris, soulagez son ennui,
«
Renoncez à
l'Olympe & pleurez avec lui.
«
Dans les
noeuds de l'Hymen ou d'un lâche esclavage,
«
Loin du
séjour des Dieux, consolez son veuvage.
«
Son lit
m'est en horreur. Quel opprobre pour moi
|
450 |
«
S'il
possédoit encor mon amour & ma foi !
«
Pourrois-je
soutenir les regards des Troyennes
«
Laissez-moi
déplorer ses erreurs & les miennes ;
«
Livrée à mes
douleurs, étrangère aux plaisirs,
«
Je dételle à
jamais ses amoureux desirs.
|
455 |
LA DÉESSE aussitôt de courroux enflammée :
«
C'est donc,
dit-elle, en vain que je t.'avois aimée,
«
Ingrate
! de mon joug tu prétends Y éloigner !
«
Tremble que
je ne veuille enfin t'abandonner ;
«
L'amour que
j'eus pour toi peut se changer en haine :
|
460 |
«
Quel seroit
ton destin trop malheureuse Hélène,
«
Si tes
traits altérés & tes appas flétris,
«
De cent
peuples rivaux t'attiroient les mépris !
DE CES mots menaçans Hélène épouvantée,
Couvre son
front pâli d'une toile argentée,
|
465 |
Et, sur les
pas légers de la Mère d'Amour,
Se dérobe en
silence aux regards de sa Cour.
Elle arrive
au palais, & Vénus triomphante
Conduit à
son Époux une Épouse tremblante,
Sous les
yeux de Pâris la contraint à s'asseoir.
|
470 |
Mais,
écoutant encore un rigoureux devoir,
Et
détournant les yeux d'un amant trop coupable,
Hélène
exprime ainsi la douleur qui l'accable.
«Tu
reviens du combat ! que n'y périssois-tu
«
Sous mon
premier Époux noblement abattu !
|
475 |
«
Tu te
vantois qu'un jour ton épée ou ta lance
«
Sauraient de
ton rival terrasser la vaillance :
«
Vas donc, te
préparant à de nouveaux combats
«
Dans les
champs de l'honneur défier Ménélas ;
«
Ou moins
ambitieux, de tes jours plus avare,
|
480 |
«
N'expose
plus ta vie aux coups qu'il te prépare.
«
LAISSEZ, répond Pâris, ces outrageans discours,
«
Minerve à
Ménélas a prêté son secours ;
«
Un plus
heureux moment nous rendra la victoire :
«
Il
est aussi des Dieux qui veillent pour ma gloire.
|
485 |
«
Venez, & de
l'Hymen respirons la douceur :
«
L'Amour
n'alluma point tant de feux en mon cœur,
«
Le jour qu'à
mes desirs Hélène abandonnée
«
Fuyoit sur
mes vaisseaux, loin de Sparte étonnée ;
«
Ou
lorsqu'une île heureuse, en nous ouvrant ses ports,
|
490 |
» Vous vit à votre Amant prodiguer vos transports.
AUSITÔT, n'écoutant que l'Amour qui l'entraîne,
Au trône de l'Hymen Pâris conduit Hélène.
L'amour veille auprès d'eux sur le lit nuptial.(15)
CEPENDANT Ménélas cherche en vain son rival
|
495 |
Tel qu'un lion terrible avide de carnage,
Il court dans tous les rangs pour assouvir sa rage.
Les Troyens, partageant sa trop juste fureur,
Brûloient d'offrir Pâris aux mains de son vainqueur,
Loin de vouloir ravir à son destin funeste
|
500 |
Ce Prince criminel que leur ame déteste.
»
Enfans de Dardanus, Troyens, écoutez-moi,
» S'écrie Agamemnon, j'atteste votre foi,
» J'atteste vos sermens
: un Dieu juste & prospère,
Des mains de la Victoire a
couronné mon frère ;
|
505 |
» Hélène & ses trésors sont pour jamais à nous.
» Venez, sans différer, la rendre à son époux
;
» Et payez à la Grèce un tribut équitable,
» Qui de nos saints Traités soit le sceau
mémorable.
Le soldat l'applaudit, &, par ses cris divers,
|
510 |
Fait, autour des vaisseaux, mugir l'écho des mers.
|
Notes, explications
et commentaires
(1) L'imagination des
Poètes, des Historiens, & même des Naturalistes,
s'est sort égayée sur ces Pygmées d'Homère. Ils ont
tous voulu que ces Pygmées composoient une nation
réellement existante vers les sources du Nil. Les
uns les ont pris pour les Troglodytes ; les autres,
comme l'abbé Banier, pour les Péchyniens. Aucun
d'eux n'a eu recours aux monumens anciens, qui, sur
tous les objets de la fable & de l'histoire, sont
les meilleurs de tous les commentaires. On voit à
Rome, dans la Bibliothèque du Vatican, la figure du
Nil couché, accompagné de seize Pygmées qui vont
combattre les crocodiles. Pline parle d'une autre
figure du Nil en basalte, que Vespasien avoit fait
placer dans le temple de la Paix, entouré de seize
enfans ou pygmées, qui désignoient les seize coudées
de la crue annuelle de ce fleuve, N'est-il pas aisé
de voir que dans le langage allégorique des
Egyptiens , dont ces figures ont été empruntées r le
s combat des Pygmées contre les Grues ne désignoit
autre chose que le décroissement du Nil au temps où
ces oiseaux quittent les climats du Nord pour passer
au Midi, c'est-à-dire, vers le mois de novembre, aux
approches de l'hiver ! Voyez Jablonski, tome II,
Panth. Egyt.
(2) Nous avons vu jusqu'ici
dans ce Poëme des caractères entiers, chez qui la
vertu & le vice ne sont qu'une manière d'être
necessaire, & moins dépendante des circonstances que
de leur nature forte & vigoureuse ; voici un nouveau
caractère, qui, n'ayant par lui-même qu'une
consistance fragile, est toujours modifié par les
influences de tout ce qui l'environne. Au milieu
d'une foule de Héros, c'est un homme galant &
aimable. Examinons les nuances qu'Homère a mises
dans ce tableau.
(3) Pour contraster avec le
caractère de Pâris, voyons comment s'annonce celui
d'Hector. Sensible à l'honneur, austère dans ses
devoirs, plein d'amour pour sa patrie, Hector se
peint lui-même dans ce discours plein de chaleur &
assaisonné d'une raillerie amère. Voilà comme notre
Poëte fait faire ses portraits : c'est un secret qui
lui est particulier, & que tous les Poètes &
Romanciers ont peu connu.
(4) La douceur & la
politesse sont les qualités principales d'un homme
aimable. Pâris, dit Pope, étoit aussi honnête pour
les hommes que galant pour les femmes. Mais ce
caractère de galanterie, qui n'admet guère
l'intrépidité, n'exclut pas une sorte de valeur ;
j'entends ce sentinent qui fait faire des actions
courageuses à un homme qui craint la honte. Le
premier mouvement de Pâris l'a porté à fuir son
ennemi, le second lui sait desirer de combattre. Un
Auteur Anglois prétend, quand dans un État la
crainte de la honte tient lieu de l'amour de la
gloire, & que tous les Citoyens ressemblent à
l'Amant d'Hélène, cet État est dans sa décadence.
(5) Pour achever de faire
connoître Hector, Homère met dans la bouche de Pâris
l'éloge caractéristique de sa valeur. Les louanges
d'un homme offensé ne sont pas suspectes ; elles ont
tout le caractère de la vérité.
(6) Les peuples de la
domination de Priam étant des colonies nouvelles de
plusieurs nations, telles que les Thraces, les
Pélasges, les Cauconiens, dom le langage dérivoit de
celui des Grecs ; le Poëte suppose avec raison que
les Grecs & les Troyens entendoient & parloient la
même langue.
(7) Voilà donc les traits
qui caractérisent Ménélas ; sensible, humain,
courageux, il a regret au sang que la Grèce répand
pour la cause ; sa bravoure lui sait accepter le
défi proposé, & son éloquence bannissant toute
figure & tout ornement, n'a que la sage austérité
qui convient à un Spartiate.
(8) La comparaison d'Homère
porte sur la longue monotonie du chant des cigales,
ressemblant en quelque sorte aux longs discours des
Vieillards, à qui l'âge a ôté la chaleur de l'âme &
les accens de la voix. Les Commentateurs ont cherché
la comparaison dans la ressemblance du corps
desséché des vieillards avec celui des cigales ; &
voilà comme on embellit Homère.
(9) Homère ne s'arrête point
à des descriptions minutieuses de la beauté
d'Hélène; & par ce seul mot sorti de la bouche de
ces sages Vieillards, il en sait le tableau le plus
parfait que notre imagination puisse le représenter.
Mais si Hélène n'étoit que belle, elle ne seroit pas
assez intéressante : nous verrons quels sentimens de
douceur & de repentir Homère saura prêter à cette
beauté touchante, pour intéresser en sa saveur tous
les hommes de tous les temps, & la rendre digne des
combats que se livrent pour elle l'Asie & la Grèce.
(10) Le caractère d'un
Vieillard naturellement bon & sensible est
admirablement peint dans la conduite de Priam envers
Hélène. Il voit la confusion de cette Princesse, &,
pour la rassurer, il rejette sur les Dieux les
malheurs dont elle est la cause : sentiment bien
naturel aux hommes, qui, par une longue expérience
des évènemens de la vie, sont portés à les attribuer
aux volontés éternelles de la Providence. Cette
bienveillance annonce en même-temps un père tendre
jusqu'à sa foiblesse, lequel, par trop de
complaisance pour son fils, soutient une guerre
cruelle qu'il pourroit voir finir en rendant Hélène
aux Grecs qui la redemandent. Pope.
(11) Je ne puis m'empêcher
de citer ici la réflexion de Plutarque sur ces
exclamations de Priam, qui, par une suite
d'expressions presque synonymes, exalte le bonheur
d'Agamemnon. C'était cependant, dit Plutarque, ce
même Agamemnon qui ne cessoit de Je plaindre des
cruautés du Sort & des Dieux. Plutarq. de anim.
tranquil.
Combien d'Agamemnons dans le monde beaucoup plus enviés
qu'ils ne méritent de l'être !
(12) Une éloquence comparée
à de la neige ! cela paroîtra bizarre à bien des
gens. Que leur dire. Cette expression tient à un
sentiment délicat & vague, qui ne donne point de
prise aux commentaires.
(13) Le vin étoit renfermé
dans une outre de peau de chèvre, & les Hérauts qui
portoient cette outre, portoient aussi une cratère,
dans laquelle on versoit le vin, & des coupes qui
servoient aux libations.
(14) Voici le Chef de la
Grèce faisant l'office de Sacrificateur. Les deux
pouvoirs de l'autel & du trône ont été confondus
chez presque tous les peuples naissans. Ce n'étoit
pas trop pour contenir des hommes sortis
nouvellement des mains de la Nature, & qui venoient
de soumettre leurs volontés aux volontés d'un seul
homme. J'ai omis le détail d'une des cérémonies de
ce sacrifice. Agamemnon coupe la toison sur le front
des agneaux, & la donne aux Hérauts pour la partager
aux Chefs des deux partis.
(15) La folie de vouloir
interpréter toutes les allégories d'Homère, a jeté
du ridicule sur les interprétations même les plus
raisonnables. Cependant, quand on lit Homère avec
quelque attention, il est impossible de ne pas
reconnoître en cent endroits combien est sondée
l'opinion de M. Bossuet, qui connoissoit bien ce
Poète, & qui prétend que les Dieux d'Homère sont
les symboles des passions humaines. Pope ne sauroit
s'empêcher d'observer combien est palpable toute
l'allégorie du merveilleux employé dans ce Livre.
Hélène y est représentée flottante entre l'honneur &
l'amour, entre les remords & sa passion. Deux
Divinités viennent tour-à-tour lui inspirer deux
sentimens tout-à-fait opposés. Iris, messagère de
Junon la Déesse de l'Honneur, vient la rappeler au
desir de se réunir à son premier époux : Vénus la
ramène à son amant ; c'est elle qui sauve cet amant
du combat, & qui efface, par les charmes de l'amour,
la honte de sa défaite.
Je conviens que ces personnages symboliques étoient
cependant des Divinités que le peuple adoroit ;
mais ce sont ces circonstances particulières qui
ajoutent aux fictions d'Homère un mérite dont toutes
les Poësies du monde ne peuvent donner qu'une foible
idée. Les allégories saissaisoient à la fois la
sensibilité, l'imagination du Peuple, & la raison
des Sages. Ceux-ci, qui n'adoroient qu'un Être
suprême, reconnoissoient cependant que tout émanoit
de lui, & qu'ainsi ces Divinités prétendues étoient
des symboles particuliers de sa puissance. C'étoit
de tous les systèmes le plus favorable à
l'imagination, au sentiment, au développement de
toutes les facultés sensibles que la Nature a
départies aux hommes.
|
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