 |
|
ARGUMENTS DU LIVRE 1°.
Chrysès,
Prêtre d'Apollon, vient au camp des Grecs
pour racheter sa fille, qui, parmi les dépouilles
des Villes conquises,
Agamemnon
avoit eu eue dans son partage. Agamemnon la refuse avec dureté. Apollon venge l'insulte faite à son
Prêtre. La contagion règne dans
le camp des Grecs. Achille interroge Calcas. Le
Devin répond que le refus d'Agamemnon a causé la
colère du Dieu. Dispute d'Achille & d'Agamemnon. Briséïs
enlevée à Achille. Chryséïs rendue à son père. Thétis
vient consoler son fils ; elle engage Jupiter à
s'intréresser à sa querelle. Plaintes de Junon. Menaces de
Jupiter. Sages conseil de Vulcain.
|
|
|
|
Déesse, inspirez-moi ; chantez,
Muse immortelle,
La colère d'Achille & sa fierté cruelle,
Qui, versant sur les Grecs un déluge
de maux,
Plongea dans les enfers tant de jeunes Héros,
|
5
|
Dont
les membres sanglans, laissés sans sépulture,
Aux avides vautours servirent de pâture.
Ainsi
de Jupiter le decret s'accomplit,
Après
que la Discorde & l'aveugle Dépit
Eurent
empoisonné de leur souffle homicide
|
10
|
L'impatient
Achille & l'orgueilleux Atride.
Quel
dieu mit
tant de haine en leur cœur offensé ?
Le
fils de Jupiter, Apollon, courroucé
Des
indignes mépris qu'essuya son Grand-Prêtre,
Fit
expier aux Grecs le crime de leur Maître(1).
|
15
|
Ils périssoient en foule, & la contagion
Déployoit
sa fureur au camp d'Agamemnon.
le
pontife chrisès, accablé
de tristesse
Redemandoit
sa fille, appui de sa vieillesse ;
Il offroit pour rançon un immense trésor.
|
20
|
Ses vénérables
mains portoient un sceptre d'or
Et
l'auguste couronne à son Dieu consacrée.
Il
implore lès Grecs & les deux fils d'Atrée.
» ATRides
& vous Grecs, fassent les justes Dieux
» Que
brisant d'Ilion les remparts odieux
|
25
|
» Vous
revoyez bientôt votre l'heureuse patrie !
» Acceptez
la rançon de ma fille chérie,
» Daignez
la rendre aux vœux de mon cœur paternel,
» Et
révérez le Dieu dont j'encense l'autel.
»
l'armée
avec
transport applaudit sa prière ;
|
30
|
Mais
Atride s'irrite & d'une voix altière :
»
vas , sors de mes
vaisseaux, téméraire Vieillard,
»
Dit-il, & ne viens plus t'offrir à mon regard ;
» Ou
crains que l'appareil de ton saint Ministère
»
Ne puisse te sauver de ma juste colère.
|
35
|
»
Ta fille a sous mes loix perdu sa liberté,
»
Jusqu'aux jours où le temps flétrira sa beauté ;
»
Et loin de son pays, au sein de mon empire,
»
Sur mes vaisseaux vainqueurs je
prétends la conduire ;
»
Esclave destinée à mes embrassemens,
|
40
|
»
Le travail & l'amour rempliront ses momens.
» Vas
donc, délivre-moi d'un aspect qui m'offense.
»
le
malheureux
Vieillard obéit en silence,
Accablé
de douleur il détourne ses pas
Vers
les bords où la mer se brise avec fracas ;
|
45
|
Et
sur des rocs déserts, loin de tout œil profane,
Il
adresse ces vœux au frère de Diane.
»
TOI, qui dans Ténédos fais adorer tes loix,
» Dieu puissant de Chrysa, daigne entendre ma voix :
»
De festons éclatans si dans des jours de fête
|
50
|
»
De ton temple sacré j'ai couronné le faîte ;
»
Si le sang des taureaux, en ton nom répandu,
»
Acquitta par mes mains l'hommage qui t'est dû ;
»
Lance sur tous les Grecs tes redoutables armes ;
»
Et par de longs tourmens fais leur payer mes larmes. »
|
55
|
il
achevoit à
peine, Apollon furieux(2),
S'élance,
tout armé, de la cime des Cieux.
Dans
les airs agités, qui devant lui s'ouvrirent,
Les
traits de son carquois sur son dos retentirent,
Pareil
à la nuit sombre il arrive, &, soudain,
|
60
|
Des
dards empoisonnés échappent de sa main.
L'écho
mugit au loin sur les plaines humides.
Mortellement
frappés de ses flèches rapides
Les
chiens & les chevaux expirent les premiers.
Des
traits plus douloureux déchirent les guerriers.
|
65
|
Et
bientôt tout le camp n'offre dans son enceinte
Que
des objets affreux d'une inutile plainte,
Des
bûchers allumés qui ne s'éteignent plus.
Le
Dieu pendant neuf jours lança ses traits aigus.
Il
commencoit déjà la dixième journée,
|
70
|
Quand
Achille, des Grecs plaignant la destinée.
Inspiré
par Junon, fait assembler les Rois,
Se
levé au milieu d'eux, &, d'une sombre voix :
»
Prêts à périr, dit-il, par la guerre & la peste,
»
Attendrons-nous, en paix, un destin si funeste ?
|
75
|
»
Pour dérober nos jours à tant de maux divers,
»
Princes, que tardons-nous à repasser les mers ?
»
Mais avant de tenter cette lâche retraite,
»
Des Songes & des Dieux consultons l'interprète,
» Car les Songes souvent sont l'organe du Ciel
:
|
80
|
»
Apollon irrité venge-t-il son autel ;
»
Et le sang des agneaux offerts en sacrifice
»
Pourra-t-il appaiser sa sévère justice ; »
Il
s'assied : & Calcas qui,
d'un regard perçant
Pénètre
l’avenir, le passé, le present,
|
85
|
Qui,
par le Dieu du jour instruit dans les présages,
Avoir
conduit les Grecs sur ces lointain rivages,
Calcas
se lève & dit : « Prince chéri des Dieux,
»
Si,
je vous obéir, si j'ose dans ces lieux
»
Des fureurs d'Apollon manifester la cause ,
|
90
|
»
Songez que de mon sort sur vous je me repose,
»
Par un serment sacré daignez vous engager
»
A devenir l’appui de mes jours en danger.
»
Celui que ma franchise offensera peut-être,
»
Des Grecs confédérés est le souverain maître.
|
95
|
»
Un Monarque est à craindre ; il peut trop aisément
»
Immoler son sujet à son ressentiment.
»
Si quelque temps en lui la vengeance sommeille(3),
»
L'occasion bientôt l'aiguillonne & l'éveille.
»
Voudrez-vous me défendre, & puis-je enfin parler ?
|
100
|
»
vieillard, ce qu'il faut
dire, osez le révéler.
»
J'en atteste le Dieu dont la voix vous inspire :
»
Ne craignez rien. Croyez que, tant que je respire,
»
Je saurai vous sauver des mains d'un peuple entier,
»
Et de ce Roi des Rois, de ce Monarque altier,
|
105
|
»
De cet Agamemnon(4) dont
vous craignez l'outrage.
le
vieillard, à
ces mots, rempli d'un saint courage :
»
Ce n'est point son autel qu'Apollon a vengé,
»
Mais son Prêtre, dit-il, par ce Chef outragé.
»
Des maux que nous souffrons ce crime est l'origine.
|
110
|
»
Rien ne peut différer notre entière ruine,
»
Si, pour sécher les pleurs d'un père malheureux,
»
Sa fille, sans rançon, n'est rendue à ses vœux,
»
Et si dans Chrysa même un pompeux sacrifice
»
Aux Grecs humiliés ne rend ce Dieu propice.
|
115
|
calcas
parle
& s'assied avec tranquillité.
Agamemnon
se lève, incertain, irrité,
Une
ardente fureur s'épanche dans son ame,
Et
ses yeux menacans lancent des traits de flamme.
»
TROP sinistre Devin, te verrai-je
toujours
|
120
|
»
Répandre contre moi d'injurieux discours ?
»J'ai d'Apollon jaloux attiré la colère,
»
Quand j'osai retenir Chryséïs qui m'est chère,
»
Dont j'adore l'esprit, les grâces, les attraits,
»
Qu'à Clytemnestre enfin déjà je préférois.....
|
125
|
»
S'il faut donc qu'aujourd'hui je cesse d'y prétendre,
»
Dans les mains de Chrysès je consens à la rendre,
»
Je veux bien pour mon peuple immoler mes desirs(5);
»
Son salut m'est cent fois plus cher que mes plaisirs.
»
Mais lorsqu'on me ravit le prix de ma vaillance,(6)
|
130
|
»
Me faut-il seul des Grecs rester sans récompense ?
»
L'honneur de votre Chef se verroit outrager ;
»
Princes,
c'est donc à vous à m'en dédommager.
mais
achille élevant
une voix formidable :
»
Qu'osez-vous demander, Monarque insatiable ?
|
135
|
»
Quand les trésors nombreux de cent murs renversés
»
Sont par les loix du Sort entre nous dispersés ?
»
Comment les rassembler pour un nouveau partage ?
»
Cédez au Dieu du jour l'objet qui vous engage.
»
Si Troie expire enfin, les Grecs sur ses débris
|
140
|
»
Du bien que vous perdez vous rendront tout le prix.
»
quittez , répond Atride,
un indigne artifice ;
»
Vous n'exigez de moi cet amer sacrifice,
»
Que
pour le seul plaisir de voir humilié
«
Un Souverain assis sur un trône envié.
|
145
|
»
Je connois vos projets & ris d'un stratagème
»
Qui sert mal votre orgueil & vous trahit vous-même.
»
Si je rends Chryséïs, il faudra que mon coeur
»
Reçoive de la Grèce un don aussi flatteur ;
»
Ou moi-même, du Sort réparant l'injustice,
|
150
|
»
Je m'en venge sur vous, sur Ajax, sur Ulysse.
»
C'est assez m'expliquer. Qu'un vaisseau préparé
»
Vers les bords de Chrysa, vers son temple sacré,
» Conduise l'hécatombe & la jeune
captive ;
»
Qu'un de nos plus grands rois y préside & la suive,
|
155
|
»
Idoménée, Ajax, le sage Ulysse, ou vous :
»
Allez, homme fougueux, calmer un Dieu jaloux.
avec
des
yeux de flamme Achille le mesure.
»
Monarque revêtu d'orgueil & d'imposture,
»
De quel front osez-vous nous imposer des loix,
|
160
|
»
Ordonner nos travaux, commander à des Rois
?
»
Ce peuple que poursuit ma haine redoutable(7),
»
De quel crime envers moi fut-il jamais coupable
?
»
Ai-je vu les Troyens sans respect & sans foi
»
Franchir l'onde & les monts qui sont entre eux & moi
|
165
|
»
Pour venir, en brigands, jusques sur mes rivages,
» Infecter mes guérets, piller mes pâturages ?
»
Superbe c'est pour vous, vous seul, & Ménélas,
»
Que nous venons ici punir leurs attentats ;
»
Et
c'est par des mépris, de lâches injustices,
|
170
|
» Que votre ingratitude a payé nos
services,
»
Vous m'osez menacer d'arracher de mes bras
(8)
»
Un prix que mon courage acquit dans les combats,
» Vous, dont le fol orgueil & le faste inutile
»
Étoient mieux partagés que la valeur d'Achille,
|
175
|
»
Achille,
qui toujours, au mépris du tombeau,
»
Soutenoit des combats le plus pesant fardeau.
»
Mais
c'est, pour des ingrats, trop bazarder ma vie ;
»
Je
pars, & je retourne aux bords de Thessalie.
»
Dégoûté des périls long-temps chers à mon cœur,
|
180
|
»
Je vous laisse en ces lieux, sans appui, sans honneur,
»
Vous consumer en vain dans des projets avides
»
Pour enrichir encor la maison des Atrides.
»
fuyez donc, dit le Roi,
je ne vous retiens plus ;
»
Allez, portez ailleurs vos secours superflus.
|
185
|
»
Au sein de Jupiter ma fortune repose.
»
Assez d'autres, sans vous, combattront pour ma cause.
»
Aussi-bien dès long-tems, inquiet, furieux,
»
Achille à mes regards étoit trop odieux ;
»
Le tumulte des camps, la discorde, la guerre
|
190
|
»
Sont les seuls alimens de son cœur sanguinaire.
»
Le cruel ne sait pas qu'il doit à Jupiter
»
Cette haute valeur dont il paraît si fier.
»
Partez, la mer est calme & le vent est propice.
»
Allez parler en maître aux peuples de Larisse.
|
195
|
»
Seul ici je commande, & je vois du même œil
»
La haine ou l'amitié qu'étale votre orgueil
»
Seul je puis menacer ; l'effet suit ma parole.
»
Aux désirs d'Apollon s'il faut que je m'immole,
»
Si
je rends Chryséïs, je vais, au même jour,
|
200
|
»
Ravir sur vos vaisseaux l'objet de votre amour.
»
Vous connoîtrez alors, par votre expérience,
»
Combien entre nous deux le Ciel mit de distances ;
»
Et
par ce coup d'éclat je frapperai d'effroi
»
Quiconque
aspireroit à s'égaler à moi
.
|
205
|
achille
en
l'écoutant brûle & frémit de rage
Doit-il
percer le sein du mortel qui l'outrage ?
Doit-il
à son courroux mettre un généreux frein ?
Il
hésite & son glaive armoit déjà sa main ;
On
voit déjà briller la lame demi nue ;
|
210
|
Quand(9)
Minerve aussitôt s'élançant de la nue,
Voilée
aux yeux des Grecs d'épouvante glacés,
Saisit
ses blonds cheveux sur son front hérissés.
Le
Héros étonné du pouvoir qui l'arrête,
Lève
un front menaçant, tourne soudain la tête ;
|
215
|
Il
reconnoît Pallas & ses regards brûlans,
Semblables
aux éclairs dans l'air étincellans.
» Fille de Jupiter quel soin ici vous guide ?
»
Venez-vous voir, dit-il, l'insolence d'Atride ?
»
Je jure que, pour prix de son fatal orgueil,
|
220
|
»
Ma main va devant vous le plonger au cercueil.
»
arrÊtez, dit Pallas ; des
demeures célestes,
»
Je viens calmer les feux de vos transports funestes.
»
Écoutez-moi ;
Junon,
qui m'envoie en ces lieux,
»
Avec un même amour vous protége tous deux.
|
225
|
»
Abandonnez ce fer, & contre une ame ingrate
»
En reproches amers que votre rage éclate.
»
Un
jour, ce fier Monarque, implorant vos bienfaits
,
»
Doit vous payer bien cher les maux qu'il vous a faits
.
»
Achille, obéissez à la loi de Minerve.
|
230
|
»
eh bien ! dit le Héros,
il faut que je l'observe
»
Cette
loi si cruelle à mon cœur irrité.
»
Qui suit la voix des Dieux en doit être écouté.
il
dit, remet
son glaive, & Pallas satisfaite
Va
rejoindre les Dieux au sein de leur retraite ;
|
235
|
Tandis
que déchaînant son indignation,
Achille,
par ces mots, outrage Agamemnon.
»
Roi, d'orgueil enivré(10), dont l'audace perfide
» Joint aux yeux d'un lion le cœur
d'un cerf timide ;
»
Toi, qu'on ne vit jamais dans le champ des combats,
|
240
|
»
T'exposer avec nous & guider tes soldats,
»
Lâche,
tu crains la mort, & le danger t'étonne ;
»
Ah !
sans doute, il vaut mieux, tranquille sur ton trône,
»
Nous
laissant, pour toi seul, voler à l'ennemi,
»
Dans
tes ressentimens dépouiller un ami.
|
245
|
»
Tyran,
qui te nourris du sang de tes esclaves,
»
Tout fier de leur
bassesse, aisement tu les braves ;
» Si
de l'honneur encore ils connoissoient les droits,
»
Tu
les aurois bravés pour la dernière fois.
»
Mais entends le serment que prononce ma bouche
|
250
|
»
Par
ce sceptre sacré(11), ce sceptre que je touche,
»
Que l'airain aiguisé, jadis dans les forêts
»
De sa tige féconde arracha pour jamais,
»
Et qui, dans cet état, privé de nourriture,
»
Ne reproduira plus ni rameaux, ni verdure,
|
255
|
»
Par ce sceptre, aujourd'hui l'ornement de mes mains,
»
Je jure, et mes sermens ne deviendront pas vains,
»
Qu'un jour les Grecs, saisis d'un regret inutile,
»
Écrasés par Hector, appelleront Achille ;
»
Sous tes yeux désolés, tu les verras périr,
|
260
|
»
En vain ton foible bras voudra les secourir ;
»
Déchiré de remords, tu pleureras l'outrage
»
Qu'au plus vaillant des Grecs (12) fit ton orgueil sauvage.
il
dit,
&, s'asséiant, jette son sceptre d'or.
Atride
furieux se lève, mais Nestor
(13)
|
265
|
Précipitant
ses pas au milieu d'eux s'avance.
De
ce sage vieillard la facile éloquence
Coule
ainsi que le miel par l'abeille amassé.
Deux
générations sous ses yeux ont passé ;
Il
donne dans Pylos ses loix au troisième âge ;
|
270
|
Il
parle, & la sagesse anime son langage.
»
Dieux justes, de quels maux sommes-nous assaillis !
»
Quel
triomphe pour Troie, & Priam, & ses fils !
»
S'ils savoient quel excès de haine & de vengeance
»
De nos deux plus grands Rois détruit l'intelligence,
|
275
|
»
Écoutez un vieillard, jeunes & fiers rivaux ;
»
J'ai dans mes premiers ans fréquenté des Héros
» Qui mieux que vous jadis ont honoré la Grèce.
»
J'avois de ces Héros l'estime & la tendresse ;
»
Hélas ! ils ne sont plus, & notre œil abusé
|
280
|
»
Cherche en vain leurs pareils en ce monde épuisé ;
»
Pirithoüs,
Dryas, Polyphème, Thésée,
»
Qui, dédaignant l'honneur d'une victoire aisée,
»
Et vaincus & vainqueurs en cent combats divers,
»
Des Centaures hideux ont purgé l'Univers.
|
285
|
»
C'étoit sous ces Héros que, malgré mon jeune âge,
»
Des fatigues de Mars je fis l'apprentissage ;
»
Je fus le compagnon de leurs nobles exploits,
»
Et, dans les conseils même, ils écoutoient ma voix.
»
Puis-je espérer de vous, au nom de ma vieillesse,
|
290
|
»
Les égards que jadis j'obtins dans ma jeunesse ?
»
Monarque généreux, laissez à ce Héros
»
Cette jeune beauté, le prix de ses travaux.
»
Et vous, d'Agamemnon respectez la puissance ;
»
Achille, si l'orgueil d'une illustre naissance
|
295
|
»
Échauffe la valeur de votre cœur jaloux,
»
Le Roi qui nous commande est plus puissant que vous
»
C'est à vous, fils d'Atrée, à régner sur votre ame(14)
:
»
Mais,
si de son courroux je puis calmer la flamme,
»
Achille
me verra prosterné devant lui
|
300
|
»
Réclamer
pour les Grecs son généreux appui.
»
vieillard, dans vos
discours la sagesse respire,
»
Mais
faut-il, dit Atride, abjurant mon empire,
»
Voir
Achille en ces lieux plus souverain que moi,
»
Parler, agir en maître & nous donner la loi ?
|
305
|
»
S'il
a reçu des Dieux la valeur en partage,
»
Faut-il
qu'impunément sa fierté nous outrage ?
»
puissent
tomber sur moi des
affronts éternels,
»
Puisse-je être à tes yeux le plus vil des mortels,
»
Si jamais, dit Achille, il faut qu'à ton caprice,
|
310
|
»
A tes vœux insensés ma volonté fléchisse !
»
Cherche ailleurs des sujets qui tremblent sous ta loi,
»
Tu verrois ton pouvoir se briser devant moi.
»
Écoute, & que ces mots soient gravés dans ton ame.
»
Achille ne veut pas s'armer pour une femme ;
|
315
|
»
Les Grecs peuvent reprendre un prix qu'ils m'ont donné.
»
Mais, poussant jusqu'au bout ton orgueil effréné,
»
Viens m'arracher un bien qui soit en ma puissance,
»
Viens, & ton sang bientôt coulera sur ma lance.
il
dit,
menace & sort, & vers ses pavillons
|
320
|
Il
revole entouré de tous ses compagnons.
pour
suivre
Agamemnon le conseil se sépare ;
Et
déjà le vaisseau qu'à sa voix on prépare,
Chargé de vingt rameurs, balance sur les
eaux.
Le
Roi qui les choisit préside à leurs travaux.
|
325
|
Dans
les flancs du navire il place son offrande
Y conduit la
beauté qu'Apollon lui demande,
Aux mains du sage Ulysse il a remis le soin.
Le
vent souffle & du bord la nef est déjà loin.
a
des devoirs sacrés Agamemnon s'applique ;
|
330
|
Il commande, &
les Grecs, suivant l'usage antique,
S'assemblant en
bon ordre au rivage des mers,
Sur leurs membres
souillés(15) versent des flots amers
Des
victimes sans nombre au milieu de l'armée
Ensanglantent
l'arène, & des flots de fumée,
|
335
|
Du
sein de l'hécatombe élevés vers les Cieux,
Portent
au Dieu du jour leur prière & leurs vœux.
atride
cependant,
fidèle à sa menace,
Veut du superbe Achille humilier l'audace
Il
parle aux deux Hérauts dont l'honorable emploi
|
340
|
Est
de porter partout les ordres de leur Roi.
»
je remets en vos mains ma
gloire & ma vengeance,
»
Hérauts, dit-il, marchez vers celui qui m'offense ;
»
Allez des pavillons de ce fils de Thétis,
»
Au nom de votre maître, arracher Briséïs.
|
345
|
»
S'il l'ose refuser, j'irai, dans ma colère,
»
Suivi de mes soldats, punir le téméraire.
les
deux
sages Hérauts, interdits & tremblans,
Aux
pavillons d'Achille arrivent à pas lents.
Achille
est dans sa tente & frémit à leur vue ;
|
350
|
De
sentimens divers son ame est combattue ;
Il
les fixe en silence. A son auguste aspect,
Ils
s'arrêtent saisis de crainte & de respect,
»
Des Dieux & des mortels Ministres vénérables,
»
Approchez, leur dit-il, vous n'êtes point coupables.
|
355
|
»
Atride vous envoie, & je fais ses desseins.....
»
Patrocle(16), remettez Briséïs en leurs mains.
»
Mais, devant tous les Dieux, devant la terre entière,
»
Devant ce Roi cruel qui rit de ma colère,
»
Je vous prends à témoins ; si, tout prêt de périr,
|
360
|
»
A ma valeur un jour il osoit recourir,
»
Si
jamais..... Quelle rage à sa perte l'entraîne
!
»
Dans quel aveuglement l'a fait tomber sa haine !
»
Sans songer au passé, sans prévoir l'avenir,
»
Il
repousse le bras qui peut le soutenir.
|
365
|
il
dit
& Briséïs arrive dans sa tente,
Patrocle la conduit
interdite & tremblante,
Il la remet aux
mains de deux sages Hérauts ;
On l'emmène, elle part, en déplorant ses
maux.
ACHILLE, transporté de douleur & de rage,
|
370
|
Sort de ses pavillons, marche seul au
rivage,
S'assied, étend ses bras, l'œil fixé fur
les mers,
Il gémit, & s'écrie avec des pleurs amers
:
» O Thétis ! est-ce ainsi qu'une gloire assurée
»
De mes rapides jours doit remplir la durée !
|
375
|
»
Sont-ce là les honneurs que les Dieux m'ont promis ?
»
On dépouille, on outrage, on brave votre fils.
dans
les
gouffres profonds de son empire humide(17),
La
Déesse l'entend, &, d'un élan rapide,
Fend
l'onde blanchissante, & vole sur les mers,
|
380
|
Comme
un léger nuage errant au sein des airs,
S'assied
à ses côtés, le flatte, le caresse :
»
Mon fils, vous gémissez ! D'ou naît cette tristesse ?
»
Parlez, & dans mon sein épanchez vos douleurs.
»Laissez-moi partager vos ennuis & vos
pleurs
|
385
|
achille
,
en l'écoutant, profondément soupire.
»
Vous le savez, dit-il, & que puis-je vous dire(18)
»
Vous savez que dans Thèbe où régnoit AEtion
»
Nous portâmes la mort & la destruction :
»
Que, parmi les beautés qu'on sauva du carnage,
|
390
|
»
Atride eut Chryséïs & chérit son partage :
»
Que son père Chrysès, Ministre d'Apollon,
»
Aux yeux de notre armée apportant sa rançon,
»
Du fier Agamemnon essuya la colère,
»
Et tourna contre nous ses vœux & sa prière.
|
395
|
»
Apollon l'entendit, & frappa nos soldats.
»
Tout le camp périssoit, j'interrogeai Calchas.
»
Il parle ; Agamemnon & s'irrite & menace ;
»
Et, pour mieux couronner son insolente audace,
»
Tandis qu'aux mains des Grecs il remet Chryséïs,
|
400
|
»
Ses Hérauts dans mon camp m'enlèvent Briséïs,
»
Le prix de ma valeur, l'objet de ma tendresse…
»
D'un trop malheureux fils, o puissante Déesse,
»
Si vous pouvez calmer les ennuis douloureux,
»
Embrassez ma querelle, & volez vers les Cieux.
|
405
|
»
Excitez Jupiter à servir ma vengeance ;
»
Réclamez tous les droits de la reconnaissance ;
»
Il trouva dans vos soins un généreux appui,
»
Lorsque les autres Dieux(19) , soulevés
contre lui,
»
Voulurent l'accabler sous une chaîne énorme ;
|
410
|
»
Implorant le secours de ce Titan difforme,
»
Ce
Briarée affreux(20), ce Géant à cent bras,
»
Vous sûtes le sauver de leurs noirs attentats.
»
Embrassez ses genoux, conjurez sa tendresse
»
De servir Ilion, d'exterminer la Grèce.
|
415
|
»
Dans leurs vaisseaux détruits, dans leurs camps embrasés,
»
Qu'il entasse les Grecs l'un sur l'autre écrasés.
»
En maudissant son Roi que le soldat périsse.
»
Qu'Atride, connaissant sa barbare injustice,
»
Pleure d'avoir couvert d'affronts & de mépris
|
420
|
»
Le plus grand des Héros que la Grèce ait nourris.
»
o mon fils, s'écria la
Déesse attendrie,
»
Par quel destin fatal t'ai-je donné la vie,
»
Quand je vois tes beaux jours de gloire couronnés,
»
Consumés dans la peine & bientôt moissonnés !
|
425
|
»
Périsse le moment où Thétis devint mère !
»
Mais j'irai dans l'Olympe : au maître du Tonnerre,
»
Mon fils, j'irai porter & tes vœux & les miens,
»
Tranquille en tes vaisseaux, laisse en paix les Troyens.
»
Aux bords de l'Océan l'Éthiopie ardente(21),
|
430
|
»
Dans les festins sacrés d'une fête brillante,
»
A reçu Jupiter qu'accompagnoient les Dieux.
»
A la douzième aurore il reverra les Cieux.
»
Dans son palais alors empressée à me rendre,
»
Ma voix à sa pitié pourra se faire entendre.
|
435
|
»
Je saurai l'attendrir. En achevant ces
mots
La
Déesse l'embrasse & fuit au sein des flots ;
Tandis qu'Achille, en proie à sa sombre
tristesse
Jure
de se venger & de punir la Grèce.
MAIS Chrysa
triomphoit, & déjà dans ses ports
|
440 |
Recevoit le navire envoyé vers ses bords.
Dans
ses profonds bassins déjà la nef rapide
N'a
plus, en s'avançant, que la rame pour guide.
La
Voile dans son sein n'arrête plus les vents,
On
la plie & le mât baisse avec les haubans.
|
445 |
Les
Nochers jettent l'ancre &, volant sur la rive,
L'hécatombe
y descend, & la belle captive,
Par Ulysse
conduite au pied des saints autels
Est remise à l'instant dans les bras
paternels.
»
tendre Père, dit-il,
embrassez votre Fille,
|
450 |
»
Qu'Atride, par mes mains,veut rendre à sa famille.
»
Recevez pour les Grecs cette expiation,
»
Présentez leur offrande aux autels d'Apollon,
»
Et détournez loin d'eux sa fureur vengeresse.
surpris
,
& transporté de joie & de tendresse,
|
455 |
Chrysès
reçoit sa Fille & la presse en ses bras
;
Le peuple vers
l'autel précipite ses pas
Le sacrifice est
prêt, l'hécatombe s'avance,
La foule
l'environne & demeure en silence :
D'une
eau pure arrosés, les Ministres des Dieux
|
460 |
Déjà
tenoient en main l'orge mystérieux.
Chrysès
au milieu d'eux proféra sa prière.
»
Grand Dieu, dont l'arc d'argent lance au loin la lumière,
»
Protecteur de Chrysa, maître de Ténédos,
»
Pour exaucer mes vœux & pour venger mes maux,
|
465 |
»
Ton bras de mille Grecs précipita la perte ;
»
Viens enfin, à ma voix, fermer leur tombe ouverte.
Du
dieu qui le chérit Chrysès
est écouté.
Sur
le front des taureaux l'orge saint est jeté(22).
Sous
le couteau fatal le bœuf gémit & tombe ;
|
470 |
On
dépouille avec art les chairs de l'hécatombe
Le
feu s'allume & brille, & l'Augure divin
Sur
la flamme ondoyante épand des flots de vin,
Les
offrandes des Dieux, les entrailles sacrées,
Par
le feu dé l'autel sont bientôt dévorées.
|
475 |
Sur
des axes de fer, les membres divisés
Reçoivent
la chaleur des foyers attisés.
La
flamme les pénètre & le festin s'apprête.
Par
des libations on célèbre la fête ;
Un
chœur de jeunes Grecs, formant de doux concerts,
|
480 |
De
leurs hymnes sacrés font retentir les airs.
Apollon
leur sourit. La Nuit vient ; tout repose.
La
fille du Matin, avec ses doigts de rose,
Avoit
à peine ouvert les portes du Soleil,
Que
du départ des Grecs elle voit l'appareil.
|
485 |
Le
mat est replacé, la voile se déploie
Au
souffle du Zéphir qu'Apollon leur envoie.
Le
vaisseau part, & l'onde, à flots précipités,
En
mugissant, s'élève & fuit à ses côtés.
Il
aborde au rivage ; on le tire, on l'entraîne
|
490 |
Sur
un lit incliné de la profonde arène ;
Par
de doubles liens on affermit ses flancs ;
Et
les rameurs enfin retournent dans leurs camps.
mais
toujours
enivré de fureur & de haine,
Achille,
en ses vaisseaux, où son dépit l'enchaîne,
|
495 |
Immole
à son orgueil ses premières vertus.
Aux
conseils, aux combats il ne se montre plus.
Contre Atride & les Grecs, son coeur
plein d'amertume,
En
de cruels desirs nuit & jour se consume.
jupiter
dans
les Cieux ramène enfin sa Cour :
|
500 |
Thétis
impatiente attendoit ce grand jour.
Entière
à sa douleur, fidèle à sa parole ,
Du fond de son empire elle s'élance & vole,
Comme
un léger brouillard par l'Aurore attiré,
Vers
le plus haut sommet de l'Olympe azuré,
|
505 |
Où,
loin des autres Dieux, Jupiter, sur son Trône,
Embrasse
d'un regard le Ciel qui l'environne.
»
père des élémens,
dit-elle, si jamais
» Ma prudence ou mon bras servit vos décrets,
»
Vengez mon fils, vengez sa triste destinée.
|
510 |
»
Sa vie en son printemps doit être terminée ;
»
S'il ne m'est pas permis de prolonger ses jours,
»
Que l'injure du moins n'en souille pas le cours,
»
A la face des Grecs, un Roi le deshonore.
»
Réparez cet affront, Dieu juste que j'implore ;
|
515 |
»
Qu’Ilion, triomphant de ses fiers ennemis,
»
Par des torrens de sang, fasse honorer mon fils.
elle
parle,
& le Dieu garde un silence austère,
Mais
Thétis, à ses pieds, redoublant sa prières ;
»
Ouvrez-donc vos décrets à mes esprits confus,
|
520 |
»
Dit-elle, & prononcez ma grâce ou vos refus.
»
A quels troubles cruels me
dois-je ici résoudre
»
Répond en gémissant le Maître de la foudre ?
»
Fuyez,
épargnez-moi les plaintes de Junon,
»
Qui contre les Troyens protège Agamemnon.
|
525 |
»
Vos
vœux sont exaucés, allez, belle Déesse,
»
Recevez, en partant, le sceau de ma promesse,
»
Le signe révéré des célestes arrêts :
»
Il est irrévocable & ne trompa jamais.
en
achevant
ces mots il incline sa tête,
|
530 |
Il
baisse ses sourcils (23) plus noirs que la tempête,
Sur
son front immortel il dresse ses cheveux,
Il
ébranle l'Olympe & fait trembler les Cieux.
occupés
des
projets qu'en secret ils préparent,
Jupiter
& Thétis à l'instant se séparent.
|
535 |
Thétis
quitte l'Olympe, &, traversant les airs,
Avec
rapidité retourne au sein des mers ;
Jupiter
vole aux lieux où brille sa puissance :
Il paroit, & les
Dieux, debout en sa présence
S'avancent
tous en foule au-devant de leur Roi :
|
540 |
Nul
n'osa s'affranchir de la commune loi.
De
la céleste Cour la troupe l'environne ;
Il
marche & va s'asseoir sur son auguste trône.
Tout
se tait ; mais Junon(24) dont les regards jaloux
Avoient
suivi Thétis auprès de son époux,
|
545 |
Par
ces mots échappés de sa bouche indiscrète,
Osa
sonder du Dieu la volonté secrette.
»
quelle Divinité, séduisant
votre cœur,
»
De votre confidence a mérité l'honneur ?
»
A ces doux entretiens je ne suis plus admise ;
|
550 |
»
Quelle autre cependant à vos voeux plus soumise ?....
» C'est Thétis,
dont la voix a flatté mon époux.
» Ce matin je
l'ai vue embrasser vos genoux ;
» Elle a de votre
bouche arraché la promesse
» De servir fa
fureur & de punir la Grèce :
|
555 |
» Tous les Grecs
vont périr pour honorer son fils(25). »
»
moderez
,
dit le Dieu, vos superbes esprits.
»
Quoique vous partagiez ma couche & mon empire,
»
En vain dans mes secrets vous aspirez à lire.
»
Des desseins que je puis découvrir à vos yeux,
|
560 |
»
Avant
les habitans de la Terre & des Cieux,
»
Vous serez à jamais seule dépositaire ;
»
Mais ceux que j'ai couverts des ombres du mystère,
»
Que vous sert d'en sonder la vaste profondeur,
»
Si, pour l'unique prix d'une indiscrète ardeur,
|
565 |
»
Vous changez, aux dépens du nœud qui nous enchaîne :
»
Votre bonheur en crainte & mon amour en haine ;
»
Contre moi réunis les Dieux du Firmament
»
Ne vous sauveraient pas de mon ressentiment.
junon
tremble
à ces mots ; son cœur, glacé de crainte,
|
570 |
Étouffe
sa colère, & fait taire sa plainte.
Tous
les Dieux frémissoient & baissoient leurs regards ;
L'Olympe est confondu : mais le Père des
Arts,
Vulcain,(26)
pris la parole & consola sa mère.
»
quels funestes débats,
quelle discorde amère,
|
575 |
»
Vont pour de vils mortels bannir la paix des Cieux !
«
Que deviendront ici nos festins & nos jeux ?
«
Nos trônes renversés feront
réduits en poudre.
«
Craignez, belle Junon, ce
Maître de la foudre ;
Par des discours
plus doux, appaisez ses esprits,
|
580 |
Et rendez-nous la
paix dont nos cœurs font épris. »
IL DIT, prend une coupe, & l'offre à la
Déesse :
»
Ma Mère, poursuit-il, quel vain dépit
vous presse ?
»
Fléchissez sous ce Dieu, qui peut, dans
son courroux,
»
Vous-même impunément vous frapper devant
nous.
|
585 |
»
Voyez dans votre fils l'effet de sa
vengeance :
»
Quand j'osai contre lui prendre votre
défense (27)
»
Précipité soudain du Céleste séjour,
»
Dans l'abyme des airs je roulai tout un
jour ;
»
Je
tombai dans Lemnos, où, par son industrie,
|
590 |
»
Un peuple bienfaisant sut me rendre à la vie.
la
déesse l'écoute
avec un doux souris,
Et
prend la coupe d'or de la main de son fils,
Vulcain
de rangs en rangs, pour signaler son zèle,
Présenter
le nectar à la troupe immortelle.
|
595 |
A
l'aspect de Vulcain versant
à boire aux Dieux,
Des
ris immodérés éclatent dans les Cieux.
Les
Muses & leurs chants, Apollon & sa lyre,
Rappellent
les plaisirs dans le céleste empire.
Mais enfin le Soleil se plonge dans les
flots ;
|
600 |
Et
les Dieux, se livrant aux douceurs du repos,
Dans
les réduits profonds de leurs vastes demeures,
De
la paisible nuit laissent couler les heures.
|
Notes, explications
et commentaires
(1) Un Roi a commis une
faute, c'est le Peuple qui en porte, la peine.
Grande vérité de tous les temps.
(2) Ce seroit se refuser à
toute évidence, que de ne pas reconnoitre ici
l'allégorie qu'Homère emploie pour désigner la
maladie contagieuse dont les Grecs surent attaqués.
Ce sera, si l'on veut, dans le langage de la
Physique, l'effet d'un air corrompu par des chaleurs
extrêmes & par des exhalaisons insectes ; dans le
langage de la Poësie, c'est un Dieu irrité qui vient
lancer ses traits. Qu'on juge de l'impression que la
Poësie devoit faire dans l'esprit d'un peuple qui
ajoutoit d'autant plus de croyance à ces idées
allégoriques, qu'elles étoient nées, pour ainsi
dire, avec, son langage. Les termes qui : sont
image, furent antérieurs aux mots abstraits ; & les
flèches d'Apollon ne signifioient originairement que
la maladie.
(3) Un grand homme d'État,
Sully, disoit : les Souverains n'oublient jamais
tant les offenses qu'ils ont reçues en leur personne
ou en leurs dignités, & surtout par leurs sujets,
qu'il ne leur en reste toujours un souvenir pour
s'en venger lorsqu'ils le pourront faire. ( Voy.
les Économies royales). Tel eu le propre des vérités
morales bien aperçues, elles survivent toi temps,
aux lieux & aux personnes.
(4) Calchas n'ose nommer
Agamemnon, quoiqu'il fasse assez entendre que c'en
lui qu'il redoute. Mais l'impatient Achille ne
sauroit souffrir ce petit ménagement, & nomme
hautement ce Roi si redouté, contre lequel il promet
à Calchas de le défendre. Le caractère bouillant
d'Achille pouvoit-il mieux annoncer ?
(5) Ne perdons pas de vue
dans tout le cours du Poëme le caractère
d'Agamemnon, & nous verrons que toutes ses actions &
toutes ses pensées se rapportent à cette première
idée qu'Homère nous en donne ici. Orgueilleux,
jaloux de son pouvoir, flattant le peuple dont il
tient son autorité, humiliant indiscrettement tous
ceux qui pourroient la lui disputer, violent jusqu'à
la cruauté, moins brave qu'artificieux ; l'orgueil
qui le domine lui fait faire plus de fautes que sa
politique n'en peut réparer.
(6) Si on examine bien la
suite des Rois de France depuis Pharamond jusqu'a
Clovis, peut-être trouvera-t-on qu'encore qu'ils
fussent regardés comme Souverains absolus dans leurs
conquêtes, on ne les reconnoissoit guère dans leur
camp que comme Généraux des Soldats conquérant. Ils
leur donnoient une part dans le butin qui était
comme un bien commun acquis par l'armée, & les Rois
n'entraient eux-mêmes dans ce partage que selon que
le sort en décidait. Cette réflexion de l'Abbé
de Vertot dans une de ses Dissertations, définit au
mieux le véritable gouvernement des anciens Grecs.
(7) On connoît la belle
imitation de ce passage dans l'Iphigénie de Racine.
Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre,
&c. Sophocle, Virgile, Racine, Fénelon, sont les
hommes qui ont su le mieux imiter Homère. Après de
telles copies, que doit-on penser de l'original !
(8) La Grèce avec toutes
ses forces vient ravager l'Asie, pour une femme
enlevée à son époux ; & cet Agamemnon, ce Chef de la
Grèce, va mettre la division dans son armée, pour
une femme qu'il veut ravir à son amant. Rapprochez
tous les temps, tous les lieux & tous les états de
la vie ; cette fable est l'allégorie de toutes les
injustices humaines.
(9) Il suffît d'ouvrir les
Poèmes d'Homère, pour y trouver les plus grandes
idées sur la Divinité. La dépendance absolue de l'Etre
suprême paroît être ion système dominant : c'étoit
celui de la Palestine & de l'Égypte, & le principe
fondamental de leur gouvernement. Dans cette
dépendance où ces Peuples se supposoient, il est
aisé de voir comment ils rapportèrent toutes leurs
actions & toutes leurs pensées à quelque Divinité,
qu'ils regardèrent comme tes Ministres du souverain
Dieu. C'est ce qu'il ne faut pas perdre de vue dans
le cours du Poëme, de peur de juger à la rigueur des
allions de ces Divinités subalternes, qui n'étoient
que des actions humaines dirigées par la volonté de
celui qui dirige tout.
(10) Voici comme les
Critiques mal intentionnés traduisent ce passage :
Ivrogne, qui as des yeux de chien & un cœur de
cerf. Qu'y a-t-il dans la Poësie & dans
l'Éloquence qu'on ne pût aisément défigurer par de
telles traductions, ou plutôt par de telles
parodies ?
(11) Les Commentateurs & les
Traducteurs, trop habitués à prêter à Homère des
intentions qu'il n'a jamais eues, se sont rendus
suspects, & ont été cause que ses détracteurs lui en
ont plus ôté que ses partisans ne lui en avoient
donné. M. Pope lui-même, en cet endroit, est tombé
dans l'erreur commune, & prétend que ce serment est
l'emblème de la division d'Achille & d'Agamemnon.
Mais je pense, comme l'abbé Desfontaines, dans ses
notes sur le douzième livre de l'Énéïde, que ce
serment étoit une formule en usage toutes les sois
que les Rois juroient par leur sceptre. On disoit :
ce sceptre ne reproduira plus de rameaux,
comme on a dit, les fleuves remonteront à leur
source, avant que, &c. ; en ne cherchant qu'à
exprimer ; l'infaillibilité du serment par une
impossibilité physique. C'est ainsi que les Phocéens
quittant leur patrie, après avoir égorgé la garnison
que les Perses y avoient mise, & partant pour aller
s'établir dans l'île de Cyrne, jetèrent dans la mer
une barre de fer rouge, & jurèrent de ne retourner à
Phocée, que quand cette barre seroit revenue sur
l'eau. Voy. Hérodote liv. I
(12) La différence entre
un fanfaron & un homme vraiment courageux, c'est que
le premier vante sans cesse sa bravoure, tant qu'il
ne craint pas d'être confondu ; le second n'en parle
que pour confondre qui l'outrage.
(13) Voici encore un nouveau
caractère, & qui se soutiendra durant tout le Poëme,
tel qu'il est annoncé ; sage, éloquent, mais diffus,
regrettant toujours le temps passé, consommé dans
l'art des combats & des conseils, & ayant appris par
expérience comment il faut flatter l'amour-propre
des Grands, pour les rendre dociles aux avis de la
Sagesse.
(14) Pouvoit-on rien dire de
plus adroit & de plus énergique, à un Roi jaloux de
son pouvoir ?
(15) Nous avons vu combien,
dans toutes leurs actions & toutes leurs pensées,
les Anciens se croyoient dépendans de l'Etre
suprême. Cette opinion attachoit un caractère
religieux aux actons même les plus indifférentes
à la morale, telles que la nourriture & la propreté
du corps. Leurs repas étoient des actes de religion,
& cet acte étoit précédé par un autre aussi sacré,
les ablutions. Ils n'osoient toucher à aucune
nourriture qu'ils n'eussent lavé leurs mains : ils
le servoient d'eau pure ou d'eau salée ; le soufre
étoit aussi employé, & ils jetoient dans un fleuve
ou dans une fosse l'eau qui avoit servi aux
purifications.
(16) Cette conduite
d'Achille a été sort critiquée par des gens qui ne
sentent ou n'examinent qu'à demi. Ils auraient voulu
qu'Achille eût traité ces deux Hérauts, comme un
débiteur de mauvaise humeur traite un huissier. Ils
n'ont pas senti que le même homme qui, prêt à percer
son ennemi, avoit su se retenir, qui regardoit
Briséïs comme un présent des Grecs, que les Grecs
pouvoient reprendre, & qui vouloit les punir avec
leur Roi par une vengeance digne de lui, en cessant
de combattre pour eux ; que ce même homme, dis-je,
est vraiment sublime dans la manière tranquille &
respectueuse dont il reçoit ces Hérauts, qu'il
reconnoît pour les Ministres des Dieux & des
hommes.
(17) Il est à propos de
faire ici une distinction, qui servira pour le reste
du Poëme. Il faut distinguer l'allégorie de sa
fable. L'allégorie, comme nous l'avons déjà dit,
étoit une espèce de langage figuré, usité dans
l'Orient & dans l'Égypte, chez les Prêtres, les
Poètes & les Sages. Salomon savoit trois mille
paraboles ou allégories. Mais la fable étoit
uniquement propre au Poète ; c'est par elle que le
Poëte devenoit créateur d'un nouveau monde, &
donnoit carrière à de nouvelles idées, en employant
les idées reçues, à peu-près de cette manière. Les
Héros passoient pour être nés de quelque Divinité :
Achille étoit fils de Thétis ; Thétis étoit Déesse
de la mer. Cette supposition admise par la croyance
publique, le champ le plus vaste s'offroit à
l'imagination du Poëte. Thétis Déesse & mère, entend
au fond des flots les gémissemens de son fils :
comme mère, elle doit témoigner à Achille toute sa
tendresse ; comme Déesse & fille de Jupiter, elle
doit lui prouver tout son pouvoir. Voilà la fable
proprement dite, produite par la seule imagination
du Poëte, & indépendante de toute allégorie.
(18) A quoi bon alors ce
long récit, si Thétis est instruite de tout ce qui
s'est passé : Mais ce vous le savez, n'est-il pas le
langage de l'égarement & de la passion ? C'est ainsi
que Phèdre dit à OEnone : Tu le s'avais, pourquoi
me laissois-tu séduire ! Thétis, quoique Déesse,
pouvoit ignorer ce qui s'étoit passé dans le camp
des Grecs, & c'étoit la fureur dont Achille étoit
animé, qui lui persuadoit que sa mère & le monde
entier dévoient être instruits de son offense.
(19) Nous avons distingué
plus haut la fable de l'allégorie ; mais il y a deux
sortes d'allégories, l'allégorie physique &
l'allégorie morale. Cette dernière s'explique
aisément ; la première est souvent plus vague & plus
incertaine. Lorsque Minerve saisit Achille par ses
cheveux hérissés sur sa tête, l'allégorie se
présente naturellement ; mais l'orsqu'on voit tous
les Dieux combattre contre Jupiter, & l'enchaîner,
il faut recourir à l'allégorie physique, sans oser y
fixer un sens qui ne laisse plus de doute.
A considérer l'objet que se proposoit la poësie ancienne,
d’instruire les hommes par une morale intéressante,
& de consacrer la religion par une obscurité
respectable, les allégories morales ne dévoient
avoir qu'un voile transparent, pour ainsi dire ; &
celles qui tenoient à la connoissance de la Nature &
des Dieux, dévoient être hors de la portée du commun
des hommes. Qu'on me pardonne d'appuyer sur ces
observations ; je les crois nécessaires à qui veut
connaître & juger Homère.
(20) Briarée étoit le nom
que lui donnoient les Dieux. Les hommes l'appeloient
AEgéon. Nous avons dit dans une note du Discours
sur Homère, ce que c'étoit que ce langage des
Dieux, qui différoit de celui des hommes.
(21) Outre les deux espèces
d'allégories dont nous venons de parler, on pourroit
en distinguer une troisième, qui avoit rapport aux
traditions locales, telle que celle dont il est ici
question, & à laquelle une ancienne fête d'Éthiopie
peut avoir donne lieu. Hérodote fait mention d'un
festin religieux en usage dans ce pays, & qu'on
appeloit la table du Soleil. C'étoit un grand pré,
que les Magistrats de la ville voisine avoient loin
de couvrir pendant la nuit de toutes sortes de
viandes apprêtées ; & dès que le jour paroissoit,
tous ceux qui se présentoient y pouvoient prendre
leur repas. Macrobe semble appuyer cette conjecture,
eux avançant que Jupiter désigne ici le Soleil ; &
ainsi le festin de Jupiter seroit proprement le
festin du Soleil. Voilà, je crois, ce que
l'antiquité fournit de plus vraisemblable pour
l'interprétation de cette allégorie ; à moins qu'on
ne veuille, avec Eustathe, y trouver une allusion à
la fête de Diospolis, dans laquelle, suivant Diodore
de Sicile, on promenoit autour de la Libye, les
statues de Jupiter & des autres Dieux. Mais cette
procession & ces statues ne semblent guère convenir
à l'ancienne religion de ces peuples, & cette fête a
bien l'air d'être beaucoup plus moderne que les
temps dont il s'agit ici.
(22) Quelque ingrates que
soient ces sortes de descriptions, je n'ai pas cru
devoir les omettre, puisqu'elles ont l'avantage de
nous faire connoître les usages de ces temps
reculés, & de nous les rendre présens. Je dois
avouer cependant que la contrainte de notre
versification & la sévérité de notre langue m'ont
obligé de supprimer quelques petits détails, qui se
plioient aisément au génie & à la souplesse de la
langue grecque. Homère considéré sous le point de
vue où j'ai tâché de le présenter, c'est-à-dire,
comme dépositaire de la religion & des connoissances
de son temps, ne devoit négliger aucun de ces
détails, qui servoient de règle aux Sacrificateurs
Grecs, ainsi que le premier chapitre du Lévitique en
servoit aux Sacrificateurs Hébreux.
(23) On ne sauroit trop
répéter, pour faire sentir l'union des Arts qui
tiennent à l'imagination, que ce sut cette sublime
peinture qui, suivant Macrobe, fit naître sous le
ciseau de Phidias la fameuse statue de Jupiter
Olympien.
(24) Pope remarque que le
premier conseil des Rois est une scène de discorde &
de colère ; que ces deux passions ayant passé des
mortels aux Dieux, le ciel & la terre se trouvent
engagés dans une même querelle, & que, par ce moyen,
le Poëte a su donner à son sujet toute la grandeur &
toute l'importance qui peuvent séduire l'imagination
du Lecteur.
(25) Ce Discours de Jupiter,
ainsi que la réponse de Junon, sont partagés en deux
dans Homère ; j'ai cru que je pouvois sans
infidélité les réunir en un seul, pour donner plus
de rapidité à cette scène.
(26) Homère auroit-il voulu
nous faire entendre que les arts sont seuls capables
d'adoucir le cœur des hommes, & de faire régner
entr'eux la concorde & la paix ! La lyre d'Amphion
avoit bâti les murs de Thèbes, & celle d'Orphée
avoit apprivoisé les bêtes féroces.
(27) Qu'il me soit permis de
proposer encore une idée sar ces sortes de sables.
On sait quel étoit le caractère des Grecs, & combien
leur imagination prenoit aisément l'essor pour bâtir
une fable sur la seule interprétation d'un mot. Tous
leurs Dieux leur furent apportés des pays étrangers
; transportés de Phénicie ou d'Égypte en Grèce, les
noms ou les moindres emblèmes de ces Divinités
suffisoient aux Poètes Grecs pour inventer une
histoire qui y fût relative. Ces fables, sans
renfermer aucune allégorie, convenoient donc fort au
peuple, dont elles satisfisoient l'imagination & la
curiosité.
Il résulte de ce qui a été dit dans les notes de ce
premier Livre, que pour entendre la Mythologie des
Anciens, il faut distinguer cinq sortes de fables.
La première est la fable morale, qui est la même que
l'apologue ; la seconde est l’allégorie physique ;
la troisième, celle qui a rapport à quelque
tradition locale ; la quatrième, la fable proprement
dite, qui fut inventée par les Poètes sur les
actions des Dieux, relativement aux opinions reçues
; la cinquième enfin, celle dont on se servit pour
rendre raison de ce qu'on ignoroit sur le culte, sur
le nom ou sur les attributs de quelque Divinité.
|
|
|
|