Livre I
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ARGUMENTS  DU LIVRE  1°.

Chrysès, Prêtre d'Apollon, vient au camp des Grecs pour racheter sa fille, qui, parmi les dépouilles des Villes conquises,  Agamemnon avoit eu eue dans son partage. Agamemnon la refuse avec dureté. Apollon venge l'insulte faite à son Prêtre. La contagion règne dans le camp des Grecs. Achille interroge Calcas. Le Devin répond que le refus d'Agamemnon a causé la colère du Dieu. Dispute d'Achille & d'Agamemnon. Briséïs enlevée à Achille. Chryséïs rendue à son père. Thétis vient consoler son fils ; elle engage Jupiter à s'intréresser  à sa querelle. Plaintes de Junon. Menaces de Jupiter. Sages conseil de Vulcain.  

  
 

     Déesse, inspirez-moi ; chantez, Muse immortelle,

La colère d'Achille & sa fierté cruelle,

Qui, versant sur les Grecs un déluge de maux,

Plongea dans les enfers tant de jeunes Héros,

 
5

Dont les membres sanglans, laissés sans sépulture,

Aux avides vautours servirent de pâture.

Ainsi de Jupiter le decret s'accomplit,

Après que la Discorde & l'aveugle Dépit 

Eurent empoisonné de leur souffle homicide 

 
10

L'impatient Achille & l'orgueilleux Atride.

   

     Quel dieu mit tant de haine en leur cœur offensé ?

Le fils de Jupiter, Apollon, courroucé

Des indignes mépris qu'essuya son Grand-Prêtre,

Fit expier aux Grecs le crime de leur Maître(1).

 
15

Ils périssoient en foule, & la contagion

Déployoit sa fureur au camp d'Agamemnon.

 

     le pontife chrisès, accablé de tristesse

Redemandoit sa fille, appui de sa vieillesse ;

Il offroit pour rançon un immense trésor.

 
20

Ses vénérables mains portoient un sceptre d'or

Et l'auguste couronne à son Dieu consacrée.

Il implore lès Grecs & les deux fils d'Atrée.

 

     » ATRides & vous Grecs, fassent les justes Dieux

» Que brisant d'Ilion les remparts odieux

 
25

» Vous revoyez bientôt votre l'heureuse patrie !

» Acceptez la rançon de ma fille chérie,

» Daignez la rendre aux vœux de mon cœur paternel,

» Et révérez le Dieu dont j'encense l'autel. »

 

l'armée avec transport applaudit sa prière ;

 
30

Mais Atride s'irrite & d'une voix altière :

 

     » vas , sors de mes vaisseaux, téméraire Vieillard,

» Dit-il, & ne viens plus t'offrir à mon regard ;

» Ou crains que l'appareil de ton saint Ministère

» Ne puisse te sauver de ma juste colère.

 
35

» Ta fille a sous mes loix perdu sa liberté,

» Jusqu'aux jours où le temps flétrira sa beauté ;

» Et loin de son pays, au sein de mon empire,

» Sur mes vaisseaux vainqueurs je prétends la conduire ;

» Esclave destinée à mes embrassemens,

 
40

» Le travail & l'amour rempliront ses momens.

» Vas donc, délivre-moi d'un aspect qui m'offense. »

 

    le malheureux Vieillard obéit en silence,

Accablé de douleur il détourne ses pas  

Vers les bords où la mer se brise avec fracas ;

 
45

Et sur des rocs déserts, loin de tout œil profane,

Il adresse ces vœux au frère de Diane.

 

     » TOI, qui dans Ténédos fais adorer tes loix,

» Dieu puissant de Chrysa, daigne entendre ma voix :

» De festons éclatans si dans des jours de fête 

 
50

» De ton temple sacré j'ai couronné le faîte ;

» Si le sang des taureaux, en ton nom répandu,

» Acquitta par mes mains l'hommage qui t'est dû ;

» Lance sur tous les Grecs tes redoutables armes ;

» Et par de longs tourmens fais leur payer mes larmes. »

 

 
55

     il achevoit à peine, Apollon furieux(2),

S'élance, tout armé, de la cime des Cieux.

Dans les airs agités, qui devant lui s'ouvrirent,

Les traits de son carquois sur son dos retentirent,

Pareil à la nuit sombre il arrive, &, soudain,

 
60

Des dards empoisonnés échappent de sa main.

L'écho mugit au loin sur les plaines humides.

Mortellement frappés de ses flèches rapides

Les chiens & les chevaux expirent les premiers.

Des traits plus douloureux déchirent les guerriers.

 
65

Et bientôt tout le camp n'offre dans son enceinte

Que des objets affreux d'une inutile plainte,

Des bûchers allumés qui ne s'éteignent plus.

Le Dieu pendant neuf jours lança ses traits aigus.

Il commencoit déjà la dixième journée,

 
70

Quand  Achille, des Grecs plaignant la destinée.

Inspiré par Junon, fait assembler les Rois,

Se levé au milieu d'eux, &, d'une sombre voix :

» Prêts à périr, dit-il, par la guerre & la peste,

» Attendrons-nous, en paix, un destin si funeste ?

 
75

» Pour dérober nos jours à tant de maux divers,

» Princes, que tardons-nous à repasser les mers ?

» Mais avant de tenter cette lâche retraite,  

» Des Songes & des Dieux consultons l'interprète,

»  Car les Songes souvent sont l'organe du Ciel :

 
80

» Apollon irrité venge-t-il son autel ;

» Et le sang des agneaux offerts en sacrifice

» Pourra-t-il appaiser sa sévère justice ; »

 

     Il s'assied : & Calcas qui, d'un regard perçant

Pénètre l’avenir, le passé, le present,

 
85

Qui, par le Dieu du jour instruit dans les présages,

Avoir conduit les Grecs sur ces lointain rivages,

Calcas se lève & dit : « Prince chéri des Dieux,

» Si, je vous obéir, si j'ose dans ces lieux

» Des fureurs d'Apollon manifester la cause ,

 
90

» Songez que de mon sort sur vous je me repose,

» Par un serment sacré daignez vous engager

» A devenir l’appui de mes jours en danger.

» Celui que ma franchise offensera peut-être,

» Des Grecs confédérés est le souverain maître.

 
95

» Un Monarque est à craindre ; il peut trop aisément

» Immoler son sujet à son ressentiment.

» Si quelque temps en lui la vengeance sommeille(3),

» L'occasion bientôt l'aiguillonne & l'éveille.

» Voudrez-vous me défendre, & puis-je enfin parler ?

 

 
100

     » vieillard, ce qu'il faut dire, osez le révéler.

» J'en atteste le Dieu dont la voix vous inspire :

» Ne craignez rien. Croyez que, tant que je respire,

» Je saurai vous sauver des mains d'un peuple entier,

» Et de ce Roi des Rois, de ce Monarque altier,

 
105

» De cet Agamemnon(4)  dont vous craignez l'outrage.

 

     le vieillard, à ces mots, rempli d'un saint courage :

» Ce n'est point son autel qu'Apollon a vengé,

» Mais son Prêtre, dit-il, par ce Chef outragé.

» Des maux que nous souffrons ce crime est l'origine.

 
110

» Rien ne peut différer notre entière ruine,

» Si, pour sécher les pleurs d'un père malheureux,

» Sa fille, sans rançon, n'est rendue à ses vœux,

» Et si dans Chrysa même un pompeux sacrifice

» Aux Grecs humiliés ne rend ce Dieu propice.

 

 
115

     calcas parle & s'assied avec tranquillité.

Agamemnon se lève, incertain, irrité,

Une ardente fureur s'épanche dans son ame,

Et ses yeux menacans lancent des traits de flamme.

 

     »  TROP sinistre Devin, te verrai-je toujours

 
120

» Répandre contre moi d'injurieux discours ?

»J'ai d'Apollon jaloux attiré la colère,

» Quand j'osai retenir Chryséïs qui m'est chère,

» Dont j'adore l'esprit, les grâces, les attraits,

» Qu'à Clytemnestre enfin déjà je préférois.....

 
125

» S'il faut donc qu'aujourd'hui je cesse d'y prétendre,

» Dans les mains de Chrysès je consens à la rendre,

» Je veux bien pour mon peuple immoler mes desirs(5);

» Son salut m'est cent fois plus cher que mes plaisirs.

» Mais lorsqu'on me ravit le prix de ma vaillance,(6)

 
130

» Me faut-il seul des Grecs rester sans récompense ?

» L'honneur de votre Chef se verroit outrager ;

» Princes, c'est donc à vous à m'en dédommager.

 

   mais achille élevant une voix formidable :

» Qu'osez-vous demander, Monarque insatiable ?

 
135

» Quand les trésors nombreux de cent murs renversés

» Sont par les loix du Sort entre nous dispersés ?

» Comment les rassembler pour un nouveau partage ?

» Cédez au Dieu du jour l'objet qui vous engage.  

» Si Troie expire enfin, les Grecs sur ses débris

 
140

» Du bien que vous perdez vous rendront tout le prix.

 

     » quittez , répond Atride, un indigne artifice ;

» Vous n'exigez de moi cet amer sacrifice,

» Que pour le seul plaisir de voir humilié

« Un Souverain assis sur un trône envié.

 
145

» Je connois vos projets & ris d'un stratagème

» Qui sert mal votre orgueil & vous trahit vous-même.

» Si je rends Chryséïs, il faudra que mon coeur

» Reçoive de la Grèce un don aussi flatteur ;

» Ou moi-même, du Sort réparant l'injustice,

 
150

» Je m'en venge sur vous, sur Ajax, sur Ulysse.

» C'est assez m'expliquer. Qu'un vaisseau préparé

» Vers les bords de Chrysa, vers son temple sacré,

» Conduise l'hécatombe & la jeune captive ;

» Qu'un de nos plus grands rois y préside & la suive,

 
155

» Idoménée, Ajax, le sage Ulysse, ou vous :

» Allez, homme fougueux, calmer un Dieu jaloux.

 

     avec des yeux de flamme Achille le mesure.

» Monarque revêtu d'orgueil & d'imposture,

» De quel front osez-vous nous imposer des loix,   

 
160

» Ordonner nos travaux, commander à des Rois ?   

» Ce peuple que poursuit ma haine redoutable(7),

» De quel crime envers moi fut-il jamais coupable ?

» Ai-je vu les Troyens sans respect & sans foi

» Franchir l'onde & les monts qui sont entre eux & moi

 
165

» Pour venir, en brigands, jusques sur mes rivages,

» Infecter mes guérets, piller mes pâturages ?

» Superbe c'est pour vous, vous seul, & Ménélas,

» Que nous venons ici punir leurs attentats ;

» Et c'est par des mépris, de lâches injustices,   

 
170

» Que votre ingratitude a payé nos services,

» Vous m'osez menacer d'arracher de mes bras (8)

» Un prix que mon courage acquit dans les combats,

» Vous, dont le fol orgueil & le faste inutile

» Étoient mieux partagés que la valeur d'Achille,

 
175

» Achille, qui toujours, au mépris du tombeau,

» Soutenoit des combats le plus pesant fardeau.

» Mais c'est, pour des ingrats, trop bazarder ma vie ;

» Je pars, & je retourne aux bords de Thessalie.

» Dégoûté des périls long-temps chers à mon cœur,

 
180

» Je vous laisse en ces lieux, sans appui, sans honneur,

» Vous consumer en vain dans des projets avides

» Pour enrichir encor la maison des Atrides.

 

     » fuyez donc, dit le Roi, je ne vous retiens plus ;

» Allez, portez ailleurs vos secours superflus.

 
185

» Au sein de Jupiter ma fortune repose.

» Assez d'autres, sans vous, combattront pour ma cause.

» Aussi-bien dès long-tems, inquiet, furieux,

» Achille à mes regards étoit trop odieux ;

» Le tumulte des camps, la discorde, la guerre

 
190

» Sont les seuls alimens de son cœur sanguinaire.

» Le cruel ne sait pas qu'il doit à Jupiter

» Cette haute valeur dont il paraît si fier.

» Partez, la mer est calme & le vent est propice.

» Allez parler en maître aux peuples de Larisse.

 
195

» Seul ici je commande, & je vois du même œil

» La haine ou l'amitié qu'étale votre orgueil

» Seul je puis menacer ; l'effet suit ma parole.

» Aux désirs d'Apollon s'il faut que je m'immole,

» Si je rends Chryséïs, je vais, au même jour,

 
200

» Ravir sur vos vaisseaux l'objet de votre amour.

» Vous connoîtrez alors, par votre expérience,

» Combien entre nous deux le Ciel mit de distances ;

» Et par ce coup d'éclat je frapperai d'effroi

» Quiconque aspireroit à s'égaler à moi .

 

 
205

     achille en l'écoutant brûle & frémit de rage

Doit-il percer le sein du mortel qui l'outrage ?

Doit-il à son courroux mettre un généreux frein ?

Il hésite & son glaive armoit déjà sa main ;

On voit déjà briller la lame demi nue ;

 
210

Quand(9) Minerve aussitôt s'élançant de la nue,

Voilée aux yeux des Grecs d'épouvante glacés,

Saisit ses blonds cheveux sur son front hérissés.

Le Héros étonné du pouvoir qui l'arrête,

Lève un front menaçant, tourne soudain la tête ;

 
215

Il reconnoît Pallas & ses regards brûlans,

Semblables aux éclairs dans l'air étincellans.

» Fille de Jupiter quel soin ici vous guide ?

» Venez-vous voir, dit-il, l'insolence d'Atride ?

» Je jure que, pour prix de son fatal orgueil,

 
220

» Ma main va devant vous le plonger au cercueil.

 

     » arrÊtez, dit Pallas ; des demeures célestes,

» Je viens calmer les feux de vos transports funestes.

» Écoutez-moi ; Junon, qui m'envoie en ces lieux,

» Avec un même amour vous protége  tous deux.

 
225

» Abandonnez ce fer, & contre une ame ingrate

» En reproches amers que votre rage éclate.

» Un jour, ce fier Monarque, implorant vos bienfaits ,

» Doit vous payer bien cher les maux qu'il vous a faits .

» Achille, obéissez à la loi de Minerve.

 

 
230

     » eh bien ! dit le Héros, il faut que je l'observe  

» Cette loi si cruelle à mon cœur irrité.

» Qui suit la voix des Dieux en doit être écouté.

 

     il dit, remet son glaive, & Pallas satisfaite

Va rejoindre les Dieux au sein de leur retraite ;

 
235

Tandis que déchaînant son indignation,

Achille, par ces mots, outrage Agamemnon.

       

     » Roi, d'orgueil enivré(10), dont l'audace perfide

» Joint aux yeux d'un lion le cœur d'un cerf timide ;

» Toi, qu'on ne vit jamais dans le champ des combats,

 
240

» T'exposer avec nous & guider tes soldats,

» Lâche, tu crains la mort, & le danger t'étonne ;

» Ah ! sans doute, il vaut mieux, tranquille sur ton trône,

» Nous laissant, pour toi seul, voler à l'ennemi,

» Dans tes ressentimens dépouiller un ami.

 
245

» Tyran, qui te nourris du sang de tes esclaves,

» Tout fier de leur bassesse, aisement tu les braves ;

» Si de l'honneur encore ils connoissoient les droits,

» Tu les aurois bravés pour la dernière fois.

» Mais entends le serment que prononce ma bouche

 
250

» Par ce sceptre sacré(11), ce sceptre que je touche,

» Que l'airain aiguisé, jadis dans les forêts

» De sa tige féconde arracha pour jamais,

» Et qui, dans cet état, privé de nourriture,

» Ne reproduira plus ni rameaux, ni verdure,

 
255

» Par ce sceptre, aujourd'hui l'ornement de mes mains,

» Je jure, et mes sermens ne deviendront pas vains,

» Qu'un jour les Grecs, saisis d'un regret inutile,

» Écrasés par Hector, appelleront Achille ;

» Sous tes yeux désolés, tu les verras périr,

 
260

» En vain ton foible bras voudra les secourir ; 

» Déchiré de remords, tu pleureras l'outrage

» Qu'au plus vaillant des Grecs (12) fit ton orgueil sauvage.

 

     il dit, &, s'asséiant, jette son sceptre d'or.

Atride furieux se lève, mais Nestor (13)

 
265

Précipitant ses pas au milieu d'eux s'avance.

De ce sage vieillard la facile éloquence

Coule ainsi que le miel par l'abeille amassé.

Deux générations sous ses yeux ont passé ;

Il donne dans Pylos ses loix au troisième âge ;

 
270

Il parle, & la sagesse anime son langage.

 

     » Dieux justes, de quels maux sommes-nous assaillis !

» Quel triomphe pour Troie, & Priam, & ses fils !

» S'ils savoient quel excès de haine & de vengeance

» De nos deux plus grands Rois détruit l'intelligence,

 
275

» Écoutez un vieillard, jeunes & fiers rivaux ;

» J'ai dans mes premiers ans fréquenté des Héros

» Qui mieux que vous jadis ont honoré la Grèce.

» J'avois de ces Héros l'estime & la tendresse ;

» Hélas ! ils ne sont plus, & notre œil abusé

 
280

» Cherche en vain leurs pareils en ce monde épuisé ;

» Pirithoüs, Dryas, Polyphème, Thésée,

» Qui, dédaignant l'honneur d'une victoire aisée,

» Et vaincus & vainqueurs en cent combats divers,

» Des Centaures hideux ont purgé l'Univers.

 
285

» C'étoit sous ces Héros que, malgré mon jeune âge,

» Des fatigues de Mars je fis l'apprentissage ;

» Je fus le compagnon de leurs nobles exploits,

» Et, dans les conseils même, ils écoutoient ma voix.

» Puis-je espérer de vous, au nom de ma vieillesse,

 
290

» Les égards que jadis j'obtins dans ma jeunesse ?

» Monarque généreux, laissez à ce Héros

» Cette jeune beauté, le prix de ses travaux.

» Et vous, d'Agamemnon respectez la puissance ;

» Achille, si l'orgueil d'une illustre naissance

 
295

» Échauffe la valeur de votre cœur jaloux,

» Le Roi qui nous commande est plus puissant que vous

» C'est à vous, fils d'Atrée, à régner sur votre ame(14) :

» Mais, si de son courroux je puis calmer la flamme,

» Achille me verra prosterné devant lui

 
300

» Réclamer pour les Grecs son généreux appui.

     » vieillard, dans vos discours la sagesse respire,

» Mais faut-il, dit Atride, abjurant mon empire,

» Voir Achille en ces lieux plus souverain que moi,

» Parler, agir en maître & nous donner la loi ?

 
305

» S'il a reçu des Dieux la valeur en partage,

» Faut-il qu'impunément sa fierté nous outrage ?

     » puissent tomber sur moi des affronts éternels,

» Puisse-je être à tes yeux le plus vil des mortels,

» Si jamais, dit Achille, il faut qu'à ton caprice,

 
310

» A tes vœux insensés ma volonté fléchisse !

» Cherche ailleurs des sujets qui tremblent sous ta loi,

» Tu verrois ton pouvoir se briser devant moi.

» Écoute, & que ces mots soient gravés dans ton ame.

» Achille ne veut pas s'armer pour une femme ;

 
315

» Les Grecs peuvent reprendre un prix qu'ils m'ont donné.

» Mais, poussant jusqu'au bout ton orgueil effréné,

» Viens m'arracher un bien qui soit en ma puissance,

» Viens, & ton sang bientôt coulera sur ma lance.

 

     il dit, menace & sort, & vers ses pavillons

 
320

Il revole entouré de tous ses compagnons.

 

     pour suivre Agamemnon le conseil se sépare ;

Et déjà le vaisseau qu'à sa voix on prépare,

Chargé de vingt rameurs, balance sur les eaux.

Le Roi qui les choisit préside à leurs travaux.

 
325

Dans les flancs du navire il place son offrande

Y conduit la beauté qu'Apollon lui demande,

Aux mains du sage Ulysse il a remis le soin.

Le vent souffle & du bord la nef est déjà loin.

 

     a des devoirs sacrés Agamemnon s'applique ;

 
330

Il commande, & les Grecs, suivant l'usage antique,

S'assemblant en bon ordre au rivage des mers,

Sur leurs membres souillés(15) versent des flots amers

Des victimes sans nombre au milieu de l'armée

Ensanglantent l'arène, & des flots de fumée,

 
335

Du sein de l'hécatombe élevés vers les Cieux,

Portent au Dieu du jour leur prière & leurs vœux.

 

     atride cependant, fidèle à sa menace,

Veut du superbe Achille humilier l'audace

Il parle aux deux Hérauts dont l'honorable emploi

 
340

Est de porter partout les ordres de leur Roi.

 

     » je remets en vos mains ma gloire & ma vengeance,

» Hérauts, dit-il, marchez vers celui qui m'offense ;

» Allez des pavillons de ce fils de Thétis,

» Au nom de votre maître, arracher Briséïs.

 
345

» S'il l'ose refuser, j'irai, dans ma colère,

» Suivi de mes soldats, punir le téméraire.

 

     les deux sages Hérauts, interdits & tremblans,

Aux pavillons d'Achille arrivent à pas lents.

Achille est dans sa tente & frémit à leur vue ;

 
350

De sentimens divers son ame est combattue ;

Il les fixe en silence. A son auguste aspect,

Ils s'arrêtent saisis de crainte & de respect,

» Des Dieux & des mortels Ministres vénérables,

» Approchez, leur dit-il, vous n'êtes point coupables.

 
355

» Atride vous envoie, & je fais ses desseins.....

» Patrocle(16), remettez Briséïs en leurs mains.

» Mais, devant tous les Dieux, devant la terre entière,

» Devant ce Roi cruel qui rit de ma colère,

» Je vous prends à témoins ; si, tout prêt de périr,

 
360

» A ma valeur un jour il osoit recourir,

» Si jamais..... Quelle rage à sa perte l'entraîne !

» Dans quel aveuglement l'a fait tomber sa haine !

» Sans songer au passé, sans prévoir l'avenir,   

» Il repousse le bras qui peut le soutenir.

 

 
365

     il dit  & Briséïs arrive dans sa tente,

Patrocle la conduit interdite & tremblante,

Il la remet aux mains de deux sages Hérauts ;

On l'emmène, elle part, en déplorant ses maux.

 

     ACHILLE, transporté de douleur & de rage,

 
370

Sort de ses pavillons, marche seul au rivage,

S'assied, étend ses bras, l'œil fixé fur les mers,

Il gémit, & s'écrie avec des pleurs amers :

» O Thétis ! est-ce ainsi qu'une gloire assurée

» De mes rapides jours doit remplir la durée !

 
375

» Sont-ce là les honneurs que les Dieux m'ont promis ?

» On dépouille, on outrage, on brave votre fils.

 

     dans les gouffres profonds de son empire humide(17),  

La Déesse l'entend, &, d'un élan rapide,

Fend l'onde blanchissante, & vole sur les mers,

 
380

Comme un léger nuage errant au sein des airs,

S'assied à ses côtés, le flatte, le caresse :

» Mon fils, vous gémissez ! D'ou naît cette tristesse ?

» Parlez, & dans mon sein épanchez vos douleurs.

»Laissez-moi partager vos ennuis & vos pleurs

      

 
385

     achille , en l'écoutant, profondément soupire.

» Vous le savez, dit-il, & que puis-je vous dire(18)

» Vous savez que dans Thèbe où régnoit AEtion

» Nous portâmes la mort & la destruction :

» Que, parmi les beautés qu'on sauva du carnage,

 
390

» Atride eut Chryséïs & chérit son partage :

» Que son père Chrysès, Ministre d'Apollon,

» Aux yeux de notre armée apportant sa rançon,

» Du fier Agamemnon essuya la colère,

» Et tourna contre nous ses vœux & sa prière.

 
395

» Apollon l'entendit, & frappa nos soldats.

» Tout le camp périssoit, j'interrogeai Calchas.

» Il parle ; Agamemnon & s'irrite & menace ;

» Et, pour mieux couronner son insolente audace,

» Tandis qu'aux mains des Grecs il remet Chryséïs,

 
400

» Ses Hérauts dans mon camp m'enlèvent Briséïs,

» Le prix de ma valeur, l'objet de ma tendresse…

» D'un trop malheureux fils, o puissante Déesse,

» Si vous pouvez calmer les ennuis douloureux,

» Embrassez ma querelle, & volez vers les Cieux.

 
405

» Excitez Jupiter à servir ma vengeance ;

» Réclamez tous les droits de la reconnaissance ;

» Il trouva dans vos soins un généreux appui,

» Lorsque les autres Dieux(19) , soulevés contre lui,

» Voulurent l'accabler sous une chaîne énorme ;

 
410

» Implorant le secours de ce Titan difforme,

» Ce Briarée affreux(20), ce Géant à cent bras,

» Vous sûtes le sauver de leurs noirs attentats.      

» Embrassez ses genoux, conjurez sa tendresse

» De servir Ilion, d'exterminer la Grèce.

 
415

» Dans leurs vaisseaux détruits, dans leurs camps embrasés,

» Qu'il entasse les Grecs l'un sur l'autre écrasés.

» En maudissant son Roi que le soldat périsse.

» Qu'Atride, connaissant sa barbare injustice,

» Pleure d'avoir couvert d'affronts & de mépris

 
420

» Le plus grand des Héros que la Grèce ait nourris.

 

     » o mon fils, s'écria la Déesse attendrie,

» Par quel destin fatal t'ai-je donné la vie,

» Quand je vois tes beaux jours de gloire couronnés,

» Consumés dans la peine & bientôt moissonnés !

 
425

» Périsse le moment où Thétis devint mère !

» Mais j'irai dans l'Olympe : au maître du Tonnerre,

» Mon fils, j'irai porter & tes vœux & les miens,

» Tranquille en tes vaisseaux, laisse en paix les Troyens.

» Aux bords de l'Océan l'Éthiopie ardente(21),

 
430

» Dans les festins sacrés d'une fête brillante,

» A reçu Jupiter qu'accompagnoient les Dieux.

» A la douzième aurore il reverra les Cieux.

» Dans son palais alors empressée à me rendre,

» Ma voix à sa pitié pourra se faire entendre.

 
435

» Je saurai l'attendrir. En achevant ces mots

La Déesse l'embrasse & fuit au sein des flots ;

Tandis qu'Achille, en proie à sa sombre tristesse

Jure de se venger & de punir la Grèce. 

 

MAIS  Chrysa triomphoit, & déjà dans ses ports

 
440

Recevoit le navire envoyé vers ses bords.

Dans ses profonds bassins déjà la nef rapide

N'a plus, en s'avançant, que la rame pour guide.

La Voile dans son sein n'arrête plus les vents,

On la plie & le mât baisse avec les haubans.

 
445

Les Nochers jettent l'ancre &, volant sur la rive,

L'hécatombe y descend, & la belle captive,

Par Ulysse conduite au pied des saints autels

Est remise à l'instant dans les bras paternels.

 

    » tendre Père, dit-il, embrassez votre Fille,

 
450

» Qu'Atride, par mes mains,veut rendre à sa famille.

» Recevez pour les Grecs cette expiation,

» Présentez leur offrande aux autels d'Apollon,

» Et détournez loin d'eux sa fureur vengeresse.

 

    surpris , & transporté de joie & de tendresse,

 
455

Chrysès reçoit sa Fille & la presse en ses bras ;        

Le peuple vers l'autel précipite ses pas

Le sacrifice est prêt, l'hécatombe s'avance,

La foule l'environne & demeure en silence :

D'une eau pure arrosés, les Ministres des Dieux   

 
460

Déjà tenoient en main l'orge mystérieux.

Chrysès au milieu d'eux proféra sa prière.    

» Grand Dieu, dont l'arc d'argent lance au loin la lumière,

» Protecteur de Chrysa, maître de Ténédos,

» Pour exaucer mes vœux & pour venger mes maux,   

 
465

» Ton bras de mille Grecs précipita la perte ;

» Viens enfin, à ma voix, fermer leur tombe ouverte.

 

    Du dieu qui le chérit Chrysès est écouté.

Sur le front des taureaux l'orge saint est jeté(22).

Sous le couteau fatal le bœuf gémit & tombe ;

 
470

On dépouille avec art les chairs de l'hécatombe

Le feu s'allume & brille, & l'Augure divin

Sur la flamme ondoyante épand des flots de vin,

Les offrandes des Dieux, les entrailles sacrées,

Par le feu dé l'autel sont bientôt dévorées.

 
475

Sur des axes de fer, les membres divisés

Reçoivent la chaleur des foyers attisés.

La flamme les pénètre & le festin s'apprête.

Par des libations on célèbre la fête ;

Un chœur de jeunes Grecs, formant de doux concerts,

 
480

De leurs hymnes sacrés font retentir les airs.

Apollon leur sourit. La Nuit vient ; tout repose.

La fille du Matin, avec ses doigts de rose,

Avoit à peine ouvert les portes du Soleil,

Que du départ des Grecs elle voit l'appareil.       

 
485

Le mat est replacé, la voile se déploie

Au souffle du Zéphir qu'Apollon leur envoie.

Le vaisseau part, & l'onde, à flots précipités,

En mugissant, s'élève & fuit à ses côtés.   

Il aborde au rivage ; on le tire, on l'entraîne    

 
490

Sur un lit incliné de la profonde arène ;

Par de doubles liens on affermit ses flancs ;

Et les rameurs enfin retournent dans leurs camps.

 

    mais toujours enivré de fureur & de haine,

Achille, en ses vaisseaux, où son dépit l'enchaîne, 

 
495

Immole à son orgueil ses premières vertus.

Aux conseils, aux combats il ne se montre plus.

Contre Atride & les Grecs, son coeur plein d'amertume,

En de cruels desirs nuit & jour se consume.

 

    jupiter dans les Cieux ramène enfin sa Cour :

 
500

Thétis impatiente attendoit ce grand jour.

Entière à sa douleur, fidèle à sa parole ,

Du fond de son empire elle s'élance & vole,

Comme un léger brouillard par l'Aurore attiré,

Vers le plus haut sommet de l'Olympe azuré,

 
505

Où, loin des autres Dieux, Jupiter, sur son Trône,

Embrasse d'un regard le Ciel qui l'environne.

 

    » père des élémens, dit-elle, si jamais

» Ma prudence ou mon bras servit vos décrets,

» Vengez mon fils, vengez sa triste destinée.

 
510

» Sa vie en son printemps doit être terminée ;

» S'il ne m'est pas permis de prolonger ses jours,

» Que l'injure du moins n'en souille pas le cours,

» A la face des Grecs, un Roi le deshonore.

» Réparez cet affront, Dieu juste que j'implore ;

 
515

» Qu’Ilion, triomphant de ses fiers ennemis,

» Par des torrens de sang, fasse honorer mon fils.

 

    elle parle, & le Dieu garde un silence austère,

Mais Thétis, à ses pieds, redoublant sa prières ;

» Ouvrez-donc vos décrets à mes esprits confus,

 
520

» Dit-elle, & prononcez ma grâce ou vos refus.

 

    » A quels troubles cruels me dois-je ici résoudre

» Répond en gémissant le Maître de la foudre ?

» Fuyez, épargnez-moi les plaintes de Junon,

» Qui contre les Troyens protège Agamemnon.

 
525

» Vos vœux sont exaucés, allez, belle Déesse,

» Recevez, en partant, le sceau de ma promesse,

» Le signe révéré des célestes arrêts :

» Il est irrévocable & ne trompa jamais.

 

    en achevant ces mots il incline sa tête,

 
530

Il baisse ses sourcils (23) plus noirs que la tempête,

Sur son front immortel il dresse ses cheveux,

Il ébranle l'Olympe & fait trembler les Cieux.

 

     occupés des projets qu'en secret ils préparent,

Jupiter & Thétis à l'instant se séparent.

 
535

Thétis quitte l'Olympe, &, traversant les airs,

Avec rapidité retourne au sein des mers ;

Jupiter vole aux lieux où brille sa puissance :

Il paroit, & les Dieux, debout en sa présence

S'avancent tous en foule au-devant de leur Roi :

 
540

Nul n'osa s'affranchir de la commune loi.

De la céleste Cour la troupe l'environne ;

Il marche & va s'asseoir sur son auguste trône.

Tout se tait ; mais Junon(24)  dont les regards jaloux

Avoient suivi Thétis auprès de son époux,

 
545

Par ces mots échappés de sa bouche indiscrète,

Osa sonder du Dieu la volonté secrette.

 

    » quelle Divinité, séduisant votre cœur,

» De votre confidence a mérité l'honneur ?

» A ces doux entretiens je ne suis plus admise ;

 
550

» Quelle autre cependant à vos voeux plus soumise ?....

» C'est Thétis, dont la voix a flatté mon époux.

» Ce matin je l'ai vue embrasser vos genoux ;

» Elle a de votre bouche arraché la promesse

» De servir fa fureur & de punir la Grèce :

 
555

» Tous les Grecs vont périr pour honorer son fils(25). »
 

    » moderez , dit le Dieu, vos superbes esprits.

» Quoique vous partagiez ma couche & mon empire,

» En vain dans mes secrets vous aspirez à lire. 

» Des desseins que je puis découvrir à vos yeux,

 
560

» Avant les habitans de la Terre & des Cieux,

» Vous serez à jamais seule dépositaire ;

» Mais ceux que j'ai couverts des ombres du mystère,

» Que vous sert d'en sonder la vaste profondeur,

» Si, pour l'unique prix d'une indiscrète ardeur,

 
565

» Vous changez, aux dépens du nœud qui nous enchaîne :

» Votre bonheur en crainte & mon amour en haine ;

» Contre moi réunis les Dieux du Firmament

» Ne vous sauveraient pas de mon ressentiment.

 

    junon tremble à ces mots ; son cœur, glacé de crainte,

 
570

Étouffe sa colère, & fait taire sa plainte.

Tous les Dieux frémissoient  & baissoient leurs regards ;

L'Olympe est confondu : mais le Père des Arts,

Vulcain,(26) pris la parole & consola sa mère.

 

    » quels funestes débats, quelle discorde amère,

 
575

» Vont pour de vils mortels bannir la paix des Cieux !

« Que deviendront ici nos festins & nos jeux ?

« Nos trônes renversés feront réduits en poudre.

« Craignez, belle Junon, ce Maître de la foudre ;

Par des discours plus doux, appaisez ses esprits,

 
580

Et rendez-nous la paix dont nos cœurs font épris. »
 

    IL DIT, prend une coupe, & l'offre à la Déesse :

» Ma Mère, poursuit-il, quel vain dépit vous presse ?

» Fléchissez sous ce Dieu, qui peut, dans son courroux,

» Vous-même impunément vous frapper devant nous.

 
585

» Voyez dans votre fils l'effet de sa vengeance :

» Quand j'osai contre lui prendre votre défense (27)

» Précipité soudain du Céleste séjour,

» Dans l'abyme des airs je roulai tout un jour ;

» Je tombai dans Lemnos, où, par son industrie,

 
590

» Un peuple bienfaisant sut me rendre à la vie.

 

    la déesse l'écoute avec un doux souris,

Et prend la coupe d'or de la main de son fils,

Vulcain de rangs en rangs, pour signaler son zèle,

Présenter le nectar à la troupe immortelle.

 

 
595

    A l'aspect de Vulcain versant à boire aux Dieux,

Des ris immodérés éclatent dans les Cieux.

Les Muses & leurs chants, Apollon & sa lyre,

Rappellent les plaisirs dans le céleste empire.

Mais enfin le Soleil se plonge dans les flots ;

 
600

Et les Dieux, se livrant aux douceurs du repos,

Dans les réduits profonds de leurs vastes demeures,

De la paisible nuit laissent couler les heures.

  

 

 
 

 

Notes, explications et commentaires

 

(1) Un Roi a commis une faute, c'est le Peuple qui en porte, la peine. Grande vérité de tous les temps.

 

(2) Ce seroit se refuser à toute évidence, que de ne pas reconnoitre ici l'allégorie qu'Homère emploie pour désigner la maladie contagieuse dont les Grecs surent attaqués. Ce sera, si l'on veut, dans le langage de la Physique, l'effet d'un air corrompu par des chaleurs extrêmes & par des exhalaisons insectes ; dans le langage de la Poësie, c'est un Dieu irrité qui vient lancer ses traits. Qu'on juge de l'impression que la Poësie devoit faire dans l'esprit d'un peuple qui ajoutoit d'autant plus de croyance à ces idées allégoriques, qu'elles étoient nées, pour ainsi dire, avec, son langage. Les termes qui : sont image, furent antérieurs aux mots abstraits ; & les flèches d'Apollon ne signifioient originairement que la maladie.

 

(3) Un grand homme d'État, Sully, disoit : les Souverains n'oublient jamais tant les offenses qu'ils ont reçues en leur personne ou en leurs dignités, & surtout par leurs sujets, qu'il ne leur en reste toujours un souvenir pour s'en venger lorsqu'ils le pourront faire. ( Voy. les Économies royales). Tel eu le propre des vérités morales bien aperçues, elles survivent toi temps, aux lieux & aux personnes.

 

(4) Calchas n'ose nommer Agamemnon, quoiqu'il fasse assez entendre que c'en lui qu'il redoute. Mais l'impatient Achille ne sauroit souffrir ce petit ménagement, & nomme hautement ce Roi si redouté, contre lequel il promet à Calchas de le défendre. Le caractère bouillant d'Achille pouvoit-il mieux annoncer ?

 

 (5) Ne perdons pas de vue dans tout le cours du Poëme le caractère d'Agamemnon, & nous verrons que toutes ses actions & toutes ses pensées se rapportent à cette première idée qu'Homère nous en donne ici. Orgueilleux, jaloux de son pouvoir, flattant le peuple dont il tient son autorité, humiliant indiscrettement tous ceux qui pourroient la lui disputer, violent jusqu'à la cruauté, moins brave qu'artificieux ; l'orgueil qui le domine lui fait faire plus de fautes que sa politique n'en peut réparer.

 

(6) Si on examine bien la suite des Rois de France depuis Pharamond jusqu'a Clovis, peut-être trouvera-t-on qu'encore qu'ils fussent regardés comme Souverains absolus dans leurs conquêtes, on ne les reconnoissoit guère dans leur camp que comme Généraux des Soldats conquérant. Ils leur donnoient une part dans le butin qui était comme un bien commun acquis par l'armée, & les Rois n'entraient eux-mêmes dans ce partage que selon que le sort en décidait. Cette réflexion de l'Abbé de Vertot dans une de ses Dissertations, définit au mieux le véritable gouvernement des anciens Grecs.

 

 (7) On connoît la belle imitation de ce passage dans l'Iphigénie de Racine. Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre, &c. Sophocle, Virgile, Racine, Fénelon, sont les hommes qui ont su le mieux imiter Homère. Après de telles copies, que doit-on penser de l'original !

 

 (8) La Grèce avec toutes ses forces vient ravager l'Asie, pour une femme enlevée à son époux ; & cet Agamemnon, ce Chef de la Grèce, va mettre la division dans son armée, pour une femme qu'il veut ravir à son amant. Rapprochez tous les temps, tous les lieux & tous les états de la vie ; cette fable est l'allégorie de toutes les injustices humaines.

 

(9) Il suffît d'ouvrir les Poèmes d'Homère, pour y trouver les plus grandes idées sur la Divinité. La dépendance absolue de l'Etre suprême paroît être ion système dominant : c'étoit celui de la Palestine & de l'Égypte, & le principe fondamental de leur gouvernement. Dans cette dépendance où ces Peuples se supposoient, il est aisé de voir comment ils rapportèrent toutes leurs actions & toutes leurs pensées à quelque Divinité, qu'ils regardèrent comme tes Ministres du souverain Dieu. C'est ce qu'il ne faut pas perdre de vue dans le cours du Poëme, de peur de juger à la rigueur des allions de ces Divinités subalternes, qui n'étoient que des actions humaines dirigées par la volonté de celui qui dirige tout.

 

(10) Voici comme les Critiques mal intentionnés traduisent ce passage : Ivrogne, qui as des yeux de chien & un cœur de cerf. Qu'y a-t-il dans la Poësie & dans l'Éloquence qu'on ne pût aisément défigurer par de telles traductions, ou plutôt par de telles parodies ?

 

(11) Les Commentateurs & les Traducteurs, trop habitués à prêter à Homère des intentions qu'il n'a jamais eues, se sont rendus suspects, & ont été cause que ses détracteurs lui en ont plus ôté que ses partisans ne lui en avoient donné. M. Pope lui-même, en cet endroit, est tombé dans l'erreur commune, & prétend que ce serment est l'emblème de la division d'Achille & d'Agamemnon. Mais je pense, comme l'abbé Desfontaines, dans ses notes sur le douzième livre de l'Énéïde, que ce serment étoit une formule en usage toutes les sois que les Rois juroient par leur sceptre. On disoit : ce sceptre ne reproduira plus de rameaux,  comme on a dit, les fleuves remonteront à leur source, avant que, &c. ; en ne cherchant qu'à exprimer ; l'infaillibilité du serment par une impossibilité physique. C'est ainsi que les Phocéens quittant leur patrie, après avoir égorgé la garnison que les Perses y avoient mise, & partant pour aller s'établir dans l'île de Cyrne, jetèrent dans la mer une barre de fer rouge, & jurèrent de ne retourner à Phocée, que quand cette barre seroit revenue sur l'eau. Voy. Hérodote liv. I

 

(12)  La  différence entre  un fanfaron & un homme vraiment courageux, c'est que le premier vante sans cesse sa bravoure, tant qu'il ne craint pas d'être confondu ; le second n'en parle que pour confondre qui l'outrage.

 

(13) Voici encore un nouveau caractère, & qui se soutiendra durant tout le Poëme, tel qu'il est annoncé ; sage, éloquent, mais diffus, regrettant toujours le temps passé, consommé dans l'art des combats & des conseils, & ayant appris par expérience comment il faut flatter l'amour-propre des Grands, pour les rendre dociles aux avis de la Sagesse.

 

(14) Pouvoit-on rien dire de plus adroit & de plus énergique, à un Roi jaloux de son pouvoir ?

 

(15) Nous avons vu combien, dans toutes leurs actions & toutes leurs  pensées, les Anciens se croyoient dépendans de l'Etre suprême. Cette opinion attachoit un caractère religieux aux   actons même les plus indifférentes  à la morale, telles que la nourriture & la propreté du corps. Leurs repas étoient des actes de religion, & cet acte étoit précédé par un autre aussi sacré, les ablutions. Ils n'osoient toucher à aucune nourriture qu'ils n'eussent lavé leurs mains : ils le servoient d'eau pure ou d'eau salée ; le soufre étoit aussi employé, & ils jetoient dans un fleuve ou dans une fosse l'eau qui avoit servi aux purifications.

 

 (16) Cette conduite d'Achille a été sort critiquée par des gens qui ne sentent ou n'examinent qu'à demi. Ils auraient voulu qu'Achille eût traité ces deux Hérauts, comme un débiteur de mauvaise humeur traite un huissier. Ils n'ont pas senti que le même homme qui, prêt à percer son ennemi, avoit su se retenir, qui regardoit Briséïs comme un présent des Grecs, que les Grecs pouvoient reprendre, & qui vouloit les punir avec leur Roi par une vengeance digne de lui, en cessant de combattre pour eux ; que ce même homme, dis-je, est vraiment sublime dans la manière tranquille & respectueuse dont il reçoit ces Hérauts, qu'il reconnoît pour les Ministres des Dieux & des hommes.

 

(17) Il est à propos de faire ici une distinction, qui servira pour le reste du Poëme. Il faut distinguer l'allégorie de sa fable. L'allégorie, comme nous l'avons déjà dit, étoit une espèce de langage figuré, usité dans l'Orient & dans l'Égypte, chez les Prêtres, les Poètes & les Sages. Salomon savoit trois mille paraboles ou allégories. Mais la fable étoit uniquement propre au Poète ; c'est par elle que le Poëte devenoit créateur d'un nouveau monde, & donnoit carrière à de nouvelles idées, en employant les idées reçues, à peu-près de cette manière. Les Héros passoient pour être nés de quelque Divinité : Achille étoit fils de Thétis ; Thétis étoit Déesse de la mer. Cette supposition admise par la croyance publique, le champ le plus vaste s'offroit à l'imagination du Poëte. Thétis Déesse & mère, entend au fond des flots les gémissemens de son fils : comme mère, elle doit témoigner à Achille toute sa tendresse ; comme Déesse & fille de Jupiter, elle doit lui prouver tout son pouvoir. Voilà la fable proprement dite, produite par la seule imagination du Poëte, & indépendante de toute allégorie.

 

(18) A quoi bon alors ce long récit, si Thétis est instruite de tout ce qui s'est passé : Mais ce vous le savez, n'est-il pas le langage de l'égarement & de la passion ? C'est ainsi que Phèdre dit à OEnone : Tu le s'avais, pourquoi me laissois-tu séduire ! Thétis, quoique Déesse, pouvoit ignorer ce qui s'étoit passé dans le camp des Grecs, & c'étoit la fureur dont Achille étoit animé, qui lui persuadoit que sa mère & le monde entier dévoient être instruits de son offense.

 

(19) Nous avons distingué plus haut la fable de l'allégorie ; mais il y a deux sortes d'allégories, l'allégorie physique & l'allégorie morale. Cette dernière s'explique aisément ; la première est souvent plus vague & plus incertaine. Lorsque Minerve saisit Achille par ses cheveux hérissés sur sa tête, l'al­légorie se présente naturellement ; mais l'orsqu'on voit tous les Dieux combattre contre Jupiter, & l'enchaîner, il faut recourir à l'allégorie physique, sans oser y fixer un sens qui ne laisse plus de doute.

A considérer l'objet que se proposoit la poësie ancienne, d’instruire les hommes par une morale intéressante, & de consacrer la religion par une obscurité respectable, les allégories morales ne dévoient avoir qu'un voile transparent, pour ainsi dire ; & celles qui tenoient à la connoissance de la Nature & des Dieux, dévoient être hors de la portée du commun des hommes. Qu'on me pardonne d'appuyer sur ces observations ; je les crois nécessaires à qui veut connaître & juger Homère.

 

(20) Briarée étoit le nom que lui donnoient les Dieux. Les hommes l'appeloient AEgéon. Nous avons dit dans une note du Discours sur Homère, ce que c'étoit que ce langage des Dieux, qui différoit de celui des hommes.

 

(21) Outre les deux espèces d'allégories dont nous venons de parler, on pourroit en distinguer une troisième, qui avoit rapport aux traditions locales, telle que celle dont il est ici question, & à laquelle une ancienne fête d'Éthiopie peut avoir donne lieu. Hérodote fait mention d'un festin religieux en usage dans ce pays, & qu'on appeloit la table du Soleil. C'étoit un grand pré, que les Magistrats de la ville voisine avoient loin de couvrir pendant la nuit de toutes sortes de viandes apprêtées ; & dès que le jour paroissoit, tous ceux qui se présentoient y pouvoient prendre leur repas. Macrobe semble appuyer cette conjecture, eux avançant que Jupiter désigne ici le Soleil ; & ainsi le festin de Jupiter seroit proprement le festin  du Soleil. Voilà, je crois, ce que l'antiquité fournit de plus vraisemblable pour l'interprétation de cette allégorie ; à moins qu'on ne veuille, avec Eustathe, y trouver une allusion à la fête de Diospolis, dans laquelle, suivant Diodore de Sicile, on promenoit autour de la Libye, les statues de Jupiter & des autres Dieux. Mais cette procession & ces statues ne semblent guère convenir à l'ancienne religion de ces peuples, & cette fête a bien l'air d'être beaucoup plus moderne que les temps dont il s'agit ici.

 

(22) Quelque ingrates que soient ces sortes de descriptions, je n'ai pas cru devoir les omettre, puisqu'elles ont l'avantage de nous faire connoître les usages de ces temps reculés, & de nous les rendre présens. Je dois avouer cependant que la contrainte de notre versification & la sévérité de notre langue m'ont obligé de supprimer quelques petits détails, qui se plioient aisément au génie & à la souplesse de la langue grecque. Homère considéré sous le point de vue où j'ai tâché de le présenter, c'est-à-dire, comme dépositaire de la religion & des connoissances de son temps, ne devoit négliger aucun de ces détails, qui servoient de règle aux Sacrificateurs Grecs, ainsi que le premier chapitre du Lévitique en servoit aux Sacrifi­cateurs Hébreux.

 

(23) On ne sauroit trop répéter, pour faire sentir l'union des Arts qui tiennent à l'imagination, que ce sut cette sublime peinture qui, suivant Macrobe, fit naître sous le ciseau de Phidias la fameuse statue de Jupiter Olympien.

 

(24) Pope remarque que le premier conseil des Rois est une scène de discorde & de colère ; que ces deux passions ayant passé des mortels aux Dieux, le ciel & la terre se trouvent engagés dans une même querelle, & que, par ce moyen, le Poëte a su donner à son sujet toute la grandeur & toute l'importance qui peuvent séduire l'imagination du Lecteur.

 

(25) Ce Discours de Jupiter, ainsi que la réponse de Junon, sont partagés en deux dans Homère ; j'ai cru que je pouvois sans infidélité les réunir en un seul, pour donner plus de rapidité à cette scène.

 

(26) Homère auroit-il voulu nous faire entendre que les arts sont seuls capables d'adoucir le cœur des hommes, & de faire régner entr'eux la concorde & la paix ! La lyre d'Amphion avoit bâti les murs de Thèbes, & celle d'Orphée avoit apprivoisé les bêtes féroces.

 

(27) Qu'il me soit permis de proposer encore une idée sar ces sortes de sables. On sait quel étoit le caractère des Grecs, & combien leur imagination prenoit aisément l'essor pour bâtir une fable sur la seule interprétation d'un mot. Tous leurs Dieux leur furent apportés des pays étrangers ; transportés de Phénicie ou d'Égypte en Grèce, les noms ou les moindres emblèmes de ces Divinités suffisoient aux Poètes Grecs pour inventer une histoire qui y fût relative. Ces fables, sans renfermer aucune allégorie, convenoient donc fort au peuple, dont elles satisfisoient l'imagination & la curiosité.

Il résulte de ce qui a été dit dans les notes de ce premier Livre, que pour entendre la Mythologie des Anciens, il faut distinguer cinq sortes de fables. La première est la fable morale, qui est la même que l'apologue ; la seconde est l’allégorie physique ; la troisième, celle qui a rapport à quelque tradition locale ; la quatrième, la fable proprement dite, qui fut inventée par les Poètes sur les actions des Dieux, relativement aux opinions reçues ; la cinquième enfin, celle dont on se servit pour rendre raison de ce qu'on ignoroit sur le culte, sur le nom ou sur les attributs de quelque Divinité.