Livre III
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ARGUMENT DU  LIVRE III.

 

   Les Troyens & les Grecs sont prêts d'en venir aux mains. Pâris son des rangs. Ménélas attaque. Le Troyen se retire. Reproches d'Hector. Pâris propose de terminer la guerre par un combat singulier entre Ménélas & lui. Ménélas accepte le défi. Iris va avertir Helène de ce nouvel événement. Helène court sur les remparts pour être témoin de ce combat. Elle y trouve Priam & les Vieillards de Troye. Helène satisfait aux questions de Priam sur les Guerriers qu'on découvre dans la plaine. Un Héraut vient chercher Priam. Sacrifice & serment d'Agamemnon. Priam se retire. Combat des deux rivaux. Vénus vient au secours de Pâris l'enlevé. Agamemnon déclare son frère vainqueur & demande Helène aux Troyens suivant les conventions qui ont été faites avec eux.

  
 

    PAREILS à ces oiseaux qui, traversant les mers,

Désertent les climats où régnent les hivers,

Et, portant le trépas an peuple des Pygmées,

Remplissent de leurs cris les rives alarmées ;

 
5

Les bataillons Troyens, précipitant leurs pas,

Jetoient des cris perçans & couraient aux combats.

Mais les Grecs, en silence, & fiers de leur courage

D'un pas plus mesuré, s'avançoient au carnage.

 

    QUAND le vent du midi, par ses brouillards épais,

 
10

De la chaîne des monts obscurcit les sommets,

Sur les guérets voisins la vapeur descendue.

Ramené au sein du jour la nuit inattendue ;

Ainsi, dans les deux camps, un tourbillon poudreux,

Entourait les Guerriers & voloit avec eux.

 
15

Les Troyens & les Grecs déjà sont en présence.

Soudain hors de ses rangs le beau Pâris s'avance,

Comme un Dieu jeune & fier, paré d'attraits nouveaux

La peau d'un léopard flottante sur son dos,

Son arc resplendissant, son glaive, sa ceinture,

 
20

Ajustés avec art, composent sa parure.

Il agite en ses mains deux brillans javelots,

Et défie aux combats les plus vaillans Héros.

 

    Ménélas l'appercoit & tressaille de joie ;

Tel frémit un Lion à l'aspect de sa proie,

 
25

Quand, pressé par la faim, au milieu des forêts,

Méprisant des Chasseurs & les cris &r les traits ,

Il est prêt à saisir, de sa gueule écumante,

Le chevreuil fugitif ou la biche tremblante.

Tel le fier Ménélas, brûlant de se venger,  

 
30

Hors du char qu'il conduit vole d'un saut léger.

Il court à son rival. Pâris tremble à sa vue ;

Par la honte & l'effroi son âme est confondue ;

Et, sous les boucliers de ses nombreux soldats,

Aux dépens de sa gloire, il échappe au trépas.

 
35

Semblable au voyageur, qui, d'un pied téméraire,

Foulant dans les vallons une épaisse bruyère,

Voit un serpent hideux se dresser en sifflant,

Il s'arrête, pâlit, & fuit d'un pas tremblant.

 

    » Malheureux ! dit  Hector que le dépit enflamme

 
40

» Lâche & vil séducteur, esclave d'une femme,

» Plût aux Dieux que ton œil n'eût jamais vu le jour,

» Ou qu'une prompte mort eût puni ton amour ;

» Tu serois plus heureux, & ta coupable vie

» Aux yeux de tous les Grecs n'eût pas été flétrie.

 
45

» Vois ces Grecs, qui jadis, trompés par ta fierté,

» Crurent que ta valeur égaloit ta beauté,

» Vois leur rire insultant qu'excité ta foiblesse ?

» Est-ce ainsi qu'à leurs yeux tu parus dans la Grèce,

» Lorsque, pour assouvir ton amoureux transport,

 
50

» Ta Flotte triomphante arriva dans leur port ;

» Lorsque tu ravissois une épouse chérie,

» Des bras de son époux, du sein de sa patrie ;

» Lors qu'outrageant des Rois unis pour se venger,

» Ton audace apportoit, d'un climat étranger,

 
55

» A ton père, à ton peuple, une guerre cruelle,

» Le fléau d'Ilion & ta honte éternelle ?

» Tu fuis ! tu crains d'attendre un rival irrité !

» Tu n'oses le combattre, & tu l'as insulté !

» Mais que te serviroient, tes grâces, ton sourire,

 
60

» Tes blonds cheveux flottans, ta jeunesse & ta lyre ?

» Sur la terre étendu, tu perdrois, pour toujours,

» Les bienfaits de Vénus & les dons des amours.

» O timides Troyens ! dans son sang adultère,

» Que n'avez-vous éteint le lambeau de la guerre?

 

 
65

    » C'est assez, dit Pâris, Hector, j'ai mérité

» De ce reproche amer l'âpre sévérité.

» Votre âme inébranlable, inflexible, hautaine,

» Ressemble au fer tranchant qui, frappant contre un chêne

» Coupe sans s'émousser, fait retentir les monts,

 
70

» Et donne plus de force au bras des bûcherons.

» Le Ciel en votre sein mit un cœur intrépide ;

» Mais l'aimable Vénus à mes destins préside.

» Ne me reprochez pas les dons qu'elle m'a faits ;

» Doit-on des Immortels rejeter les bienfaits,

 
75

» Ces présens, qu'à leur gré leur bonté nous dispense,

» Et que ne peut ravir notre vaine arrogance ?

» Fier Hector, suspendez le choc des deux partis ;

» Obtenez qu'à leurs yeux, Ménélas & Pâris,

» Pour ménager le sang de la patrie en larmes,

 
80

» Remettent leur querelle au jugement des armes ;

» Qu'Helène & ses trésors soient le prix du Vainqueur

» Et qu'une paix sacrée, en ce commun bonheur,

» Laissant voguer les Grecs vers l'heureuse Achaïe,

» Rétablisse le calme aux champs de la Phrygie.

 
85

Charmé de ce discours, Hector pressant ses pas,

Le Javelot en main, arrête ses Soldats,

Leur commande un repos dont leur fierté murmure.

En vain son bouclier, son casque, son armure,

Retentissent des traits lancés de toutes parts,

 
90

Ils s'avance, au milieu des flèches & des dards.

 

   Agamemnon le voit, il accourt & s'écrie :

» Arrêtez, arrêtez, vengeurs de la patrie,

» Hector nous veut parler. Les combattans surpris

Suspendent, à ces mots, le combat & les cris.

 
95

» Vous Troyens, dit Hector, vous peuples de la Grèce,

» Ecoutez de Pâris les vœux & la promesse.

» Le feu qu'il alluma peut s'éteindre aujourd'hui;

» Voici ce que ma voix vous propose pour lui.

» Que vos dards & vos traits reposent sur la terre ;

 
100

» Tandis que , dévoués aux fureurs de la guerre,

» Ménélas & Pâris, seuls entre les deux camps,

» Videront par le fer leurs démêlés sanglans.

» Helène & ses trésors, digne prix du courage,

» Pour jamais du vainqueur deviendront le partage ;

 
105

» Et, dans cet heureux jour, des traités solennels

» Nous uniront aux Grecs par des nœuds éternels.

 

    Il parie , & dans les camps règne un profond silence.

Le vaillant Ménélas sort des rangs & s'avance.

» Assez  longtems, dit-il, pour Pâris & pour moi,

 
110

» Mars a rempli ces lieux de carnage & d'effroi.

» Avec la guerre enfin que ma douleur finisse :

» Meure qui doit mourir : que le vaincu périsse :

» Qu'une éternelle paix, séparant nos Guerriers,

» Les rende aux doux loisirs de leurs heureux foyers.

 
115

» Préparez-donc, Troyens, l'offrande salutaire,

» L'agneau blanc au soleil, l'agneau noir à la terre.

» Les Grecs sacrifieront au souverain des Dieux.

» Que Priam de la paix vienne serrer les nœuds ;

» De ses superbes Fils l'orgueil insurmontable

 
120

» Méconnoît des traités le lien respectable.

» La Jeunesse en ses vœux change à l'égal des vents ;

» Mais un sage Vieillard rapproche tous les temps ;

» Le passé, l'avenir sont mis dans la balance,

» Et le bonheur public naît de sa prévoyance.

 

 
125

    Ce généreux discours, semé dans tous les rangs,

Fait succéder la joie aux fureurs des deux camps.

Les combattans, soumis aux Chefs qui les commandent,

Reculent leurs coursiers & de leurs chars descendent.

Sur la terre aussitôt, en signe de la paix,

 
130

Ils posent devant eux leur armure & leurs traits.

Envoyés par Hector, deux Hérauts magnanimes

Vont convoquer Priam & hâter les victimes ;

Et du Prince d'Argos le Héraut révéré

Court au vaisseau des Grecs chercher l'agneau sacré 
135

Cependant , sous les traits d'une jeune Princesse,

Qui d'Hécube sa mère eut toute la tendresse ,

Et qui, par ses appas captivant tous les cœurs,

Surpassait la beauté qu'on vantoit dans ses sœurs,

Iris, de Laodice empruntant tous les charmes,  

 
140

Alloit au sein d'Helène éveiller les alarmes.

 

   Au fond de son Palais l'épouse de Pâris,

Nuançant les couleurs d’un superbe tapis,

Dans des pensers divers d'amertume & de joie,

Dessinoit les travaux de la Grèce & de Troye,

 
145

Ces orages de Mars, & ces combats fameux,

Illustres monumens du pouvoir de ses yeux.

» Levez-vous, dit Iris, accourez chère Helène,      

» Un prodige nouveau se fait voir dans la plaine.

» Ces Troyens & ces Grecs oui brûlans de fureur,

 
150

» S'approchoient en portant la mort & la terreur,

» S'arrêtent en silence &, suspendent la guerre ;

» Leurs javelots près d'eux sont couchés sur la terre ;

» De leurs chars descendus ces superbes guerriers

» Demeurent appuyés sur leurs grands boucliers.

 
155

» Pâris & son rival, le vaillant fils d'Atrée,

» Vont seuls se disputer une épouse adorée,

» Seuls, entre les deux camps, ils combattront pour vous,

» Et la victoire enfin va nommer votre époux.

   

    Helène, à ce discours, sentît naître en son ame

 
160

Un doux ressouvenir de sa première flamme

Le désir de revoir les lieux qu'elle a quittés

Jette un trouble inconnu dans ses sens agités.      

Tremblante, elle se levé, &, les yeux pleins de larmes,

D'un voile éblouissant elle couvre ses charmes ;

 
165

De deux femmes suivie elle vole aux remparts.

Là s'étoient assemblés ces illustres vieillards,

Qui, courbés sous le faix des travaux & de l'âge,

N'alloient plus au combat signaler leur courage,

Mais qui, près de leur Roi, par de sages avis,

 
170

Mieux qu'en leurs jeunes ans, défendoient leur païs.

Dans leurs doux entretiens, leur voix, toujours égale,

 Ressembloit aux accens que forme la Cigale,

Lors qu'aux longs jours d'Eté, cachée en un buisson,

Elle vient dans les champs annoncer la moisson.

 
175

Dès qu'Helène parut aux regards de ces Sages,

Une tendre surprise enflamma leurs visages ;

Frappés de ses appas, ils se disoient entre eux.

» Qui pourrait s'étonner que tant de Rois fameux,

» Depuis neuf ans entiers, aient combattu pour elle ?

 
180

» Sur le trône des deux, Vénus n'est pas plus belle.

» Mais quel que soit l'amour qu'inspirent ses attraits,

» Puisse Ilion enfin la perdre pour jamais,

» Puisse-t-elle bientôt, à son époux rendue,

» Conjurer l'infortune en ces lieux attendue.

 

 

185

    Ma fille, dit Priam, approchez-vous ; venez

Calmer, à mes côtés, vos esprits consternés.

Du malheur des Troyens vous n'êtes point la cause ;

La volonté des Dieux de notre sort dispose,

Seule, elle  a contre nous armé nos ennemis.

 

190

Venez voir votre époux, vos parens, vos amis ;

Aidez mes foibles yeux, faites-moi reconnoître

Ce Roi majestueux qu'on voit ici paroître....   

Quelle taille ! quel port ! quel auguste maintien

Le front de quelques Chefs domine sur le sien ;

 

195

Mais de ses traits divins l'éclat & la noblesse

Le distinguent assez des Princes de la Grèce.

 

    » Mon pere, dit Helène, à votre auguste aspect,     

» Que mon cœur est saisi de honte & de respect !

» Que n'ai-je sçu mourir, quand, loin de ma famille,

 
200

» Laissant & mon époux & mon unique fille,

» Pour suivre votre fils, je traversai les mers.

» J'ai vécu destinée aux maux les plus amers ;

» Le remords me consume, & le cours de mes larmes

» A desséché la fleur de mes coupables charmes.

 

205

» Ah ! de quel ennemi demandez-vous le nom ?

» C'est le chef de vingt Rois, le grand Agamemnon,

» Monarque irréprochable, & Guerrier magnanime,

» Mon frère, s'il peut l'être encor après mon crime.

 

    Priam fixant sur lui son regard étonné :     

 
210

» O trop heureux Atride ! ô Prince fortuné !

» Que de Grecs pour vous suivre ont quitté leur contrée !

» Jadis du fier Mygdon & du vaillant Otrée

» J'ai vu près du Sangar rassembler les soldats ;

» Quand pour les secourir, avide de combats,

 
215

» J'allai joindre ces Rois qui défendoient leur Trône

» Contre les coups hardis de l'illustre Amazone ;

» Mais de nos Phrygiens les nombreux bataillons

» N'auroient pas dans les champs couvert tant de sillons.

 

    » Ma fille, poursuit-il, daignez encor m'instruire,   

 
220

» Quel est ce combattant que je vois, que j'admire, 

» Moins haut qu'Agamemnon, plus robuste, à mes yeux,

» Son armure est à terre & lance au loin des feux ;

» Il marche, en visitant ses cohortes dociles,

» Comme on voit, au milieu de ses brebis tranquilles,

 
225

» Un superbe bélier étaler sa fierté.

 

» C'est Ulysse , dit-elle, Ulysse si vanté ,

» Qui naquit dans Ithaque, Isle affreuse & stérile,

» Et qui, par son génie en ressources fertile,

» A scu marquer sa place entre les plus grands Rois 
230

» Oui, disoit Antenor, c'est lui que j'appercois,

» C'est Ulysse , mon œil le revoit avec joie.

» Lorsqu'avec Ménélas il vint pour vous à Troye,

» Leur illustre présence honora mon palais.

» J'ai longtems observé leur génie & leurs traits.

 
235

» Du Héros Spartiate & la stature & l'âge

» Lui donnoient sur Ulysse un brillant avantage ;

» Mais d'Ulysse au conseil le vénérable aspect

» Sembloit nous imprimer un plus puissant respect.

» Si Ménélas parloit, une austère énergie

 
240

» Prétoit à son discours l'action & la vie ;

» Quoique jeune, ennemi de tout brillant écart,

» Sa harangue étoit courte & précise & sans art.

» Quand le fils de Laërte, instruit par la sagesse,

» S'apprêtoit à tonner pour les droits de la Grèce ;

 
245

» Longtems debout, sans geste, & le regard baissé,

» Vous l'eussiez cru d'abord stupide ou peu sensé.

» Mais, sitôt qu'il laissoit échapper sa parole,

» Comme dans les hivers la neige tombe & vole,

» Ses discours abondons, pénétrant nos esprits,

 
250

» Lui ramenaient les cœurs enchantés & surpris.

 

    »  Et ce grec, dit Priam, dont le front plein d'audace,

»  La tête menaçante & la vaste cuirasse,

» Distinguent sa stature entre les Argiens.

» Quel est-il ? — C'est Ajax, le boulevard des siens,

 
255

» Dit Helène ; portez votre vue étonnée,

» Sur cet autre guerrier le grand Idoménée

» Au sein des bataillons de ses vaillans Crétois,     

» Il semble un Dieu puissant qui leur donne des lois.

» De ses fiers Généraux un essaim l'environne,     

 
260

» Je le vis autrefois, lorsqu'à Lacédemone

» Il venoit, oubliant son trône & ses états,

» Cultiver l'amitié du vaillant Ménélas.

» J'ai connu tous ces Rois qui couvrent cette plaine,

»  Hélas !.....mais quel penser vient augmenter ma peine !

 
265

» Mes deux frères chéris & Pollux & Castor

» A mes yeux inquiets ne s'offrent point encor.

» Puis-je croire que Sparte, en sa paisible rive,

» Ait tenu si longtems leur vaillance captive !

» Ils craignent de venir, dans les champs de l'honneur,

 
270

» Porter aux yeux des Grecs l'opprobre de leur sœur.

 

    Ainsi parloit Helène ; & le sein de la terre

Renfermoit pour jamais ces deux foudres de guerre.

 

   Mais les libations & les agneaux sacrés

Dans les murs d'Ilion sont déjà préparés.

 
275

Les coupes d'or en main, le Héraut se présente,

Aborde le Monarque, & d'une voix pressante :

»  Levez-vous, lui dit-il, fils de Laomédon,

» Hâtez-vous descendez dans les champs d'Ilion.

» Les Troyens & les Grecs ensemble vous demandent

 
280

» Venez être garant de la paix qu'ils attendent.

» Seuls, entre les deux camps, Ménélas & Pâris

» Vont tenter un combat dont Helène est le prix.

» Sur le sang de l'un d'eux l'alliance établie

» Unira pour jamais Argos & la Phrygie ;

 
285

» Et les Grecs aussitôt, retournant dans leurs ports,

» D'armes & de vaisseaux délivreront nos bords.

 

    Priam frémit, & part. Anténor l'accompagne ;

Leurs rapides coursiers volent dans la campagne.

Déjà Priam arrive au centre des deux camps ;

 
290

Il descend de son char & marche dans les rangs.

Le souverain des Grecs s'avance avec Ulysse.        

Les Hérauts, préparant l'auguste sacrifice,

Dans un vase profond versent des flots de vin,

Quand soudain d'un poignard Atride armant sa main :

 
295

» Père des Immortels, dit-il, Dieu du tonnerre,

» Qui t'assieds sur l'Ida pour gouverner la terre,

» Toi, Soleil, qui, roulant dans l'abyme des airs,

» D'un seul de tes regards embrasses l'univers ;

» Terres, fleuves, & vous séveres Eumenides,

 
300

» Dont le bras aux Enfers punit les Rois perfides,

» Ecoutez mes sermens & lisez dans mon sœur.

» Du vaillant Ménélas si Pâris est vainqueur,

» Que Pâris, conservant l'objet de ses tendresses,

» Possède en paix Helène & toutes ses richesses ;

 
305

» Si Pâris est vaincu, que ses concitoyens

» Rendent à Ménélas son épouse & ses biens ;

» Et que, par un tribut consacré d'âge en âge,

» D'un funeste armement Priam nous dédommage.

» S'il m'étoit refusé, j'en atteste les Dieux,

 
310

» Pour punir ce refus, je demeure en ces lieux ;

» Ilion n'aura plus, que dans sa chute entière,

» L'espoir de voir finir ma vengeance & la guerre.

 

  D'une voix menaçante il prononce ces mots,

Et plonge le poignard dans le sein des agneaux ;

 
315

Ils tombent palpitans, & de l'urne apprêtée

Le vin coule à grands flots sur l'herbe ensanglantée.

La Grèce unit sa voix à la voix d'Ilion ;

Tout répète à l'envi cette imprécation :

» Puissans Dieux, qui régnez sur toute la nature,

 
320

» Si jamais parmi nous il se trouve un parjure,

» Que semblable à ce vin sur la terre épandu,

» Avec le sang des siens son sang soit confondu ;

» Et que dans sa maison ses femmes infidèles

» Contentent, sans pudeur, leurs amours criminelles.

 

 
325

    Jupiter les entend & rejette leurs vœux.

» Vous Troyens, dit Priam, & vous Grecs généreux,

» Daignez de mes vieux ans ménager la foiblesse,

» D'un père infortuné respectez la tendresse.

» Souffrez que vers nos murs, loin des périls d'un fils,

 
330

» Je détourne mes pas & mes yeux attendris.

» Le ciel, qui distribue & l'opprobre & la gloire,

» Scait seul de quel côté doit pencher la victoire.

 

En achevant ces mots, le malheureux Vieillard

Marche vers ses coursiers, monte, s'assied & part.

 

 
335

    Déjà le fier Hector & le fils de Laërte

Mesuraient la carrière aux deux rivaux ouverte.

Dans un casque d'airain on consulte le sort,

Pour régler par ses lois leur généreux transport,

Pour décider entre eux l'important avantage

 
340

D'essayer le premier sa lance & son courage.

Les soldats des deux camps levoient les mains aux cieux :   

» Dieu d'Ida, disoient-ils, puissant maître des Dieux ;

» Que l'auteur de nos maux soit puni de son crime :

» Aux gouffres de Pluton fais tomber la victime :   

 
345

» Et que, par les saints nœuds que va former la paix

» Les Troyens & les Grecs soient unis à jamais.

 

    Ils invoquent le ciel, & le combat s'apprête.

Hector saisit le casque, il détourne la tête,

Il agite les sorts ; & le nom du Troyen   

 

350

Fut celui qu'amena la faveur du destin.

De l'espoir de la paix goûtant les premiers charmes,

La foule des guerriers s'assied près de ses armes.

 

    D'Helène cependant le jeune & fier amant

Se revêt tout entier d'un métal éclatant.

 

355

D'un superbe cothurne essayant la souplesse,

Ses pieds font obéir le lien qui les presse ;     

Il saisit sa cuirasse & l'attache à son sein,

Charge son baudrier de son glaive d'airain,

Couvre son foible bras d'un bouclier immense,

 

360

Sur son front orgueilleux met avec complaisance

Un casque étincelant, dont le panache altier

S'élève, en ombrageant la tête du guerrier,

Il prend son javelot & dans sa main l'assure.

Ménélas est couvert de sa terrible armure.

 
365

Les deux rivaux, brillans d'un belliqueux éclat

S'avancent fièrement dans le champ du combat.

 

    Courroucés, l'œil en feu, dans un sombre silence.

Ils se fixent l'un l'autre, en secouant leur lance.

Les Chefs & les Soldats, autour d'eux attroupés,

 

370

D'étonnement, d'horreur & d'effroi sont frappés.

Pâris pousse sa lance au bouclier d'Atride ;

L'impénétrable airain trompe la lance avide,

Il résonne & résiste ; & le fer émoussé

Tombe entre ces Guerriers, par le choc repoussé.

 

375

    Aussitôt, agitant sa pique meurtrière,

Ménélas vers les Cieux élevé sa prière :

» Jupiter viens frapper, viens punir, par mes mains,

» Ce vil profanateur de nos droits les plus saints.

» Qu'un jour, au seul récit du crime & du supplice,   

 

380

 » L'univers indigné s’ éprouvant & frémisse.

 Il dit, & vers Pâris faisant voler son dard, 

Perce le bouclier qui lui sert de rempart.

Le fatal javelot a brisé sa cuirasse ;

Mais Pâris se dérobe au coup qui le menace,  

 
385

Et l'homicide airain, qui dut percer son flanc

Déchire ses habits sans se teindre de sang.

Le Grec lève son glaive, &, bouillant de colère,

Frappe, à coups redoublés, sur son foible adversaire.

Le casque le défend, l'air siffle, & Ménélas

 
390

Voit voler loin de lui son fer en mille éclats.

Il regarde le Ciel, il s'arrête, & s'écrie :

» O Dieu, qui m'as trompé, quelle est ta barbarie !

» J'implorois ta justice, & tu viens secourir

» Un lâche séducteur que je voulois punir !

 
395

» Tu détournes l'effort de ma lance inutile ;

» Et tu n'armes mon bras que d'un acier fragile !

Il fond sur son rival, d'une robuste main

Saisit les crins flottans de son casque d'airain,

Se tourne vers les Grecs & dans leurs rangs l'entraîne.

 
400

Pâris se débattant & respirant à peine,

Engagé dans le lacs dont son casque est lié,

De Vénus qui le voit excite la pitié.

Par la tendre Vénus cette attache est brisée.  

Le casque suit Atride, & sa main abusée

 

405

A ses soldats confus le jette avec fureur.

Mais, reprenant sa lance, il lui perçoit le cœur,

Si le sein de Vénus n'eût été son asyle.

D'une main immortelle à qui tout est facile,

Cypris, l'enveloppant dans un nuage épais,

 
410

Le ravit & le porte au fond de son palais,

Où des parfums exquis l'odeur enchanteresse

De ses sens abattus ranime la foiblesse.

Elle le quitte enfin, &, volant sur la tour,

Va de la tendre Helène aiguillonner l'amour.

 
415

Sous des traits altérés par les rides de l'âge,

La trompeuse Déesse a voilé son visage ;

Elle approche d'Helène, &, de ses doigts tremblans,

La touche, & fait flotter ses voiles odorans.

 

    » Ecoutez votre esclave, accourez, lui dit-elle, 

 
420

» Sur le lit nuptial votre époux vous appelle ;

» Brillant d'un nouveau charme, embelli par l'amour,

»Au sein de son Palais Pâris est de retour.

» Ce n'est point un Guerrier dont le fougueux courage

» Contre un fier ennemi vient d'épuiser sa rage ;

 
425

» C'est un mortel, chéri dans l'empire amoureux,

» Qui vient d'abandonner les danses & les jeux.

Helène en l'écoutant levé & fixe sa vue ;

Elle voit, ( quel objet pour son âme éperdue ! )

Le sein éblouissant, les grâces, le souris,

 
430

Et les yeux séducteurs de la belle Cypris.

Elle tremble & pâlit : » Inhumaine Déesse,

» Vous plaisez-vous, dit-elle, à tromper ma foiblesse ?

» En quels climats nouveaux voulez-y vous m'entraîner ?

» De quels nouveaux liens voulez-vous m'enchaîner ?

 
435

» Sur les bords éloignés que regarde l'aurore,

» A quel Amant Vénus me promit-elle encore ?

» Pour un indigne objet s'exposant à périr,

» Le vaillant Ménélas vient de me conquérir ;

» Il veut sur ses vaisseaux ramener son épouse ;

 
440

» Laissez-moi dans ses bras sans en être jalouse.

» Allez revoir Pâris, soulagez son ennui,

» Renoncez à l'Olympe & pleurez avec lui.

» Dans les liens d'Hymen ou d'un lâche esclavage,

» Loin du séjour des Dieux, consolez son veuvage.

 
445

» Son lit m'est en horreur. Quel opprobre pour moi

» S'il possedoit encor mon amour & ma foi !

»  Moi, qui porte en mon cœur ses fautes & les miennes,

» Pourrais-je soutenir le regard des Troyennes

» Livrée à mes douleurs, étrangère aux plaisirs,

 
450

» Je déteste à jamais ses amoureux désirs.

 

    La déesse, à ces mots, de courroux enflammée :

» C'est donc, dit-elle, en vain que je t'avois aimée ;

» Ingrate, de mon joug tu prétends t'éloigner !

» Tremble que je ne veuille enfin t'abandonner,

 
455

» Tremble qu'à mon amour ne succède la haine.

» Quel seroit ton destin, trop malheureuse Helène,

» Si tes traits altérés & tes appas flétris,  

» De cent peuples rivaux t'attiroient les mépris.

 

De sa voix menaçante Helène épouvantée,

 
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Couvre son front pâli d'une toile argentée,

Et, sur les pas légers de la Mere d'Amour,

Se dérobe en silence aux regards de sa Cour.

Elle arrive au Palais, & Vénus triomphante

Conduit à son Epoux une Epouse tremblante,

 
465

Sous les yeux de Pâris la contraint à s'asseoir

Mais, écoutant encor un rigoureux devoir.

Et détournant ses yeux d'un Amant trop coupable,

Helène exprime ainsi la douleur qui l'accable.

» Tu reviens du combat ! Ah ! Plût au Ciel vengeur

 
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» Que mon premier Epoux eût pu percer ton cœur,

» Tu te vantois qu'un jour ton épée ou ta lance

» Sçauroient de ton rival terrasser la vaillance ;

» Vas donc, en t'exposant à de nouveaux combats,

» Dans les champs de l'honneur défier Ménélas ;

 
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» Vas, ou plutôt préfère, avare de ta vie,

» A ces nobles dangers, la paix & l'infamie.

 

    » Laissez, répond Pâris, ces outrageons discours,

» Minerve à Ménélas a prêté son secours ;

» Un plus heureux moment nous rendra la victoire ;

 
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» Il est aussi des Dieux qui veillent à ma gloire.

» Venez, ne songeons plus qu'aux douceurs de l'hymen.

» L'amour ne mit jamais tant de feux en mon sein,

» Le jour qu'à mes désirs Helène abandonnée

» Fuyoit sur mes vaisseaux, loin de Sparte étonnée ;

 
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» Où lorsqu'une isle heureuse, à l'ombre de ses bords,

» Vous vit à votre Amant prodiguer vos transports.

 

Aussitôt, n'écoutant que l'Amour qui l'entraîne,

Au trône de l'Hymen Pâris conduit Helène.

L'amour veille auprès d'eux sur le lit nuptial

 
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Cependant  Ménélas cherche en vain son rival

Tel qu'un lion terrible avide de carnage,

Il court dans tous les rangs pour assouvir sa rage.

Les Troyens, partageant sa trop juste fureur,

Brûloient d'offrir Pâris aux mains de son vainqueur,

 
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Loin de vouloir ravir à son destin funeste

Ce Prince criminel que leur âme déteste.

 

Enfans de Dardanus, Troyens, écoutez-moi,

» S'écrie Agamemnon, j'atteste votre foi,

» J'atteste les sermens que Priam vient de faire ;

 
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» Sous vos yeux la victoire a couronné mon frère.

» Helène & ses trésors sont pour jamais à nous.

» Venez, sans différer, la rendre à son époux ;

» Et payez à la Grèce un tribut équitable,

» Qui de nos saints Traités soit le sceau mémorable.

 

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Le soldat l'applaudit, &, par ses cris divers,

Fait, autour des vaisseaux, mugir l'écho des mers.