Dés
que parut l'Aurore, fille du matin, Télémaque attacha ses belles chaussures à
ses pieds, et prenant une forte pique qui convenait bien à sa main, il se
disposa à s'en retourner à la ville. Avant de partir, il parla ainsi au
pasteur :
- Mon
cher Eumée, je m'en vais à la ville, afin que ma mère ait la consolation de
me voir ; car je suis sûr que tant qu'elle ne me verra point elle ne mettra fin
ni à ses regrets ni à ses larmes. Le seul ordre, que je vous donne en partant,
c'est de mener votre hôte à la ville, où il mendiera son pain. Les gens
charitables lui donneront ce qu'ils voudront ; car, pour moi, les chagrins dont
je suis accablé et le malheureux état où je me trouve ne me permettent pas de
me charger de tous les étrangers. Si votre hôte se fâche, son mal lui paraîtra
encore plus insupportable ; j'aime à dire toujours la vérité.
Ulysse,
prenant la parole, lui répondit :
-Mon
ami, je ne souhaite nullement d'être retenu ici ; un mendiant trouve beaucoup
mieux de quoi se nourrir à la ville qu'à la campagne. A mon âge, je ne suis
point propre à être aux champs et à y rendre les services qu'un maître
attendrait de moi : vous n'avez qu'à partir ; celui à qui vous venez de donner
vos ordres, aura soin de me mener dès que
je
me serai un peu chauffé et que le temps sera adouci ; car je n'ai que ces méchants
habits et je crains que le froid du matin ne me saisisse; car vous dites que la
ville est assez loin d'ici.
Il
dit, et Télémaque sort de la maison et marche à grands pas, méditant la
ruine des poursuivants. En arrivant dans son palais, il pose sa pique près
d'une colonne et entre dans la salle. Euryclée, sa nourrice, qui étendait des
peaux sur les sièges, l'aperçoit la première, et les yeux baignés de larmes,
elle court au-devant de lui. Toutes les autres servantes d'Ulysse l'environnent
en même temps, et lui embrassent la tête et les épaules. La sage Pénélope
descend de son appartement ; elle ressemblait à Diane et à la belle Vénus.
Elle se jette au cou de son fils, le serre tendrement entre ses bras, et lui
baisant la tête et les yeux :
- Mon
cher Télémaque, lui dit-elle, d'une voix entrecoupée de soupirs, vous êtes
donc venu ! Agréable lumière ! Je n'espérais pas de vous revoir de
ma vie, depuis le jour que vous vous êtes embarqué pour Pylos contre mon
sentiment et à mon insu, pour aller apprendre des nouvelles de votre père.
Mais dites-moi, je vous prie, tout ce que vous avez appris dans votre voyage et
tout ce que vous avez vu.
Ma
mère, lui répondit le prudent Télémaque, ne m'affligez point par vos larmes,
et n'excitez point dans mon cœur de tristes souvenirs, puisque je suis échappé
de la mort qui me menaçait. Mais plutôt montez dans votre appartement avec vos
femmes, purifiez-vous dans un bain, et, après avoir pris vos habits les plus
propres et les plus magnifiques, adressez vos prières aux dieux et
promettez-leur des hécatombes parfaites, si Jupiter me donne les moyens de me
venger de mes ennemis. Je m'en vais à la place pour faire venir un étranger
qui s'est réfugié chez moi et qui m'a suivi à mon retour de Pylos ; je l'ai
envoyé devant avec mes compagnons,
et j'ai ordonné à Pirée de le mener chez lui et de le traiter avec tout le
respect et tous les égards que l'hospitalité demande.
Ce
discours de Télémaque ôta la parole à Pénélope. Elle monte dans son
appartement avec ses femmes ; elle se purifie dans le bain, et après avoir pris
ses habits les plus magnifiques, elle adresse ses prières aux dieux et leur
promet des hécatombes parfaites si Jupiter fait retomber sur la tête des
coupables toutes leurs violences.
Cependant
Télémaque sort du palais une pique à la main, et suivi de deux grands chiens.
Minerve lui donna une grâce toute divine. Le peuple, qui le voyait passer, était
dans l'admiration. Les orgueilleux poursuivants s'empressent autour de lui et
lui font leurs compliments dans les termes les plus gracieux et les plus polis,
tandis que dans leur cœur ils méditaient sa perte. Télémaque se tira de
cette foule et alla plus loin dans un lieu où étaient Mentor, Antiphus et
Halitherse, les meilleurs amis de son père et les siens. Il s'assit avec eux,
et dans le moment qu'ils lui demandaient des nouvelles de son voyage, on vit le
brave Pirée qui menait à la place l'étranger qui lui avait été confié. Télémaque
se lève promptement et va au-devant de lui ; Pirée, en l'abordant, lui dit :
-Ordonnez
tout à l'heure à des femmes de votre palais de venir chez moi, afin que je
vous envoie les présents que Ménélas vous à faits.
Le
prudent Télémaque lui répond :
- Pirée,
nous ne savons pas encore ce que tout ceci pourra devenir. Si les fiers
poursuivants viennent à bout de me tuer en traître dans mon palais et de
partager mes biens, j'aime mieux que vous ayez ces présents qu'aucun d'eux ; et
si j'ai le bonheur de les faire tomber sous mes coups, alors vous aurez le
plaisir de les faire porter chez moi, et je les recevrai avec joie.
En
finissant ces mots, il prit l'étranger Théoclymne et le mena dans son
palais. Dès qu'ils furent entrés, ils se mirent au bain. Après que les
femmes les eurent baignés et parfumes d’essences, et qu'elles leur eurent
donné des habits magnifiques, ils se rendirent dans la salle et s'assirent sur
de beaux sièges ; une esclave apporta une aiguière d'or sur un bassin
d'argent, leur donna à laver, leur dressa une table propre, que la maîtresse
de l'office couvrit de toutes sortes démets qu'elle, avait en réserve. Pénélope
entre dans la salle, s'assied vis-à-vis de la table, près de la porte, avec sa
quenouille et ses fuseaux. Quand le prince et son hôte Théoclymène eurent
fini leur repas, Pénélope, prenant la parole, dit :
- Télémaque,
je vais donc remonter dans mon
appartement, et je me coucherai dans cette triste couche, témoin de mes
soupirs, et que je baigne de mes larmes depuis qu'Ulysse a suivi les fils d'Atrée
à Ilion ; et avant que les fiers poursuivants ne reviennent dans ce palais,
vous n'avez pas encore daigné m'informer si vous avez appris quelque nouvelle
du retour de votre père.
- Je
vous dirai tout ce que j'ai appris, répondit Télémaque. Nous arrivâmes à
Pylos, chez le roi Nestor, qui me reçut comme un père reçoit son fils unique
revenu d'un long voyage ; ce prince me traita avec la même bonté, ainsi que ses
glorieux fils. Il me dit qu'il n'avait appris aucune nouvelle d'Ulysse, et qu'il
ne savait ni s'il était en vie, ni s'il était mort ; mais en même temps il me
conseilla d'aller chez le fils d'Atrée, chez le vaillant Ménélas, et me donna
un char et des chevaux pour me conduire. Là, j'ai vu Hélène, pour laquelle
les Grecs et les Troyens ont livré par la volonté des dieux tant de combats et
soutenu tant de travaux devant les murs de Troie. Ménélas me reçut avec
beaucoup de bonté, il me demanda d'abord ce qui m'amenait à Lacédémone, je
lui dis te sujet de mon voyage, et voici ce qu'il me répondit :
- Grands
dieux ! s'écria-t-il, ces lâches aspirent donc à la couche de cet homme
si vaillant et si renommé. Il en sera d'eux comme de jeunes faons qu'une biche
a portés dans le repaire d'un lion ; après les y avoir posés comme dans un
asile, elle s'en va dans les pâturages sur les collines et dans les vallées.
Le lion, de retour dans son repaire, trouve ces hôtes et les met en pièces. De
même Ulysse revenu dans son palais mettra à mort tous ces insolents. Grand
Jupiter, et vous, Minerve et Apollon, que ne voyons-nous aujourd'hui Ulysse tel
qu'il était autrefois, lorsque dans la ville de Lesbo il se leva
pour lutter contre le redoutable Philomélide,
qui l'avait défié ? Il le terrassa, et réjouit tous les Grecs par cette insigne
victoire. Ah ! si Ulysse au même état tombait tout à coup sur ces poursuivants ;
ils verraient bientôt leur dernier jour, et ils feraient des noces bien
funestes ! Sur toutes les choses que vous me demandez, continua-t-il, je ne vous
tromperai point, et je vous dirai sincèrement tout ce que le vieux dieu marin
m'a appris ; je ne vous cacherai rien. Il m'a dit qu'il avait vu Ulysse accablé
de déplaisirs dans le palais de la Nymphe Calypso, qui le retenait malgré lui.
Il ne peut absolument retourner dans sa patrie, car il n'a ni vaisseau ni
rameurs qui puissent le conduire sur la vaste mer.
Voici
ce que m'a dit le vaillant Ménélas, après quoi je suis parti de chez lui pour
revenir à Ithaque. Je me suis
rembarqué à Pylos, et les dieux m'ont envoyé un vent favorable qui m'a
conduit très-heureusement. Ces paroles touchèrent Pénélope et rallumèrent
dans son cœur quelque rayon d'espérance. Le devin Théoclymène se levant
alors, et s'adressant à la reine, dit :
- Respectable
épouse d'Ulysse, fils de Laërte, Ménélas n'est pas assez bien informé ; écoutez
ce que j'ai à vous dire. Je vais vous faire une prophétie que l'événement
justifiera. Je prends témoin Jupiter avant tous les Immortels, cette table
hospitalière qui m'a reçu, et ce foyer sacré ou j 'ai trouvé un asile,
qu'Ulysse est dans sa patrie, qu'il y est caché, qu'il voit les indignités qui
s'y commettent, et qu'il se prépare à se venger avec éclat de tous les
poursuivants. Voila ce que m'a signifié l'oiseau que j'ai vu pendant que j'étais
sur le vaisseau, et que j'ai fait voir à Télémaque.
- Ah !
étranger, repartit la sage Pénélope, que votre prophétie s'accomplisse comme
vous le promettez ; vous recevrez bientôt des marques de ma bienveillance, et je
vous ferai des présents si riches que tous ceux qui vous verront vous diront
heureux.
Pendant
qu'ils s'entretenaient ainsi, les princes passaient le temps devant le palais à
jouer au disque et à lancer le javelot dans la même cour qui avait été si
souvent le théâtre de leurs insolences. Mais l'heure de dîner étant venue,
et les bergers ayant amené des champs l'élite des troupeaux, selon leur
coutume, Médon s'approcha d'eux, c'était de tous les hérauts celui qui leur
était le plus agréable, et ils
lui faisaient l'honneur de l'admettre à leurs festins. Il leur parla en ces
termes :
- Princes,
vous vous êtes assez divertis à ces sortes de jeux et de combats ; entrez, dans
le palais, afin que nous nous mettions à préparer le dîner. Ce n'est pas une
chose si désagréable de dîner quand l'heure est venue.
Tous les poursuivants obéissent à cette
remontrance ; ils cessent leurs
jeux, entrent dans le palais, quittent leurs manteaux et se mettent à égorger
des moutons, des chèvres, des cochons engraissés et un bœuf. Ils offrent les
prémices aux dieux, et le resté est servi pour leur repas.
Cependant
Ulysse et Eumée se préparaient à prendre le chemin de la ville. Avant que de
partir, Eumée dit à Ulysse :
- Mon
hôte, puisque vous souhaitez d'aller aujourd'hui à la ville, je vous y
conduirai, comme mon maître me l'a ordonné en nous quittant. Je voudrais bien
vous retenir ici et vous donner la garde de mes étables, mais je respecte les
ordres que j'ai reçus ; je craindrais que Télémaque ne me fît des reproches,
et les reproches des maîtres sont toujours fâcheux. Partons donc, car le soleil
est déjà haut, et sur le soir le froid vous serait plus sensible.
- Je
sais, je comprends; vos paroles ne s'adressent pas à un sourd ; mais
mettons-nous en chemin, soyez mon guide, et si vous avez ici quelque bâton,
donnez-le moi pour m'appuyer, puisque vous dites que le chemin est rude et
difficile.
En
disant ces mots, il met sur ses épaules sa besace toute rapiécée, qui était
attachée à une corde, et Eumée lui mit à la main un bâton assez fort pour
le soutenir. Ils partent en cet état. Les bergers et les chiens demeurèrent à
la bergerie pour la garde. Eumée, sans le savoir, conduisait ainsi à la ville
son maître, caché sous la figure d'un misérable mendiant et d'un vieillard
qui marchait appuyé sur son bâton, et couvert de méchants habits tout déchirés.
Après avoir marché longtemps par des chemins très-raboteux, ils arrivèrent
près de la ville, à une fontaine qui avait un beau bassin bien revêtu, où
les habitants allaient puiser de l'eau ; c'était l'ouvrage de trois frères,
lthacus, Nérite et Polyctor. Autour de cette fontaine était un bois de
peupliers plantés en rond et arrosé de plusieurs canaux, dont la source
tombait du haut d'une roche ; au dessus de cette roche était un autel dédié
aux Nymphes, sur lequel tous les passants avaient coutume de faire des
sacrifices et des vœux. Ce fut là que Mélanthius, fils de Dolius, qui, suivi
de deux bergers, menait à la ville les chèvres les plus grasses de tout le
troupeau pour la table des princes, rencontra Ulysse et Eumée. Il ne les eut
pas plutôt aperçus qu'il les accabla d'injures avec toute sorte d'indignité,
ce qui pensa faire perdre patience à Ulysse.
- Les
voilà, s'écria-t-il ! un fripon mène un autre fripon, et chacun cherche
son semblable. Dis-moi donc, vilain gardeur
de cochons, où mènes-tu, cet affamé, ce gueux, dont le ventre vide engloutira
toutes les tables, et qui usera ses épaules contre tous les chambranles des
portes, dont il faudra l'arracher ? Voilà une belle figure que tu mènes
au palais parmi nos princes ! Crois-tu qu'il remportera le prix dans nos
jeux, et qu'on lui donnera de belles femmes ou des trépieds ? Il sera trop
heureux d'avoir quelques vieux restes. Tu ferais bien mieux de me le donner pour
garder ma bergerie ou pour nettoyer ma basse-cour, et pour porter de la pâture
à mes chevreaux ; je le nourrirais de petit lait, et il aurait bientôt un
embonpoint raisonnable. Mais il est accoutumé à la fainéantise, et il aime
bien mieux gueuser que de travailler. Cependant, j'ai une chose à te dire, et
elle arrivera assurément : c'est que s'il s'avise d'entrer dans le palais
d'Ulysse, il aura bientôt les côtes rompues des escabelles qui voleront sur
lui.
En
finissant ces mots, il s'approche d'Ulysse et en passant il lui donne un grand
coup de pied de toute, sa force. Ce coup, quoique rude, ne l'ébranla point et
ne le poussa pas hors du chemin ; il délibéra dans son cœur, s'il se
jetterait sur cet insolent et s'il l'assommerait avec son bâton, ou si l'élevant
en l'air il le froisserait contre la terre ; mais il retint sa colère et prit le
parti de souffrir. Eumée tança sévèrement ce brutal et levant les mains au
ciel, il fit à haute voix cette prière aux Nymphes du lieu :
- Nymphes
des fontaines, filles de Jupiter, si jamais Ulysse a fait brûler sur votre
autel les cuisses des agneaux et des chevreaux, après les avoir couvertes de
graisse, exaucez mes vœux ; que ce héros revienne heureusement dans son palais
et qu'un dieu le conduise. S'il revient, il rabaissera bientôt cet orgueil et
ces airs insolents que tu te donnes, quittant ton devoir pour venir te promener
dans la ville et fainéanter, pendant que tes méchants bergers ruinent les
troupeaux de ton maître.
- Oh,
oh ! répondit Melanthius, que veut dire ce chien: plein de malice ? Je
l'enverrai bientôt sur un vaisseau loin d'Ithaque trafiquer pour moi. Plût aux
dieux être aussi sûr qu'aujourd'hui même Apollon tuera le jeune Télémaque dans le palais avec ses flèches, ou qu'il le fera tomber
sous les coups des poursuivants, que je le suis qu'Ulysse est mort, et qu'il n'y
a plus de retour pour lui !
En
finissant ces mots, il les quitte et prend les devants. Dès qu'il fut arrivé
dans la salle, il s'assit à table avec les princes vis-à-vis d'Eurymaque,
auquel il était particulièrement attaché. Les officiers lui servirent une
portion des viandes, et la maîtresse de l'office lui présenta le pain.
Ulysse
et Eumée étant arrivés près du palais, s'arrêtèrent : leurs oreilles
furent d'abord frappées du son d'une lyre ; car le chantre Phémius avait déjà
commencé à chanter. Ulysse, prenant alors Eumée par la main, lui dit :
- Eumée,
voilà donc le palais d'Ulysse ? Il est aisé à reconnaître entre tous les
autres palais. Il est élevé et a plusieurs étages, sa cour est magnifique,
toute ceinte d'une haute muraille avec un chaperon, ses portes sont fortes et
solides ; elle soutiendrait un siège et il ne serait pas aisé de la forcer. Je
vois qu'il y a un grand repas ; car l'odeur des viandes vient jusqu'ici, et
j'entends la lyre, que les dieux ont destinée à être la compagne des festins.
-
Vous ne vous trompez pas, reprit Eumée ; mais voyons un peu comment nous nous
conduirons. Voulez vous entrer le premier dans ce palais et vous présenter aux
poursuivants et que j'attende ici ? Ou voulez-vous m'attendre ; j'entrerai le
premier et vous me suivrez bientôt après, de peur que quelqu'un en vous voyant
seul dehors ne vous chasse ou ne vous maltraite ? Voyez ce que vous jugez le
plus à propos.
Je
connais votre sagesse, repartit Ulysse et je pénètre vos raisons. Vous n'avez
qu'à entrer le premier et j'attendrai ici ; ne vous mettez point en peine de ce
qui pourra m'arriver. Je suis accoutumé aux insultes et aux coups, et mon
courage s'est exercé à la patience ; car j'ai souffert des maux infinis et sur
la terre et sur la mer. Les mauvais traitements que je pourrai essuyer ici ne
feront qu'en augmenter le nombre. Ventre affamé n'a point d'oreilles, la faim
porte les hommes à tout faire et à tout souffrir. C'est elle qui met sur pied
des armées et qui équipe des flottes pour porter la guerre dans les pays les
plus éloignés.
Pendant
qu'ils parlaient ainsi, un chien nommé Argus (qu'Ulysse avait élevé et dont
il n’avait pu tirer aucun service, parce qu'avant qu'il fût assez fort pour
courir ce prince avait été obligé de partir pour Troie), commença à lever
la tête et à dresser les oreilles. Il avait été un des meilleurs chiens du
pays, et il chassait également les lièvres, les daims, les chèvres sauvages
et toutes les bêtes fauves ; mais alors, accablé de vieillesse et n'étant plus
sous les yeux de son maître, il était abandonné sur un tas de fumier qu'on
avait mis devant la porte, en attendant que les laboureurs d'Ulysse vinssent
l'enlever pour fumer les terres. Ce chien était donc couché sur ce fumier et
tout couvert d'ordure. Dès qu'il sentit Ulysse s'approcher, il agita sa queue
et baissa les oreilles, mais il n'eut pas la force de se lever pour se traîner
jusqu'à ses pieds. Ulysse, qui le reconnut d'abord, versa des, larmes qu'il
essuya promptement, de peur qu'Eumée ne les aperçût ; et adressant la parole
à ce fidèle berger :
- Eumée,
lui dit-il, je m'étonne qu'on laisse ce chien sur ce fumier : il est bien fait ;
mais je ne sais si sa légèreté répondait à sa beauté, ou s'il était comme
ces chiens inutiles qui ne sont bons qu'autour des tables et que les princes
nourrissent par vanité.
- Ce
chien, reprit Eumée, appartenait à un maître qui est mort loin d'ici. Si vous
l'aviez vu dans sa beauté et dans sa vigueur, tel qu'il était après le départ
d'Ulysse, vous aurez bien admiré sa vitesse et sa force. Il n'y avait point de
bête qu'il n'attaquai dans le fort des forêts dès qu'il l'avait aperçue ou
qu'il avait relevé les voies. Présentement il est accablé sous le poids des
années et entièrement abandonné ; car son maître, qui l'aimait, est mort loin
de la patrie, comme je vous l'ai dit ; et les femmes de ce palais, négligentes
et paresseuses, ne se donnent pas la peine de le soigner et le laissent périr.
C'est la coutume des domestiques, dès que leurs maîtres sont absents ou
faibles et sans autorité ; ils se relâchent et ne pensent plus à faire leur
devoir, car Jupiter ôte à un homme la moitié de sa vertu, dès le premier
jour qu'il le rend esclave.
Ayant
cessé de parler, il entre dans le palais et s'en va tout droit à la salle où
étaient les poursuivants. Dans le moment, le chien d'Ulysse accomplit sa destinée
et mourut de joie d'avoir revu son maître vingt ans après son départ.
Télémaque
fut le premier qui aperçut Eumée comme il entrait dans la salle ; il lui fit
signe de s'approcher. Eumée regarde de tous côtés pour chercher un siége ; et
voyant celui de l'officier qui était occupé à couper les viandes pour faire
les portions, il le prit, le porta près de la table où était Télémaque et
s'assit vis-à-vis. Le héraut lui sert en même temps une portion et lui présente
la corbeille où était le pain.
Ulysse entre bientôt après
lui sous la figure d'un mendiant et d'un vieillard, appuyé sur son bâton et
couvert de méchants haillons. Il s'assit hors de la porte sur le seuil, qui était
de frêne, et s'appuya contre le chambranle, qui était de cyprès et fort bien
travaillé. Télémaque appelle Eumée, et prenant un pain dans la corbeille et
de la viande autant que ses deux mains en pouvaient tenir :
- Tenez,
Eumée, lui dit-il, sortez cela à cet étranger et dites-lui qu'il aille
demander à tous les poursuivants. La honte est nuisible à tout homme qui est
dans le besoin.
Eumée
s'approche d'Ulysse et lui dit :
- Étranger,
Télémaque vous envoie un pain et cette viande ; il vous exhorte à aller
demander à tous les poursuivants, et il m'a ordonné de vous dire que les
conseils de la honte sont pernicieux à ceux qui se trouvent dans la nécessité.
Le
prudent Ulysse ne lui répondit que par des vœux :
- Grand
Jupiter, s'écrie-t-il, que Télémaque soit le plus heureux des hommes et que
tout ce qu'il aura le courage d'entreprendre réussisse selon ses désirs !
En
disant ces mots, il reçut dans ses mains ce que son fils lui envoyait, le posa
à ses pieds sur sa misérable besace et se mit à manger. Il mangea pendant que
le chantre Phémius chanta et joua de la lyre. Son repas fut fini, quand le
chantre eut achevé de chanter. Les poursuivants s'étant levés. Minerve
rapprocha d'Ulysse et le poussa à aller leur demander à tous du pain, afin
qu'il pût juger par là de leur caractère et connaître ceux qui avaient de
l'humanité et de la justice et ceux qui n'en avaient point, quoiqu'il fût
besoin qu'il n'en sauverait aucun. Il alla donc aux uns et aux autres, tendant
les mains de tous côtés, comme s'il n'avait fait d'autre métier toute sa vie.
Les poursuivants, touchés de pitié, lui donnèrent tous et le regardant avec
étonnement, ils se demandaient les uns aux autres qui il était et d'où il
venait.
Mélanthius,
qui les vit dans cette peine, leur dit :
- Poursuivants
d'une illustre reine, tout ce que je puis vous dire sur cet étranger (car je
l'ai déjà vu ce matin), c'est que c'était Eumée qui le conduisait ; mais je
ne sais certainement ni qui il est, ni d'où il est.
Antinoüs,
l'ayant entendu, se mit à quereller Eumée :
- 0
porcher bien connu, lui dit-il, pourquoi nous as-tu amené ce gueux ?
N'avons-nous pas ici assez de vagabonds et assez de pauvres pour affamer nos
tables ? Te plains-tu qu'il n'y en ait pas déjà assez pour manger le bien de
ton maître et fallait-il que tu nous amenasses encore celui-là ?
Eumée
lui répondit :
- Antinoüs,
vous parlez fort mal pour un homme d'esprit. Qui est-ce qui s'est jamais avisé
d'appeler des gueux chez soi ? On y appelle les artisans dont on a besoin, un
devin, un médecin, un menuisier, un chantre divin, qui fait un grand plaisir
par ses chants. Voilà les gens qu'on appelle chez soi, et vous ne trouverez
personne qui fasse venir des gueux, qui ne peuvent qu'être à charge et qui ne
sont bons à rien. Mais de tous les poursuivants, vous êtes celui qui aimez le
plus à faire de la peine aux serviteurs d'Ulysse et surtout à moi. Je ne m'en
soucia point, tant que la sage Pénélope et son fils Télémaque seront
vivants.
- Taisez-vous,
Eumée, repartit Télémaque en l'interrompant, et ne vous amusez point à lui
répondre ;
Antinoüs est accoutumé à chagriner tout le monde par ses discours piquants et
il excite les autres.
Et
se tournant du côté de ce prince, il lui dit :
- Antinoüs,
il faut avouer qu'un père n'a pas plus de soin de son fils que vous en avez de
moi, car par vos paroles dures vous avez pensé obliger ce pauvre étranger à
sortir de mon palais. Que Jupiter qui préside à l'hospitalité veuille
empocher ce malheur : donnez-lui plutôt, je ne vous en empêche point ; au
contraire je voua en donne la permission et je vous en prie même ; n'ayez sur
cela aucuns égards ni pour ma mère ni pour les domestiqués d'Ulysse. Mais il
est aisé de voir que ce n'est pas là ce qui vous retient ; vous aimez mieux
garder tout pour vous, que de donner quelque chose aux autres.
- Quel
reproche veinez-vous de me faire, audacieux Télémaque ! répondit Antinoüs.
Je vous assure que si tous les poursuivants donnaient à ce gueux autant que moi
il n'aurait pas besoin de grand’chose, et serait plus de trois mois sans
rentrer dans cette maison.
En
achevant ces mots, il tira de dessous la table le marchepied dont il se servait
pendant le repas. Tous les autres princes donnèrent libéralement à Ulysse et
emplirent sa besace de pain et de viande, de manière qu'il avait de quoi s'en
retourner sur le seuil de la porte et faire bonne chère. Mais il s'approcha
d'Antinoüs et lui dit:
- Mon
ami, donnez-moi aussi quelque chose. A votre mine il est aisé devoir que vous
tenez un des premiers rangs parmi les Grecs ; car vous ressemblez à un roi :
c'est pourquoi il faut que vous soyez encore plus libéral que les autres. Je célébrerai
par toute la terre votre générosité. J'ai aussi été heureux autrefois
j’habitais une maison opulente, et je donnais l'aumône sans distinction à
tous les pauvres qui se présentaient. J'avais une foule d'esclaves, et rien ne
me manquait chez moi de tout ce qui sert à la commodité de la vie et que les
grandes richesses peuvent seules donner ; mais le fils de Saturne me précipita
de cet état si florissant : ici fut son bon plaisir. Il me fit entreprendre un
long voyage avec des corsaires qui courent les mers, afin que je périsse.
J'allai donc au fleuve
Égyptus, dès que j'y fus entré, j'envoyai une partie de
mes compagnons reconnaître le pays. Ces insensés, se laissant emportera leur férocité
et à leur courage, se mirent à ravager les terres fertiles des Égyptiens, à
emmener leurs enfants et leurs femmes et à passer au fil de l'épée tous ceux
qui leur résistaient. Le bruit et les clameurs qu'excita un tel désordre
retentirent bientôt jusque dans la ville ; tous les habitants, attirés par ce
bruit, sortirent à la pointe du jour. Dans
un moment, toute la plaine fut couverte d'infanterie et de cavalerie, et
parut toute en feu par l'éclat des armes qui brillaient de toutes parts. Dés
le premier choc, le maître du tonnerre souffla la terreur dans le cœur de mes
compagnons ; ils prirent tous la fuite ; il n'y en eut pas un qui osât tenir
ferme et nous fûmes enveloppés de tous côtés. Les Égyptiens tuèrent la
meilleure partie de mes compagnons et emmenèrent les autres prisonniers pour
les réduire à une cruelle servitude. Je fus du nombre de ces derniers. Ils me
vendirent à un étranger qui passait et qui me mena à Cypre, où il me vendit
à Dmétor, fils de Jasus, qui régnait dans cette île. De là je suis venu ici
après bien des traverses et des aventures qui seraient trop longues à vous
conter.
Alors
Antinoüs s'écria :
- Quel dieu ennemi nous a amené ici ce fléau, cette peste
des tables ! Éloigne-toi de moi, de peur que je te fasse revoir cette
triste, terre d'Égypte ou de Cypre. Il n'y a point de gueux plus importun ni
plus impudent ; va, adresse-toi à tous ces princes, ils te donneront sans mesure
; car ils font volontiers largesse du bien d'autrui.
Ulysse s'éloignant, lui dit :
- Antinoüs,
vous êtes beau et bien fait ; mais le bons sens n'accompagne pas cette bonne
mine. On voit bien que chez vous vous ne donneriez pas un grain de sel à un
mendiant qui serait à votre porte, puisque vous n'avez pas même le courage de
me donner une petite partie d'un superflu qui n'est point à vous.
Cette
réponse ne fit qu'irriter davantage Antinoüs, qui le regardant de travers :
- Je
ne pense pas, lui dit-il, que tu t'en retournes en bon état de ce palais,
puisque tu as l'insolence de me dire des injures.
- En
même temps il prit son marchepied, le lui jeta de toute sa force et l'atteignit
au haut de l'épaule. Le coup, quoique rude, ne l'ébranla point ; Ulysse demeura
ferme sur ses pieds comme une roche ; il branla seulement la tête sans dire une
parole et pensant profondément aux moyens de se venger. Plein de cette pensée,
il retourne au seuil de la porte et mettant à terre sa besace pleine, il dit :
- Poursuivants
de la plus célèbre des reines, écoutez, je vous prie, ce que j'ai à vous
dire. On n'est point surpris qu'un homme soit blessé quand il combat pour défendre
son bien, ou pour sauver ses troupeaux qu'on veut lui enlever, mais qu'il le
soit quand il ne fait que demander son pain et chercher à apaiser une faim impérieuse
qui cause aux hommes des maux infinis : voilà ce qui doit paraître étrange et
c'est en cet état qu'Antinoüs m'a
blessé. S'il y a des dieux
protecteurs des pauvres, s'il y a des Furies vengeresses, puisse Antinoüs
tomber dans les liens de la mort, ayant qu'un mariage le mette en état d'avoir
des fils qui lui ressemblent.
Antinoüs
lui répondit :
- Étranger,
qu'on ne t'entende pas davantage ; mange tes provisions en repos sous cette
porte, ou retire-toi ailleurs, de peur que ton insolence ne t'attire nos
domestiques, qui te traîneront par les pieds et te mettront en pièces.
Tous
les poursuivants furent irrités des violences et des emportements d'Antinoüs
et quelqu'un d'entre eux lui dit :
- Vous
avez fort mal fait, Antinoüs, de frapper ce pauvre qui vous demandait l'aumône.
Que deviendrez vous, malheureux, si c'est quelqu'un des Immortels ? Car souvent
les dieux, qui se revêtent comme il leur plaît de toutes sortes de formes,
prennent la figure d'étrangers et vont en cet état dans les villes pour être
témoins des violences qu'on y commet et de la justice qu'on y observe.
Ainsi
parlèrent les poursuivants ; mais il ne se mit point en peine de leurs discours.
Télémaque sentit dans son cœur une douleur extrême de voir Ulysse si mal-traité ; il n'en versa pourtant pas une larme ; il branla seulement la tête
sans dire une seule parole, et se prépara à le venger avec éclat.
Mais
quand on eut rapporté à la sage Pénélope que ce pauvre avait été blessé,
elle dit à ses femmes :
- Qu'Apollon
punisse cet impie et qu'il lance sur lui ses traits !
Eurynome,
qui était l'intendante de sa maison, répondit :
Si
les dieux voulaient exaucer nos imprécations, aucun de ces hommes ne verrait le
retour de l'aurore.
- Ma
chère Eurynome, repartit Pénélope, tous ces princes me sont odieux ; car ils
sont insolents, injustes et pleins de mauvais desseins. Mais le plus odieux de
tous, c'est Antinoüs ; je le hais comme la mort. Un étranger, réduit par la nécessité
à l'état de mendiant, est venu aujourd'hui dans le palais implorer leur
générosité ;
ils lui ont tous donné libéralement ; le seul Antinoüs lui a jeté son
marchepied, et l'a blessé à l'épaule.
Ainsi
parlait Pénélope dans son appartement au milieux de ses femmes, pendant
qu'Ulysse, assis sur le seuil de la porte, achevait son souper. Ayant ensuite
fait appeler Eumée, elle lui dit :
- Eumée,
allez-vous-en trouver l'étranger qui est à la porte du palais, et faites-le
monter dans mon appartement, afin que je lui parle et que je sache s'il n'a
point entendu parler d'Ulysse, ou même s'il ne l'aurait point vu ; car il paraît
que ses malheurs l'ont promené en diverses contrées.
- Reine,
répondit Eumée, je souhaite que les princes lui donnent le temps de vous
entretenir; je puis vous assurer que votre cœur sera ému des choses qu'il vous
racontera. Je l'ai gardé trois jours et trois nuits dans ma maison ; car après
qu'il se fut sauvé de son vaisseau, je fus le premier à qui il s'adressa et
qui le reçus ; et ces trois jours-là ne lui suffirent pas pour me raconter ses
tristes aventures. Comme quand un chantre célébré, que les dieux eux-mêmes
ont instruit, se met à chanter, on écoute avidement ses chants divins, qui
font un merveilleux plaisir, et l'on est toujours dans la crainte qu'il ne
finisse ; j'écoutais avec la même attention et le même plaisir le récit que
cet étranger me faisait des malheurs de sa vie. Il m'a appris que de père en
fils il est lié avec Ulysse par les liens de l'hospitalité ; qu'il demeurait
en Crète, où le sage Minos est né, et que de là, après avoir souffert des
maux infinis et essuyé de grandes traverses, il est venu ici se rendre votre
suppliant. Il assure qu'il a ouï dire qu'Ulysse est plein de vie près des
terres des Thesprotiens, et qu'il amène chez lui de grandes richesses.
- Faites-le
donc venir promptement, lui dit la sage Pénélope, afin qu'il me raconte tout
cela lui-même. Que les princes se divertissent à la porte du palais ou dans la
salle, puisqu'ils ont le cœur en joie ; car leurs maisons ne sont ni saccagées
ni pillées, et leurs biens sont épargnés et ne servent qu'à l'entretien de
leurs familles ; au lien que la maison et les biens d'Ulysse sont abandonnés au
pillage de tous ces étrangers qui immolent tous les jours ses bœufs, ses
brebis, ses chèvres, passent leur vie en festins, et font un dégât horrible,
qui consume, qui dévore tout. Car il n'y a point ici d'homme tel qu'Ulysse pour
éloigner ce fléau de sa maison. Ah ! si Ulysse revenait, aidé de son
fils, il serait bientôt vengé de l'insolence de ces princes !
Elle
parla ainsi, et Télémaque éternua si fort que tout le palais en retentit ; la
reine en marqua sa joie :
- Allez
donc, Eumée, dit-elle, faites-moi venir cet étranger. N'entendez-vous pas que
mon fils a éternué sûr ce que j’ai dit ? Ce signe ne sera pas vain ; la mort
menace sans doute la tête des poursuivants, et pas un d'eux ne l'évitera. Vous
pouvez dire de ma part à cet étranger que, s'il me dit la vérité, je lui
donnerai de bons habits, un manteau et une tunique.
Eumée
part pour exécuter cet ordre, et s'approchant de l'étranger :
- Respectable
étranger, lui dit-il, la reine Pénélope, mère de Télémaque, vous mande de
l'aller trouver ; l'affliction où elle est de l'absence de son mari la presse de
vous parler pour vous en demander des nouvelles, et elle m'a ordonné de vous
dire que, si elle trouve que vous lui avez dit la vérité, elle vous donnera
des habits dont vous avez grand besoin, et vous pourrez demander votre
nourriture dans Ithaque, et recevoir de ceux qui voudront vous donner.
Certainement, Eumée, repartit le patient Ulysse, je dirai la vérité à
la reine ; car je sais des nouvelles sûres de son mari ; nous sommes lui et moi
dans la même infortune. Mais je crains tous ces fiers poursuivants, dont la
violence et l'insolence n'ont point de bornes et montent jusqu'au cieux ; car
tout à l'heure, quand cet homme fougueux m'a jeté son marchepied, et m'a blessé
à l'épaule comme je marchais dans la salle sans faire la moindre chose qui pût
m'attirer ce mauvais traitement, Télémaque ni aucun de la maison ne s'est présenté
pour me défendre. C'est pourquoi, Eumée, quelque impatience que la reine
puisse avoir, obligez-la d'attendre que le soleil soit couché ; alors elle aura
le temps de me faire toutes ses questions sur le retour de son mari, après
m'avoir fait approcher du feu ; car j'ai des habits qui me garantissent mal
contre le froid. Vous le gavez bien vous-même, puisque vous êtes le premier
dont je me suis rendu le suppliant.
Eumée
le quitta pour aller rendre réponse à la reine. Comme il entrait dans sa
chambre, elle lui dit :
- Vous
ne m'amenez donc pas cet étranger ? Refuse-t-il de venir parce qu'il craint une
nouvelle insulte ? Ou a-t-il honte de se présenter devant moi ? Un mendiant
honteux fait mal ses affaires.
- Reine,
répondit Eumée, ce mendiant pense fort bien, il dit ce que tout autre à sa
place dirait comme lui ; il ne peut pas s'exposer à l'insolence des
poursuivants, et il vous prie d'attendre que la nuit soit venue ; il est même
beaucoup mieux que vous preniez ce temps-là pour pouvoir l'entretenir à loisir
et sans témoins.
Cet
étranger, quel qu'il puisse être, me paraît un homme de bon sens, reprit
Pénélope ;
car il est certain que dans le monde entier on ne trouverait point un assemblage
d'hommes aussi insolents, aussi injustes et aussi capables de faire une mauvaise
action.
Quand
elle eut ainsi parlé, Eumée s'en retourna dans la salle où étaient les
princes, et s'approchant de Télémaque, il lui dit à l'oreille pour n'être
pas entendu des autres :
- Télémaque,
je m'en retourne à mes troupeaux pour conserver votre bien, que je garde comme
le mien propre. De votre côté, ayez soin de tout ce qui vous regarde ici.
Surtout conservez-vous, et prenez toutes sortes de précautions pour vous mettre
à couvert des maux dont vous êtes menacé ; car vous êtes au milieu de vos
ennemis. Que Jupiter les extermine avant qu'ils puissent nous faire le moindre
mal !
- Je
suivrai vos conseils, mon cher Eumée, lui répond le prudent Télémaque ;
allez, mais ne partez pas sans avoir mangé : demain matin vous nous amènerez
des victimes que vous aurez choisies, j'aurai soin ici de tout, et j'espère que
les dieux ne m'abandonneront pas.
Eumée
lui obéit et se mit à table, et après avoir fait son repas, il s'en retourna
à ses troupeaux, et laissa le palais plein de gens qui ne pensaient qu’à la
bonne chère, à la danse et à la musique ; car le jour était déjà bien avancé.