Muse, contez-moi les aventures de cet homme prudent qui, après avoir
ruiné la ville sacrée de Troie, fut errant plusieurs années en divers pays,
visita les villes de différents peuples, et s'instruisit de leurs coutumes et
de leurs mœurs. Il souffrit des peines infinies sur la mer pendant qu'il
travaillait à sauver sa vie et à procurer à ses compagnons un heureux retour.
Mais tous ses soins furent inutiles. Ces malheureux périrent tous par leur
folie : les insensés ! ils eurent l’impiété de se nourrir des troupeaux
de bœufs qui étaient consacrés au Soleil, et ce dieu irrité les punit de ce
sacrilège. Déesse, fille de Jupiter, daignez nous apprendre, à nous aussi,
une partie des aventures de ce héros.
Tous ceux qui avaient évité la mort devant les remparts de Troie
étaient ; arrivés dans leurs maisons, délivrés des périls de la mer et de la
guerre ; Ulysse était seul privé de ce plaisir : malgré l’impatience qu'il
avait de revoir sa femme et ses États, il était retenu dans les grottes
profondes de la déesse Calypso, qui désirait passionnément de l’avoir pour
époux, Mais après plusieurs années révolues, quand celle que les dieux
avaient marquée pour son retour à Ithaque fut arrivée, ce prince se trouva
encore exposé à de nouveaux travaux, quoiqu'il fût au milieu de ses amis.
Enfin les dieux eurent pitié de ses peines. Neptune seul, persévérant dans sa
colère, le poursuivit toujours en implacable ennemi jusqu’à ce qu'il fût de
retour dans sa patrie.
Un jour que ce dieu était allé chez les Éthiopiens, qui habitent aux
extrémités de la terre et qui sont séparés en deux peuples, dont les uns
sont à l’Orient et les autres à l’Occident ; pendant qu’il assistait aux
plaisir au festin d'une hécatombe de taureaux
et d'agneaux, que ces peuples religieux lui avaient offerte, tous les
autres dieux s'assemblèrent et tinrent conseil dans le palais de Jupiter. Là,
le père des dieux et des hommes s'étant souvenu du fameux Égisthe, qu'0reste
avait tué pour venger la mort de son père, leur parla ainsi :
- Quoi !
les mortels osent accuser les dieux ! Ils nous reprochent que nous sommes
les auteurs des maux qui leur arrivent, et ce sont eux mêmes qui, par leur
folie, se précipitent dans des malheurs qui ne leur étaient pas destinés.
Voyez ce qui vient d'arriver à Égisthe contre l’ordre des destinées, il a
épousé la femme d'Agamemnon, après avoir assassiné ce prince ; il n’ignorait
pourtant pas fa terrible punition qui suivrait son crime. Nous avions eu soin
nous-mêmes de l’en avertir en lui envoyant Mercure, qui lui défendait
de notre part d’attenter à la vie du fils d’Atrée et de s'emparer de son lit ; il lui déclara qu'Oreste
vengerait cette mort et le punirait de ses forfaits dès qu'il serait en âge et
qu’il sentirait le désir de voir sa patrie, Mercure l'avertit en vain.
Égisthe n'écouta point des avis si salutaires ; aussi vient-il de payer à
la fois tous ses crimes.
La
déesse Minerve, prenant la parole, répondit :
-
Fils du grand Saturne, qui êtes notre père et qui régnez sur tous les rois,
ce malheureux ne méritait que trop
la mort qu'il a soufferte ; périsse comme lui quiconque imitera ces
actions ! Mais mon cœur est enflammé d'indignation et de colère, quand
je pense aux malheurs du sage Ulysse, qui depuis longtemps est accablé d'une
infinité de maux, loin de ses amis, dans une île éloignée, toute couverte de
bois, au milieu de la vaste mer, et habitée par une déesse, fille du sage
Atlas, qui connaît toutes les abîmes de la mer et qui sur des colonnes d'une
hauteur prodigieuse soutient la masse de la terre et la vaste machine des cieux.
Cette nymphe retient ce malheureux prince, qui passe les jours et les nuits dans
l'amertume et dans la douleur. Elle n'est touchée ni de ses soupirs ni de ses
larmes, mais par des paroles pleines de douceur et par des expressions de la
plus vive tendresse, elle tâche de calmer ses chagrins et de lui faire oublier
Ithaque, Ulysse résiste à tous ses charmes ; il ne demande qu'à voir seulement
la fumée de son palais, et, pour acheter ce plaisir, il est prêt à donner sa
vie. Dieu tout-puissant, Votre cœur n’est-il point touché ? Ne vous
laisserez-vous point fléchir ? N’est-ce pas le même Ulysse qui vous a offert
tant de sacrifices sous les murs de Troie ? Pourquoi
êtes-vous si fort irrité contre lui ?
-Ma
fille, lui répondit le maître au tonnerre quelle parole venez-vous de laisser
échapper ? Comment serait-il possible que j’oubliasse le divin Ulysse, qui
surpasse tous les hommes en prudence et qui a offert plus de sacrifices que nul
autres aux dieux immortels qui habitent l’Olympe ?
Mais Neptune est toujours irrité contre lui à cause de son fils
Polyphème, le plus grand et le plus fort des Cyclopes, qu'Ulysse a privé de la
vue. Ce dieu étant devenu amoureux de la nymphe Thoossa, fille de Phorcys, l’un
des dieux marins, et l'ayant trouvée seule dans les grottes profondes de son
père, eut d'elle ce fils, qui est la cause de la haine qu'il conserve contre ce
héros ; et comme il ne peut lui faire perdre la vie, il le fait errer sur la
vaste mer et le tient éloigné de sa patrie. Mais voyons ici tous ensemble, et
prenons les mesures nécessaires pour lui procurer un heureux retour. Neptune
sera enfin obligé de calmer son ressentiment et de renoncer à sa colère, car
il ne pourra pas tenir seul contre tous les dieux.
La déesse Minerve, prenant la parole, dit :
- Fils
de Saturne, père des dieux et des hommes, si telle est la volonté des
Immortels qu'Ulysse retourne dans sa patrie, envoyons promptement Mercure à
l'île d'Ogygie porter à cette belle nymphe vos ordres suprêmes,
afin qu'elle laisse partir Ulysse ; cependant j'irai à Ithaque pour
exciter son fils et pour lui inspirer la force dont il a besoin, afin
qu'appelant les Grecs à une assemblée, il ait le courage de s'opposer à
l'insolence des princes qui poursuivent sa mère et qui égorgent
continuellement ses bœufs et ses moutons pour faire des sacrifices et des
festins. Je l'enverrai à Sparte et à Pylos s'informer de son père, afin qu'il
tâche d'apprendre des nouvelles de son retour et que, par cette recherche, il
acquière un renom immortel parmi les hommes.
En
finissant ces mots, elle attache à ses pieds ses talonnières immortelles,
toutes d'or, avec lesquelles, plus légère que les vents, elle traverse les
mers et la vaste étendue de la terre. Elle prend sa pique armée d'un airain
étincelant, cette pique forte et pesante, qui renverse des files entières de
guerriers et de héros, quand ils s'attirent la colère de la fille de Jupiter.
Elle s'élance
du haut des
sommets de l'Olympe et
arrive à Ithaque, à la porte du palais d'Ulysse, et s'arrête à l'entrée de
la cour, tenant sa pique à la main, et déguisée sous la figure de Mentès, roi
des Taphiens. Elle trouve là les fiers poursuivants de Pénélope qui, assis
sur des peaux de bœufs qu'ils avaient tués eux-mêmes, se divertissaient à
jouer. Des hérauts et de jeunes hommes étaient autour d'eux et s'empressaient
à les servir. Les uns mêlaient l'eau et le vin dans les urnes, et les autres
lavaient et essuyaient les tables avec des éponges, et les couvraient ensuite
de toutes sortes de mets.
Télémaque, semblable à un dieu, aperçut le premier la déesse. Il
était assis avec ces princes, le cœur triste et occupé de l'idée de son
père, qu'il voyait de retour dans sa maison, dispersant tous ces insolents et
rentrant en possession de ses honneurs et de ses biens. L'esprit rempli de ces
pensées, il aperçoit Minerve et s'avance vers elle ; car il ne pouvait
souffrir qu'un étranger fût si longtemps à sa porte. S'étant donc approché,
il lui présente la main, prend sa pique pour la soulager, et lui parle en ces
termes :
- Étranger,
soyez le bienvenu. Vous serez reçu ici en ami ; et ensuite, quand vous aurez
pris quelque nourriture, vous me direz ce que vous désirez de moi.
En
même temps il marche le premier, et la déesse le suit. Dès qu'ils furent
entrés, Télémaque alla poser la pique de Minerve à une grande colonne où il
y avait quantité de piques d'Ulysse, enfermées dans une armoire bien polie ;
et il y mena la déesse et la fit asseoir sur un trône qu'il couvrit d'un beau
tapis de différentes couleurs, et qui avait un marchepied bien travaillé. Il
met près d'elle un autre siége pour lui, à quelque distance des
poursuivants, afin que son hôte fût moins incommodé du bruit de ces gens
insolents, et que son repas fût plus tranquille ; et aussi pour pouvoir lui
demander plus librement des nouvelles de son père. En même temps, une femme
apporte de l'eau dans une aiguière d'or sur un bassin d'argent, pour donner à
laver. Elle met ensuite une table très propre ; la sommelière vénérable donna
le pain et les autres mets qu'elle avait sous sa garde ; et le maître d'hôtel
servit de grands bassins de viandes et mit devant eux des coupes d'or. Un
héraut leur versait fréquemment à boire.
Cependant les fiers poursuivants entrent dans là salle et se placent sur
différents sièges. Des hérauts
leur donnent à laver. Des femmes portent le pain dans de belles corbeilles, et
de jeunes hommes remplissent de vin les urnes. Les convives étendaient les
mains vers les plats dressés devant eux. Quand la bonne chère eut chassé la
faim et la soif, ils ne pensèrent
qu'à la musique et à la danse, qui sont les agréables accompagnements des
festins. Un héraut présenta une lyre au chantre Phémius, qui la prit, quoique
avec répugnance, et se mit à chanter et à s'accompagner avec sa lyre devant
les poursuivants. Mais Télémaque ne pensa qu'à
entretenir Minerve, et, penchant la tête de son côté, pour n'être pas
entendu des autres, il lui dit :
- Mon
cher hôte, me pardonnerez-vous si je commence par vous dire que voilà la vie
que mènent ces insolente ils ne pensent qu'à la bonne chère, à la musique et
à la danse, parce qu'ils ne vivent pas à leurs dépens, et qu'ils consomment
le bien d'un prince dont les os sont peut-être exposés aux vents et à la
pluie sur quelque rivage, ou roulés par les flots dans le sein de la vaste mer.
Ah ! S'ils le voyaient un jour de retour dans Ithaque, qu'ils aimeraient
bien mieux avoir de bonnes jambes que d'être chargés d'or et de riches habits,
comme vous les voyez ! Mais il en faut plus douter, ce prince a périt
malheureusement ; il ne nous reste aucune espérance dont nous puissions
nous flatter, quoiqu'il y ait des gens qui veulent nous assurer qu'il reviendra.
Jamais nous ne verrons luire le jour de cet heureux retour. Mais dites moi, je
vous prie, qui vous êtes et d'où vous venez, quelle est la ville que vous
habitez, qui sont ceux qui vous ont donné la naissance, sur quel vaisseau vous
êtes venu, comment vos matelots vous ont amené et quelle sorte de gens ce
sont, car je ne pense pas que vous soyez arrivé ici sur vos pieds ;
apprenez moi aussi, je vous en conjure, si c'est la première fois que vous
venez à Ithaque, ou si quelqu'un de vos ancêtres y est venu, qui ait
contracté avec nous le lieu d'hospitalité, car notre maison à toujours été
ouverte à tous les étrangers, parce Qu'Ulysse savait se concilier les gens.
Là déesse lui répondit :
- Je
vous dirai très-exactement tout ce que vous me demander. Je suis Metès, fils
du prudent Anchialus, et je règne sur les Taphiens, qui ne s'appliquent qu'à
là marine. Je suis venu ainsi seul sur un de mes vaisseaux pour aller trafiquer
sur mer avec les étrangers, et je vais à Témèse chercher de l'airain et
l'échanger contre du fer que j’y mène. Mon vaisseau est au bout de l'île,
dans le port de Rèthre, sous la montagne de Née, qui est couronnée d'une
épaisse forêt. Nous sommes liés par les liens de l'hospitalité de pères en
fils, et vous n'avez qu'à le demander au sage et belliqueux Laërte. Mais on
dit que ce bon vieillard ne revient plus à la ville, et qu'accablé de
chagrins, il se tient à la campagne avec une esclave fort âgée qui lui sert
à manger après qu'il s'est bien fatigue
et bien lassé à se traîner dans son enclos de vigne qu'il a près de sa
maison. Je suis venu ici sur ce que j‘avais oui dire que votre père était de
retour ; mais j'apprends avec douleur que les dieux l’éloignent
de sa chère Ithaque : car, pour mort, assurément il ne l'est point ;
le divin Ulysse vit, et il
est retenu dans quelque île fort éloignée par des homme inhumains et
sauvages qui ne veulent pas le
laisser partir. Mais je vous prédis, selon que les dieux me l’inspirent
présentement (et cela ne manquera pas d'arriver, quoique je ne sois point
prophète et que je me sache pas bien juger du vol des oiseaux),
Ulysse ne sera plus longtemps éloigné de sa chère patrie. Quand même
il serait chargé de chaînes de fer, il trouvera le moyen de revenir, car il
est fécond en expédients et en ressources.
Mais dites-moi aussi à votre tour
si vous êtes véritablement son fils ; vous lui ressemblez parfaitement,
vous avez sa tête et ses yeux : car nous avons été souvent ensemble avant qu’il
s'embarquât avec l'élite des héros de la Grèce pour aller à Troie ; nous
ne nous sommes pas vus depuis ce temps-là.
- Je vous dirai la vérité telle que je la sais, répondit le prudent
Télémaque ; ma mère m'assure que je suis son fils, je
n'en sais pas
davantage ; quelqu'un
peut-il se vanter de
connaître par lui-même son père ? Et plût aux dieux que je fusse fils de
quelque heureux particulier que la vieillesse eût trouvé vivant paisiblement
dans son bien au milieu de sa famille ; au lieu que je suis, dit-on, le fils d'un
homme qui est le plus malheureux de tous les mortels. Voilà ce que vous me
demandiez.
- Non, reprit Minerve, les dieux ne veulent pas que votre naissance
demeure obscure dans l'avenir, puisque Pénélope a mis au monde un fils tel que
vous. Mais dites-moi, je vous prie, quel festin est-ce que je vois quelle est
cette nombreuse assemblée ? Qu'est-ce qui se passe ici ? Est-ce une fête ?
Est-ce une noce ? Car ce n'est pas un repas par écot. Assurément c'est une
débauche ; voilà trop d'insolence et d'emportement ; il n'y a point d'homme
sage qui, en entrant dans cette salle, ne fût étonné de voir tant de choses
contre la bienséance.
- Généreux étranger, répondit Télémaque, puisque vous voulez savoir
tout ce qui se passe ici, je vous dirai qu'il n'y aurait point eu de maison plus
florissante que la nôtre en richesses et en vertus, si Ulysse y avait toujours
été ; mais les dieux, pour nous punir, en ont ordonné autrement ; ils ont fait
disparaître ce prince sans que nul homme vivant sache ce qu'il est devenu. La
douleur que nous aurions de sa mort, quelque grande qu'elle fût, serait moins
grande, s'il avait péri avec tous ses compagnons sous les murs de Troie, ou si,
après avoir terminé une si cruelle guerre, il avait rendu le dernier soupir
entre les bras de ses amis; car tous les Grecs lui auraient élevé un
magnifique tombeau, dont la gloire aurait rejailli sur son fils, au lieu que
présentement les harpies nous l'ont élevé. Il a disparu avec toute sa gloire
;
nous n'en savons aucunes nouvelles, et il ne m'a laissé en partage que les
regrets, les larmes et la douleur. Et en le pleurant, ce n'est pas sa mort
seulement que je pleure ; je pleure encore d'autres malheurs dont les dieux
m'ont accablé. Car tous les plus grands princes des îles voisines, de Dulichium, de Samos, de Zacynthe, ceux mêmes qui habitent dans Ithaque, sont
tous venus s'établir ici pour rechercher ma mère en mariage, et ruinent ma
maison. Ma mère les amuse, n'osant ni refuser un mariage qu'elle abhorre, ni se
résoudre à l'accepter. Cependant ils dissipent et perdent tout mon bien, et
dans peu ils me perdront moi-même.
La déesse, touchée de compassion, lui dit en soupirant :
-
Hélas, vous avez bien besoin qu'Ulysse, après une si longue absence, vienne
bientôt réprimer l'insolence de ces princes et leur faire sentir la force de
son bras. Ah ! vous verriez un beau changement, si tout à coup il venait
à paraître aujourd'hui à la porte de votre palais, avec son casque, son
bouclier et deux javelots, tel que je le vis dans le palais de mon père,
lorsqu'il revint d'Éphyre, de la cour d'Ilus, fils de Mermérus ; car Ulysse
était allé sur un de ses vaisseaux demander à ce prince un poison mortel pour
en frotter ses dards, dont il faisait la guerre aux bêtes, Ilus refusa de lui
en donner, parce qu'il avait là crainte des dieux. Mais lorsqu'Ulysse repassa
à Taphos, mon père, qui l'aimait, qui savait l'usage qu'il en voulait faire et
qui le connaissait incapable d'en abuser, lui en donna. Si donc Ulysse venait à
se trouver tout d'un coup devant ces poursuivants, vous les verriez tous
bientôt livrés à leur mauvaise destinée, et la joie de leurs noces convertie
en un deuil amer. Mais tout cela est entre les mains des dieux. Ils savent seuls
s'il reviendra, vous venger de leurs insolences. Pour vous, je vous exhorte à
penser aux moyens de les chasser de votre palais : écoutez-moi donc et faites
attention à ce que je vais vous dire. Dès demain, appelez tous ces princes à
une assemblée ; là, Vous leur parlerez, et, prenant les dieux à témoins, vous
leur ordonnerez de s'en retourner chacun dans sa maison ; et quand à votre
mère si elle pense à se remarier, qu'elle se retire dans le palais de son
père, qui est si puissant. Là, Icarus et
Pèribée auront soin de
lui faire des noces et de lui préparer des présents qui répondent à là
tendresse qu'ils ont pour elle.
Après avoir congédié l’assemblée, si vous voulez suivre mes conseils, vous prendrez un
de vos meilleurs vaisseaux, vous l’équiperez
de vos vingt bons rameurs, et vous irez vous informer de tout ce qui concerne
votre père et voir si quelqu'un pourra vous dire ce qu'il est devenu, ou si là
divine fille de Jupiter, la Renommé, qui plus que toute autre déesse sème
la gloire des hommes dans ce vaste univers, ne pourra point par quelque
mot échappé au hasard vous
apprendre quelque nouvelle. Allez d’abord à Pylos, chez le divin Nestor, à
qui vous ferez des questions ; de là, vous irez à Sparte, chez Ménélas,
qui est revenu de Troie après tous
les Grecs. Si par hasard vous entendez dire des choses qui vous donnent quelque espérance que votre
père est en vie et qu'il revient, vous attendrez là confirmation de cette
bonne nouvelle encore une année entière, quelque douleur qui vous presse et
quelque impatience que vous ayez de revenir. Mais
si l’on vous assure qu’il est mort et qu'il ne jouit plus de la
lumière, alors vous reviendrez dans votre patrie, vous lui élèverez un
tombeau, vous lui ferez des
funérailles magnifiques et dignes de lui, comme cela est juste, et vous
donnerez à vôtre mère un mari
que vous choisirez vous même. Quand tout cela sera fait, appliquez-vous
entièrement à chercher les moyens de vous défaire de tous les poursuivants ou
par là force ou par la ruse : car, à l’age où vous
êtes, il n'est plus temps de vous amuser à des badinages d'enfant. N’entendez-vous
pas quelle gloire
s’est acquise le jeune Oreste pour avoir tué cet impie, ce meurtrier
de son illustre père, le traître Égisthe ? Qu’une noble émulation aiguise
donc votre cou rage ; vous êtes beau, et bien fait, et vous avez l'air noble.
Armer-vous donc de force pour mériter comme lui les éloges de la
postérité. Pour moi, je m’en retourne à mon vaisseau :
il est temps que j'aille
retrouver mes compagnons, qui sont sans doute bien fâchés que je les
fasse si longtemps attendre. Allez
sans perdre de temps travailler à ce que je vous ai dît, et que les conseils
ne vous sortant pas de la mémoire.
- Mon
hôte, lui répond le sage Télémaque, vous venez de me parler avec toute
l'amitié qu’un bon père peut témoigner à son fils ; jamais je
n'oublierai la moindre vos paroles : mais, quelque pressé que vous soyez de
partir, demeurez au moins le temps de prendre un bain et divertissez-vous ;
ensuite vous emporterez dans votre vaisseau un présent honorable, le
plus beau que je pourrai choisir, et tel qu'en en donne à ses hôtes quand on a
pour eux les sentiments que j'ai pour vous. Il sera dans votre maison un
monument éternel de mon amitié et de ma reconnaissance.
La
déesse, prenant la parole, lui dit :
- Ne
me retenez pas, je vous prie, et ne retardez pas l’impatience que j'ai de
parti ; le présent que votre cœur généreux vous porte à m'offrir, vous me le
ferez à mon retour, et je tacherai de le reconnaître.
En finissant ces mots, la déesse le quitte et s'envole comme un oiseau.
Dans le moment elle remplit le cœur de Télémaque de force et de courage, et
le porte à se souvenir de son père beaucoup plus encore qu il n'avait fait. Le
jeune prince, remarquant ces effets sensibles, est saisi d'étonnement et d'admiration, et ne doute point que ce fut
un dieu qui lui a parlé.
En même temps il rejoint les princes ; le célèbre musicien chantait
devant eux et ils l’écoutaient dans un profond silence. Il chantait le retour
des Grecs, que la déesse Minerve avait rendu si funeste. La fille d’Icarus
entendit de son appartement ces chants divins et en fut frappée.
Aussitôt
elle descendit, suivie de deux de ses femmes. Quand elle fut arrivée à
l'entrée de la salle où étaient les princes, elle s'arrêta sur le seuil de
la porte, le visage couvert d'un voile d'un grand éclat, et appuyée sur ses
deux femmes ; là, les yeux baignés de larmes, elle adressa la parole au
chantre et lui dit :
- Phémius,
vous avez assez d'autres chants propres à toucher et à divertir ; vous êtes
instruit de toutes les actions les plus célèbres des grands hommes, vous
n'ignorez pas même celles des dieux. Et c'est de là que les plus grands
musiciens tirent d'ordinaire les sujets de leurs chants merveilleux.
Choisissez-en donc quelqu'un, celui qui vous plaira le plus, et que les princes
continuent leur festin en vous écoutant dans un profond silence ; mais quittez
celui que vous avez commencé, dont le sujet est trop triste et qui me remplit
de douleur. Car je suis dans une affliction que je ne puis exprimer. De quel
mari me vois-je privée ! J'ai toujours présent à l'esprit ce cher
époux, dont la gloire est répandue dans tout le pays d’Argos et dans toute
la Grèce.
Le
sage Télémaque, prenant la parole, répondit :
-
Ma mère, pourquoi défendez-vous à Phémius de chanter le sujet qu'il a choisi
selon l'inspiration de son esprit ? Ce ne sont pas les chantres qui sont cause de
nos malheurs, c'est Jupiter seul ; c'est
lui qui envoie aux misérables mortels les biens ou les maux qu'il
lui plaît de leur départir. Il ne faut pas trouver mauvais que celui-ci chante
le malheureux sort des Grecs, car le goût
de tous les hommes est d'aimer toujours mieux les chants les plus nouveaux. Ayez
donc la force et le courage d'entendre celui-ci. Ulysse n'est pas le seul qui
ait péri à son retour de Troie ; plusieurs autres grands personnages ont péri
comme lui. Retournez-donc dans votre appartement et ne pensez qu'à vos
occupations ordinaires ; reprenez vos toiles, vos fuseaux, vos laines ; ayez l'œil
sur vos femmes et ordonnez-leur de presser les ouvrages que vous leur avez
distribués. Le silence est le partage des femmes, et il n'appartient qu'aux
hommes de parler dans les assemblées. Ce soin-là me regarde ici.
Pénélope, étonnée de la sagesse de son fils, dont elle recueillait
avec soin toutes les paroles, remonta dans son appartement avec ses femmes, et
continua de pleurer son cher Ulysse jusqu'à ce que la déesse Minerve lui eût
envoyé un doux sommeil qui suspendit sa douleur.
Cependant les poursuivants faisaient du tumulte dans la salle pleine
d'ombre, et tous exprimaient le vœu de partager la couche de Pénélope.
Télémaque prit la parole et leur dit :
- Poursuivants
de ma mère, hommes arrogants et emportés, ne pensons présentement qu'à faire
bonne chère : que le tumulte cesse et qu'on n'entende plus tous ces cris ; il
est juste d'écouter tranquillement un chantre comme celui-ci, qui est, égal
aux dieux par la beauté de sa voix et par les merveilles de ses chants.
Demain, à la pointe du jour, nous nous rendrons tous à une assemblée que
j'indique dès aujourd'hui. J'ai à vous parler pour vous déclarer que, sans
aucune remise, vous n'avez qu'à vous retirer. Sortez de mon palais. Allez
ailleurs faire des festins, en vous traitant tour à tour à vos dépens, chacun
dans vos maisons. Que si vous trouvez qu'il soit plus à propos et plus utile
pour vous de manger impunément le bien d'un seul homme, continuez, consumez
tout, et moi je m'adresserai aux dieux immortels et je les prierai que si jamais
Jupiter fait changer la fortune des méchants. Vous périssiez tous dans ce
palais sans que votre mort soit jamais vengée.
Il parla ainsi, et tous ces princes se mordent les lèvres et ne peuvent
assez s'étonner du courage de Télémaque et de la vigueur avec laquelle il
vient de leur parler. Enfin Antinoüs, fils d'Eupithès, rompt le silence et dit
:
- Télémaque,
sans doute ce sont les dieux eux-mêmes qui vous enseignent à parler avec tant
de hauteur et de confiance. Je souhaite de tout mon cœur que Jupiter ne vous
donne pas de sitôt le sceptre de cette île, qui vous appartient par votre
naissance.
- Antinoüs, reprit le sage Télémaque, ne soyez pas fâché si je vous
dis que je recevrais de bon, cœur le sceptre des mains de Jupiter. Mais vous
paraît-il que la royauté soit un si mauvais présent ? Ce n'est
nullement un malheur de régner, pourvu qu'on règne avec justice. Un roi voit
bientôt sa maison pleine de richesses et il est comblé
de toutes sortes d’honneurs. Mais
il y a dans cette île plusieurs autres princes jeunes et vieux qui
méritent d'y régner, si le divin Ulysse ne jouit pas de la lumière du jour.
Pour moi, je serai le roi dans ma
maison, et je commanderai aux esclaves que mon père m’a laissés.
Eurymarque, fils de Polybe, prenant la parole, dit :
- Télémaque,
tout ce que vous venez de dire est entre les
mains des dieux, qui régner
dans Ithaque celui des Grecs qu’il leur plaira de choisir ; possédez
votre bien en toute sûreté, régnez dans votre maison, et que jamais
vous ne voyer arriver ici un homme qui vous dépouille par la force pendant qu’Ithaque
sera habitée. Mais du moins dites-moi qui est, cet étranger qui vient de
partir ? D'ou est-il ? Quelle est sa famille et son pays ? vous apporte-t-il
quelque bonne nouvelle du retour de votre père ? Ou n’est-il pas venu que pour
recevoir le payement de quelque dette ? Il est parti bien promptement et n'a pas
voulu être connu ; à son air on voit bien que ce n'est pas un. homme d’une
naissance obscure.
- Fils
de Polybe, répond sagement Télémaque, je n'espère plus voir mon père de
retour ; c'est pourquoi je n’ajoute plus foi ni aux nouvelles qu’on
vient m’en apporter, ni aux prédictions que ma mère me débite,
après les avoir recueillis avec soin des devins qu'elle appelle dans son
palais. L’étranger qui excite votre curiosité un hôte de notre maison de
père en fils. Il s'appelle Mentès, fils
d’Anchialus, et il règne sur les Taphiens, peuple fort appliqué, à
la marine. Ainsi parla Télémaque, quoiqu'il eût bien reconnut la
déesse sous la figure de Mentès. Les princes continuèrent de se livrer au
plaisir de la danse et de la musique jusqu'à la nuit, et lorsque l'étoile du
soir fut chassé le jour, ils allèrent se coucher chacun dans leur maison.
Le
jeune Télémaque l'esprit agité de différentes pensées, monta dans son
appartement, qui était au haut d'un pavillon qu'on avait bâtit au de la cour,
dans un lieu sépare et enfermé. La sage Euryclée,
fille d’Ops et petite fille de Pisénor, portait devant lui deux flambeaux allumés.
Le vieillard Laërte l'avait
autrefois acheté fort jeune le prix deux vingt bœufs et l'estimait autant que
sa propre femme ; mais, pour ne pas
exciter la jalousie de celle-ci, il ne s'était jamais approché de sa couche.
Euryclée donc portait devant Télémaque les flambeaux allumés ; car, de
toutes les femmes du palais
c'était celle qui avait le plus d'affection pour lui, et, elle l'avait élevé
depuis son enfance. Dès qu’elle eut ouvert la porte de l’appartement,
Télémaque s'assit sur son lit, quitta sa
robe, la donna à Euryclée, qui, après l’avoir nettoyé et pliée bien
proprement, la mit près de lui. Elle sortit ensuite de sa chambre,
tira la porte par son anneau d’argent,
et
lâchant la courroie qui suspendait le levier qui tenait lieu
de
clef, elle la ferma. Télémaque passa la nuit à chercher en lui-même les
moyens de faire le voyage que Minerve lui avait conseillé.