prés
avoir cinglé en haute mer, jusques à tant que nous eussions laissé le
coulant de l'Ocean, nous voguions fort avant dedans l'Ocean, dont nous
arrivasmes au port de l'Isle d'AEaa, le sejour de l'Aurore, où le Soleil
exerce ses jeux & ses danses : nous jectons là nos anchres, sortans de
nostre bord sur le rivage, pour nous reposer dessus l’herbette, en
attendant que l'Aurore se levast. Or apres que l'Aurore aux blonds
cheveux se fut levée, me ressouvenant des promesses que j'avois faites à
mon pauvre Elpenor, je depute nombre de mes camarades pour aller au
Palais de Circé, & apporter son miserable corps, afin d'accomplir toutes
les ceremonies à ce requises, dont pour cet effet je couppe un grand
nombre de feuillards & rameaux pour le brusler, exposant au feu ses
meubles les plus precieux. Or apres que nous l'eusmes deploré autant
qu'il estoit besoing, je fais eslever un tombeau de terre, là où furent
mises ses cendres, & sur le sommet du tombeau je fis mettre son aviron,
ainsi qu'il m'en avoit prie. Ayant donc satisfaict à nostre devoir,
Circé fut incontinent advertie de nostre retour des enfers, ainsi que le
bruit court legerement, qui vint incontinent avec ses servantes au
devant de nous, apportans abondance de vivres, & quantité de bon vin,
dont nous regardant des yeux d'amour & de compassion, comme toute
atterrée de tristesse & de labeurs, nous dit : Compagnons, qui par
privilege special avez veu les demeures infernales de Pluton estans
encores en vie, contre l'ordre de nature, & la coustume ayans esté comme
deux fois morts, bien que les hommes ne meurent qu'une seule fois ;
resjouyssez-vous en beuvant & mangeant à vostre ayse, sans aucun soin :
car demain quand l'Aurore sera levée, vous prendrez dessein de continuer
vostre routte, & naviger plus outre, pour arriver à Ithacque :
l'affection que je vous porte, m'oblige, vous enseigner le chemin le
plus seur ; ces advertissemens ne vous seront point inutiles, entant
qu'ils vous contre-garderont de pernicieux conseils & advis, qui vous
tourmenteroient griesvement, tant en terre qu'en mer.
Elle dit ainsi, cependant nous passions le jour en delices & festins
jusques au soir, & alors mes camarades s'en allerent reposer à nos
vaisseaux : je ne leur tins point compagnée, car Circé Deesse favorable
sur mon departement me tira à l'escart m'invitant à coucher avec elle,
ce qui luy fut une bonne occasion pour m'interroger sur tout ce qui
s'estoit passer : au reste sans dissimulation je luy dis tout ce que je
sçavois : ceste naisveté augmenta son affection, qui luy fit desgoiser
les reigles de mon devoir, & tout ce que je devois faire pour mon bien,
me disant.
Genereux Ulysse, vous n'avez pas encor essayé tous les perils, ny
enduré tous les mal-heurs, il y en a d'autres qui vous assailliront
vivement si vous n'y prenez garde resveillez vostre prudence endormie, &
escoutez tout ce que je vous diray, & le retenez, il est vray que je
sçay que vostre Dieu favorable vous en fera assez ressouvenir : vous
passerez bien tost par le sejour des Serenes, qui chantent si
melodieusement, que l'armonie de leur douces voix ensorcelle la raison,
assoupit le jugement, & charme les aureilles de ceux qui se confiants en
la foiblesse de leur prudence s'avoisinent d'elles, prenans quelques
contentements à leurs airs & motets, tesmoignages certains des attraits
& charmes qui desja les possedent à leur grand prejudice, sans avoir
plus de ressouvenance de leurs amis, oublians l'affection deüe à la
patrie & aux enfans, tant la force & grande de ces charmes qui chassent
l'affection empreinte dés long-temps en nostre ame. Là vous verrez
plusieurs corps d'hommes pourris, carcasses qui infectent l'air & les
prez : or afin que la melodie de ces voix ne nuise à tes camarades ny à
toy, tu leur estouperas les aureilles de cire pour les rendre sourds,
aussi pareillement tu te feras lier au mast, si tu as desir d'entendre
l'harmonie de leurs voix melodieuses : mais de telle sorte que quand tes
aureilles chatouillées de leurs airs & motets, solliciteront ta volonté
de te deslier pour fleschir à ces Serenes tes soldats te lient
davantage, quand tu auras desir de te deslier, advertissant tes
compagnons de tout cecy, afin qu'ils ne commettent point de faute,
favorisans à l'ardeur de tes fols desirs. Au reste quand vous aurez
evité tous ces perils, je ne sçay bonnement quelles routtes vous
tiendrez, je laisse cela à vostre discretion & prudence qui sçaura
toujours prendre le plus seur à l'apparence humaine : toutes-fois je
vous advertiray qu'il y a deux rochers en mer, que les Dieux appellent
communement errants & vagabonds, contre lesquels les flots, de la mer
s'aheurtent de grande vehemence : passage qui n'est pas seulement
dangereux aux hommes & vaisseaux, mais aussi aux oyseaux comme les
pigeons mesmes, qui portent l'ambrosie à Jupiter, ne le peuvent passer
sans peril, aussi jamais ne veid on de navires passer là qu'elles ne
soient brisées & fracassées : que si la navire d'Argos voguant devers
AEta s’est garantie du heurt, croyez-moy que c'est par un privilege
special & faveur de Junon qui la destourna pour l'affection qu'elle
portoit à Jason qui en estoit le conducteur. Ces deux rochers sont si
hauts, que leur cime semble menasser & surpasser les Cieux en hauteur :
encores remarque-on que jamais l'air d'alentour ne s'espure estant
tousjours remply de tenebres, obscuritez & broüillards, tant en esté
qu'en hyver, ny mesme que personne ayt peu monter au coupeau, quand il
auroit vingt pieds & autant de mains, pour-ce que ce roc est tout arondy
& poly de telle sorte qu'il n'y a point de prise. Quant au milieu de ce
rocher, ce n'est qu'une spelon que tournée vers le Soleil couchant
remplie de tenebres : c'est l'a où vous verrez Scylla jecter ses
horribles abbois, ses mugissemens semblables aux rugissemens des lions.
L'horreur de ce monstre est si grand qu'il n'y a personne qui le puisse
veoir avec joye, quand mesme un Dieu l'accompagneroit en ceste veuë.
Ceste monstrueuse beste a douze griffes, six grands gosiers, & six cols,
& sur chacun d'iceux, une teste & une gueule à trois rangs de dents,
elle cache la moitié de son corps dedans la grotte, & l'autre moitié
elle le monstre, allongeant ses testes sur les dauphins & chiens, &
mesmes sur les baleines, de sorte qu'il n'y a point de Pilote qui se
puisse exempter de la mort : car elle allonge le col jusques dedans les
vaisseaux les saisissant par la teste. Quand à l'autre rocher, il n'est
pas beaucoup esloigé de là, de sorte que tu pourrois en dardant ton
javelot d'un bout en un autre le toucher. Sa hauteur n'est pas pareille
ny comparable avec celle de l'autre rocher cy-devant dit, neanmoins son
approche est fort fascheuse : Vous verrez là un figuier sauvage, sous
lequel Charybde vomit ses eaux par trois fois le jour, & par trois fois
les reprend, gardez-vous bien d'approcher d'elle quand elle les avalera.
C'est pourquoy vous retiendrez vos Mattelots pour ce qu'il y a un tel
danger, que Neptune mesme ne pourroit vous exempter du naufrage, en ce
temps que vostre vaisseau s'eslance vers Scylla : cas il vaut mieux
perdre six de vos camarades & navires, que perdre toute la flotte dedans
Charybde.
Elle dit ainsi, & à l'instant poussé d'un grand courage, je luy fis
response en ces mots : Ma Deesse immortelle, dictes moy je vous supplie,
apres avoir evité le peril de Charybde, ne pourray-je point avoir raison
par un combat de l'affront receu par Scylla pour la mort de mes gens ?
Je disois ainsi, & lors Circé me respondit : Jusques à quand pauvre
Ulysse cesseras-tu de te confier follement à la grandeur de ton courage,
qui n'est que foiblesse & infirmité en ce subject ? quand est-ce que
derogeant à tes presomptueux desseings, cesseras-tu de faire la guerre
aux Dieux, cedant à leur puisance ? sçaches Ulysse, que Scylla est
invincible à tout courage humain, de sorte qu'il n'y a point, ny si
forte hardiesse, ny si temeraire qui la peust assaillir : je crains fort
que ces folles propositions de combattre avec elle ne te perdent quand
tu passeras par sa grotte : C'est pourquoy j’invite ta prudence d'eviter
tels perils, & supplier Crateis la mere de ce monstre, qu'elle appaise
ses fureurs, pardonnant & à toy & à tes camarades. De là vous viendrez
aborder en l'isle de Trinacrie, où vous trouverez les bœufs gras du
Soleil ; paissants en des prairies, & autant de brebis divisées en sept
troupeaux, dont chaque troupeau est compose de cinquante, sans qu'il
soit subject à la mort & perte de ces animaux : car tout ainsi qu'ils ne
multiplient & n'engendrent point, aussi ne meurent-ils point, demeurants
tousjours en mesme estat. Les pastorelles qui les gardent sont Deesses
ou nymphes aux beaux cheveux, appellées Phaetase & Lampetie filles du
Soleil & de Neœra, qui incontinant qu'elle les eut eslevées à un aage
digne & capable de garder les troupeaux, elle les envoya en l’isle de
Trinacrie, pour avoir le soing des bœufs de leur pere. Que si donc tu
laisses par conscience ces bœufs inviolables, je t'asseure que ceste
justice facilitera les moyens de ton retour, bien que tu ayes supporté
plusieurs afflictions. Que si au contraire l'injustice de tes camarades
sollicitée par la necessité, t'abandonne aux larcins de ces troupeaux,
je ne te predis rien que mal-heur, perte de vaisseaux, la mort de tes
gens, & la tienne mesme, & quand ta sagesse pourroit l'eviter, je croy
que ce sera à un plus grand mal-heur, l'ire des Dieux te faisant survire
à tant d'afflictions & naufrages, pires que la mort qui en est le remede,
& arriveras en ton Ithacque fort tard, ayant supporté ceste angoisse
d'avoir veu la mort de tes compagnons.
Elle dit ainsi, & à l'instant l'aurore aux blonds cheveux se leva :
ce fut là le temps propre pour accomplir nostre voyage, & pour cest
effecte je m'en allay vers nos vaisseaux pour esveiller mes soldats,
leur commandant de donner la voile aux vents, lever l'anchre ; ce qu'ils
firent, tirants fort & ferme à la rame sur les bancs assis par ordre :
leur travail estoit secondé de la faveur d'un vent qui nous souffloit en
pouppe, que Circé favorable avoit faict lever, c'est pourquoy à la
faveur de ce vent qui nous guidoit si dextrement, nous laissasmes les
avirons demeurans en oysiveté veautrez sur le vaisseau ; ceste
tranquilité me donna l'occasion commode de parler à mes gens d'une voix
lugubre, me ressouvenant de ce que m'avoit dit Circé en son Palais.
Camarades je vous veux descouvrir les predictions que j'ay appris de
Circé, & tout ainsi qu'il n'est pas convenable que deux seulement en
soient advertis, c'est pourquoy afin que je ne frustre personne de ces
nouvelles, je diray à tous tout ce que je sçay touchant ceste affaire,
afin que la commune cognoissance nous face resoudre à mourir laschement,
ou nous defendre courageusement en evitant les perils : il faut donc que
vous sçachiez qu'elle m'a commandé de passer par les lieux où sont les
Serenes qui chantent si melodieusement, que leurs voix charment la
raison, or il est permis à moy de les escouter : mais aussi de peur que
la douceur de leurs voix n'assoupisse mon jugement, & me transporte de
passion vers elles, liez-moy au mast de nostre vaisseau fort & ferme, &
quand mesme entre les delices & contentements de ces voix, ma volonté
estant changée & charmée, je desireray de vous d'estre deslié, n'obeissez
pas à ces fols desirs : mais au contraire, garottez-moy plus
estroictement.
Comme je proposois ces choses a mes camarades, nostre vaisseau s'advance
jusques au lieu où estoient les Serenes, par un vent qui nous poussa, &
ne dura gueres : car incontinant la mer fut applanie & le vent tomba :
de sorte que mes compagnons ayans plié les voiles, prindrent l'aviron,
pource qu'un demon avoit abbatu le vent : au mesme temps je prends un
morceau de cire & le presse entre mes doigts, amolissant aux rayons du
Soleil, & puis leur estouppe les aureilles : ce qu'ayant faict : ils me
garotterent fort estroitement au mast, cela faict nos compagnons
tirerent jusque à tant que nous fumes proche des Serenes, d'un tel
espace, que facilement on eust entendu la voix d'où nous estions, où
elles estoient à l'instant les Serenes qui n'estoient pas ignorantes de
nostre arrivée, surnageoient chantans melodieusement ces airs.
Approche, approche genereux Ulysse, arreste le cours de ton vaisseau,
preste l’aureille à nos chansons harmonieuses, escoute la melodie de nos
voix qui ont eu tant de force, d'attraits & de charmes, que de faire
descendre les hommes les plus austeres & melancholiques en ces prez
esmaillez de diverses fleurs, de sorte que non seulement les passans
contentent leurs aureilles, mais aussi acquierent-ils une prudence &
cognoissance. Nous entonnerons les airs & motets de tout ce qui s'est
passé au siege de Troyes car les Deesses ne peuvent rien ignorer, nous
chanterons tes labeurs, advantures & exploicts d'armes, car nous avons
une certaine soupplesse d'esprit & methode de chanter ce qui est le plus
agreable aux passans, afin de delecter davantage leurs aureilles.
La melodie de ces voix secouruës d'artifices & inventions, posseda
tellement mon esprit, & charma mes aureilles, ma raison estant tant
endormie que d'un fol desir je faisois signe à mes gens qu'ils me
desliassent promptement en couppant les garrots, tant ma folle affection
estoit pleine d'impatience : mais au contraire mes compagnons, suivant
ce que je leur avois dit, me garrottoient plus estroictement, &
Euryloche & Perymede lierent mes pieds & mains de plus forts garrots. Or
quand nous eusmes passé ces perils, ils se de-stoupperent les aureilles
& me deslierent : ayans donc passé outre, nous advisasmes un brouillard
s'eslever, & les vagues bruire d’une grande vehemence, la force de ce
bruit nous fit tomber des mains nos avirons de frayeur qui encor
redoubla à une houlle, qui fit resonner toute nostre flote l'arrestant à
raison que nous ne tirions plus à la rame, pour cette grande peur qui
mettoit mes gens hors leur devoir, dont pour les remettre je leur disois
humainement.
Camarades prenez courage, je croy que vous n'estes pas apprentifs
de subir les perils & par vostre vertu supporter les desastres. Le
danger où nous sommes n'est pas si grand, que quand nous estions
enfermez dedans la grotte du Cyclope, si vous en avez bonne memoire, &
neantmoins nostre prudence & sagesse, à bien sceu s'exempter de tels
perils. Sus donc en la confiance de ceste mesme sagesse qui rendra
toutes choses faciles, prenez courage, faictes tout ce que je vous diray,
tirez à la rame fort & ferme, compagnons, sans crainte si Jupiter par sa
faveur & secours nous fait passer cet orage & lieu plein de peril :
c’est à vous Pilote d'adviser au gouvernail, gardez-vous bien
d'avoisiner ceste fumée que vous voyez, tirez droit pour eviter le heurt
& le choc de ce rocher, mirez l’espace de telle sorte que nous passions
sans naufrage.
Je disois ainsi, comme mes gens tiroient tant qu'ils pouvoient : je
ne leur avois pas dit que nous devions passer par le destroit de Scylla
qui est sans remede, dont le naufrage estoit asseuré, de peur que de
desespoir ils ne quittassent tout : comme nous en approchons, ayans mis
en oubly les advertissements de Circé, qui m'avoit dit qu'il n'estoie
point de besoing de s'armer pour tuer ce monstre, pource que ces efforts
seraient vains par la foiblesse humaine, neantmoins porté d'un trouble
plein d'oubly & de ferveur, j'endosse ma cuirasse, & bransle
furieusement, sur le premier poinct du vaisseau, deux javelots : je
regarde si je pourrois descouvrir de loing ce monstre pour defendre mes
soldats neantmoins je ne l'apperceus point, bien que je regardais le de
telle sorte que mes yeux s'esblouyssoient perdus & esgarez dedans ces
nuages espais. Ayans avoisiné ce destroit, la peur flechit nos yeux aux
larmes : deçà estoit Scylla, & Charybdis de là, qui avalle une grande
quantite d'eaux, & quand elle les revomit, les eaux croissent à veuë
d'œil, ne plus ne moins que l'eau croist & bouillonne dedans un
chaudron, sous lequel y a quantité de feu. Elle mugissoit, & l’escume
qui estoit produire à l'agitation des flots, montoit jusques au haut des
rochers, & quand elle revomissoit ces eaux, les rochers fremissoient, &
les flots bourdonnoient, de telle sorte que la vase & le sable montoient
en la superficie de l'eau : cet horreur nous apporta une grande frayeur
& crainte de la mort sans aucune esperance. Au mesme temps que mes
camarades fremissoient de peur, la cruelle Scylla me ravit six des plus
jeunes & courageux : comme je prenois le soing de nostre flotte, j'advise
Scylla qui les enlevoit par les pieds, qui tous appelloient Ulysse au
secours. Et tout ainsi que le pescheur, qui pour des poissons met de la
corne d'un bœuf au dessous de son hameçon, les enleve avec sa ligne, les
jetant sur le rivage trepignans : ainsi Scylla les enlevoit, qui
trepignoient & fremissoient, les devorant par pieces & loppins. Je les
voyois à l'entrée de la grotte qui eslevoient les mains au Ciel, non
sans grande compassion de mes yeux, qui ont autant veu de miseres &
desastres qu'homme du monde qui ayt este errant sur la mer, & endure
plusieurs destresses. Au reste apres avoir evité tous ces perils &
destroicts, nous cinglons jusques à tant que nous arrivasmes en l'isle
où estoient les bœufs du Soleil & les brebis : avant mesme que nous
fussions abordez, j'entendis de loing le mugissement des vaches, & les
brebis beslantes, ce qu'incontinent me fit ressouvenir des bons
advertissemens de Tiresias & de Circé, qui me defendoient d'aborder en
ceste isle pour eviter l’occasion de l'attentat que commirent nos
camarades à nostre grand mal-heur, c'est pourquoy pour les divertir je
leur fis ceste harangue. Mes amis, s'il est permis d'adjouster foy aux
predictions des Prophetes, desquels les prognostications ont tousjours
este trouvées vrayes par experience, je vous raconteray les
advertissements de Tiresias & de Circé, qui m'ont defendu d'aborder en
ceste isle, pource qu'elle sera l'occasion & le suject de quelque
desastre qui nous arrivera. C'est pourquoy pour ne mespriser ces advis &
conseils, desquel le mespris merite la mort pour peine, ou chose pire
que la mort, je suis d'advis que nous passions outre sans prendre terre,
ennemie de nostre bonheur. Je disois ainsi & lors ils s'attristerent
grandement, dont Euryloche ne voulant passer outre pour favoriser aux
delices & banquets dit, Vrayment mal-heur eux Ulysse, il t'est bien
advis que tu as un cœur de fer, un corps d'acier, accoustumé aux
labeurs, endurcy au travail, encor avec ceste opiniastre austerité &
fermeté de courage, que de ne permettre à tes gens accablez de labeur &
secousses de se rafraischir & reposer pour reprendre leurs esprits nous
voicy proche de l'isle où nous reposerons & prendrons nostre refection,
sans consentir à tes desseins pleins de temerite, qui nous exposent à
mille perils de la mer, encor de nuit, en laquelle les vents ont
accoustumé de redoubler leurs violences & orages sans pouvoir s'y
conduire & practiquer les regles de la marine : que si entre les
tenebres, les vents nous tourmentent, ils pourront bien nous apporter le
naufrage, mesme contre la volonte des Dieux. C'est pourquoy pour obvier
à tels inconveniens, nous prendrons le conseil de la sombre nuict, qui
nous conseille, & à tous pilotes de se mettre à l'abry des vents pendant
la nuittee, afin que nous prenions nostre repas icy, à desseing de nous
embarquer demain pour continuer nostre voyage. Euryloche mit fin à ses
objections qui furent approuvées de toute nostre escorte : je veis bien
des lors à la teneur de leurs opinions, que nous n'estions subjets à
ceste destinée inévitable, c'est pourquoy je luy fis response en ces
mots.
Vrayement Euryloche ton nouveau conseil pour ce coup aura cet
advantage que d'estre suivy, entant qu'il faut se resoudre à bien ou mal
à la pluralité des voix : mais afin que je descharge cet advis de
malheur, Camarades promettez-moy tous, & obligez par serment
inviolable, que vous ne toucherez point aux bœufs & troupeaux, si
quelques un en trouvent en ceste isle, vous contentans d'une temperance
& frugalite fort louable des vivres que Circé nous a donnez de sa grace.
Je disois ainsi, & ils me firent tous ceste promesse, donc apres
avoir abordé nos compagnons cherchent de l’eau douce pour apprester à
soupper : ce qu'ils firent avec toute joye, sinon qu'à la fin du souper,
ils se ressouvinrent de la mort miserable de leurs compagnons, que
Scylla avoit devoré ; ceste ressouvenance meslee de dueil & de regrets,
assoupit leurs sens de telle sorte que le sommeil les saisit. Or desja
la troisiesme partie de la nuict estoit passée comme la vague s'esleve,
les vents bourdonnent, tellement qu'il sembloit que la terre, le ciel &
la mer fussent en confusion : c'est pourquoy incontinent que l'aurore
fut levée pour mettre nostre vaisseau à seurete, nous le faisons rouler
à force d'engins dedans une grotte. Cependant considerant l'interest
qu'il y avoit à l'observation des commandemens & advertissemens de Circé
touchant les bœufs du Soleil, pour en rafraischir la memoire d'une
nouvelle inhibition & defense, je leur dis : Camarades, nous avons
encore des vivres suffisamment ne violez point vos promesses,
gardez-vous bien d'attenter à ces bœufs qui appartienent à un Dieu qui
n'aura que faire de tesmoignage pour vous convaincre de sacrilege : car
il void toutes nos actions & penetre dedans les cachots & cabinets les
plus secrets, c'est le Soleil qui aura un ressentiment d’un tel attentat
digne d'un Dieu, nous abandonnant à mille perils, c'est pourquoy que la
crainte vous retienne en vostre devoir, vous assujettissant sous les
loix de la justice.
Ils me le promirent derechef : or durant nostre sejour, il ne s'esleva
aucun vent, si ce n'est le vent du Su qui souffla l'espace d'un mois &
puis apres de l'Est. Au reste ils s'entretinrent toujours dedans les
bornes de leur devoir, tant que les vivres ne leur manquerent sans
attente aux bœufs du Soleil : mais quand les viandes commencerent à
defaillir, la necessite qui les pressoit, elle qui force les loix de la
raison, l'abandonna à la chasse des oiseaux sacrez &c inviolables, &
aussi à la pesche defendue par nos loix & ordonnances, pour des raisons
mysterieuses. Comme donc je me retiray à l'escart en un lieu esloigne &
à l'abry des vents, pour apres estre espuré & lavé, faire une humble
supplication aux Dieux touchant les moyens de mon retour les Dieux m'envoyerent
un gracieux sommeil : cepedant le miserable Euryloche poussé en partie
de la necessité, qui est une mauvaise conseillere, proposa ce pernicieux
desseing à ses autres compagnons en ces mots.
Camarades, escoutez ce que je vous veux dire, nous avons esprouvé
presque toutes les qualitez & natures des afflictions & cogneu par
l'approche que nous avons fait de diverses especes de mort, que toute
mort est miserable & fascheuse, neantmoins il faut que nous confessions
tous que la mort qui vient par famine est la plus mal-heureuse &
miserable en tant qu'elle est pleine de langueurs & debilitez,
foiblesses de cœur, qui sont autant de nouvelles & diverses especes de
mort. C'est pourquoy pour fuyr ceste mort en tant qu'il nous sera
possible, au prejudice mesme de la raison à la necessite où nous sommes,
qui nous dispense de nostre devoir & du peril que nous encourons :
ruons-nous, violans les loix de la justice sur les bœufs du Soleil les
plus gras, afin d'en sacrifier une partie aux Dieux immortels que si le
Soleil sans ressentiment d'un tel crime, excusant la violence de nostre
necessité, porté de clemence envers nostre foiblesse subjette aux fautes
nous permet de retourner en nostre Ithacque sans se venger, en
recompense d'une telle grace, nous luy construirons un riche Temple,
dans lequel nous luy consacrerons une quantité de riches meubles &
ornemens. Que si au contraire de cholere, pour luy avoir desrobé ses
boeufs, d'une main vengeresse il nous veut perdre & submerger ayant fait
ratifier ses desseins pleins de vengeance aux Dieux immortels, la
crainte du naufrage ne doit point nous divertir de nos entreprises en
tant qu'il est plus expedient pour nous de mourir promptement au debris
de nos vaisseaux, que d'estre abandonnez à une mort languissante, qui
redouble le mal & les douleurs par sa longueur. Euryioche ayant mis fin
à ses belles propositions, qui furent approuvees de tous : ils se
ruerent sur les bœufs qui passoient non gueres loing du vaisseau &
firent leurs sacrifices aux Dieux. Or pource qu'ils n'avoient point de
farine, ils jetterent dessus les victimes quantité de feuilles d'un
chesne. Or apres qu'ils eurent faict l'invocation, ils immolerent leurs
animaux, & pource que le vin maquoit pour les effusions, ils verserent
de l'eau au lieu de vin. Or quand ils eurent fait rostir les morceaux,
mangé les trippes, ils hacherent le reste en petits morceaux & loppins.
En ce mesme temps le sommeil me quitta, & pris resolution de m'en aller
voir nos gens. Les ayant donc de pres avoisinés, helas ! une odeur &
fumée portee par un vent, saisit mon nez, qui m'advertit de tous ces
mauvais desseins, la tristesse me saisit incontinent, qui anima ma
priere à Jupiter en ces mots.
Grand Dieu Jupiter, & vous autres Dieux immortels, vous m’avez
envoyé un sommeil volontiers pour m'affliger, & confondre en desastres :
mes amis ont pris mon absence pour une occasion commode pour commettre
un attentat, duquel ils s'en ressentiront.
Tout à l'instant Lampetie alla trouver son pere le Soleil, pour advertir
de ce sacrilege, qui luy fit faire ceste harangue aux Dieux immortels.
Grand Dieu Jupiter, & vous autres Dieux immortels, ne vengerez-vous
point le perfide attentat qu'ont commis les gens d'Ulysse sur mes
bœufs, mes delices & mes passe temps, ausquels je me delectois d'un
singulier plaisir, soit quand je montois vers vous relevant mon cours,
soit que je descendisse vers la terre ? Je croy que vous ne laisserez
jamais ce grand crime impuny, vous qui tenez la balance de justice,
autrement l'impunité me donnerait juste occasion de vous frustrer de ma
lumiere & rayons, les transportant aux enfers pour luire aux manes &
ombres, qui sçauroient mieux recognoistre leur bien-facteur.
Jupiter qui ne pouvoit denier la vengeance d'un tel crime, luy
respondit en ces mots : O grand Soleil, vous ne cesserez jamais d'esclairer
aux Dieux immortels ou corps celestes, & aux mortels, dardant
pareillement vos rayons sur la terre, peres de toutes choses : Car je
ne vous donneray point sujet ne mescontentement ; asseurez-vous que la
vengeance pend sur la teste de ces sacrileges, & pour cest effect,
incontinent qu'ils seront embarquez, je les foudroyeray de mon tonnerre,
les submergeray au profond de la mer.
Ce que je vous raconte je l'ay appris de Calypso, qui disoit l'avoir
entendu de Mercure quand il fut envoyé par devers elle pour me congedier.
Au reste comme je fus arrive à eux, je les reprends fort aigrement,
neantmoins il n'y avoit plus de remede, car les bœufs estoient morts.
Tout à l'instant les Dieux commencerent à nous envoyer des merveilleux
prodiges, avant-coureurs de leur punition & defaveurs que nous
appercevons aux peaux des bœufs qui se remuoient & faisoient de grands
bruits : ils firent bonne chere par l'espace de six jours aux despens du
Soleil, jusques au septiesme, auquel jour Saturne nous fit apparoistre
la mer calme : ce qui nous donna occasion de nous embarquer : ce que
nous faisons, levans les masts, & donnans les voiles aux vents. Comme
nous fusmes bien avant dedans la mer, de sorte que nous ne voyons plus
la terre, mais seulement l'eau & le Ciel, à l'instant Jupiter qui
considera qu'il avoit une occasion de se venger de l'attentat commis par
eux, faict lever un nuage sur nostre vaisseau remply d'orages, foudres,
& tempestes, avec un vent impetueux, qui par sa grande vehemence rompoit
les cordages de nostre mast, & le mast mesme, & renversa nos armes &
autre esquipage dedans la sentine sur nostre Pilote, luy brisant les os,
& le jettant dedans la mer. Ceste cheute le rendit semblable à un
plongeon de sorte que faute de secours il mourut entre les flots &
bourrasques de la mer, au mesme temps Jupiter pour assouvir sa
vengeance, eslança ses foudres & esclairs sur nostre vaisseau qui fut
brisé & fracassé, bruslant mes compagnons qui tomberent dedans la mer,
nageans & plongeans ny plus ny moins que des poulles d'eau : tellement
que ce Dieu courrouce leur osta & la vie & le retour. Entre tant de
desastre & naufrages je demeure constamment dedans mon vaisseau sans me
precipiter, jusques à tant que la necessité me donna quelque autre
party, & que le vent m'eut rompu ma galliote en pieces & loppins, de
façon que le vent ayant brisé mon vaisseau, neantmoins ayant laissé
quelque aix & un gros mast sur la superficie de l'eau, duquel pendoit
une grosse courroye de bœuf, je m'eslance vivement, & saisis ceste
corde, avec laquelle je lie & conjoins mon aix avec le mast si
proprement, que cela me servoit de navire. Estant donc estendu là
dessus, le vent me conduisoit à son gré sans que je peusse resister,
neantmoins le zephir qui au commencement me tourmentoit, cessa : mais
aussi le vent du Midy redoubla ses fureurs, me chassant vers les
escueils de Scylla & Charybde. Car comme j'allois à l'inconstance des
vents sur mon debile vaisseau, quand le Soleil fut leve je me trouvay
dans les destroits de Scylla & de Charybde, laquelle aussi tost
qu'elle eut englouty les eaux & tout ce qui estoit dessus, comme
nostre mast & nos aix, je me trouve sur le figuier sauvage, m'y
agraffant ny plus ny moins qu’une chauve-souris, ne pouvant monter plus
haut sur ces branches, n'ayant point de lieu où poser mes pieds
fermement : je l'embrassois d'une grande force & vigueur, jusques à tant
que Charybe eust revomy mon mast & mon navire. Ce qui arriva selon mon
souhait, à l'heure que le Juge apres avoir entendu toutes les causes,
donne sentence, & resout tous les differents, sort du Palais pour aller
prendre sa refection. A ceste heure là mesme j'advisay mon bout de
vaisseau, sur lequel je me laisse couler si doucement que ma cheute fit
un grand bruit. Estant donc là assis, je le gouvernois de mes mains le
mieux qu'il m'estoit possible, & par la faveur de Jupiter qui me
destourna du choc de ces rochers : car sans mentir, si le vent m'eust
poussé de vehemence, j'eusse fait naufrage au heurt que j'evitay par le
secours d'un Dieu. Ainsi je me laissois conduire à la violence des vents
l'espace de neuf Jours, jusques à tant qu'au dixiesme j’aborday en
l'Isle d'Ogyge par la volonte des Dieux, où la Deesse Calypso, me receut
fort humainement, ainsi que je vous l'ay raconte & à Madame. C'est
pourquoy parce que toute repetition est odieuse, toutes redittes
ennuyeuses vous me disperiserez du devoir de les repeter, si la
repetition vous en estoit agreable.