Livre XI

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lysse raconte au vray,  comme par les advertissemens de Circé, il descendit aux Enfers pour prendre conseil de Tiresias le Prophète, touchant les moyens & artifices de pourvoir à l’advancement de ses affaires et conservation de sa vie & de celle de ses camarades : il deduit par le menu les colloques & pourpar­lers qu'il tient avec luy, racontant pareillement comme il veid plusiers ames des Demy-dieux & Deesses, aussi plusieurs qu’il avoit cogneus au siege de Troye, qui apres la mort en ces lieux estoient à la gehenne & tourmens dignes de leurs demerites.

 

omme nous fusmes arrivez au rivage, nous entrons dedans nostre bord apres avoir levé l'anchre donnons la voile aux vents ayant le soing de faire entrer le bestiail, duquel les sacrifices nous estoient necessaires, non sans jetter grande abondance de larmes pour les hazards que nous allions risquer à ce voyage, l'experience, nous donnant telles impressions de doutes & soupçons, un vent propre se leva qui nous souffloit en pouppe assez favora-blement, que Circé avoit faict lever pour advancer nostre voyage, de telle sorte que ce vent sembloit gouverner nostre vaisseau avec une dexterité si favorable, que l'on eust jugé qu'il eust suivi les regles de la marine, & qu'il eust changé la violence de ses agitations inconstantes en une constante methode de conduire & gouverner ce qui fit que nous ne prinsmes le soing ny la peine de tirer à la rame à la faveur de ce vent qui remplit tousjours nos voiles jusques à tant qu'au soir nous  abordasmes en la terre des Cimmeriens vers les confins & extremitez de l'Océan, là où le Soleil ne passe jamais sur leurs testes & ne se monstre sur leur zenit, ny regarde de ses rayons obliques, non pas mesme quand le Soleil panche, & se tourne vers le firmament, ny quand il s'approche le nous avoisinant  la terre, quand il abbaisse sa hauteur, tellement qu'une perpetuelle nuit les obscurcit, demeurons miserables en perpetuelle les tenebres. Estans là arrivez nous jettons l’anchre à desseing de tuer le bestiail qu'il nous failloit sacrifier, ce que nous ne fismes que jusques à tant que passans par le coulant de l'Océan nous fussions arrivez en ceste region que Circé nous  avoit monstré : là Euryloche & Permenides com-mençoient à manier les instruments pour les sacrifices, & accomplir toutes les ceremonies, cependant je tire mon espee de mon foureau pour faire une petite fossete qui eust une coudée de long  & de large, de tous les costez : ce qu'ayant fait, je fais les aspersions & infusions qui furent faictes, premierement de vin miellé & vin doux, & puis d'eau, mellant & jettant de la farine, non sans faire plusieurs prieres & vœux aux manes  & ombres, de leur sacrifier en general une vache la plus grasse de mon troupeau, sur un bucher remply de dons & ceremonies & à Tiresias en particulier une oüaille toute noire la plus grasse que je pourrois rencontrer, ce que j'accomplirois à mon retour,  si ce bien pouvoit m'arriver  que de retourner en mon Ithacque.  Apres avoir faict ces belles prieres, je couppe la gorge aux animaux desquels le sang couloit dedans la fossette, duquel la seule odeur sembla convoquer & assembler toutes les ames alterees d'enfer qui venoient à la foule en grand nombre : je voyois arriver tant de jeunes vierges toutes esplorees d'un nouveau dueil, sans consolation de ce que la fleur de leur beauté avoit esté aussi-tost epanouye que fanée, sans l'avoir employé à quelque bon subjet ; tant de jeunes hommes qui lamentoient leur mort si hastive, ayant perdu l'usage des commoditez humaines en l'Auril de leurs ans, au printemps de leurs contentemens & plaisirs : tant de vieillards tous courbez de vieillesse & des labeurs qu'ils avoient endurez : tant de soldats estropiez, esborgnez, aclopis à la guerre de Troye, qui accouroient à la fossette, l'un d'un costé, l’un de l'autre.  Il ne faut point mentir que ce grand bruit & nombre de manes alterez me fit pallir de crainte qui me sugerera d'advertir mes camarades de promptement escorcher les animaux & les bruslet, afin qu'en diligence nous fissions nos prieres à Pluton & Proserpine.  Entre ces advertissemens j'apper-ceus  que ces ames s'efforçoient de boire de ce sang : or pour-ce que je ne voulois pas leur permettre de s'en approcher jusques à tant que j'eusse parlé au bon homme Tiresias, pour cet effect je les escarte de mon espée, scachant bien qu'ils craignent les sections qui leur apportent une solution de continuité qui ne les tourmente pas peu. Or la premiere ame qui vint de ma cosnoissance, ce fut celle de mon pauvre camarade Elpenor, duquel  le corps estoit sans  sepulture  en la maison de Circé, sans que l'on luy eust fait aucunes obseques, sans que l'on l'eust deploré autant que meritoit un bon compagnon : à la verité ce n'estoit pas en nous un deffaut d'amitié ou de religion qui  luy eust desrobé le droict de sepulture, mais la necessité de nos affaires qui facilement dispense des loix & du devoir  :   neantmoins  quand je le veis, je le deploray, prenant compassion de sa grande misere qui me dit ces mots en gemissant.

   Helas mon pauvre camarade Elpenor, qui vous pensoit icy par quelle voye estes-vous venu en ces lieux avec tant de diligence vous m'avez prevenu, bien que soyez à pied moy qui devois faire plus de chemin que vous avec mon vaisseau, ceste grande diligence semble estre impossible & coulpable de quelque crime.

   Comme j'eus mis fin à ces lugubres questions il me respondit d'une voix rauque sombre & inarticulee.

    Mon genereux Ulysse, helas je vous diray ce qui m'arriva de mal-heur en la maison de Circé, tant par la malice d'un meschant demon, que par ma faute, car un jour ayant pris du vin un peu plus que ma suffisance ne permettoit, ma raison estant endormie &c ensevelie, mon jugement aveuglé, je tombe à la renverse du haut d'un toict pensant descendre par l'escalier, c'est la cause de ma mort : mais maintenant j'attribue à bon heur la ren­contre que je fais de vous en ce pays, pour accomplir mes vœux, & me donner sepulture, vous conjurant par vostre Pe­nelope & par sa chasteté, & vostre pere Laertes qui vous a nourry & eslevé en vostre jeunese, & par l'affection que vous portez à vostre fils Telemache d'accomplir le devoir & obseques à un pauvre mort donnant quelque pauvre sepulture à mon corps, de peur qu'à mon subjet me refusant ce à quoy la charité, pieté & amitié ancienne vous obligent, vous ne soyez en la disgrace des Dieux pour peine de vostre impieté & ingratitude. C'est pourquoy pour recevoir les mesmes faveurs des Dieux, en recognoissance de telle pieté, comme les defaveurs au refus que vous en pourrez faire, vous me construirez un monument sur le rivage, bruslant mon corps avec mes armes & autres meubles comme l'aviron que je faisois servir à vos vaisseaux, vous le sçavez bien, prenant compassion de moy qui manque de sepulture mal-heur qui ne me touche pas seulement, mais aussi mes heritiers & successeurs, ayant avec grande suitte & consequence, entant que ceste ignominieuse disette de sepulchre seroit à jamais immortalisee à la posterité à mon grand deshonneur, c'est pourquoy pour eviter tous ces inconveniens  vous ne manquerez à enteriner mes requestes : ce que vous accom-plirez sous vostre bon plaisir plus commo-dement en la maison de Circé, où est mon corps : car bien que soyez eslongné de ce pays-là, dont il semble que l'espace des lieux vous en dispenseroir, neantmoins je sçay bien que d'icy vous passerez par l'isle d’AEaa sejour de Circé, où vous trouverez mon corps, ce qui feray une occasion legitime pour accomplir toutes les ceremonies, sans user de Cœnotaphe en taille douce, de laquelle les ames deçà bas ne se contentent, & aussi pour ceste raison on n'en use qu'en cas de necessité.       

    Il dit ainsi, & à l'instant je luy fis response en ces mots, Miserable Elpenor, je satifferay à mon devoir autant que la charité & amitié le permettent.

   Nous-nous entretenions l'un & l'autre de tels discours lugubres, neantmoins mon discours ne me transportoit pas tant par la passion qui se retrouve en ces nouveaux colloques, que je ne tinsse tousjours l'espée dessus la fossette, la virevoltant à reprinses de chocq & de taille pour empescher les ames de s'en approcher ; au mesme temps arriva l'ombre de ma mere Anticlee, qui mourut en mon absence, sans que j'eusse l'honneur d'assister à ses funerailles comme j'estois au siege de Troye : neantmoins l'ayant veuë je la deploray grandement gemissant pour une si grande perte que j'avois faite, elle voulut s'approcher de la fossette, neantmoins bien que la tristesse & pieté me devoient fleschir à ce parti de la laisser approcher, toutes-fois je ne voulus pas, jusques à tant que l'ame de Tiresias fust arrivee pour prendre conseil de luy, il arriva tout sus l'heure ayant un sceptre en la main comme un Roy des manes  me disant apres m'avoir recogneu.   

   Miserable, à quel subject : estes-vous venu icy, quittant l'usage des commoditez humaines & rayons du Soleil, conservateur de la vie des hommes, pour voir les manes, & sejourner en ceste region pleine de tourmens du tout sterile? mais avant que de passer outre, rengainez vostre espée, & vous tirez un peu à l'escart que je boive de ce sang à longs traits.

   Il dit ainsi, & à l’instant je me recule en arriere, mettant mon espee dedans le fourreau, ce qui luy occasionna de boire le sang qui estoit dedans la fossette, parla à moy d’une voix pleine de cognoissance & prediction en ces mots.

   Genereux Ulysse, vous n'estes venu en ce pays à autre subject que pour trouver les moyens & artifices d'avancer vostre retour, que vous ne sçauriez faciliter avec toutes les inventions dont vous pourriez vous escrimer, attendu qu'il y a un Dieu dont la puissance s'estend mesmes sur les pays par lesquels il faut que vous passiez pour retourner en vostre Ithacque, qui retardera vostre retour, le rendant plein d'embusches, d'embarassements, d’assauts & destresses : ce n'est point d'autre que Neptune qui picqué au vif pour l'affront commis à la personne de son fils Polypheme que tu as rendu aveugle, t'agitera en mer par bourrasques & tempestes, sçachant de bonne part que tous les jours il redouble ses defaveurs, ne cherchant que les moyens de te nuire : il est bien vray que sa cholere vengeresse ne pourra avoir tant d'avantage sur ta constance que de l'empescher du tout, & perdre les moyens de ton retour : Car apres avoir enduré mille périls, ta vertu s'eslevant tousjours contre les assauts de fortune sans perdre courage, tu pourras en fin avoir un heureux retour, pourveu que tu regles selon les loix de la raison, & conformes toutes les actions de tes camarades à la justice, au temps que vous arriverez  en l’isle de Trinacrie apres plusieurs perils & necessitez de vivres, où vous trouverez les bœufs gras du Soleil (qui voit toutes les actions des hommes bonnes & mauvaises), qui vous seront occasions & subjets de meriter ou demeriter, de meriter si vous laissez ces bœufs du Soleil inviolables sans les desrober, quelque necessité ou defaut de vivres que vous ayez : les merites d'une si consciencieuse retenue & justice, vous facili-teront heureusement les moyens de vostre retour en Ithaque, que si au contraire vostre injustice vous transportes tant par la sollicitation de la necessité que de furtivement les saisir pour peine d'un tel attentat & crime, je te predis plusieurs encombres,  perte de tes vaisseaux, la mort de tes camarades, & la tienne, de laquelle tu pourras t'exempter par ta sagesse, comme de verité je le conjecture, neantmoins à ton plus grand mal­heur : car l'ire des Dieux te sera survivre aux naufrages & afflictions qui sont pires que la mort qui en este remede & la consolation, t'asseurant que bien que tu retournes en ton Ithaque, ce sera bien tard, en esprouvant toutes les conditions des hommes, la qualité & la nature de toutes les afflictions, & encores quand tu seras arrivé en ton Ithacque, que tu penseras estre le port de salut & subjet de toute consolation, à la jouyssance de ce que tu as tant desiré, tu trouveras des occasions de dueil & tristesse rencontrant en ta maison des amoureux qui recherchent impudiquement ta chaste Penelope en mariage avec plusieurs folles despenses & banquets excessifs, qu'ils ne sont pas à leurs despens, comme c'est la coustume, mais aux tiens. La vengeance & le ressentiment de telles injures t'escherra pour le bien que tu dois esperer en ton pays, non sans roidir ton courage & animer ta vertu pour les massacrer, leur faisant ressentir la peine de leurs desbauches & injures, & lors que tu les auras tué, fait d'une conjuration clandestine ou entreprise publique, fais un voyage par mer, tant que tu sois arrivé en la terre de ces peuples, qui jamais n'ont veu la mer, & jamais n'ont mangé de viandes assaisonnées de sel, qui aussi jamais n'ont veu de navires & n'en cognoissent point l'usage : que tu n'entends pas mes advertissemens pleins d'une prediction equivoque & obscure, je te donneray un signe asseuré du lieu que je t'enseigne couvertement, quand quelque passant en la terre où tu seras, portant un aviron sur ton espaule, te dira en riant, gaussant, ou par ignorance, Compere où portez-vous cet esvantoir, accomparant cet aviron avec un esvantoir, alors en la mesme place fiche ton aviron en terre, & sacrifie à Neptune un mouton & un taureau, & retourne en ta maison pour sacrifier à tous les Dieux en particulier, & par ordre de leurs dignitez & degrez d'honneur, pour les remercier de ton retour favorable. En continuant le fil de mes predictions, & narration de tes advantures, je te diray que ta mort prendra sa naissance de la mer qui produira quelque instrument qui servira à te tuer en ta grande vieillesse, accablé de labeurs & miseres, t'asseurant qu'une bonne partie de ce que je te dis t'arrivera.

    Il dit ainsi & à l'instant je luy rendis response en ces mots : Grand Prophete Tiresias, j'apporte quelque creance à tes predictions, ne voulant pas que mon opiniastre ignorance coulpable de mescroyance, accuse la vertu de tes prognostications, ausquelles j'apporte autant de foy qu'elles ont de vertu, il n’est pas hors de propos de croire ce que vous me dictes, il le pourroit bien faire que les Dieux m'auroient faict naistre à telles advantures : mais dictes-moy un peu je vous supplie, pourquoy est-ce que ma mere que je craignois, se taist sans monstrer aucun mouvement d'affection sans me regarder des yeux d'amour, ne daignant parler à moy est-ce que ces regions infernales sont sans amour & caresse, ou que le fleuve d'oubly a perdu la vigueur & ressouvenance  dictes-moy, Roy des Manes d'où luy peut venir ceste mesco-gnoissance coupable de haine, qui luy desrobe le bon-heur qui luy pouroit arriver, aux embrassements communiquez à son fils ?

    Je disois ainsi, lors que Tiresias me respondit en ces mots : Je vous diray la raison & le motif de ce silence destitué d'amour & de caresses, sçachez que jusques à tant que vous ayez permis à ces ames de boire le sang, elles ne vous en diront rien, aussi au contraire celle qui auront ce bien que d'en boire te raconteront des merveilles, & croy que c'est ceste raison qui suspend les caresses, & colloques de ta mere, qui sera comme ces ames, que tu ne veux recevoir à la fossete, qui de despit s'envolent vagabondes ça & là à l'entour de toy toutes rechignees & muettes. L'ame de Tiresias ayant mis fin à ses raisons, se retira dedans le profond des cabinets de Pluton sur ces entrefaites je demeuray, attendant que ma mere vint, qui ne faillit point : je la laisse boire à son plaisir, laquelle incontinant me cogneut ; ceste cognoissance fleschit ses yeux aux larmes, dont le dueil luy suggera tels propos.

    Mon cher fils, comment vous estes-vous tant hazardé que de venir en la region des enfers, encore estant en pleine vie ce qui semble estre impossible, entant qu'il n'est pas permis aux mortels vivans d'aborder aux enfers, qui sont bor­dez de tant de fleuves & de l'océan, que l'on ne peut passer & naviger à pied, si ce n’est avec un vaisseau ; n'estes-vous point errant & vagabond du siege de Troye avec vos vaisseaux & camarades ? n'estes-vous point encor retourné en vostre Ithacque, & avec vous vostre Penelope ?

    Elle proposoit ainsi ses questions, aus-quelles je respondis succinctement en ces mots.

    Ma chère mere,ce ne font pas mes menus plaisirs & curiositez qui m'ont conduit en ce pays destitué de plaisir, mais la necessité de mes affaires qui ont besoing du conseil de Tiresias, qui est le seul subjed de mon voyage, estant tousjours demeuré en calamité & misere, sans avoir eu l'heur d'avoisiner mon Ithacque, de laquelle le departement jusques à ceste heure a esté plein d'incommoditez, depuis que je l'ay quittée pour accompagner Agamemnon au siege de Troye. Mais ma mere, dictes-moy quelle a esté la cause de vostre mort, n'est-ce point la longueur d'une maladie lente, ou Diane qui vous ayt transpercé le cœur de ses mortelles sagettes ? apprenez-moy quelque nouvelle de nostre maison, comment se porte mon petit Telemache que j'ay laissé à la rnaison, possede-il encor les biens que je luy ay delaissez ou bien si on les luy a ravis d'une injuste usurpation, comme c'est la coustume de faire tort & ravir le bien des mineurs & orphelins, ou vesues ? racontez-moy de grace, que faict ma Penelope ses desseins & pretentions, si elle a tousjours gardé en son vesuage la fidelité chaste, demeure-elle encor avec mon fils Telemache, prenant la garde & protection de tous ses biens, ou si elle a convolé en secondes nopces, perdant la garde noble, se conjoignant en mariage avec quelque galant homme d’lthacque,

   Comme je mettois fin à mes questions curieuses, elle me respondit : Mon fils, ta Penelope est en perpetuelle calamité, produitte par la longueur de ton absence quant à tes biens, personne ne les possede que ton fils Telemache qui en jouyt fort paisiblement, les employant à une honneste liberalité digne d'un jeune Prince : quant au bon homme du pere Laertes, je t'asseure qu'il ne demeure plus en la ville, mais passe son temps fort pauvrement en une mestairie, avec une si grande pauvreté & necessité, qu'il n'a pas seulement un lict pour se coucher estant contrainct en hyver de se veautrer dedans les cendres du foyer comme un pauvre esclave, n'ayant que de meschans habits, supportant le froid le mieux qu'il peut jusques en esté auquel temps il se couche plus commodément sur un lict compose de fueillards : telle est la vie de ton pere Laertes remply de miseres & regrets pour la longueur de ton absence, qui seule a esté cause de ma mort, non que ce soit la longueur d'une maladie lente, ou d'une qui m'ait transpercé le cœur, mais l'ennuy que je prins te voyant il long-temps absent, dont l'absence m'estoit plustost un tesmoignage de ta mort, qu'une esperance de ton retour. Elle disoit ainsi, com­me ces discours pleins d'amour sitinquerent en mon ame un desir de saisir l'ombre de ma mere pour l'embrasser, m'efforçant par trois fois, & par trois fois elle s'esvanouit entre mes mains comme un songe : ces efforts remplis d'ardeur & d'affliction, augmenterent d'autant plus mon dueil qui me fit dire.

   Ma chere mere, pourquoy ne permettez-vous que je vous embrassiez, avez-vous perdu l'affection que nature a empreint en vostre ame ? pourquoy voulez-vous me frustrer du bon-heur de ces caresses que je vous desroberay, afin que nous nous delections par nos mutuels embrassemens aux enfers mesmes ? n'est-ce point Proserpine qui jalouze & envieuse de mon bonheur, trompe mes affections par illusions, ne voulant permettre que vous soyez palpable à mes mains amoureuses, pour davantage me tourmenter & gehenner en la violence de mes desirs ?

   Comme je disois, elle me respondit ; Mon cher fils, moderez l'ardeur de vos affections, le desir de vos embrassemens desquels l'empeschement ne doit point estre attribué à la jalousie ou envie de Proserpine : mais à la rigueur des loix de ça-bas, qui ne permettent les embrassemens des mortels avec les ombres, à raison que les ames n'ont plus de corps, ny d'os, ny cartilages, aulquels les embrassemens se peuvent seulement communiquer : car les os sont  bruslez & consommez entierement par le feu, ne laissant inviolable que l’ame qui s'envole comme un songe mais sans retardement, je vous conseille de retourner en la terre des vivans, rapportez toutes ces nouvelles à vostre femme, qui sera bien aise de les entendre.

    Comme nous nous entretenions de mu­tuels discours, je veis arriver plusieurs femmes : car Persephone fit sortir des cachots les ombres des femmes, des plus grands & illustres personnages de Grece, qui s'assemblerent à l'entour de la fossete, or je prins conseil avec moy-mesme, sur les moyens de les pouvoir interroger avec patience, resoudant qu'il estoit bon de les empescher de boire le sang avec mon espee, jusques à tant qu'elles m'eussent raconté leurs adventures extraction & lignage : la premiere qui parla à moy, ce fut l'ombre de Tyro qui se disoit estre fille de Salmonée, & avoir espousé Cretheus AEoliade, elle avoit accoustumé de se plaire sur le rivage du fleuve Enipeus dont Neptune espris de l'amour de la belle Tyro, sçachant qu'elle prenoit ses desduits & passe-temps à l'entour du fleuve, print la figure & la representation de ce fleuve, ainsi que l'amour ne manque non plus d'inventions que de complaire, & recevoir tous les airs & ressemblance d'affections, & ravit ainsi Tyro, l'enveloppant de flots à l'embouchure du fleuve, luy desliant la ceinture virginale par la force d'un sommeil que produit la passion amoureuse & lors qu'il eut accomply ses desirs amoureux, & qu'au giron de  la jouyssance le feu de son amour fut esteint il luy dit avec un reste d'amour &  d'affection luy serrant la main d'une douce & fidele estrainte.               

   Mon agréable Tyro, resjouy-toy  d'avoir employé ton affection & beauté en un suject qui te rendra heureuse, en ce que non seulement tu as mon amitié, qui dés long-temps t'est acquise, mais aussi auras au bout de l'an deux : beaux enfans qui seront gages & garands de mon affection, qui seront aussi aises de  m'avoir pour pere qui suis Neptune, ce grand Dieu qui domine & gouverne l'Ocean, comme tu te dois resjouyr d'avoir jouy des embrassemens d'un Dieu immortel qui ne sont point steriles & vains : c'est pourquoy tu esleveras & nourriras ces petits enfans le mieux qu'il te sera possible, conformément à la qualité de leur extraction, te chargeant de ne communiquer à personne le larcin de nos amours.

    Neptune ayant mis fin à ses adieux, il se laissa aller aux flots de la mer, laissant Tyro grosse de Pelias & Neleus, qui tous deux furent Roys, ministres de Jupiter, dont Pelias fit son sejour en Iarles avec plusieurs richesses & bestial, & Neleus en Pylos la sablonneuse : en apres je veis venir Antiope la fille d'Asope, qui souventes-fois s'estoit glorifiée d'avoir dormy entre les bras de Jupiter, duquel elle eut Amphion & Zetus qui battirent la ville de Thebes à sept portes, & l'entourerent de fortes tours pour la fortisier, attendu qu'ils fussent bien puissants en  nombre de gens & grandeur de courage, neantmoins ils n'y pouvoient pas faire leur sejour seurement sans ces fortifications : De plus  ayant veu Alcmene la femme d'Amphitrion, qui engendra avec Jupiter le généreux Hercule, je veis pareil­lement Epicaste la mere d'Oedipe, qui se laissa porter à de si folles amours qu'elle se maria incestueusement avec son fils, qui premie-rement tua son pere, surchargeant un parricide d'un mariage incestueux avec sa mere, que les Dieux vengerent asprement par la publication du crime, qui receut pour peine plusieurs encombres, miseres, & rebellions de son peuple au gouvernement de Thebes. Ceste Epicaste eut une mort sortable à sa mauvaise vie : car de conscience ou desespoir elle se pendit avec un licol aux   soliveaux, laissant la rigueur des furies à son Oedipe,  pour le tour­menter & gehenner  par le repentir qui luy sert de bourreau,   qui suscite les ressentiments & remords de conscience, qui & servent d'instrumens.  Je veis aussi Chloris aux beaux yeux que Neleus espousa, non pour son extraction : mais pour sa parfaicte beauté, qui ne fut point sterile : car elle engendra un bon nombre d'enfans, comme Periclymene, Chromius & Pero tres-celebre en beauté, dont les perfections estoient si grandes, qu'il sembloit que nature eust faict en elle un chef-d'œuvre, & que toutes les beautez & faveurs qu'elle départit à tous ses ouvrages, qu'elle les eust ramassé & recueilli en elle, de sorte que nature monstra en elle seule, ce qu'elle pouvoit distribuer de perfections a toutes les Dames, les attraicts & mignardise de son langage, sa belle contenance sema l'amour, non seulement de­dans le cœur de ses voisins, mais aussi des estrangers qui la venoient demander en mariage à Neleus, qui ne la voulut donner à personne, qu'à celuy duquelle courage & vertu meritoit une si belle & vertueuse Dame, en ravissant par force le bestial d'Iphiclus du lieu où il estoit.

    Plusieurs amoureux voyans & considerans le peril & danger extreme qu'ils encouroient, si d'avanture ils mettoient cela à execution, se deporterent de leurs amours & de telle entreprise, sinon qu'un certain devin porté de la violence d'amour, qui a pour compagne la folle temerité, s'hazarda & promit de le ravir : mais ses desseings destituez de conseil furent trompez, car en ses efforts par la volonté de Dieu, il fut entravé & garrotté par les pastres & rustres fort long-temps, pour la peine de son attentat jusques à tant que les Dieux ayans compassion de sa captivité, permirent qu'Iphiclus le deslia, luy ayant promis de prognostiquer plusieurs choses qui devoient arriver : & je veis pareille­ment Leda la femme de Tyndarus, qui engendra de luy deux enfans fort sages Castor & Pollux, l'un dompteur de chevaux, & l'autre bon escrimeur, qui se porterent une telle affection, qu'ils ne voulurent pas acquerir l'immor­talité à la perpetuelle mort de l'autres de sorte qu'en tesmoignage de leur affection, ils diviserent, & la vie & la mort par ensemble tellement que l'un vit un jour tandis que l'autre meurt : je veis en apres Iphimede la femme d'Alocus, qui disoit avoir eu l'honneur d'avoir jouy des embrassemens de Neptu­ne, dont elle engendra deux enfans, Otum & Ephialte, qui ne vescurent pas long-temps par la volonté de Jupiter : car comme la terre les nourrissoit  ils devindrent tellement monstrueux, & de prodigieuse stature, qu'à neuf ans, qui n'est que la puerilité, ils avoient de largeur de leurs corps neuf coudées  & de longueur neuf aulnes : dont esmeus d'orgueil & de temerité pour leur grandeur & stature, ils avoient osé menasser Jupiter de le dechasser de son throsne, & de luy faire la guerre, & pour cet effect ils avoient desseing d'amonceler montagne sur montagne, Ossa sur Pelion, pour faciliter le chemin des Cieux, ce que facile­ment ils eussent faict avec le temps s'ils fustent venus en aage de puberté, n'eust esté que Jupiter ravala cet orgueil lies foudroya aux enfers, avant que l'aage leur fournist de plus pernicieux desseings.

   Je veis aussi Phaedra & Proerie, & la belle Ariadne fille du Roy Minos, que Thesée emmena de Crete au pays d'Athenes, des embrassemens de laquelle il ne jouyt pas long-temps : car Diane sçachant par le tesmoignage de Bacchus que Thesée l'avoit corrompue, la retint en l’isle de Dia, autrement appelle Naxos, consacrée à Bacchus.

    Je veis aussi Mœa & Clymenes, & l'infidele Eryphile, qui trahit son mary Amphiaraus pour un carqua d'or qu'elle receut d'Adrastus, pour luy don­ner une sentence favorable à l'encontre d'Amphiaraus, qui avec Adrastus avoient faict un compromis d'acquiescer sans appel à l'arbitrage d'Eryphile, en toutes les matieres douteuses : & tant d'autres ames que j'ay veues, desqueiles je ne sçaurois raconter l'extraction & les advantures sans beaucoup vous ennuyer, & mesmes consommer les nuicts immortelles. C'est pourquoy je mettray fin à ces narrations, considerant que voicy l'heure commode pour reposer, & le temps propre pour songer à mon retour & trouver mes camarades. Quant à mon departement, je croy que les Dieux & vous aussi en ont assez de soing : & partant si vous le trouvez bon je passeray la nuict icy, ou bien je m'en iray à mes vaisseaux pour reposer avec mes gens.

    Il dit ainsi, & lors toute l'assistance qui prenoit un singulier contentement à entendre toutes les choses qui se passent en l'autre monde, escoutant attentivement d’un silence coupable d'une stupide admiration comme la Royne Arete d'une façon courtoise dit.

   Seigneurs Pheaciens, considerez  je  vous supplie l'éloquence de cet homme, sa memoire, sa contenance, quelles vertus reluisent en luy, quel courage c'est mon hoste, c'est celuy que premierement j'ay recueilly humainement, m'ayant faict son humble requeste,  neantmoins je ne veux pas vous frustrer de cet honneurs duquel je vous en seray participant, ne voulant pas seule recevoir les fruicts de cet honneur qui doivent estre communs ; c'est pourquoy   en consideration de sa grande vertu qui merite de grands dons ne le conduisez pas si tost en son navire pour avancer son retour, afin que nous ayons le temps de luy faire des presens honnestes & dignes de sa galantise, de peur qu'une si grande precipitation ne vous contraigne à luy faire des presens comme à un gueux, nous aupns je croy allez de beaux presens chez nous pour l'obliger a l'égal de ses mérites,

     Echeneus apres qu'Arete eut mis fin à ses propos, prenant advantage, & de sa prudence & vieillesse  dit vrayement.

     Madame ne parle point hors de propos, & ne s'esloigne point du but de la raison, c'est pourquoy vous luy obeyrez, sauf le meilleur advis du Roy Alcinous, qui doit conclurre & resoudre de sa volonté, duquel tous les effects dependent, de sorte que l'on ne sera que tout ce qu'il voudra qu'il soit faict.

   Sur ces propos Alcinous fit response avec vue gravité digne d'un Roy, disant, Pource que j'ay puissance souveraine sur mes subjects, comme je croy que personne ne la conteste ; aussi est-ce à moy à accomplir une partie de mes menus plaisirs, de sorte que tant que j'auray puissance sur eux, je veux & entends qu'ils rn'obeyssent avec fidélité, c'est pourquoy selon la teneur de ma volonté, que nostre hoste demeure jusques à demain, afin que j'aye le temps de recueillir les dons que ma Majesté trouvera dignes de luy : quant à son departement, les gens à qui j'en ay donné le soing, ne manqueront à prendre le temps, & l'occasion opportune.

    Ulysse qui consideroit l'affection d'Alcinous luy respondit de courtoisie.

    Sire, si vous me commandiez de faire sejour chez vous un an tout entier, je le serois librement, les faveurs que j'ay receuës de vous ont tant de pouvoir sur l'affection que j'ay porté à mon retour, qu'au prejudice d'iceluy, je me laisserois emporter à ce courtois party que de demeurer avec vous ; que si au contraire vostre raison pleine de jugement & de discretion, favorisant mes menus plaisirs, me donne promptement un equipage de navire & nombre de gens pour m'assister, vous en recevrez l'honneur & les louanges des compatriottes, quand ils me verront retourner au pays avec une si belle escorte, & j'en receuray le profit & l'emolument.

    Alcinoüs considerant la courtoisse & persuasive façon de parler d'Ulysse, luy dit : Ulysse, j'adjouste une grande foy à vos discours, entant que vostre face ouverte & riante, tesmoignage certain de vostre simplicité, m'oste le doute que je pourrois avoir que vous fussiez un affronteur  & un homme plein de malice, confit en fraudes, comme nous en voyons fort souvent qui vantent leurs faits & leurs vertus, bien qu'elles soient vices & imperfections, affectans au reste la pieté, faisans les gens de bien, de telle sorte qu'à grande peine peut-on se garentir de leurs fraudes & affronteries, qu'ils pratiquent avec tant de dissimulation & feintise remplie d'éloquence  qu'il est impossible de s'en desfaire, si ce n'est à une grande circonspection pleine de jugement & surprises : mais ton langage auquel on cognoist les hommes, qui est le tableau de l’ame, le theatre des passions qui se jouent intérieurement, que la langue trahit & publie, nous sert d'un fidele tesmoignage de la pureté & innocence de tes actions, accom-pagnées de vertu & d'esprit que vous avez employé à déduire les mal-heurs des Grecs, aussi les hazards, les perils, les mauvaises rencontres que vous ayez faictes, aussi bien & naïsvement, que si ce fust esté un Poëte ou Musicien. Fus donc raconte-moy de grace les genres de morts, qui sont arrivées à tes compagnons au siege de Troye, sans craindre que la longueur de tes narrations surpasse le temps, la nuict est assez longue, & s'il n'est pas encore le temps de reposer, & mesme quand l'heure nous y appelleroit, voicy un subject digne de veilles, c'est pourquoy, raconte-moy les perils, les hazards, & encombres, t'asseurant que jamais mes oreilles ne furent plus ouvertes & attendues qu'à tes discours remplis de contentement, mesmes jusques à tant que l'aurore se leve, tant mon defit est grand, qui ne pourra jamais s'ennuyer, pourveu que cet entretien se face de tes advantures.

   Ulysse pour satisfaire au desir & à la curiosité d'Alcinous, luy dit, Sire, je croy que nous avons assez de temps, & de reposer & faire nos contes, puisque vous avez ce desir que je passe outre en mes narrations, je deduiray la miserable mort de mes camarades, tant de ceux qui sont morts au siege de Troye, que de ceux qui ont esté submergez, & de ceux qui quand ils y pensoient le moins, ont receu la mort en leur païs au lieu de la recompense de leurs travaux par le mauvais conseil d'une femme qui en projet ta l’assasin par trahison. Aussi tost donc que Proserpine eut donné liberté aux ames de se licensier & pour mener, plusieurs arriverent à la fossette, & par­ticulierement l'ombre du Roy Agamemnon tout ensanglanté, qui ayant beu de ce sang me recogneut pleurant amerement, voulant aussi m'embrasser, mais il ne luy estoit par permis, pource qu'il n'avoit plus ny arteres, ny os, ny cartilages, ce qui rendoit ces embrasemens vains : ces efforts remplis d'affections, flechirent mes yeux aux larmes, voyant le pauvre estat où il estoit qui avoit esté Roy des Grecs, luy disant.

   Genereux Agamemnon qui as tant eu de commandement & de pouvoir sur tant de peuples, par quel moyen es tu venu aux enfers ? par quel infortune ? n'est-ce point Neptune qui t'a submergé ou quelque ennemy qui t'a massacré, combattant en champ de bataille valeureusement, ou que par hazard tu t'es rencontre avec un plus puissant que toy, quand tu voulois fourrager le plat pays, desrobant le bestial & les troupeaux ?

    Je n'eus pas si tost achevé de parler, qu'Agamemnon me dit d'une voix sombre & triste.

   Genereux Ulysse, pour monstrer que la cause de ma mort tres-miserable est si cachée que jamais on n'y penseroit, entre tous les accidens & genres de mort que vous venez de raconter, ma mort ne s'y retrouve pas, ce n'est pas Neptune qui m'a submergé, ny mes ennemis qui m'ont surmonté : mais c'est ce mal-heureux AEgyste, qui pour couvrir l'adultere commis avec Clytemnestre, m'a brassé une mort, un assassin plein de perfidie, auquel ma prudence n'a sceu obvier, en tant que jamais je ne me fusse doubté de telles entreprises qui furent accomplies par un traistre pretexte, m'ayant convié à soupper entre les delices du banquet, je fus miserablement assassiné, ne plus ne moins qu'un pauvre bœuf à la tuerie, encor cet accident ne tomba pas seulement sur moy : mais sur mes gens qu'ils tuerent, ne plus ne moins qu'un pere de famille tue force pourceaux & truyes pour celebrer les nopces en toute joye & delices : il est vray que vous avez veu plusieurs massacres & assassins en tant de lieux où vostre fortune vous a conduit, mais asseurez-vous que jamais vous n'en vistes un si remply de sang & de misere, duquel l'horreur & le sanglant spectacle estoit tel, que je croy que si vous y eussiez esté, jamais vous n'eussiez peu retenir vos larmes, voyant parmy les delices & le festin, les tables renversees, & nous autres qui estions entassez les uns sur les autres, dont le sang qui descouloit de nos playes  remplissoit le pavé de la sale. Helas entre tant de playes, comme j'estois tout prest à rendre les derniers souspirs, j'entendis d'une oreille & ouye interrompue & confuse toutes les plaintes de la pauvre Cassandre fille de Priam, que Clytemnestre l'infidele poignarda, poussee de jalousie. Or comme j'allois rendre l'ame, eslevant mes yeux au Ciel, je vis ceste meschante femme qui destourna ses yeux, ne voulant pas par charité me fermer la bouche & les yeux. Voyez par exemple & compassion de quels crimes, ruses & desloyautez une femme est capable ; quels pernicieux desseins elle conduit à chef-d'œuvre, comme Clytemnestra, qui ne s'est pas seulement contentée de m'oster  l'honneur, mais encores surchargeant un adultere d'un parricide, lors que j'y pensois le moins, esperant apres tant de labeurs & traverses endurees au siege de Troye, recevoir en mon pays quelque contente­ment, que j'estimois estre un port de salut, un sujet de joye, en voyant mes enfans, mes amis, & subjects.   Mais ceste mauvaise femme a bien trompé par embusches mes belles esperances & pretensions, & souillé nostre maison d'un deshonneur qui ternira à jamais la gloire de son nom,   duquel l'ignominie, peine de son infidelité, sera immortalisee à la posterité, pour en donner exemple, & nuire à toutes les femmes, bien qu'elles fussent courtoises, & fort fidelles.

    Comme il eut mis fin à ses plaintes & regrets, je luy fis response en ces mots ; Fils d'Atree, vous ne sçauriez croire que Jupiter a fait pleuvoir de disgraces, maleurs & defaveurs, pourvue fatale punition, sur la lignee d'Atree, par les mauvais conseils & fraudes des femmes : vous le voyez en la belle Helene, qui seule a esté cause motive de tant de meurtres, guerres & malheurs, & derechef vous le pouvez juger en Clytemnestre par son traistre assassin.

   Comme j'eus achevé de dire, Agamemnon porté de passion contre les femmes, fait une invective contre elles, me disant : Ulysse, à mon exemple jamais ne vous fiez aux femmes, dont le sexe est sujet à toute inconstance & desloyauté, ne produisant que des pernicieux desseins, ausquels la prudence humaine ne peut obvier, tant il y a de ruse & de finette. Ne soyez aussi trop indulgent, pource qu'elle abuse de la bonté, qu'elle estimera estre un defaut de courage, digne d'asffronts & injures. Jamais ne luy revelez le vos secrets, sinon ceux que voulez que l'on scache : il est vray que vous n'avez que faire de tous ces advertissemens, ayant une chaste Penelope, la plus sage de la Grece : vous pouvez en toute asseurance autant vous confier en elle, comme je croy qu'elle a de vertu & de fidelité. J'ay memoire quand nous vinsmes au siege de Troye, qu'elle estoit nouvelle mariee, qui portoit en son col un petit fils, qui maintenant (comme je croy) depuis le temps que nous sommes partis, est au rang des hommes, combattant vaillamment, tres-heureux sera le pere qui verra ce jeune jouvenceau qui parlera à son pere des affaires de la guerre. Ce qui m’apportera un singulier contente­ment, duquel ma Clytemnestre m'a frustré, ne m'ayant permis de me saouler des embrassemens & caresses de mes enfans, les ayant prevenu d'un assassin. Mais je vous donneray un bon conseil que vous retien­drez a vous, sans le communiquer aux femmes, ausquelles il n'y a aucune fidelité : advancez les moyens de vostre retour d'une entreprinse cachee, afin que la cognoissace ne vous divertisse par quelques empeschemens. Mais dictes-rnoy de grace, mon fils Oreste est-il encore vivant ? Jamais ne l’avez-vous veu, soit en la maison de mon frere Menelaus, ou en Orchomene, ou en Pyle la sablonneuse ? Pour moy je ne sçaurois croire qu'il soit mort

  Il dit ainsi, & luy fis response : Atride, vous me demandez une chose, que je ne sçay pas, ne pouvant vous resoudre de ce doute si vostre fils Oreste est mort, ou non, entant que je ne veux vous donner de fausses impressions, pource que c'est un grand mal de parler de choses incertaines, & desquelles l'on n'a aucune cognoissance.

    Comme nous-nous entretenions de mutuels discours, remplis de gemissemens, les ombres d'Achille, Patrocle, d'Antiloche, & d'Ajax arriverent  entre-autres l'ame d'Achille me recogneut, me disant : Genereux Ulysse, quelle hardiesse de vos entreprises la plus grande & hazardeuse que vous ayez monstré vous a faict venir en ces bas lieux, où l'on ne void que des ombres errer cà & là inconstantess où les mortels vivans, ne peuvent arriver, si ce n'est par une prudence rare & particuliere ?

    Il dit ainsi, & à l'instant je pris la parole luy disant : Genereux Achille, fils de Pelée, ce n'est la temerité destituee de conseil,qui est la cause motive de mon voyage qui vous semble merveilleux mais la necessité de mes affaires qui ont besoing du conseil de Tiresias, qui est le seul sujet de mon voyage, pour apprendre de luy les moyens qu'il faut tenir pour retourner en ma chere Ithaque, que je n'ay veuë, ny avoisinee depuis mon departement, qui a esté remply d'encombres, & de desastres. Mais à propos, genereux Achille, je vous estime tres-heureux de ce que non seulement vous avez esté de vostre vivant honoré comme un Dieu des Grecs, mais encores ce bon-heur continue ses faveurs à vos reliques, cendres & ombres, estant honoré entre les manes comme un Roy, de sorte que vous n'avez aucun sujet de mescontentement en vostre mort pleine de tiltres d'honneur.

    Je disois ainsi, & lors Achille me respondit d'une voix dolente : Mon grand amy, je voy bien que vous ne sçavez pas la condition & nature de la mort & sejour infernal, c'esti se mocquer que d'estimer heureuse la mort, il faut que vous sçachiez que je j'aymerois mieux estre un bouvier serviteur, & vivre de mes bras & services, que d'estre le Roy souverain des ombres. Mais dites-moy, mon fils va-il pas aux armees & combats N'avez-vous point entendu quelques nouvelles de mon pere Peleus ? Dites-moy un peu, est-il encore honoré & respecté des Myrmidons, ou bien s'il est mesprisé en la Thessalie & Phthie pour les inçommoditez de sa vieillesse, qui ne peut faire executer, comme il appartient, ses comman-demens, entant que son impuissance est sujet & occasion de desobeissance que je tolere en moy-mesme, non sans un grand ressentiment & desir de vengeance que je ne sçaurois exercer envers eux dautant que mes desirs sont accompagnez d'un defaut de pouvoir, estant en ces basses régions ? Hélas, si j'estois encores au mesme estat, & aux mesmes condi­tions que j'estois au siege de Troye, combattant valeureusement pour le service des Grecs contre les Troyens, vrayement je leur serois ressentir leur audace & leur rebellion en la maison de mon pere, pour peine de ceux qui ne taschent qu'à luy faire des affronts, & le degrader & desnicher de ses estats.

    Il dit ainsi, & luy fis response : Genereux Achille, je ne vous diray rien de vostre pere Pelée, pource que je n'en ay entendu aucunes nouvelles, mais plustost, de vostre fils Neoptoleme, ainsi que j'en ay ouy parler. Il saut que vous sçachiez que c'est moy qui l'emmenay de l'isle de Scyros pour venir à l'armee, & en eus le soing, esperant à son port & contenance, quelques effects de grand courages comme de fait je n'en fus point trompé car il eut les deux perfections requises en un soldat & Capitaine, à sçavoir le conseil, prudence, & force de courage desquelles perfections, pour vous en monstrer des effects signalez,  je vous diray que lors que l'on tenoit conseil en nos camps sur quelque project de refue, ou appointement, il disoit son opinion avec un tel jugement que jamais on ne le vid esloigné du but de la raison ; de sorte que la gravité prudente de ses conseils & discours meritoit cest honneur que de contester & disputer avec Nestor & moy sur quelques points douteux.

    Quant aux effests de son courage, je vous asseure que jamais il n'alloit le dernier à l'assaut, mais tousjours à la teste de l'armée, avec un courage invincible, surpassant ses camarades en vertu & generosité : vous ne sçauriez croire combien d'hommes il a tué, & entre autres, les plus remarquables, Telephis & Euryphile, lors que vostre fils le tua, tous ses amis, compatriotes & alliez, s'assembloient à l'entour pour le defendre, courageusement scavoir la recompense  deüe à ceux qui avoient exempté un homme de la mort, qui n'estoit que la faveur & amitié des dames ou autres presens.

    Neantmoins tous ces efforts ne servirent de rien pour defendre Euryphile qui en  fin succomba avec tous ses autres camarades. De plus, pour un tesmoignage de sa grande hardiesse, c'est quand l'on me  donna la charge de conduire le cheval de bois, fait de la main d'Epeus, & d’en faire la sortie quand je verrois bon estfe ; il ne faut point mentir, je voyois plusieurs Grecs, qui se disent estre bien vaillants qui palissoient de crainte, cragnans les conseils & advis des Troyens : je n'ay remarqué que luy seul sans crainte, & sans esmoy, au contraire, tant s'en faut qu'il eust crainte, que d'une impatiente ardeur de courage il me demandoit la sortie libre, brassan son javelot, & monstrant le pommeau de son espée, en menassant les Troyens d'un esclandre nom-pareil ; de sorte qu'avec son courage, qui merita d'entrer en participation au butin que nous aidons pris au sac de Troye, il s'en retourna apres avoir assisté en tant  de combats sans avoir aucune playe dessus son corps, tant a esté grande sa dili­gence & circonspection.

    Comme je disois, racontant les prouesses du fils d'Achille, l'ame d'Achille se retira de joye, marchant avec gravité de­dans un pré esmaillé de fleurs, se delectant en soy-mesme des louanges que meritoit la vertu de son fils. Quant aux autres ames, elles se lamentoient, recitans la griefueté de leur peine ; & voids au mesme temps l'ombre d'Ajax de loin, qui ayant encores le ressentiment de la victoire que j'ay remportée sur luy pour les armes d'Achille, sembloit estre en cholere, qui me furent adjugées non par corruption & faveur, mais par juste sentence de Pallas, & des fils des Troyens. Çeste victoire a esté fort desavantageuse aux Grecs, à la mienne volonté que jamais je n'eusse remporté telle victoire, qui a esté la seule cause de ce que nous avons perdu Ajax l'invincible, de la vertu duquel les Grecs eurent bon besoin en apres le voulois parler à luy, disant pour l'inviter aux colloques : Genereux Ajax, fils du bon Telamon que ne moderez-vous un peu vostre cholere que ne rabbatez-vous ceste haine que vous gardez si long temps contre mon opinion, pensant que le changement de nostre vie esfface toutes pointilles, que vostre mort ne deust se laisser aller aux passions qui transportent les humains, le tout pour les armes d'Achille, tres-pernicieuses aux Grecs qui ne sont aucunement cause de vostre mort  mais la defaveur de Jupiter qui  nous  a brassé telle misere neantmoins vous vous devez  consoler de ce que les Grecs ont autant déploré vostre mort, que celle du genereux Achille, vous estimant une tour qui contre-gandoit les Grecs des asauts des Troyens ; venez à moy, je vous supplie, moderant vostre couroux, afin que nous entrions en quelque discours.

    Je disois ainsi, & il ne me respondit rien, la cholere qui le possedoit luy deroboit & la raison & la parole : de là il alla vers l'Erebe avec les autres ombres ; j'eusse bien parlé à luy, si j'eusse voulu, bien qu'il fust couroucé, neantmojns pource que je desirois de parler aux autres ames je le laissay là.

    En ces mesmes lieux, j'advisay le Roy Minos juge des enfers ayant un sceptre  en sa main, qui donnoit sentence aux morts qui proposoient leurs raisons, exceptions & dupliques, comme devant leur juge. Je vids aussi Orion qui cherchoit les amis des bestes fauves dedans des prez esmaillez de diverses fleurs, qu'il avoit autrefois renversé de son dard, courant cà & là par les bois & montagnes, ayant encores en ses mains sa massue toute entiere : Je vids pareillement le monstrueux Tytie, fils de la terre, duquel la stature & longueur estoit de neuf demy arpens, estendu sur la terre, qui estoit condamné à telle gehenne que d'endurer   les vautours qui luy becquetoient le cœur immortel sans qu'il les peust chasser avec  ses mains, pour peine-d'avoir attenté par rapt à la chasteté de Latone que Jupiter aymoit, l'ayant saisie comme elle alloua Pytho.

    Je vids aussi le cruel tourment du pauvre Tantalus, qui est pressé & harassé d'une soif immortelle, au milieu d'une source d'eau tres-claire, qui luy surmage la barbe & le menton : neantmoins quand il s'efforçoit de boire, l'eau se baissoit, de sorte qu'il n'y avoit plus apparence d'eau sur la terre, car un mauvais demon la faisoit tarir : peine à la verité insupportable que de ne pouvoir estancher sa soif ; aussi n'est-il pas moins tourmenté de faim entre tant d'arbres qui sont chargez de toutes sortes de fruicts, de poires, de pommes, & de figues ; & quand il s'esforce d'en cueillir, les arbres eslevent leurs branchages, & disparoissrent à l'instant je vids pareillement le labeur immortel de Sisyphe, qui sans cesse & sans repos, roule, monte & remonte un rocher, de pieds & de mains, jusques au coupeau d'une haute montagne, & puis quand il l'a monté, pource que la force luy manque, il le laisse eschapper ; & puis le remonte, non sans beaucoup suer & travailler. Je vids aussi l'image & l'ombre de l'ame d'Hercule l'invincible : car son ame est au ciel qui se resjouyt en festins & delices avec sa femme Hebé, fille de Junon : toutes ces ames s'assembloient à de luy, dont il semble que le mesme degré qu'il avoit entre les vivans, il l'eust encores entre les morts : vous voyez encore son arc qu'il tient avec une contenance si effroyable, qu'il est semblable à un homme qui va décocher son arc aussi dessus son estomac apparoist son bauldrier, dont la chaisne est d'or, desssus lequel vous voyez gravees les merveilleuses victoires remportées sur les lyons, sangliers & ours ses labeurs & prouesses avec tant d'artifice, qu'il est irnpossible que l'ouvrier qui l'a faict, en puisse faire un semblable, ayant ramassé tou­tes les inventions en ce seul ouvrage, qui est comme un chef-d'œuvre. Comme Hercule m'eust apperceu, il me dit en soupirant : Genereux Ulysse, fils de Laërte, si vous estes aussi mal-heureux que moy quand j'estois sur la terre des vivans, je croy que vous avez beaucoup à souffrir : car bien que je fusse fils de Jupiter, dont il semble que cela me devoit exempter de mal-heur, neantmoins ma vie a esté exposée à mille encombres, & à la haine d'un meschant homme, qui pensa ne me pouvoir donner plus de mal & de tourment, que de m'envoyer aux enfers pour enlever le Cerbere ce que je fis facilement, contre son opinion, par le secours de Minerve & de Mercure qui m'ont enseignerent les moyens.

    Il dit ainsi, & descendit au sejour de Pluton : cependant il me prit un desir d'attendre plus long-temps pour parler à ces anciens Capitaines & demy-dieux, comme Thesee & Pirythous. Neantmoins la peur qui me saisit pour le grand nombre  des manes qui dansoient, me fit retirer, craignant que Proserpine ne fist monter  devers moy la teste horrible de Gorgone : ce qui fit qu'incontinent je me retiray à mon vaisseau, commandant à mes camarades de lever l'anchre ; ce qu'ils firent, mettans la main à l'aviron, de telle sorte que par le secours de la rame & de la faveur du vent, nous entrasmes bien avant dedans l'Océan.