Livre X

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Lysse raconte comment Aeolus  le gardien des vents luy donna en pouppe le Zephire pour advancer son retour en Ithacque, ayant reserré tous les vents  qui luy pouvoint nuire en son voyage dedans une peau de bœuf: que ses camarades delièrent & esventerent, estimant qu'Ulysse remportast une grande abondance d'or dedans ceste peau : de sorte que les vents ayans excité la vague, repousserent Ulysse vers l’isle d'Aeolus d'où il venait, qui ne le voulut derechef recevoir l'estimant ennemy & maudit des Dieux : de là comment il navige jusques au pays des Lestrigons, chez lesquels ayat perdu onze navires vint vers l'isle d'Aeaa, ou habitait la Deessè Circé, vers laquelle il deputta par sort Euryloche avec une partie de ses gens, pour scavoir quels peuples y habitaient : qui receurent tous ce dommage de la sorciere Cirée, que d'estre metamorphosez, en truyes, sinon Euryloche, qui par ruse s'exempta, de ce mal, rapportant les nouvelles à Ulysse, qui par la faveur de Mercure qui luy donna un preservatis & remède appelle Moly, vint vers Circé qui à sa requeste restitua les camarades en leur première forme, ce qu'ayant esté faict, Ulysse demeura chez, la  Deesse Circé l'espace d'un an  puis il descend aux Enfers. 

 

pres avoir cinglé en haute mer, autant que la faveur des vents nous l'a permis, & la force de nos camarades, nous arrivons en l'isle d'Aeolie, le sejour d'Aeole Hippotade le mignon des Dieux immortels : ceste isle est tres-forte, comme estant entourée de murailles de fer, inexpugnables & à l'espreuve de toutes les machines de guerre, & garnies d'un haut rocher pour descouvrir de loin : le Roy Aeole se plaist fort en ce lieu, passant le temps avec ses enfans, qui sont douze en nombre, à scavoir six fils & autant de filles, qui se conjoignent les uns avec les autres d'un legitime mariage, quant ils sont venus en aage de se marier, par la volonté & consentement du Roy Aeole leur pere, s'esgayans en la Cour en banquets, danses & autres passes-temps, prenans leur deduit au Palais si richement meublé, recevans quelques fois les contentemens d'amour avec leurs pudicques femmes, couchans dans des licts composez de tapis & matelats. Estant donc arrivé en sa Cour, vrayement le Roy Aeole me receut fort humainement de sa grace, & traicta l'espace d'un mois tout entier, s'enquerant à moy de toutes les adventures des Grecs & de la prise de Troye, ce que je luy raconte naïsvement ainsi qu'il meritoit : comme je voulois avancer mon retour, le remerciant de tant de biens-faists receus de luy, il m'appreste un navire & autre équipage reserrant tous les vents qui me pouvoient nuire dedans une peau de bœuf qui avoit neuf ans : car il avoit ceste puissance, Jupiter luy ayant donné la garde & dispense des vents qu'il les peust retenir & lascher selon les occasions & ses volontez : il lia ceste peau à mon vaisseau, me donnant en pouppe un zephyre favorable qui nous eust conduit facilement sans péril en nostre Ithacque, si nous mesmes par nostre malice nous n'eussions perdu ceste faveur : car apres avoir navigé de ce vent tant heureux l'espace de neuf jours & autant de nuits sans relasche jusques au dixiesme que nostre Ithacque nous apparut de fort pres, voyans desja des flambeaux que l'on apportoit au rivage : le voisinage & la joye & la confiance que j'avois de ne pouvoir plus tomber en aucun péril ny retardement, m'endort fort doucement fatigué de tant de labeurs & destresses : neantmoins je ne laissois pas pourtant d'adviser au gouvernail, ne voulant  aucunement me confier à aucun de mes camarades craignant quelque retardement par leur faute : cependant mes compagnons qui pensoient que j'emportasse une grande quantité d'or ou d'argent ou des presens du Roy Aeole dedans ceste peau, un d'eux plus hardy dit en l'aureille de l'autre : Bons Dieux que nostre Ulysse a esté aymé & caressé des nations estrangeres qu'il a veu en son voyage, en tesmoignage de ceste affection, il emporte une grande quantité de presens qu'il a receu de ces peuples estranges, ou bien c'est le butin qu'il a eu pour la part du sac de Troye : & nous autres mal-heureux qui avons suby mesmes perils, mesmes destresses, nous ne remportas rien que les mains vuides  voyons que c'est en ceste peau, afin d'estre participais aussi bien du butin que des mal-heurs : sus voyons, aussi-bien croy-je que ce sont presens du Roy Aeole pour l'affection qu'il porte à nostre Ulysse desvelopons pour voir que c'est en ceste peau, quelle quantité il emporte, quelles sortes de dons. Ils disoient ainsi & la pluralité des voix confirma ce pernicieux advis, car ayans deslié ceste peau, tous les vens sortirent qui nous repousserent à nous esloignans de nostre Ithacque, la tempeste m'esveilla à demy comme en sursaut, pensant que la navire fust submergee ou fracassee, en doute si j'estois vif ou mort, ou si je devois passer cela, sans dire mot : ce qui me sembla le meilleur conseil, supportant ceste affliction avec dissimulation le mieux qu'il estoit possible dans le fond du navire, jusques à tant que les vents & bourrasques nous ayans repoussé vers l'isle d'AEolie d'où nous venions, y abordasmes, non sans grand regret de mes compagnons qui consideroient que ceste affliction procedoit de leur curiosité & avarice : estans là abordez nous prenons nostre repas, ce qu'ayans fait je prends avec moy un heraut comme compagnon pour aller chez le Roy Aeole, arrivans en son palais nous demeurasmes à la porte de la sale où estoient & le Roy & sa femme & ces enfans qui banquettoient quand nous fusmes entrez ils furent fort estonnez de nous voir, qui devions estre si loin vers nostre pays, ne sçachans la cause de nostre malheureux retour me disent Comment estes-vous revenu, Ulysse ? qui vous pensoit si pres ? par quel encombre ? quel mauvais demon vous est contraire & afflige ? nous vous avions procuré humainement un équipage de navire pour retourner en vostre Ithacque ou en quelque pays que ce fust qui vous fust agréable, neantmoins vous voyla.

   Ils dirent ainsi, & lors je respondis doucement. Helas mes compagnons m'ont perdu, comme le sommeil me saisit à leur grand mal-heur & au mien : mais je vous supplie ; secourez-moy en ceste affliction, il est en vostre puissance.

     Je disois ainsi les appaisant de douces paroles, neantmoins ils ne me respondirent rien, sinon que le Roy Aeole de cholere & superstitieuse conscience me dit, Allez meschant homme, en vostre dommage & precipice de desespoir, sortez d'icy, il n'est aucunement permis à un homme qui a la crainte des Dieux devant les yeux, de recevoir comme hoste celuy qui est ennemy & maudit des Dieux comme vous allez, allez en vostre ruine

    Ayant dit, il me renvoye par scrupusle pensant mal faire que de bien faire à un horaire qui fust affligé des Dieux, & maudit, comme il avoit ceste opinion de moy, ce qui m'affligeoit grandement, considerant en ce desespoir que j'avoit pour  ennemis, & les Dieux & les hommes, n'esperant aucune consolation ny secours. De là nous fumes contraints de naviger plus outre avec gra­nde fatigue & labeur que recevoient mes compagnons à la rame : encor estions nous plus affligez de ce que ce mal-heur nous estoit arrivé par nostre faute & imprudence, & sans sçavoir où nous allions, ayant perdu toute esperance de retour : nous vogasmes à l'inconstance des vents l'espace de six jours tous entiers, jusques au septiesme que nous arrivasmes en la grande & spacieuse ville de Lamos, que les Lestrigons habitent, où le Soleil perpetuellement luit, sinon qu'il y a quel­ques heures courtes de nuict : là ou les pasteurs & bergers qui gardent de jour le petit bestial, comme chevres, moutons ou brebis, appellent les autres bergers pour garder les bestes à cornes & poil court de nuisct, ce qu'ils peuvent faire facilement, car les bergeries & mestairies sont si proches les unes des autres que la voix se peut facilement entendre d'une mestairie en vue autre : que si quelques bergers se veulent frustrer du sommeil & repos qu'ils peuvent prendre en la nuict si courte, ils reçoivent double recompense, & sont payez comme pour leur travail de deux jours, qui se confondent facilement en ceste region avec la briesveté des nuicts. Estans arrivez au port qui est entouré d'un rocher, qui divisant le port en deux, faict deux havres là où on aborde, ce qui faict que l'entree du port est fort estroitte où ces peuples arrestent leurs vaisseaux en ce lieu fort seur & applany, & exempt de vagues par la pointe du rocher qui abat les flots : nous garrotons nos vaisseaux avec cordages & funins : je prens terre & monte dessus une haute sentinelle pour appercevoir quelque chose, neantmoins je ne vis rien sinon qu'une petite fumée qui montoit de la terre en l'air : au reste je depute quelques uns de nos compagnons avec un heraut pour descouvrir quels peuples, quelles nations habitoient en ce pays, ce qu'ils firent prenant le grand chemin que tenoient les charmes qui amenoient du bois à la ville : ils rencontrerent de front la fille du Roy Lestrigon qui commandoit en ce pays, qui alloit à la fontaine d'Artacie puiser de l'eau, à laquelle ils parlerent, estans fort aises de trouver ceste commodité pour s'enquérir qui estoit le Roy, ou celuy qui commandoit : elle leur rnonstre le logis de son pere : dont comme ils furent entrez au palais ils trouverent la femme de Lestrigon qui estonna fort nos compagnons de grimace, tant pour sa monstrueuse grandeur que l'horreur de son visage qui incontinent appela son mary Antiphare qui estoit à la place publique : comme il fut arrivé sans de autre forme de procés, ny scrupule il se jetta sur un de nos compagnons & devora par lopins à son soupper, les deux autres voyans un si cruel spectacle fuirent & vinrent à la course à nos vaisseaux : le Lestrigon qui poursuivoit nos compagnons esmeut tous les Lestrigons qui couroient en grande multitude & sedition vers le rivage, cassans nos vaisseaux, dardans de grosses pierres : car ils ont cette force, ressemblans plustost à des Geans qu'à des hommes : ce grand bruit plein de trouble & clameurs vint jusques à nostre navire. Or tandis que les Geans deschiroient les deux qui avoient fuy, & fracasserent nostre flotte, je couppe les cordages de nostre vaisseau qui estoit un peu esloigné d'eux, pour une plus grande diligence, commandant à mes compagnons de tirer fort & ferme à la rame pour fuir ce mal­heur qui nous talonnoit, ce qu'ils sont cinglans en haute mer avec un seul vaisseau qui nous estoit resté apres le debris des autres, & perte de nos compagnons : de là  allons outre jusques a l’isle d’AEaa où habitoit Circe, Deesse immortelle & redoutable, la sœur du prudent AEate, qui tous deus avoient esté engendrez du Soleil & de Perse qui estoit fille de l'Océan : estans donc arrivez au port par la conduitte de quelque Dieu, nous demeurons par l'espace de deux jours & deux nuicts en ceste affliction sans prendre terre jusques au troisiesme, auquel prenant mon espee & ma javeline, je monte en une petite sentinelle demy-rompuë, pour appercevoir ou entendre quelque chose : comme je fus monté, je ne vis rien sinon qu'une petite fumée qui montoit en l'air, de la maison de Circe entre des forests & des bocages : je deliberois avec moy-mesme si je devois aller pour apprendre quelques nouvelles, neantmoins en ce doubte je m'advise plus sagement d'aller premierement voir nos gens qui estoient au bord à dessein de leur bailler à disner & en deputer apres quelques uns pour aller chez Circe, avec charge expresse de descouvrir la qualité de la region & les mœurs des peuples sans en faire l'épreuve moy-mesme, ce qui ne se pouvoit faire sans péril de ma vie.  Comme j'estois en chemin proche de nostre vaisseau, un Dieu de sa  providence me fait rencontrer un cerf aux longues cornes, qui descendoit d'un pasty d'une forest pour boire à un fleuve voisin, estant eschauffé de l'ardeur du So­leil & pressé de soif : comme il descendoit, je me mis en disposition de le tirer, ce que je fis sans manquer de le frapper par l'espine du dos : la vehemence du coup le perça d’outre en outre, le renversant contre ter­re pour la grande playe qu'il avoit receu, il tombe glossant à certaines reprises : Je retire incontinent mon javelot, appuyant mon pied contre luy pour la grande force qui estoit necessaire pour le retirer, & le laisse là jusques à tant que j'eusse arraché des osiers pour luy lier les pieds de la longueur d'une aulne, pour le charger sur mes espaules, ce que je fis m'appuyant sur mon javelot à raison que je ne pouvois le porter de l'autre main sur mon espaule, pour-ce que la beste estoit bien grosse & bien lourde. Estant descendu je jette ma charge disant en ces mots : Camarades & mes amis, bien que nous soyons affligez & destituez de tout secours nous ne mourrons pas de faim ce coup avant que nostre jour soit arrivé, puisque nous ne manquons point de vivres, beuvons, mangeons en toute liesse, ne nous asseichons de faim ny de jeusnes tandis que nous avons de quoy.

    Ayant dit ainsi, ils obeïrent à mes commandemens & vinrent voir le cerf, l'admirans comme une monstrueuse beste : or apres avoir delecté leurs yeux à ceste veuë si agreable, ils appresterent de leurs mains bien nettes le banquet, & passames le jour à faire bonne chere en beuvant & bien mangeant jusques au soir, que nous reposasmes jusques au matin, & prins occasion de haranguer quand l'Aurore fut levee, en ces mots pour la descouverte du plat pays, & cognoissance des mœurs & coustumes des habitans de ce lieu où nous estions abordez.

    Escoutez ce que je vous veux dire, bien que vous ayez enduré de grandes destresses neantmoins mes amis je m’assure tant en vostre courage & constance, que vous ne laisserez pas pourtant de faire ce que je vous diray : nous sommes en grande peine, vous ne l'ignorez pas, nous ne sçavons en quel lieu nous sommes, où est le Septentrion, le Midy, ny l'Orient, ny l’Occident, & encores moins à combien de degrez nous sommes de l'elevation du Pole, quelles ombres ont ces peuples ; C'est pourquoy je suis d'advis que nous tenions le conseil sur ceste matiere, si encores apres tant de traverses & mauvaises rencontres, nous avons du conseil utile & profitable, nonobstant je vous diray que l'autre jour me pourmenant le long de ceste isle, estant mesme monté en hau­te sentinelle pour descouvrir de loin, j'advisay une petite isle que la mer entoure d'eau, d'où sortoit une petite fumée entre les forests & bocages.

    Ayant ainsi dit, ils se douterent bien que je leur imposois le hazard d'y aller, pour cognoistre les mœurs de ces peuples & s'enquérir ce qui s'y passoit, encor se ressouvenans du peril & de la mort de nos camarades chez les Lestrigons, craignans d'encourir telles destresses pleuroient : ce qui ne servoit de rien, ny allegeoit leur mal, ny diminuoit le hazard : car la necessité nous pressoit au prejudice de la raison & de l’experience nous contraignans de se mettre à tel hazard. C'est pourquoy je compte mes camarades, les deputant de volonté, en leur donnant Euryloche pour Capitaine : mais afin d'éviter le soupçon de hayne ou faveur, & pourvoir à la confusion qui pouvoit arriver en deputant les uns en une hazardeuse commission, je trouve meilleur de tirer au sort ceux qui en seroient, ce que nous faisons ayans mis les mains dedans un heaume, le sort tomba sur Euryloche, & vingt-deux autres pour l'assister. Euryloche partit avec son escorte qui n'estoit pas content d'executer ceste commission pour le grand peril qu'il y avoit. Comme ils furent approchez de la maison de Circe qui esloit bastie en des valees de belles pier­res de taille, ils adviserent de loin une grande quantité de Loups & Lyons, avec de grandes griffes qui accompagnoient la Deesse Circe qui les avoit apprivoisez avec ses breuvages & drogues, qui neantmoins ne leur firent aucun mal, au contraire ils venoient balans & flattans de la queuë, avec des capreoles si gaillardes & singeries ne plus ne moins que sont les chiens qui flattent leurs maistres quand ils reviennent d'un banquet : Ainsi ces Loups & Lyons faisoient. Touteffois ils furent fort estonnez, ne sçachans pas qu'ils fustent ainsi apprivoisez, & lorsqu'ils les apperceurent, ils pensoient que ces bestes les deussent devorer. Ils ne furent pas si tost arrivez à la porte, qu'ils entendirent Circe qui chantoit harmonieusement, passant le temps à ses ouvrages dignes de l’esprit & de l'invention d'une Deesee : dont Polytes le Lieutenant d'Euryloche qui estoit un de mes grands amis, dit à la compagnie en ces mots.

     Compagnes escoutez je croy que quelque Deesse ou femme  chante icy dedans ; car la sale retentit à l'harmonie de ceste voix : Sortons sans crainte, afin que l'on nous ouvre la porte.

    Il dit ainsi : & à l'instant ils sortirent ; appellans ceste Deesse qui vint à la porte, les faisant entrer avec tant de courtoisie qu'il n'estoit pas possible de plus, qui leur persuada l'entree avec tant d'oubly &  folle ardeur, qu'ils sembloient deja en entrant, recevoir une stupide & bestiale metamorphose : ils entrerent tous, sinon Euryloche qui plus advisé & sage, soupçonnant quelque fraude en ceste entree pleine d'attraicts & imprudence, ne voulut entrer, mais se tint à la porte de Circe, fit seoir nos gens, leur donnant du fromage, de la farine, & du miel meslé avec du vin Pramnien, & pareillement : leur donna certaines drogues & venins qui meslés avec du pain, avoient une grande vertu & proprieté. Or quand ils eurent mangé, Circe les toucha d'une certaine verge, les enfermant dedans une estable : &à l’instant ils  furent metamorphosez en truyes, leurs teses, mains, pieds, voix furent changees en testes de truyes, en pattes & grongnement, neantmoins ils sentirent bien leur bestiale metamorphose car ils n'avoient pas perdu la raison & le jugement d'homme qui seul estoit resté sans alteration, qui ne le peut changer par poisons & venins. Ceste consideration leur faisoit déplorer leur miserable condition en grongnant ils mangeoient & devoroient veautrés en leurs estables comme truyes, force gland & abondance de fruicts d'un cornilier que Circé leur avoit donné. Le pauvre Euryloche qui avoit veu si tost disparoistre ses camarades, jugea qu'il leur estoir arrivé quelque mal-heur de la part de cette Deesse, & revint à la flotte pour advertir Ulysse de tout ce qu'il avoit  veu comme il fut arrivé la vehemence de la douleur & tristesse, luy serroit le cœur, fermoit la bouche, entravoit sa langue,  assoupissant ses esprits, de telle sorte qu'il  ne pouvoit parler, si ce n'est des yeux & par signes, monstrant l'asffliction qu'il portoit en son ame, qui contestoit contre le dueil & la tristesse, qui retardoit comme par defaut de confiance, l'expression des choses, dont la cognoussance estoit si necessaire & le remede utile & urgent, ce que la douleur retint jusques à tant que l'ame se mettant un peu à l'aise, & se desveloppant de si grandes perturbations à nostre instance & sollicitation, diminua le dueil d'Euryloche qui nous racompta non ce qui s'estoit passé dedans le logis de Circe, car il ne le sçavoit pas, mais ce qu'il avoit apperceu à la disparition de ses camarades, qui fut si prompte à ses yeux, qu'il considera cela ne pouvoir arriver que par quelque fraude & enchanterie, disant en ces mots à Ulysse.

    Helas genereux Ulysse, nous avons fait ce que vous nous avez commandé, au prejudice de l'experience qui nous retardoit à bonne raison en ceste commission si mal-heureuse, & de nostre providence, qui sembloit nous prognostiquer le mal-heur qui nous est arrivé : nous avons esté dedans la forest où nous avons trouve la maison de Circé bastie en des valees bien aërees de pierres de tailles, qui là chantoit harmonieusement, maniant ses petits ouvrages : elle ouvrit la porte à nos camarades, qui entrerent en son logis avec autant d'imprudence que je soupçonnay incontinent qu'il y avoit de la fraude, voyant mes amis si tost disparoistre, ceste consideration & soupçon m'empescha de les suivre.

    Comme Euryloche m'eut rapporté ces mauvaises nouvelles, j'attache mon espee à mes espaules à dessein de combatre pour mes camarades, disant à Euryloche d'une promptitude curieuse ; Menez-moy par le mesme chemin que vous avez tenu, afin de parvenir au salut de nos gens, il n'est pas question de les delaisser en ceste rnisere.

    Incontinent Euryloche qui fremissoit de crainte, ne voulant m'accompagner par un defaut de courage me dit.

    Genereux Ulysse, je vous supplie de me laisser icy avec la flotte, me dispensant de vous faire compagnie : voulez-vous me mener contre ma volonté, laquelle estant contraindre ne peut faire rien qui vaille ? vous attribuerez volontiers mon refus à couardise & lascheté, que l'on ne pourra accuser ; quand par discretion & raison elle fait la mort & les perils : si ce n'est que la fole temerité vous soit recommandable au prejudice de vostre vie & de celle de vos amis, vous asseurant que jamais vous ne retournerez sain & sauve où vous allez il n'y a aucun remede si ce n'est la suite, fuyons tant que nous pourrons, on n'a pas tousjours l'occasion de fuyr, bien que la fuitte soit couarde ou ignominieuse, encores vaut-il mieux de fuyr avec raison & modestie que de se précipiter au mal & aux perils d'une temeraire fureur.

    Il dit ainsi, & luy respondir à Euryloche : Puisque tu manques de courage & de hardiesse, demeures avec la flotte, banquetant avec le reste de nos compagnons, cependant je m'en iray pour delivrer nos gens.

   Ce n'est pas que temerairement je prenne plaisir à hazarder ma vie, si ce n'estoit par devoir & necessité qui m'oblige, & aussi le soing que doit avoir un capitaine de ses soldats, de telle sorte que s’advanturer en toutes sortes de perils pour delivrer ses gens d'affliction & servitude.

   Comme j'achevois de dire, je sors du bord & prends terre, allant le long de la forest jusques à tant que je fusse arrivé au logis de la Deesse Circé la sorciere : je m'allois precipiter à mon mal-heur ; car l'affliction & le courage me transportoient, n’eust esté que Mercure de faveur secourable vint au devant de moy, avec sa verge, sous la representation d'un jeune adolescent, pour m'advertir de mon devoir, me disant en ces mots.

   Où vas-tu, tres-heureux Ulysse, de me rencontrer ? quel chemin tiens-tu par ces broslailles, ne scachant pas les routes ny le grand accident qui est arrivé à tes camarades qui sont enfermez dedans des estables chez Circé qui les a metamorphosé en truyes ? ne vas-tu point chez elle en asseurance de les delivrer, qui n'est pas en ta puissance, à raison que toy-mesmes ne pourras eviter le mal-heur duquel tu veux garantir tes compagnons, si ce n'est que d'une faveur particuliere je t'enseigne les moyens & inventions d'obvier aux enchanteries de Circé la sorciere, ce que je ne te refuseray, t'advertissant de tous mauvais desseins de Cirée, qui te baillera incontinent que tu seras arrivée, un bruvage, melant avec ton vin des drogues fort nuisibles qui n'auront aucune force en te baillant un signalé preservatif & remede, & puis elle te frappera, d'une certaine verge, & alors que tu verras qu'elle t'en voudra frapper, dégaine ton espee avec grande asseurance & confiance, te jettant sur elle, comme si tu la voulois tuer. Ceste force de courage luy donnera une grande crainte, de sorte quelle t'invitera aux amoureux contentemens & de coucher avec toy ce que tu ne refuseras, afin que sa bienveillance, produise tels effects que de delivrer tes camarades d'une si bestiale metamorphose, mais aussi fais toy donner asseurance qu'elle ne te trompera & apportera aucun dommage, de peur que par trahison elle ne te rende craintif & coüard, t'ayant despoüillé de tes armes.

  Comme il m'eut dit ainsi, il monstra ceste herbe qui estoit le  preservatif que l'on appelle Moly, qui a les racines noires, & les fleurs aussi blanches que du laict, qui a autant de vertus & de proprietez : ainsi qu'il me les descouvrit, autant qu'il est difficile aux hu­mains de l'arracher tant elle est enracinée en terre, de  sorte qu'il n'y a que les Dieux qui peuvent tout,  qui la puissent arracher. De là Mercure finissant ses advertissemens, monta au mont Olympe. Cependant comme j'approchois du lieu destiné,  en mon chemin j'avois plusieurs profondes cogitations qui reluisoient d'une part & d'autre, tant de ces accidens que de ces faveurs  particulieres. Comme je fus arrivé au logis de Circé, je l'appelle à haute voix, qui me vint ouvrir la porte avec grande courtoisie, je la suys, elle me meine en sa chambre,  me faisant, seoir sur un throsne richement ouvré, mettant un escabeau dessous mes pieds : à l'instant elle me donna un breuvage  dedans un vase d'or, dans lequel elle avoit mis de mauvaises drogues à desseing de me metamorphoser comme mes camarades, mais elle fut trompée : car apres avoir beu & mangé elle me voulut frapper de sa verge, me disant, Va-t'en en l'estable avec tes soldats changés en truyes, & te veautre le long de l’estable comme une truye : neantmoins elle ne me peut nuire, car ce preservatif que m'avoit donné Mercure abattoit la force de ses drogues, & tiray mon espée pour empescher les efforts de sa verge, me ruant sur Circé, comme si je l'eusle voulu tuer, elle s'escria avec grande crainte m'embrassant le genouil, & me disant.

    Qui es-tu, d'où es-tu, de quelle ville & lignage & extraction, qui as un courage à l’espreuve de mes drogues, qui as si bien digeré mes poisons sans dommage, desquels homme qui vive ne s'est peu exempter de la metamorphose, à l'instant qu'ils avoient passé le palais & le gosier, je croy que tu as un corps & un esprit immuables par ta grande sagesse & vertu, qui ne permet que ton ame reçoive alteration & aucun changement, & volontiers que tu es cet Ulysse si rusé qui devoit venir au retour de Troye, ainsi que Mercure me le prognostiqua : mais mon cher Ulysse renguaine ton espée, de grace ne parlons que d'amour & d'amitié, allons coucher ensemble pour prendre nos esbats amoureux, en asseurance qu'il y aura à jamais entre nous une amitié mutuelle.

   Elle me dit ainsi, avec autant de beauté que d'amours & attraits, comme je luy respondis poussé d'un ressentiment que j'avois du mal-heur de mes camarades, & en doute si son amitié estoit feinte, traistre ou fidele, luy disant.

    Circé belle Deesse, à quel propos voulez-vous que je me comporte avec vous avec tant de courtoisie & douceur, qui m'avez metamorphosé  mes  gens  en truyes avec tant de fraude les retenant en ce miserable estat ? est-ce là un suject : pour faire naistre entre nous une amitié, au ressentiment que je dois avoir, & prendre vengeance à la pointe des ar­mes ? encor sans   consideration portée d'un aveugle desir, vous m'invitez de coucher avec vous, volontiers d'une feinte & traistre amitié, pour m’affoiblir & perdre quand je seray despouillé de mes armes & d'asseurance : c'est à faire à d'autres qui sont plus bestes que moy, qui ne sçavent pas les regles d'aimer, ny  les espreuves d'une vraye amitié, qu'il est besoin de faire pour eviter la trahison &  tromperie : non, non, je ne satifferay à vos amoureux desirs, qu'à la charge & condition que vous vous obligerez d'un serment qui  oblige mesme les Dieux immortels sans dispense, duquel le parjure soit une execrable abomination digne du foudre, que vous ne me tromperez en vos amours & attraits d'amour.

   Comme je disois Circé jure avec solemnite qu'elle ne me feroit aucun mal : & alors je consens à ses amours, mais avant que prendre nos esbats en la couche immortelle de Circé, ses quatre servantes qui estoient filles des forests & des fleuves, firent des superbes & magnifiques apprests, la premiere accommoda la couche & couvrit de beaux draps & tapis, la seconde appresta le banquet, couurant la table de toutes sortes de mets en vaisselle d'argent, la troisiesme versa du vin aussi doux que miel dedans une coupe d'or, la quatriesme mit bouillir de l’eau dedans une grande casse qu'elle posa dessous un trepied, dessous lequel il y avoit un grand feu : or à l'instant que l'eau fut chaude, elle me met dedans un grand baignoir, faisant couler l'eau de la casse par un tuyau sur mes espaules pour me laver & oindre, ce qu'ayant faict elle me donna une belle camisole & un man­teau, & m'appresta un superbe throsne pour m’asseoir, mettant dessous mes pieds un escabeau. Et comme elle eut apporté de l'eau pour laver la main, qu'elle respandoit dedans un bassin d'argent, elle nous servit de toutes sortes de vian­des agreables & delicieuses : neantmoins toutes ces delices ne me plaisoient auçunement pour le soing que je prenois de mes affaires, & la providence qui me prognostiquoit plusieurs encombres & destresses, ce qui faisoit que mon visage qui estoit le tableau de l'ame, le theatre où se jouent toutes les passions, le miroir où l'on voit les plus secrettes affections, ne pouvoit desmentir mes profondes cogitations pleines de solicitude, trahissant contre ma volonté, mon soucy & dueil aux yeux de Circé, qui me voyant ainsi pensif sans gouster des viandes si bien assaisonnées, me dit.

    Genereux Ulysse, pourquoy estes-vous-ainsi pensif & songe-creux ? avez-vous le goust affadi à toutes ces delices, par quelque mescontentement ou tristesse, ou par crainte que vous receviez quelque mal de ma part si c'est cela je vous supplie de vous asseurer autant que l’on doit se confier en soy-mesme, puisque vous estes un autre moy-mesme, prenez & recevez de grace les delices de ce banquet sans crainte : car mon serment m'oblige tellement, que je ne le vou­drais violer pour toutes les occasions & inimitiez du monde. Mais à quoy sert de tant vous asseurer ? ne sçavez-vous pas bien que mon amour qui vous est un garand & caution ne peut s'adonner à ven­geance & malice, une ardente affection ne sçait que meriter & obliger par devoirs & offices gracieux la personne qui est aymée.

   Elle me dit ainsi, passionnée d'amour, desirant la gayeté de mon visage, comme un tesmoignage de mon affection & luy respondis.

   Circé belle Deesse, qui est celuy qui auroir si peu de ressentiment & de courage, qui voudroit gouster de tes viandes, & t'entretenir à table de propos d'amour & caresses, ayant ce desplaisir en l'ame que de voir ses amis en affliction & si miserable estat, vrayement celuy-là seroit bien stupide aux esguillons de charité qui nous invitent à la delivrance de ceux qui nous appartien­nent, dont la fortune & misere nous touchent par communication & parti­cipation, en laquelle entre une vraye amitié qui doit porter une partie de la cala­mité pour la rendre plus supportabler : aussi je ne croy pas qu'un homme fust si beste que de se recréer avec celle qui a ap­porté le dommage, si ce n'est qu'elle repare le mal & delivre des destresses ceux qu'elle a affligé : c'est pourquoy par mesme droict &c raison, si vous voulez que je me recrée avec vous en vostre somptueux banquet, delivrez de grace mes camarades de ce mal, & les restituez en leurs premieres formes.

    Circé passionnée d'amour, qui ne peut rien refuser & denier, si ce n'est l'impossible, s'assujectissant aux plus onereuses & difficiles charges, tenant sa verge en sa main fit sortir nos camarades dehors l'estable, qui ressembloient à des porcs de neuf ans à desseing de leur restituer leurs premieres formes, & pour cet effect Circé passant entre eux qui estoient d'une posture contraire & diverse, je ne sçay pas si elle estoit necessaire & ceremonieuse, ou que par hazard cela se fust rencontré, tant y a elle donnoit & appliquoit un remede composé de telles drogues qui eussent la force de leur restituer leurs formes, & à l'instant la force des drogues fit tomber le poil de leurs corps, & les restitua entierement, de sorte qu'ils estoient plus beaux, gaillards & plus grands qu'ils n'estoient auparavant : in­continent ils me recogneurent à me jure que la sagesse & jugement leur revenoit me prenant les mains par affection pleurans aussi de joye : ces pleurs resonnoient grandement au logis de Circé, qui avoit pris de sa grace compassion de moy, & mes gens me disans avec autant d'affection que de grace.

    Genereux Ulysse, n'estes-vous pas con­tant de moy, vous ayant donné ce que vous me demandez ? mais pour monstrer les effects de mon affection plus grande & faire espreuve de mon zele & amitié vous conseille d'aller à vostre bord pour anchrer vostre vaisseau, & apporter toutes vos richesses, tout vostre bagage & equipage pour les serrer céans dedans, je vous veux traicter, aussi vos soldats, quel­que temps pour avoir l'occasion de favoriser à nos amours. Ce n'est pas pourtant que je vueille vous retenir à jamais, & arrester le cours de vos desseins & voyages, ou de vostre retour, mon intention n'y est pas : mais afin que j'aye ce bonheur que de vous avoir pour hoste chez moy pour quelque temps.

   Les discours de Circé pleins de courtoisie, me persuadoient autant que l'amour a de force & de puissance sur les ames qui en sont frappées ne pouvant rien refuser à sa grace & à son maintien, qui me desroboit une partie de mes volontez les incorporant aux siennes, de sorte que d'un oubly de mon retour en ma chere Ithacque, je consentis à ses volontez, lesquelles pour accomplir je me mis en devoir de venir vers nos camarades au bord, que je trouve pleurans les encombres qu'ils pensoient m'estre arrivez ; quand ils m'adviserent, ils fu­rent tellement aises qu'ils en pleuroient d'aise & allegresse, & tout ainsi que les genisses quand elles sont saoules des herbages, folastrent à l’entour des grandes vaches, buglans à l'entour de leurs meres en des grottes estans en liberté, lors que les bouviers les laissent à la campagne, ne les pouvans tousjours retenir en leurs estables & tects : ainsi ils venoient me congratuler, m'environnans de bonnetades avec tant de joye comme s'ils fussent arrivez à bon port en Ithacque leur pays natal, me disans ainsi.

    Genereux Ulysse, la tristesse nous possedoit pendant vostre voyage, pensans qu'il vous fust arrive pareil encombre qu'à nos compagnons : mais maintenant que nous voyons vostre heureux retour, nous vous congratulons autant comme, si vous estiez sain & sauve en vostre Ithacque : à ceste heure nostre douleur  est changée en joye de laquelle l'excez sera moderé par la narration des advantures & mal-heurs qui sont arrivez à nos camarades, & le genre de mort qui a saisi ceux que nous avions cy-devant deputé.

   Comme ils disoient ainsi, je leur respondis d'une parole douce & gaillarde, Soldats, enchrons nostre vaisseau au port, & emportons nostre equipage en la maison de Circé qui nous recevra benignement, c'est là où vous entendrez les nouvelles de nos amis avec joye qui banquettent & passent le temps fort joyeusement au logis de Circé.

    Ayant mis fin à mes commandement la joye esmeut nos camarades à me suivre, sinon Euryloche, qu'une autre passion retint, à sçavoir la crainte qu'il avoit de Circé, qui avoit  metamorphosé ses gens en truyes : sur les vives impressions de ceste peur qui luy engendroit mille soupçons, persuadoit à nos gens de desobeyr à mes commandemens, leur disant.   
    Miserables que nous sommes, où irons nous? pourquoy voulez-vous vous precipiter & courir la teste baissée à vostre mal & desespoir, & allans en la maison de Circé, la sorciere, qui nous metamorphosera tous en lyons, truyes & loups, nous assujectissant par necessité de garder sa maison comme des chiens,  comme fit Polypheme ; quand nos camarades  eurent sa folle hardiesse d'entrer en sa grotte par le bon conseil d'Ulysse,   qui faict tant le courageux, aux despens de la vie de ses gens, d'un courage indiscret & temeraire.

    Les discours d'Euryloche remplis d'injures me sollicitoient de le tuer en luy tranchant la teste, bien qu'il me fust conjoinct d'une telle consanguinité, qu'elle devoit pardonner à telles passions injurieuses neantmoins la colere qui me transportoit, ne recevant aucune raison & empeschement,  si ce  n'est une plus grande force & resistance, m’invitoit à faire ce mauvais coup que j'eusse fait si la colere où j'estois sans respect de la parentelle n'eust esté que mes soldats par douces paroles & force me retinrent : le juste suject que j'avois de ressentiment, estoit, qu'Euryloche me desroboit l'honneur de mon courage, qui tousjours a esté meslé avec prudence & conseil, sans lequel la hardiesse n'est plus qu'une folle temerité qui perd le merite & le nom de vertu : partant mes camarades, qui d'un costé & d'autre m'appaisoient ont le merite & l'honneur de ceste retenuë, me disant en ces mots.

    Genereux Ulysse, ne vous colerez pas, pardonnez à la crainte qui est une passion qui esbranle le siege de la raison : nous ne laisserons pas de vous suivre, mesme quand Euryloche demeurera, qu'il demeure, & pour la peine de sa coüardise, il aura ceste réputation entre nous d'estre appellé le gardien de nostre vaisseau, pour eviter les coups & les périls d'une crainte coüarde.

    Ils disoient ainsi sortans du bord, portans leur bagage, laissans la navire toute seule : car Euryloche les suivit, tant par la crainte de mes menaces que par honte : nous trouvasmes nos compagnons en bonne disposition, beuvans & mangeans chez Circé qui les avoit lavés & oindts : à l'instant qu'ils nous adviserent, ils pleurerent, faisans resonner la maison en gemissemens, racontans tous leurs encombres : dont Circé pour mettre fin à ces gemissement, me dit d'une façon gaillarde.

   Genereux Ulysse, fermez la bonde aux larmes, cessez de raconter vos destresses : car je sçay tout ce qui vous est arrivé, tant en mer qu'en terre : il n'est rien incogneu à une Deesse, chassez vos ennuys pour recevoir les plasirs avec moy : à quoy sert la ressouvenance des mal-heurs, si ce n'est qu'à nous attrister ? beuvez, mangez afin que vous restauriez vos esprits, & ramassiez les pointes de vostre courage  que vous aviez quand vous estes sorty d'Itaque : depuis ce temps-là vous avez esté en perpetuelles destresses, & y serez, bien qu'elles cessent car la ressouvenance vous desrobera les plaisirs & contentemens. Et dit ainsi, & deslors je commence à mettre dessous le pied toutes mes afflictions, me resjouyssant aux banquets de Circé sans ressouvenance de mon retour, me plaisant avec elle comme si toute ma vie j'y eusse deu demeurer, le temps ne m'ennuyoit aucunement, recevant  tous les plaisirs que l'on peut souhaiter, si jusques à tant que l’année fut passee, les heures & les mois l'ayant produit, & alors mes camarades qui jugeoient que l'oubly me possedoit volontiers,  aveuglé que j'estois  par les delices, me remonstrerent les inconveniens de mon  retardement & plus long sejour, disant.

    Genereux Ulysse, je ne sçay à quoy je dois attribuer vostre longue demeure & oubly, ou aux delices, ou au changement de vos volontez, remplies de desirs de voir vostre chere Ithacque, il semble que vous l'ayez oubliée : je croy qu'il sera aussi utile que raisonnable, que nous prenions congé de Circé, la remerciant de tant de biens-faits en nostre endroit avaçans nostre retour, puisque par les destins & propheties vous devez retourner sain & sauve en vostre Ithacque, de laquelle jouyssanee est autant agreable comme le retardement est odieux & desagreable, principalement à ceux qui se plaisent à faire leur sejour en leurs pays.

   Ces discours pleins de prudence, conseil & d'amour envers sa patrie, me persuaderent de telle forte, qu'apres que nous eusmes passé le jour en joye & banquets, je fis la requeste à Circé en luy embrassant le genoüil en ces mots.

    Circé belle Deesse, voicy l'occasion & le temps qu'il faut, s'il vous plaist que vous accomplissiez vos promesses que vous avez faictes de moyenner mon retour en mon Ithacque, ce n'est pas que je m'ennuye en vostre logis, vos faveurs & bons traictemens me retiennent plustost que d'avancer mon desir : mais ce ne sont pas tant mes affections que je vous offre, pour impetrer de vous l'accomplissement de vos promesses, que celles de mes gens, qui me sollicitent à vostre absence de prendre congé de vous, s'ennuyans en une vie si delicieuse & calme par la foiblesse de leur esprit, qui ne peut supporter l'aise & plaisir, ou bien que soit l'amour qu'ils portent à leur pays ; tant y a, en ceste sollicitude, je vous supplie de me favoriser en ce mien departement, autant que l'amitié que vous me portez le permettra.

   Ayant mis fin à ma requeste, Circé me respondit d'une courtoise maniere : Genereux Ulysse, ne vous pressez point tant en vostre departement : si le sejour vous est agreable, demeurez encor quelque temps, il est vray que je ne veux pas retenir personne en mon logis contre sa volonté, & bien, puis que vous avez desir de partir je ne vous retiendray pas mais il faut pour vostre profit que vous teniez des chemins bien difficiles à tenir, il faut que vous descendiez aux enfers, le sejour de Pluton & de Proserpine, pour consulter avec l’ame du Prophete Tiresias aveugle natif de Thebes, duquel la sagesse & l'esprit te donnera bon conseil, que Proserpine luy inspire par ses faveurs, n'ayant pas perdu la mémoire des choses qui se passent en ce monde par la mort, alors entre les consultations plusieurs ames voltigeront à l'entour de toy. Elle dit ainsi, & à l'instant ces discours qui m'avoient persuadé de faire ce qu'elle me commandoit : mais aussi la difficulté de faire fleschir mes yeux aux larmes luy disant, afin de recevoir les advertissements necessaires en ceste affaire.

    Circé belle Deesse, vous m'obligez à une charge bien fascheuse, & presque impossible : car il me semble que personne n’est descendu aux enfers estant encore en pleine vie : qui est-ce qui m'enseignera le chemin, que l'on ne peut tenir sans la conduite de quelque Dieu ou Deesse favorable ?

   Comme j'achevois de dire elle me respondit, me donnant tous les advertissemens qui estoient necessaires en ceste affaire en ces mots.

    Genereux Ulysse, il ne vous faut point d'autre conduitte pour vostre vaisseau que vostre sagesse, qui sera ce que je luy  diray :  premierement par vostre voyage, vous equiperez un vaisseau de tout ce qui  est necessaire, donnant la voile au vent de  Borée qui sera favorable, quand vous aurez cinglé outre l'Ocean, vous aborderez à un port où vous adviserez  un bocage qui appartient à Proserpine remply d’aulnes & de saules, qui perdent leurs semences, fruicts & fleurs : apres que vous aurez anchré là, poursuivez vostre chemin en la rnaison de Pluton, où le Pyriphlegeton & Cocyte le fleuve qui vient des ruisseaux de l'eau du Styx, se perd dedans le fleuve d'Acheron : là vous ferez une petite fossette, qui ait en longueur & largeur de tous les costez une couldée, & espanderez, dessus quelque liqueur pour faire sacrifice à tous les morts, & ferez trois sortes d'effusions, la premiere sera de vin miellé, la seconde de bon vin, la troisiesme d'eau pure, mettant dessus quantité de farine, ce que vous ferez avec promesse ceremonieuse, de sacrifier à tous les morts une vache sterile & noire, quand vous serez retourné en Ithaque  & particulierement de sacrifier à Tiresias un mouton noir qui excellera en beauté entre les autres : & quand vous aurez fait ces promesses & supplications, sacrifiez-là une ouaille noire & femelle, vous tournant par ceremonieuse posture vers l'Erebe, & tirez-vous à l'escart, quand vous approcherez, des fleuves, car c'est là où toutes les ames s'assemblerant, & lors tu commanderas à tes camarades de tuer les ouailles que tu voudras sacrifier, pour les brusler apres les avoir escorchés pour en faire offrande à Pluton & Proserpine. Et de peur que les ames qui voltigeront à l'entour de toy ne boivent le sang, tire ton espée, & empesche avec tous efforts & solution de continuité de leurs corps aëriens, qu'elles ne boivent le sang avant que Tiresias vienne, qui arrivera à l'instant pour t'enseigner tous les moyens de faciliter ton retour,  & restaurer tes affaires.

   Elle mit fin à ses discours & adverissements, & à l'instant l'aurore aux blonds cheveux se leva, ce qui fut cause que pour les derniers tesmoignages de son affection, me donna une belle camisole & cappe, & une belle ceinture de laquelle elle me ceignit, entourant ma teste d'un petit voile de couleur rouge : au reste en ce desseing je resveille mes camarades, les admonestant ainsi : Camarades esveillez-vous, il n'est plus temps de dormir, preparez-vous à executer tout ce que Circé Deesse immortelle & favorable m'a commande pour nostre advancement le disois ainsi persuadant à mes Soldats de s'apprester avec joye, qui fut meslée d'un grand dueil qui nous saisit, pour la mort d'Elpenor jeune d'aage, comme la prudence qui s'estant endormi apres avoir trop beu, comme il en­tendit le bruit de nos amis, il le leva promptement tout estourdi de crapule, ayant perdu sens & raison ; comme il voulut descendre du toict d'une longue eschelle à reculons, & retrogradant ses pas, il tomba du haut du toict, se brisant la teste & mourut, à l'instant descendant aux enfers, je fus bien fasché de ce que je ne peus ramener tous mes camara­des sains & sauves de la maison de Circé : mais pource que c'estoit la peine de son vice & imperfection j'appaise mon dueil advisant à nos affaires, leur disant.

   Mes amis, volontiers vous pensez que nous allons tenir le chemin pour aborder en Ithacque nostre pays, vous estes bien trompez, si vous le croyez nous avons bien un autre chemin à faire, nous allons aux enfers sejour de Pluton, pour consulter avec l'ame de Tiresias le Thebain, sur les moyens qu'il faut avoir pour retourner en Ithacque ainsi que Circé m'a com­mandé.

    Ayant dit, ils se facherent grandement pleurans de regret & s’arrachant les poils craignans quelques nouvelles destresses : neantmoins tous ces regrets ne leur profiterent aucunement : car la necessité nous obligeoit à subir tous les hazards. Nous allons donc à nostre bord avec grands gemissemens, cependant Circé favorable nous apporta : un ouaille masle & femelle noire, & incontinent disparut de nos yeux facilement, n'ayant point de corps, si ce n'est aërien, pour se rendre visible à la foiblesse de nos yeux, qui ne pouvons voir un Dieu en son essence, qui est celuy qu’il pourroit voir quand il ne veut pas estre apperceu de nos yeux ?