pres
avoir cinglé en haute mer, autant que la faveur des vents nous l'a
permis, & la force de nos camarades, nous arrivons en l'isle d'Aeolie,
le sejour d'Aeole Hippotade le mignon des Dieux immortels : ceste isle
est tres-forte, comme estant entourée de murailles de fer, inexpugnables
& à l'espreuve de toutes les machines de guerre, & garnies d'un haut
rocher pour descouvrir de loin : le Roy Aeole se plaist fort en ce lieu,
passant le temps avec ses enfans, qui sont douze en nombre, à scavoir
six fils & autant de filles, qui se conjoignent les uns avec les autres
d'un legitime mariage, quant ils sont venus en aage de se marier, par la
volonté & consentement du Roy Aeole leur pere, s'esgayans en la Cour en
banquets, danses & autres passes-temps, prenans leur deduit au Palais si
richement meublé, recevans quelques fois les contentemens d'amour avec
leurs pudicques femmes, couchans dans des licts composez de tapis &
matelats. Estant donc arrivé en sa Cour, vrayement le Roy Aeole me
receut fort humainement de sa grace, & traicta l'espace d'un mois tout
entier, s'enquerant à moy de toutes les adventures des Grecs & de la
prise de Troye, ce que je luy raconte naïsvement ainsi qu'il meritoit :
comme je voulois avancer mon retour, le remerciant de tant de
biens-faists receus de luy, il m'appreste un navire & autre équipage
reserrant tous les vents qui me pouvoient nuire dedans une peau de bœuf
qui avoit neuf ans : car il avoit ceste puissance, Jupiter luy ayant
donné la garde & dispense des vents qu'il les peust retenir & lascher
selon les occasions & ses volontez : il lia ceste peau à mon vaisseau,
me donnant en pouppe un zephyre favorable qui nous eust conduit
facilement sans péril en nostre Ithacque, si nous mesmes par nostre
malice nous n'eussions perdu ceste faveur : car apres avoir navigé de ce
vent tant heureux l'espace de neuf jours & autant de nuits sans relasche
jusques au dixiesme que nostre Ithacque nous apparut de fort pres,
voyans desja des flambeaux que l'on apportoit au rivage : le voisinage &
la joye & la confiance que j'avois de ne pouvoir plus tomber en aucun
péril ny retardement, m'endort fort doucement fatigué de tant de labeurs
& destresses : neantmoins je ne laissois pas pourtant d'adviser au
gouvernail, ne voulant aucunement me confier à aucun de mes camarades
craignant quelque retardement par leur faute : cependant mes compagnons
qui pensoient que j'emportasse une grande quantité d'or ou d'argent ou
des presens du Roy Aeole dedans ceste peau, un d'eux plus hardy dit en
l'aureille de l'autre : Bons Dieux que nostre Ulysse a esté aymé &
caressé des nations estrangeres qu'il a veu en son voyage, en
tesmoignage de ceste affection, il emporte une grande quantité de
presens qu'il a receu de ces peuples estranges, ou bien c'est le butin
qu'il a eu pour la part du sac de Troye : & nous autres mal-heureux qui
avons suby mesmes perils, mesmes destresses, nous ne remportas rien que
les mains vuides voyons que c'est en ceste peau, afin d'estre
participais aussi bien du butin que des mal-heurs : sus voyons,
aussi-bien croy-je que ce sont presens du Roy Aeole pour l'affection
qu'il porte à nostre Ulysse desvelopons pour voir que c'est en ceste
peau, quelle quantité il emporte, quelles sortes de dons. Ils disoient
ainsi & la pluralité des voix confirma ce pernicieux advis, car ayans
deslié ceste peau, tous les vens sortirent qui nous repousserent à nous
esloignans de nostre Ithacque, la tempeste m'esveilla à demy comme en
sursaut, pensant que la navire fust submergee ou fracassee, en doute si
j'estois vif ou mort, ou si je devois passer cela, sans dire mot : ce
qui me sembla le meilleur conseil, supportant ceste affliction avec
dissimulation le mieux qu'il estoit possible dans le fond du navire,
jusques à tant que les vents & bourrasques nous ayans repoussé vers l'isle
d'AEolie d'où nous venions, y abordasmes, non sans grand regret de mes
compagnons qui consideroient que ceste affliction procedoit de leur
curiosité & avarice : estans là abordez nous prenons nostre repas, ce
qu'ayans fait je prends avec moy un heraut comme compagnon pour aller
chez le Roy Aeole, arrivans en son palais nous demeurasmes à la porte de
la sale où estoient & le Roy & sa femme & ces enfans qui banquettoient
quand nous fusmes entrez ils furent fort estonnez de nous voir, qui
devions estre si loin vers nostre pays, ne sçachans la cause de nostre
malheureux retour me disent Comment estes-vous revenu, Ulysse ? qui vous
pensoit si pres ? par quel encombre ? quel mauvais demon vous est
contraire & afflige ? nous vous avions procuré humainement un équipage
de navire pour retourner en vostre Ithacque ou en quelque pays que ce
fust qui vous fust agréable, neantmoins vous voyla.
Ils dirent ainsi, & lors je respondis doucement. Helas mes compagnons
m'ont perdu, comme le sommeil me saisit à leur grand mal-heur & au mien
: mais je vous supplie ; secourez-moy en ceste affliction, il est en
vostre puissance.
Je disois ainsi les appaisant de douces paroles, neantmoins ils ne
me respondirent rien, sinon que le Roy Aeole de cholere & superstitieuse
conscience me dit, Allez meschant homme, en vostre dommage & precipice
de desespoir, sortez d'icy, il n'est aucunement permis à un homme qui a
la crainte des Dieux devant les yeux, de recevoir comme hoste celuy qui
est ennemy & maudit des Dieux comme vous allez, allez en vostre ruine
Ayant dit, il me renvoye par scrupusle pensant mal faire que de bien
faire à un horaire qui fust affligé des Dieux, & maudit, comme il avoit
ceste opinion de moy, ce qui m'affligeoit grandement, considerant en ce
desespoir que j'avoit pour ennemis, & les Dieux & les hommes, n'esperant
aucune consolation ny secours. De là nous fumes contraints de naviger
plus outre avec grande fatigue & labeur que recevoient mes compagnons à
la rame : encor estions nous plus affligez de ce que ce mal-heur nous
estoit arrivé par nostre faute & imprudence, & sans sçavoir où nous
allions, ayant perdu toute esperance de retour : nous vogasmes à
l'inconstance des vents l'espace de six jours tous entiers, jusques au
septiesme que nous arrivasmes en la grande & spacieuse ville de Lamos,
que les Lestrigons habitent, où le Soleil perpetuellement luit, sinon
qu'il y a quelques heures courtes de nuict : là ou les pasteurs &
bergers qui gardent de jour le petit bestial, comme chevres, moutons ou
brebis, appellent les autres bergers pour garder les bestes à cornes &
poil court de nuisct, ce qu'ils peuvent faire facilement, car les
bergeries & mestairies sont si proches les unes des autres que la voix
se peut facilement entendre d'une mestairie en vue autre : que si
quelques bergers se veulent frustrer du sommeil & repos qu'ils peuvent
prendre en la nuict si courte, ils reçoivent double recompense, & sont
payez comme pour leur travail de deux jours, qui se confondent
facilement en ceste region avec la briesveté des nuicts. Estans arrivez
au port qui est entouré d'un rocher, qui divisant le port en deux, faict
deux havres là où on aborde, ce qui faict que l'entree du port est fort
estroitte où ces peuples arrestent leurs vaisseaux en ce lieu fort seur
& applany, & exempt de vagues par la pointe du rocher qui abat les flots
: nous garrotons nos vaisseaux avec cordages & funins : je prens terre &
monte dessus une haute sentinelle pour appercevoir quelque chose,
neantmoins je ne vis rien sinon qu'une petite fumée qui montoit de la
terre en l'air : au reste je depute quelques uns de nos compagnons avec
un heraut pour descouvrir quels peuples, quelles nations habitoient en
ce pays, ce qu'ils firent prenant le grand chemin que tenoient les
charmes qui amenoient du bois à la ville : ils rencontrerent de front la
fille du Roy Lestrigon qui commandoit en ce pays, qui alloit à la
fontaine d'Artacie puiser de l'eau, à laquelle ils parlerent, estans
fort aises de trouver ceste commodité pour s'enquérir qui estoit le Roy,
ou celuy qui commandoit : elle leur rnonstre le logis de son pere : dont
comme ils furent entrez au palais ils trouverent la femme de Lestrigon
qui estonna fort nos compagnons de grimace, tant pour sa monstrueuse
grandeur que l'horreur de son visage qui incontinent appela son mary
Antiphare qui estoit à la place publique : comme il fut arrivé sans de
autre forme de procés, ny scrupule il se jetta sur un de nos compagnons
& devora par lopins à son soupper, les deux autres voyans un si cruel
spectacle fuirent & vinrent à la course à nos vaisseaux : le Lestrigon
qui poursuivoit nos compagnons esmeut tous les Lestrigons qui couroient
en grande multitude & sedition vers le rivage, cassans nos vaisseaux,
dardans de grosses pierres : car ils ont cette force, ressemblans
plustost à des Geans qu'à des hommes : ce grand bruit plein de trouble &
clameurs vint jusques à nostre navire. Or tandis que les Geans
deschiroient les deux qui avoient fuy, & fracasserent nostre flotte, je
couppe les cordages de nostre vaisseau qui estoit un peu esloigné d'eux,
pour une plus grande diligence, commandant à mes compagnons de tirer
fort & ferme à la rame pour fuir ce malheur qui nous talonnoit, ce
qu'ils sont cinglans en haute mer avec un seul vaisseau qui nous estoit
resté apres le debris des autres, & perte de nos compagnons : de là
allons outre jusques a l’isle d’AEaa où habitoit Circe, Deesse
immortelle & redoutable, la sœur du prudent AEate, qui tous deus avoient
esté engendrez du Soleil & de Perse qui estoit fille de l'Océan : estans
donc arrivez au port par la conduitte de quelque Dieu, nous demeurons
par l'espace de deux jours & deux nuicts en ceste affliction sans
prendre terre jusques au troisiesme, auquel prenant mon espee & ma
javeline, je monte en une petite sentinelle demy-rompuë, pour
appercevoir ou entendre quelque chose : comme je fus monté, je ne vis
rien sinon qu'une petite fumée qui montoit en l'air, de la maison de
Circe entre des forests & des bocages : je deliberois avec moy-mesme si
je devois aller pour apprendre quelques nouvelles, neantmoins en ce
doubte je m'advise plus sagement d'aller premierement voir nos gens qui
estoient au bord à dessein de leur bailler à disner & en deputer apres
quelques uns pour aller chez Circe, avec charge expresse de descouvrir
la qualité de la region & les mœurs des peuples sans en faire l'épreuve
moy-mesme, ce qui ne se pouvoit faire sans péril de ma vie. Comme j'estois
en chemin proche de nostre vaisseau, un Dieu de sa providence me fait
rencontrer un cerf aux longues cornes, qui descendoit d'un pasty d'une
forest pour boire à un fleuve voisin, estant eschauffé de l'ardeur du
Soleil & pressé de soif : comme il descendoit, je me mis en disposition
de le tirer, ce que je fis sans manquer de le frapper par l'espine du
dos : la vehemence du coup le perça d’outre en outre, le renversant
contre terre pour la grande playe qu'il avoit receu, il tombe glossant
à certaines reprises : Je retire incontinent mon javelot, appuyant mon
pied contre luy pour la grande force qui estoit necessaire pour le
retirer, & le laisse là jusques à tant que j'eusse arraché des osiers
pour luy lier les pieds de la longueur d'une aulne, pour le charger sur
mes espaules, ce que je fis m'appuyant sur mon javelot à raison que je
ne pouvois le porter de l'autre main sur mon espaule, pour-ce que la
beste estoit bien grosse & bien lourde. Estant descendu je jette ma
charge disant en ces mots : Camarades & mes amis, bien que nous soyons
affligez & destituez de tout secours nous ne mourrons pas de faim ce
coup avant que nostre jour soit arrivé, puisque nous ne manquons point
de vivres, beuvons, mangeons en toute liesse, ne nous asseichons de faim
ny de jeusnes tandis que nous avons de quoy.
Ayant dit ainsi, ils obeïrent à mes commandemens & vinrent voir le
cerf, l'admirans comme une monstrueuse beste : or apres avoir delecté
leurs yeux à ceste veuë si agreable, ils appresterent de leurs mains
bien nettes le banquet, & passames le jour à faire bonne chere en
beuvant & bien mangeant jusques au soir, que nous reposasmes jusques au
matin, & prins occasion de haranguer quand l'Aurore fut levee, en ces
mots pour la descouverte du plat pays, & cognoissance des mœurs &
coustumes des habitans de ce lieu où nous estions abordez.
Escoutez ce que je vous veux dire, bien que vous ayez enduré de
grandes destresses neantmoins mes amis je m’assure tant en vostre
courage & constance, que vous ne laisserez pas pourtant de faire ce que
je vous diray : nous sommes en grande peine, vous ne l'ignorez pas, nous
ne sçavons en quel lieu nous sommes, où est le Septentrion, le Midy, ny
l'Orient, ny l’Occident, & encores moins à combien de degrez nous sommes
de l'elevation du Pole, quelles ombres ont ces peuples ; C'est pourquoy
je suis d'advis que nous tenions le conseil sur ceste matiere, si
encores apres tant de traverses & mauvaises rencontres, nous avons du
conseil utile & profitable, nonobstant je vous diray que l'autre jour me
pourmenant le long de ceste isle, estant mesme monté en haute
sentinelle pour descouvrir de loin, j'advisay une petite isle que la mer
entoure d'eau, d'où sortoit une petite fumée entre les forests &
bocages.
Ayant ainsi dit, ils se douterent bien que je leur imposois le
hazard d'y aller, pour cognoistre les mœurs de ces peuples & s'enquérir
ce qui s'y passoit, encor se ressouvenans du peril & de la mort de nos
camarades chez les Lestrigons, craignans d'encourir telles destresses
pleuroient : ce qui ne servoit de rien, ny allegeoit leur mal, ny
diminuoit le hazard : car la necessité nous pressoit au prejudice de la
raison & de l’experience nous contraignans de se mettre à tel hazard.
C'est pourquoy je compte mes camarades, les deputant de volonté, en leur
donnant Euryloche pour Capitaine : mais afin d'éviter le soupçon de
hayne ou faveur, & pourvoir à la confusion qui pouvoit arriver en
deputant les uns en une hazardeuse commission, je trouve meilleur de
tirer au sort ceux qui en seroient, ce que nous faisons ayans mis les
mains dedans un heaume, le sort tomba sur Euryloche, & vingt-deux autres
pour l'assister. Euryloche partit avec son escorte qui n'estoit pas
content d'executer ceste commission pour le grand peril qu'il y avoit.
Comme ils furent approchez de la maison de Circe qui esloit bastie en
des valees de belles pierres de taille, ils adviserent de loin une
grande quantité de Loups & Lyons, avec de grandes griffes qui
accompagnoient la Deesse Circe qui les avoit apprivoisez avec ses
breuvages & drogues, qui neantmoins ne leur firent aucun mal, au
contraire ils venoient balans & flattans de la queuë, avec des capreoles
si gaillardes & singeries ne plus ne moins que sont les chiens qui
flattent leurs maistres quand ils reviennent d'un banquet : Ainsi ces
Loups & Lyons faisoient. Touteffois ils furent fort estonnez, ne
sçachans pas qu'ils fustent ainsi apprivoisez, & lorsqu'ils les
apperceurent, ils pensoient que ces bestes les deussent devorer. Ils ne
furent pas si tost arrivez à la porte, qu'ils entendirent Circe qui
chantoit harmonieusement, passant le temps à ses ouvrages dignes de
l’esprit & de l'invention d'une Deesee : dont Polytes le Lieutenant d'Euryloche
qui estoit un de mes grands amis, dit à la compagnie en ces mots.
Compagnes escoutez je croy que quelque Deesse ou femme chante icy
dedans ; car la sale retentit à l'harmonie de ceste voix : Sortons sans
crainte, afin que l'on nous ouvre la porte.
Il dit ainsi : & à l'instant ils sortirent ; appellans ceste Deesse
qui vint à la porte, les faisant entrer avec tant de courtoisie qu'il
n'estoit pas possible de plus, qui leur persuada l'entree avec tant d'oubly
& folle ardeur, qu'ils sembloient deja en entrant, recevoir une stupide
& bestiale metamorphose : ils entrerent tous, sinon Euryloche qui plus
advisé & sage, soupçonnant quelque fraude en ceste entree pleine d'attraicts
& imprudence, ne voulut entrer, mais se tint à la porte de Circe, fit
seoir nos gens, leur donnant du fromage, de la farine, & du miel meslé
avec du vin Pramnien, & pareillement : leur donna certaines drogues &
venins qui meslés avec du pain, avoient une grande vertu & proprieté. Or
quand ils eurent mangé, Circe les toucha d'une certaine verge, les
enfermant dedans une estable : &à l’instant ils furent metamorphosez en
truyes, leurs teses, mains, pieds, voix furent changees en testes de
truyes, en pattes & grongnement, neantmoins ils sentirent bien leur
bestiale metamorphose car ils n'avoient pas perdu la raison & le
jugement d'homme qui seul estoit resté sans alteration, qui ne le peut
changer par poisons & venins. Ceste consideration leur faisoit déplorer
leur miserable condition en grongnant ils mangeoient & devoroient
veautrés en leurs estables comme truyes, force gland & abondance de
fruicts d'un cornilier que Circé leur avoit donné. Le pauvre Euryloche
qui avoit veu si tost disparoistre ses camarades, jugea qu'il leur
estoir arrivé quelque mal-heur de la part de cette Deesse, & revint à la
flotte pour advertir Ulysse de tout ce qu'il avoit veu comme il fut
arrivé la vehemence de la douleur & tristesse, luy serroit le cœur,
fermoit la bouche, entravoit sa langue, assoupissant ses esprits, de
telle sorte qu'il ne pouvoit parler, si ce n'est des yeux & par signes,
monstrant l'asffliction qu'il portoit en son ame, qui contestoit contre
le dueil & la tristesse, qui retardoit comme par defaut de confiance,
l'expression des choses, dont la cognoussance estoit si necessaire & le
remede utile & urgent, ce que la douleur retint jusques à tant que l'ame
se mettant un peu à l'aise, & se desveloppant de si grandes
perturbations à nostre instance & sollicitation, diminua le dueil d'Euryloche
qui nous racompta non ce qui s'estoit passé dedans le logis de Circe,
car il ne le sçavoit pas, mais ce qu'il avoit apperceu à la disparition
de ses camarades, qui fut si prompte à ses yeux, qu'il considera cela ne
pouvoir arriver que par quelque fraude & enchanterie, disant en ces mots
à Ulysse.
Helas genereux Ulysse, nous avons fait ce que vous nous avez
commandé, au prejudice de l'experience qui nous retardoit à bonne raison
en ceste commission si mal-heureuse, & de nostre providence, qui
sembloit nous prognostiquer le mal-heur qui nous est arrivé : nous avons
esté dedans la forest où nous avons trouve la maison de Circé bastie en
des valees bien aërees de pierres de tailles, qui là chantoit
harmonieusement, maniant ses petits ouvrages : elle ouvrit la porte à
nos camarades, qui entrerent en son logis avec autant d'imprudence que
je soupçonnay incontinent qu'il y avoit de la fraude, voyant mes amis si
tost disparoistre, ceste consideration & soupçon m'empescha de les
suivre.
Comme Euryloche m'eut rapporté ces mauvaises nouvelles, j'attache
mon espee à mes espaules à dessein de combatre pour mes camarades,
disant à Euryloche d'une promptitude curieuse ; Menez-moy par le mesme
chemin que vous avez tenu, afin de parvenir au salut de nos gens, il
n'est pas question de les delaisser en ceste rnisere.
Incontinent Euryloche qui fremissoit de crainte, ne voulant
m'accompagner par un defaut de courage me dit.
Genereux Ulysse, je vous supplie de me laisser icy avec la flotte,
me dispensant de vous faire compagnie : voulez-vous me mener contre ma
volonté, laquelle estant contraindre ne peut faire rien qui vaille ?
vous attribuerez volontiers mon refus à couardise & lascheté, que l'on
ne pourra accuser ; quand par discretion & raison elle fait la mort &
les perils : si ce n'est que la fole temerité vous soit recommandable au
prejudice de vostre vie & de celle de vos amis, vous asseurant que
jamais vous ne retournerez sain & sauve où vous allez il n'y a aucun
remede si ce n'est la suite, fuyons tant que nous pourrons, on n'a pas
tousjours l'occasion de fuyr, bien que la fuitte soit couarde ou
ignominieuse, encores vaut-il mieux de fuyr avec raison & modestie que
de se précipiter au mal & aux perils d'une temeraire fureur.
Il dit ainsi, & luy respondir à Euryloche : Puisque tu manques de
courage & de hardiesse, demeures avec la flotte, banquetant avec le
reste de nos compagnons, cependant je m'en iray pour delivrer nos gens.
Ce n'est pas que temerairement je prenne plaisir à hazarder ma vie,
si ce n'estoit par devoir & necessité qui m'oblige, & aussi le soing que
doit avoir un capitaine de ses soldats, de telle sorte que s’advanturer
en toutes sortes de perils pour delivrer ses gens d'affliction &
servitude.
Comme j'achevois de dire, je sors du bord & prends terre, allant le
long de la forest jusques à tant que je fusse arrivé au logis de la
Deesse Circé la sorciere : je m'allois precipiter à mon mal-heur ; car
l'affliction & le courage me transportoient, n’eust esté que Mercure de
faveur secourable vint au devant de moy, avec sa verge, sous la
representation d'un jeune adolescent, pour m'advertir de mon devoir, me
disant en ces mots.
Où vas-tu, tres-heureux Ulysse, de me rencontrer ? quel chemin
tiens-tu par ces broslailles, ne scachant pas les routes ny le grand
accident qui est arrivé à tes camarades qui sont enfermez dedans des
estables chez Circé qui les a metamorphosé en truyes ? ne vas-tu point
chez elle en asseurance de les delivrer, qui n'est pas en ta puissance,
à raison que toy-mesmes ne pourras eviter le mal-heur duquel tu veux
garantir tes compagnons, si ce n'est que d'une faveur particuliere je
t'enseigne les moyens & inventions d'obvier aux enchanteries de Circé la
sorciere, ce que je ne te refuseray, t'advertissant de tous mauvais
desseins de Cirée, qui te baillera incontinent que tu seras arrivée, un
bruvage, melant avec ton vin des drogues fort nuisibles qui n'auront
aucune force en te baillant un signalé preservatif & remede, & puis elle
te frappera, d'une certaine verge, & alors que tu verras qu'elle t'en
voudra frapper, dégaine ton espee avec grande asseurance & confiance, te
jettant sur elle, comme si tu la voulois tuer. Ceste force de courage
luy donnera une grande crainte, de sorte quelle t'invitera aux amoureux
contentemens & de coucher avec toy ce que tu ne refuseras, afin que sa
bienveillance, produise tels effects que de delivrer tes camarades d'une
si bestiale metamorphose, mais aussi fais toy donner asseurance qu'elle
ne te trompera & apportera aucun dommage, de peur que par trahison elle
ne te rende craintif & coüard, t'ayant despoüillé de tes armes.
Comme il m'eut dit ainsi, il monstra ceste herbe qui estoit le
preservatif que l'on appelle Moly, qui a les racines noires, & les
fleurs aussi blanches que du laict, qui a autant de vertus & de
proprietez : ainsi qu'il me les descouvrit, autant qu'il est difficile
aux humains de l'arracher tant elle est enracinée en terre, de sorte
qu'il n'y a que les Dieux qui peuvent tout, qui la puissent arracher.
De là Mercure finissant ses advertissemens, monta au mont Olympe.
Cependant comme j'approchois du lieu destiné, en mon chemin j'avois
plusieurs profondes cogitations qui reluisoient d'une part & d'autre,
tant de ces accidens que de ces faveurs particulieres. Comme je fus
arrivé au logis de Circé, je l'appelle à haute voix, qui me vint ouvrir
la porte avec grande courtoisie, je la suys, elle me meine en sa
chambre, me faisant, seoir sur un throsne richement ouvré, mettant un
escabeau dessous mes pieds : à l'instant elle me donna un breuvage
dedans un vase d'or, dans lequel elle avoit mis de mauvaises drogues à
desseing de me metamorphoser comme mes camarades, mais elle fut trompée
: car apres avoir beu & mangé elle me voulut frapper de sa verge, me
disant, Va-t'en en l'estable avec tes soldats changés en truyes, & te
veautre le long de l’estable comme une truye : neantmoins elle ne me
peut nuire, car ce preservatif que m'avoit donné Mercure abattoit la
force de ses drogues, & tiray mon espée pour empescher les efforts de sa
verge, me ruant sur Circé, comme si je l'eusle voulu tuer, elle s'escria
avec grande crainte m'embrassant le genouil, & me disant.
Qui es-tu, d'où es-tu, de quelle ville & lignage & extraction, qui
as un courage à l’espreuve de mes drogues, qui as si bien digeré mes
poisons sans dommage, desquels homme qui vive ne s'est peu exempter de
la metamorphose, à l'instant qu'ils avoient passé le palais & le gosier,
je croy que tu as un corps & un esprit immuables par ta grande sagesse &
vertu, qui ne permet que ton ame reçoive alteration & aucun changement,
& volontiers que tu es cet Ulysse si rusé qui devoit venir au retour de
Troye, ainsi que Mercure me le prognostiqua : mais mon cher Ulysse
renguaine ton espée, de grace ne parlons que d'amour & d'amitié, allons
coucher ensemble pour prendre nos esbats amoureux, en asseurance qu'il y
aura à jamais entre nous une amitié mutuelle.
Elle me dit ainsi, avec autant de beauté que d'amours & attraits,
comme je luy respondis poussé d'un ressentiment que j'avois du mal-heur
de mes camarades, & en doute si son amitié estoit feinte, traistre ou
fidele, luy disant.
Circé belle Deesse, à quel propos voulez-vous que je me comporte
avec vous avec tant de courtoisie & douceur, qui m'avez metamorphosé
mes gens en truyes avec tant de fraude les retenant en ce miserable
estat ? est-ce là un suject : pour faire naistre entre nous une amitié,
au ressentiment que je dois avoir, & prendre vengeance à la pointe des
armes ? encor sans consideration portée d'un aveugle desir, vous
m'invitez de coucher avec vous, volontiers d'une feinte & traistre
amitié, pour m’affoiblir & perdre quand je seray despouillé de mes armes
& d'asseurance : c'est à faire à d'autres qui sont plus bestes que moy,
qui ne sçavent pas les regles d'aimer, ny les espreuves d'une vraye
amitié, qu'il est besoin de faire pour eviter la trahison & tromperie :
non, non, je ne satifferay à vos amoureux desirs, qu'à la charge &
condition que vous vous obligerez d'un serment qui oblige mesme les
Dieux immortels sans dispense, duquel le parjure soit une execrable
abomination digne du foudre, que vous ne me tromperez en vos amours &
attraits d'amour.
Comme je disois Circé jure avec solemnite qu'elle ne me feroit aucun
mal : & alors je consens à ses amours, mais avant que prendre nos esbats
en la couche immortelle de Circé, ses quatre servantes qui estoient
filles des forests & des fleuves, firent des superbes & magnifiques
apprests, la premiere accommoda la couche & couvrit de beaux draps &
tapis, la seconde appresta le banquet, couurant la table de toutes
sortes de mets en vaisselle d'argent, la troisiesme versa du vin aussi
doux que miel dedans une coupe d'or, la quatriesme mit bouillir de l’eau
dedans une grande casse qu'elle posa dessous un trepied, dessous lequel
il y avoit un grand feu : or à l'instant que l'eau fut chaude, elle me
met dedans un grand baignoir, faisant couler l'eau de la casse par un
tuyau sur mes espaules pour me laver & oindre, ce qu'ayant faict elle me
donna une belle camisole & un manteau, & m'appresta un superbe throsne
pour m’asseoir, mettant dessous mes pieds un escabeau. Et comme elle eut
apporté de l'eau pour laver la main, qu'elle respandoit dedans un bassin
d'argent, elle nous servit de toutes sortes de viandes agreables &
delicieuses : neantmoins toutes ces delices ne me plaisoient auçunement
pour le soing que je prenois de mes affaires, & la providence qui me
prognostiquoit plusieurs encombres & destresses, ce qui faisoit que mon
visage qui estoit le tableau de l'ame, le theatre où se jouent toutes
les passions, le miroir où l'on voit les plus secrettes affections, ne
pouvoit desmentir mes profondes cogitations pleines de solicitude,
trahissant contre ma volonté, mon soucy & dueil aux yeux de Circé, qui
me voyant ainsi pensif sans gouster des viandes si bien assaisonnées, me
dit.
Genereux Ulysse, pourquoy estes-vous-ainsi pensif & songe-creux ?
avez-vous le goust affadi à toutes ces delices, par quelque
mescontentement ou tristesse, ou par crainte que vous receviez quelque
mal de ma part si c'est cela je vous supplie de vous asseurer autant que
l’on doit se confier en soy-mesme, puisque vous estes un autre moy-mesme,
prenez & recevez de grace les delices de ce banquet sans crainte : car
mon serment m'oblige tellement, que je ne le voudrais violer pour
toutes les occasions & inimitiez du monde. Mais à quoy sert de tant vous
asseurer ? ne sçavez-vous pas bien que mon amour qui vous est un garand
& caution ne peut s'adonner à vengeance & malice, une ardente affection
ne sçait que meriter & obliger par devoirs & offices gracieux la
personne qui est aymée.
Elle me dit ainsi, passionnée d'amour, desirant la gayeté de mon
visage, comme un tesmoignage de mon affection & luy respondis.
Circé belle Deesse, qui est celuy qui auroir si peu de ressentiment &
de courage, qui voudroit gouster de tes viandes, & t'entretenir à table
de propos d'amour & caresses, ayant ce desplaisir en l'ame que de voir
ses amis en affliction & si miserable estat, vrayement celuy-là seroit
bien stupide aux esguillons de charité qui nous invitent à la delivrance
de ceux qui nous appartiennent, dont la fortune & misere nous touchent
par communication & participation, en laquelle entre une vraye amitié
qui doit porter une partie de la calamité pour la rendre plus
supportabler : aussi je ne croy pas qu'un homme fust si beste que de se
recréer avec celle qui a apporté le dommage, si ce n'est qu'elle repare
le mal & delivre des destresses ceux qu'elle a affligé : c'est pourquoy
par mesme droict &c raison, si vous voulez que je me recrée avec vous en
vostre somptueux banquet, delivrez de grace mes camarades de ce mal, &
les restituez en leurs premieres formes.
Circé passionnée d'amour, qui ne peut rien refuser & denier, si ce
n'est l'impossible, s'assujectissant aux plus onereuses & difficiles
charges, tenant sa verge en sa main fit sortir nos camarades dehors l'estable,
qui ressembloient à des porcs de neuf ans à desseing de leur restituer
leurs premieres formes, & pour cet effect Circé passant entre eux qui
estoient d'une posture contraire & diverse, je ne sçay pas si elle
estoit necessaire & ceremonieuse, ou que par hazard cela se fust
rencontré, tant y a elle donnoit & appliquoit un remede composé de
telles drogues qui eussent la force de leur restituer leurs formes, & à
l'instant la force des drogues fit tomber le poil de leurs corps, & les
restitua entierement, de sorte qu'ils estoient plus beaux, gaillards &
plus grands qu'ils n'estoient auparavant : incontinent ils me
recogneurent à me jure que la sagesse & jugement leur revenoit me
prenant les mains par affection pleurans aussi de joye : ces pleurs
resonnoient grandement au logis de Circé, qui avoit pris de sa grace
compassion de moy, & mes gens me disans avec autant d'affection que de
grace.
Genereux Ulysse, n'estes-vous pas contant de moy, vous ayant donné
ce que vous me demandez ? mais pour monstrer les effects de mon
affection plus grande & faire espreuve de mon zele & amitié vous
conseille d'aller à vostre bord pour anchrer vostre vaisseau, & apporter
toutes vos richesses, tout vostre bagage & equipage pour les serrer
céans dedans, je vous veux traicter, aussi vos soldats, quelque temps
pour avoir l'occasion de favoriser à nos amours. Ce n'est pas pourtant
que je vueille vous retenir à jamais, & arrester le cours de vos
desseins & voyages, ou de vostre retour, mon intention n'y est pas :
mais afin que j'aye ce bonheur que de vous avoir pour hoste chez moy
pour quelque temps.
Les discours de Circé pleins de courtoisie, me persuadoient autant
que l'amour a de force & de puissance sur les ames qui en sont frappées
ne pouvant rien refuser à sa grace & à son maintien, qui me desroboit
une partie de mes volontez les incorporant aux siennes, de sorte que
d'un oubly de mon retour en ma chere Ithacque, je consentis à ses
volontez, lesquelles pour accomplir je me mis en devoir de venir vers
nos camarades au bord, que je trouve pleurans les encombres qu'ils
pensoient m'estre arrivez ; quand ils m'adviserent, ils furent
tellement aises qu'ils en pleuroient d'aise & allegresse, & tout ainsi
que les genisses quand elles sont saoules des herbages, folastrent à
l’entour des grandes vaches, buglans à l'entour de leurs meres en des
grottes estans en liberté, lors que les bouviers les laissent à la
campagne, ne les pouvans tousjours retenir en leurs estables & tects :
ainsi ils venoient me congratuler, m'environnans de bonnetades avec tant
de joye comme s'ils fussent arrivez à bon port en Ithacque leur pays
natal, me disans ainsi.
Genereux Ulysse, la tristesse nous possedoit pendant vostre voyage,
pensans qu'il vous fust arrive pareil encombre qu'à nos compagnons :
mais maintenant que nous voyons vostre heureux retour, nous vous
congratulons autant comme, si vous estiez sain & sauve en vostre
Ithacque : à ceste heure nostre douleur est changée en joye de laquelle
l'excez sera moderé par la narration des advantures & mal-heurs qui sont
arrivez à nos camarades, & le genre de mort qui a saisi ceux que nous
avions cy-devant deputé.
Comme ils disoient ainsi, je leur respondis d'une parole douce &
gaillarde, Soldats, enchrons nostre vaisseau au port, & emportons nostre
equipage en la maison de Circé qui nous recevra benignement, c'est là où
vous entendrez les nouvelles de nos amis avec joye qui banquettent &
passent le temps fort joyeusement au logis de Circé.
Ayant mis fin à mes commandement la joye esmeut nos camarades à me
suivre, sinon Euryloche, qu'une autre passion retint, à sçavoir la
crainte qu'il avoit de Circé, qui avoit metamorphosé ses gens en truyes
: sur les vives impressions de ceste peur qui luy engendroit mille
soupçons, persuadoit à nos gens de desobeyr à mes commandemens, leur
disant.
Miserables que nous sommes, où irons nous? pourquoy voulez-vous vous
precipiter & courir la teste baissée à vostre mal & desespoir, & allans
en la maison de Circé, la sorciere, qui nous metamorphosera tous en
lyons, truyes & loups, nous assujectissant par necessité de garder sa
maison comme des chiens, comme fit Polypheme ; quand nos camarades
eurent sa folle hardiesse d'entrer en sa grotte par le bon conseil
d'Ulysse, qui faict tant le courageux, aux despens de la vie de ses
gens, d'un courage indiscret & temeraire.
Les discours d'Euryloche remplis d'injures me sollicitoient de le
tuer en luy tranchant la teste, bien qu'il me fust conjoinct d'une telle
consanguinité, qu'elle devoit pardonner à telles passions injurieuses
neantmoins la colere qui me transportoit, ne recevant aucune raison &
empeschement, si ce n'est une plus grande force & resistance, m’invitoit
à faire ce mauvais coup que j'eusse fait si la colere où j'estois sans
respect de la parentelle n'eust esté que mes soldats par douces paroles
& force me retinrent : le juste suject que j'avois de ressentiment,
estoit, qu'Euryloche me desroboit l'honneur de mon courage, qui
tousjours a esté meslé avec prudence & conseil, sans lequel la hardiesse
n'est plus qu'une folle temerité qui perd le merite & le nom de vertu :
partant mes camarades, qui d'un costé & d'autre m'appaisoient ont le
merite & l'honneur de ceste retenuë, me disant en ces mots.
Genereux Ulysse, ne vous colerez pas, pardonnez à la crainte qui est
une passion qui esbranle le siege de la raison : nous ne laisserons pas
de vous suivre, mesme quand Euryloche demeurera, qu'il demeure, & pour
la peine de sa coüardise, il aura ceste réputation entre nous d'estre
appellé le gardien de nostre vaisseau, pour eviter les coups & les
périls d'une crainte coüarde.
Ils disoient ainsi sortans du bord, portans leur bagage, laissans la
navire toute seule : car Euryloche les suivit, tant par la crainte de
mes menaces que par honte : nous trouvasmes nos compagnons en bonne
disposition, beuvans & mangeans chez Circé qui les avoit lavés & oindts
: à l'instant qu'ils nous adviserent, ils pleurerent, faisans resonner
la maison en gemissemens, racontans tous leurs encombres : dont Circé
pour mettre fin à ces gemissement, me dit d'une façon gaillarde.
Genereux Ulysse, fermez la bonde aux larmes, cessez de raconter vos
destresses : car je sçay tout ce qui vous est arrivé, tant en mer qu'en
terre : il n'est rien incogneu à une Deesse, chassez vos ennuys pour
recevoir les plasirs avec moy : à quoy sert la ressouvenance des
mal-heurs, si ce n'est qu'à nous attrister ? beuvez, mangez afin que
vous restauriez vos esprits, & ramassiez les pointes de vostre courage
que vous aviez quand vous estes sorty d'Itaque : depuis ce temps-là
vous avez esté en perpetuelles destresses, & y serez, bien qu'elles
cessent car la ressouvenance vous desrobera les plaisirs & contentemens.
Et dit ainsi, & deslors je commence à mettre dessous le pied toutes mes
afflictions, me resjouyssant aux banquets de Circé sans ressouvenance de
mon retour, me plaisant avec elle comme si toute ma vie j'y eusse deu
demeurer, le temps ne m'ennuyoit aucunement, recevant tous les plaisirs
que l'on peut souhaiter, si jusques à tant que l’année fut passee, les
heures & les mois l'ayant produit, & alors mes camarades qui jugeoient
que l'oubly me possedoit volontiers, aveuglé que j'estois par les delices, me
remonstrerent les inconveniens de mon retardement & plus long sejour,
disant.
Genereux Ulysse, je ne sçay à quoy je dois attribuer vostre longue
demeure & oubly, ou aux delices, ou au changement de vos volontez,
remplies de desirs de voir vostre chere Ithacque, il semble que vous
l'ayez oubliée : je croy qu'il sera aussi utile que raisonnable, que
nous prenions congé de Circé, la remerciant de tant de biens-faits en
nostre endroit avaçans nostre retour, puisque par les destins &
propheties vous devez retourner sain & sauve en vostre Ithacque, de
laquelle jouyssanee est autant agreable comme le retardement est odieux
& desagreable, principalement à ceux qui se plaisent à faire leur sejour
en leurs pays.
Ces discours pleins de prudence, conseil & d'amour envers sa patrie,
me persuaderent de telle forte, qu'apres que nous eusmes passé le jour
en joye & banquets, je fis la requeste à Circé en luy embrassant le
genoüil en ces mots.
Circé belle Deesse, voicy l'occasion & le temps qu'il faut, s'il
vous plaist que vous accomplissiez vos promesses que vous avez faictes
de moyenner mon retour en mon Ithacque, ce n'est pas que je m'ennuye en
vostre logis, vos faveurs & bons traictemens me retiennent plustost que
d'avancer mon desir : mais ce ne sont pas tant mes affections que je
vous offre, pour impetrer de vous l'accomplissement de vos promesses,
que celles de mes gens, qui me sollicitent à vostre absence de prendre
congé de vous, s'ennuyans en une vie si delicieuse & calme par la
foiblesse de leur esprit, qui ne peut supporter l'aise & plaisir, ou
bien que soit l'amour qu'ils portent à leur pays ; tant y a, en ceste
sollicitude, je vous supplie de me favoriser en ce mien departement,
autant que l'amitié que vous me portez le permettra.
Ayant mis fin à ma requeste, Circé me respondit d'une courtoise
maniere : Genereux Ulysse, ne vous pressez point tant en vostre
departement : si le sejour vous est agreable, demeurez encor quelque
temps, il est vray que je ne veux pas retenir personne en mon logis
contre sa volonté, & bien, puis que vous avez desir de partir je ne vous
retiendray pas mais il faut pour vostre profit que vous teniez des
chemins bien difficiles à tenir, il faut que vous descendiez aux enfers,
le sejour de Pluton & de Proserpine, pour consulter avec l’ame du
Prophete Tiresias aveugle natif de Thebes, duquel la sagesse & l'esprit
te donnera bon conseil, que Proserpine luy inspire par ses faveurs,
n'ayant pas perdu la mémoire des choses qui se passent en ce monde par
la mort, alors entre les consultations plusieurs ames voltigeront à
l'entour de toy. Elle dit ainsi, & à l'instant ces discours qui
m'avoient persuadé de faire ce qu'elle me commandoit : mais aussi la
difficulté de faire fleschir mes yeux aux larmes luy disant, afin de
recevoir les advertissements necessaires en ceste affaire.
Circé belle Deesse, vous m'obligez à une charge bien fascheuse, &
presque impossible : car il me semble que personne n’est descendu aux
enfers estant encore en pleine vie : qui est-ce qui m'enseignera le
chemin, que l'on ne peut tenir sans la conduite de quelque Dieu ou
Deesse favorable ?
Comme j'achevois de dire elle me respondit, me donnant tous les
advertissemens qui estoient necessaires en ceste affaire en ces mots.
Genereux Ulysse, il ne vous faut point d'autre conduitte pour vostre
vaisseau que vostre sagesse, qui sera ce que je luy diray :
premierement par vostre voyage, vous equiperez un vaisseau de tout ce
qui est necessaire, donnant la voile au vent de Borée qui sera
favorable, quand vous aurez cinglé outre l'Ocean, vous aborderez à un
port où vous adviserez un bocage qui appartient à Proserpine remply
d’aulnes & de saules, qui perdent leurs semences, fruicts & fleurs :
apres que vous aurez anchré là, poursuivez vostre chemin en la rnaison
de Pluton, où le Pyriphlegeton & Cocyte le fleuve qui vient des
ruisseaux de l'eau du Styx, se perd dedans le fleuve d'Acheron : là vous
ferez une petite fossette, qui ait en longueur & largeur de tous les
costez une couldée, & espanderez, dessus quelque liqueur pour faire
sacrifice à tous les morts, & ferez trois sortes d'effusions, la
premiere sera de vin miellé, la seconde de bon vin, la troisiesme d'eau
pure, mettant dessus quantité de farine, ce que vous ferez avec promesse
ceremonieuse, de sacrifier à tous les morts une vache sterile & noire,
quand vous serez retourné en Ithaque & particulierement de sacrifier à
Tiresias un mouton noir qui excellera en beauté entre les autres : &
quand vous aurez fait ces promesses & supplications, sacrifiez-là une
ouaille noire & femelle, vous tournant par ceremonieuse posture vers l'Erebe,
& tirez-vous à l'escart, quand vous approcherez, des fleuves, car c'est
là où toutes les ames s'assemblerant, & lors tu commanderas à tes
camarades de tuer les ouailles que tu voudras sacrifier, pour les
brusler apres les avoir escorchés pour en faire offrande à Pluton &
Proserpine. Et de peur que les ames qui voltigeront à l'entour de toy ne
boivent le sang, tire ton espée, & empesche avec tous efforts & solution
de continuité de leurs corps aëriens, qu'elles ne boivent le sang avant
que Tiresias vienne, qui arrivera à l'instant pour t'enseigner tous les
moyens de faciliter ton retour, & restaurer tes affaires.
Elle mit fin à ses discours & adverissements, & à l'instant l'aurore
aux blonds cheveux se leva, ce qui fut cause que pour les derniers
tesmoignages de son affection, me donna une belle camisole & cappe, &
une belle ceinture de laquelle elle me ceignit, entourant ma teste d'un
petit voile de couleur rouge : au reste en ce desseing je resveille mes
camarades, les admonestant ainsi : Camarades esveillez-vous, il n'est
plus temps de dormir, preparez-vous à executer tout ce que Circé Deesse
immortelle & favorable m'a commande pour nostre advancement le disois
ainsi persuadant à mes Soldats de s'apprester avec joye, qui fut meslée
d'un grand dueil qui nous saisit, pour la mort d'Elpenor jeune d'aage,
comme la prudence qui s'estant endormi apres avoir trop beu, comme il
entendit le bruit de nos amis, il le leva promptement tout estourdi de
crapule, ayant perdu sens & raison ; comme il voulut descendre du toict
d'une longue eschelle à reculons, & retrogradant ses pas, il tomba du
haut du toict, se brisant la teste & mourut, à l'instant descendant aux
enfers, je fus bien fasché de ce que je ne peus ramener tous mes
camarades sains & sauves de la maison de Circé : mais pource que
c'estoit la peine de son vice & imperfection j'appaise mon dueil
advisant à nos affaires, leur disant.
Mes amis, volontiers vous pensez que nous allons tenir le chemin pour
aborder en Ithacque nostre pays, vous estes bien trompez, si vous le
croyez nous avons bien un autre chemin à faire, nous allons aux enfers
sejour de Pluton, pour consulter avec l'ame de Tiresias le Thebain, sur
les moyens qu'il faut avoir pour retourner en Ithacque ainsi que Circé
m'a commandé.
Ayant dit, ils se facherent grandement pleurans de regret &
s’arrachant les poils craignans quelques nouvelles destresses :
neantmoins tous ces regrets ne leur profiterent aucunement : car la
necessité nous obligeoit à subir tous les hazards. Nous allons donc à
nostre bord avec grands gemissemens, cependant Circé favorable nous
apporta : un ouaille masle & femelle noire, & incontinent disparut de
nos yeux facilement, n'ayant point de corps, si ce n'est aërien, pour se
rendre visible à la foiblesse de nos yeux, qui ne pouvons voir un Dieu
en son essence, qui est celuy qu’il pourroit voir quand il ne veut pas
estre apperceu de nos yeux ?