Livre IX

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lysse à la supplication d'Alcinous raconte les advantures de sa vie,le lieu de sa naissance, la guerre qu'il eut avec les Ciconien, comme apres il arriva chez les Lotophages, déduit les hasards & dangers qu’il evita au logis de Polypheme le Cyclope, qui après avoir devoré six de ses camarades estoit prest de l'engloutir, si Ulysse remply de prudence & finesse ne luy eust baille force vin à boire qui luy assoupit & les sens & la raison, en telle sorte qu’Ulysse eut toute commodité de luy crever l’oeil, pour avoir moyen de fuyr.

 

lysse considerant qu'Alcinoüs qui l'avoit apperceu pleurer, vouloit par courtoisie faire changer de tout & imposer silence à Demodocus, luy respondit d'une voix gaillarde, Sire, je croy qu'il n'est pas moins honneste, que plaisant & agreable, d'entendre l'harmonie de ces instruments, ne trouvant chose qui contente & recrée plus les esprits qu'un banquet remply de tant de sortes de viandes & bel ordre, accompagné d'une si honneste assistance, qui prend un singulier plaisir à ces airs nouveaux entonnez si melodieusement : car Demodocus à qui vous imposez silence, pour mon respect persuadé volontiers par mes larmes : Neantmoins je vous  asseure que j'y prends un singulier contentement, & vous prierois volontiers pour continuer ma liesse,  de vous despouiller de ceste curiosité de sçavoir la cause motive de mes gemissemens, qui redoublera & augmentera mes larmes par la ressouvenance de tant de maux & encom­bres qu'il a pleu aux Dieux m'envoyer, & qui sont en si grand nombre que je ne sçay par quel bout commencer : quelles destresses conteray-je les premieres, quels malheurs r'apporteray-je les derniers je çroy qu'il sera bon & suivant l'ordre, de vous dire mon nom, je me nomme Ulysse le fils de Laërtes, estant en ceste reputation  envers les  hommes d'estre un des plus fins & rusés de la Grece : le lieu de ma naissance est ma chere Ithacque, sejour tres-plaisant & agreable, pour le voisinage de la montagne  de Nerite verdoyante & fertile en toutes sortes d'arbres : à l'entour Itacque vous y voyez plusieurs isles, comme Dulichie, Samos & Zacynthe situees au Soleil levant, qui ne sont rien en comparaison : car bien qu'elle soit petite, neantmoins elle qui est vers le Soleil Occident, paroist plus en  la mer estant  sur une montagne, que ces autres isles, en beauté & plaisir que je ressens a la  jouyssance, ne pouvant rien voir de plus agréable, ny chose que je luy preferasse : ce qui encor accroist mon desir & affection, c'est que j'ay esté longuement privé de ceste jouyssance, estant retenu captif dans les grottes de la vile Calypso qui m'affectionnoit, se voulant conjoindre avec moy d'un perpetuel hymenee, comme Circé qui avoit ce mesme dessein amoureux, neantmoins, & leurs caresses & mignardises & attraits n'ont eu aucune puissance pour fleschir la fermeté de mon courage à ces folles amours, ny rien faire au prejudice de mon Itacque, preferant les plaisirs que j’y pouvois recevoir à ces contentemens amoureux, en telle sorte que je refuserois toutes les offres de richesse que l'on me feroit. Or sus je vous diray toutes les adventures de mon mal-heureux retour de Troye que Jupiter me permit, me faisant aborder par un vent favorable en la terre des Ciconiens proche le bourg d'Ismare, ausquels nous fismes la guerre bien à point, ayans receu d'eux une injure digne de ressentiment, & pillasmes leur ville, apres avoir tué une grande partie des Citoyens, divisans le butin également : la prise que nous avions faiste me persuadoit de fuir le plus promptement que nous eussions peu, comme j'en adverty mes compagnons, qui mesprisans mes conseils, s'amuserent à sacrifier & immoler force bœufs, & faire chere lie, & boire d'autant. Cependant les Ciconiens émeus d'un juste ressentiment, appellerent leurs voisins au secours qui avoient bien de l'addresse à manier les chevaux, & aussi faire l'office & devoir  d'un piéton, quand il en estoit besoin, quand ils vinrent en nombre, autant que l'on void, de fleurs & de fueilles au printemps, pour nous charger d'appointement : ce fut là où plusieurs de nos gens receurent la mort pour peine de leur indiscrete de­meure : ils nous assailloient vivement avec leurs javelines, arrestans nos navires en ceste charge nous-nous defendismes autant que le Soleil nous esclaira en ces combats jusques au soir, que les Ciconiens apres avoir tué six de nos gens de chasque navire se retirerent. Nous estions en grande tristesse pour ceste perte, & aussi d'un autre costé plus joyeux pour avoir evite le fil de l'espee.  Nous ne passames point outre, bien que le vent nous fust assez favorable, qu'apres avoir trois fois apellé nos compagnons, tués en ce combat par ceremonie, comme pour nous purger du soupçon d'infidélité, ayant desir de les ramener sains & sauves en leurs pays. Au mesme temps Jupiter esleva la vague, excite les vents qui troublerent la mer & la terre, dont apres la nuict arriva pendant ces obscuritez & tempestes, nos vaisseaux pacherent d'un costé par la vehemence des flots, ainsi vogans à l'inconstance des vents, comme un tourbillon rompit nos voiles en quatre pieces, neantmoins nous les remismes vogans en ceste tempeste &: misere l'espace de deux jours & deux nuicts, jusques au troisiesme que la mer s'appaisa, nous dressames nos voiles au vent qui estoit tellement favorable que facilement il nous eust conduit en lthacque sans peril, n'eust esté que la vague & les tourbillons nous repousserent vers le Promontoire de Malee, nous destournant de nostre chemin, de là nous fismes voile par l'espace de neuf jours avec gra­nde tourmente jusques au dixiesme, au­quel jour nous abordasmes en la terre des Lotophages, peuples qui ne vivent que de fruicts. Incontinent que nous fumes arrivez nous fismes nostre devoir de disner, apres l'avoir preparé ce que ayans faict, pour ce que nous ne sçavions en quel païs nous estions, ny quelles régions, je depute deux de nostre escorte avec un heraut & legat pourvue plus grande seureté, avec charge expresse de sçavoir quels peuples habitoient en ces régions : ce qu'ils firent estans arrivez chez les Lotophages, ils furent receuz fort humainement sans aucun dommage, sinon que les Lotophages baillerent à nos compagnons de ces fruicts qui ont la force de faire oublier l'affection deüe à la patrie, estans allechez par la douceur & bonté des fruicts, de sorte qu'en ayans mangé ils n'avoient aucune ressouvenance de leur retour, se resoudans de vivre avec ces peuples acoquinez à leurs fruicts doucereux : je fus contraint pour les faire retourner de les aller querir, les amenant par force, pleurans leur departement & les lier & garotter dans nos vaisseaux aux bancs. Quant aux autres qui n'en avoient point mangé, de peur qu'il ne leur print envie d'en manger pour tomber en ce mesme oubly, je delibereray de demeurer à l'instant de peur que le temps ne nous apportait dommage : comme ils furent entrez en nostre bord, ils tirerent à la rame, tant que nous abordasmes en la fertile terre des Cyclopes les superbes qui vivent sans loix & statuts, & ordonnances, si ce ne sont celles que nature leur enseigne, ou celles que les peres de famille sont observer à leurs femmes & enfans, au reste vivans en ceste  douce & naturelle liberté, sans semer, sans planter : car par la faveur des Dieux immortels, & bonté du sol, & privilege de nature, la terre produit ses semences, herbes, plantes, fruicts, sans semer ny planter fort heureusement, à raison des pluyes & influences des Cieux que fait decouler Jupiter en temps de saison, là ny l'orge ny le fourment ny le vin manquent en Automne : du port vous voyez une petite islete remplie d'un nombre infiny de chevres sauvages qui y vivent paisiblement, pour ce que ces terres sont escartees du commerce des hommes, & exemptes des javelines des chasseurs sans troupeaux demeurans tousjours en friche & sans labourage, ce qui est fort commode à ces chevres qui trouvent à paistre toutes sortes d'herbes sauvages, que nature produit en abondance en ces terres grasses qui ne sont aucunement assubjeties aux semences. Ces Cyclopes prennent tout leur deduit à l'agriculture, pource qu'ils ne sont aucunement instruits, ny à fabriquer des navires faute d'outils & ouvriers, ny à gouverner les navires, comme nous autres qui en avons affaire pour le trafic, & pour passer d'un lieu en un autre, & m'asseure que si ceux qui voguent à l'adventure en mer ou à dessein de decouvrir nouvelles terres, estoient venus en ce lieu, ils y trouveroient le sejour si agréable, & la terre si fertile qu'ils l'habiteroient comme en une terre qui nourriroit facilement ses habitans : car le long du rivage de la mer il y a des prez remplis d'herbages, & force vignes tres-fertiles, faciles au labourage, qui ne manquent de produire heureusement, & rendre une vendange tres-feconde, joint aussi que le trafic pourroit avoir cet advantage pour la grande facilite qu'il y a de venir à la rade sans empeschement, sans avoir affaire d'anchres & de cordages pour acrocher & arrester les vaisseaux : car estants là abordiez ils sont tellement fixes & immobiles au plus grand vent, mesme jusques à tant que les pilotes ayent envie de demarer. Au reste dans le port vous y voyez une claire fontaine qui prend sa source d'une grotte entourée de peupliers : ce fut là où nous abordasmes, vrayement par la conduitte & faveur de quelque Dieu qui nous y guida : Car nous n'avions aucun dessein d'y aborder, comme aussi nous ne le pouvions, à raison des tenebres & obscuritez qui limitoient nostre veüe au bout de nos vaisseaux : car la Lune ne luissoit aucunement : c'est pourquoy nul de nous ne pouvoit appercevoir ceste region, ny l'agitation des flots qui roulent, & s'assemblent vers le port jusques à tant que nous fussions abordez : donc incontinent nous plions nos voiles, & reposons jusques à l'Aurore. Le jour estant levé nous nous promenons le long de ceste isle en admirant sa beauté : au mesme temps les Nymphes filles de Jupin effaroucherent les chevres. Or pour preparer le disné à nos compagnons, nous prenons une quantité d'arcs & fleches à la longue pointe pour chasser, ce que nous faisons estans divisez en trois bandes, nostre chasse par la faveur d'un Dieu fut aussi agreable que profitable, de sorte que nous despartimes la proye & le gibier à tous les navires qui estoient au nombre de douze, qui eurent chacun chacun neuf chevres pour part & portion : nous fismes bonne chere tout le lourde ce butin, avec le bon vin rouge car il ne nous estoit pas encor failly : mais au contraire acreu au pillage de la ville des Ciconiens, & puis reposasmes jusques au matin : comme l'Aurore se fut levee, pource que j'avois desir de sçavoir quels peuples & nations habitoient en ce pays, j'advertis mes gens de ce dessein, leur disant en ceste sorte : Mes compagnons demeurez icy avec la flotte, cependant, je m'en vois avec mon vaisseau assisté de quelques compagnons pour descouvrir quels peuples sont icy leur sejour, pour cognoistre leurs mœurs, leur constance, leur justice, & impieté, s'ils sont humains ou barbares. Ayant ainsi dit, je m'embarque avec eux qui tirerent à la rame jusques à tant que nous fussions arrivez en un bois qui estoit voisin d'une grotte remplie de lauriers, dans laquelle plusieurs ouailles, chevres & autre bestiail reposoient tout contre, icy  voit une grande sale bastie de grosses pierres, entouree de pins & de chesnes où habitoit un Cyclope paissant ses brebis, demeurant en perpetuelle solitude, à raison qu'il avoit une meschante & particuliere science, aussi qu'il estoit monstreux, ne ressemblant aucunement à un homme : mais plustost à une montagne en comparaison des autres alors je commande à une partie de mes gens de demeurer au bord, cependant que je prendrois terre pour parler à ce Cyclope, choisissant douze des plus assidez compagnons, apportant avec moy une peau de bouc pleine d'excellent vin que Maron le fils d'Evanthene Prestre d'Apollon au bois qui luy estoit consacré & gouverneur d'Ismare, m'avoit donné en recompense de luy avoir sauvé la vie, à luy, à sa femme, & à ses enfans, au pillage de la ville des Ciconiens, portant honneur au degré de prestrise, m'ayant pareillement donné sept talents d'or, & une coupe d'argent. Quant à ce vin qu'il me donna, ses serviteurs & servantes ne sçavoient pas qu'il l'eust : mais seulement luy & sa femme : quand ils en beuvoient, pour sa grande force, ils mesloient avec ce vin vingt mesures d'eauë, encores avoit-il une framboise & ardeur : de sorte que c'estoit un acte de penitence que s'en abstenir. Donc avec ces provisions nous prenons dessein d'entrer en la grotte de cet homme robuste qui vit sans loix, sans statuts, nous ne le trouvasmes au dedans, car il estoit en ces montagnes qui paissoit ses brebis : estans entrez nous regardons ce qu'il avoit en sa grotte, comme son meuble : nous vismes là des panniers remplis de fourmage, & les estables remplies d'aigneaux & oüailles qui estoient separées les unes des autres par especes & degrez d'aage, & plusieurs vaisseaux pour recevoir le laict qu'il droit, panniers & cruches qui trempoient en l'eauë : mes compagnons considerans l'absence du Cyclope, & le temps commode pour fuyr, me conseilloient de prendre force fourmages, & destourner & chasser des estables le bestiail pour l'emmener en nos vaisseaux : mais je ne trouvay pas bon ce conseil, ains plustost de demeurer pour recevoir de luy des presens d'hospitalité neantmoins nos gens qui l'avoient veu, n'esperoient de luy rien de bon, ny trait de courtoisie: nonobstant nous allumons du feu mangeons du fourmage,  attendant jusques à tant qu'il arriva apportant un gros fardeau & charge de bois pour preparer son soupper ; quand il jetta son fardeau nous fusmes fort espouvantez, dont la peur nous fit retirer en un petit coin de la grotte : au reste il entra poussant son bestiail dedans, laissant les masles, les moutons & les boucs dehors la sale, & mit pour huis à leur estable une grosse pierre si pesante, que vingt charettes à quatre roues ne pourroient la lever de terre, & puis il tira le laict de ses chevres & ouailles, mettant aussi les petits agnelets dessous leurs meres pour les faire tetter : incontinent il mit une partie du laict caillé dedans des esculles pour faire des fourmages, l'autre partie, il la verse dans des escuelles pour boire apres avoit mangé au reste apres avoit mangé : au reste avoir allumé du feu fait tout ce mesnage il nous regarda, nous interrogeant ainsi.

   Mes hostes, qui estes-vous ? d'où venez-vous en ce pays icy. est-ce par occasion, estans vagabonds & errans cà & là  n'estes-vous point venus à quelque dessein n'estes-vous point Pyrates ou fourbans pour voller les navires passageres ?

   Ces  paroles nous emeurent grandement par la vehemence de sa voix rude & superbe, ausquelles je respondis : Nous sommes Grecs qui retournons du siege de Troye , agitez dans la mer orageuse de mille tempestes, esgarez & destournez de nostre chemin, ainsi qu'il plaist à Jupiter, & avons l'honneur d'appartenir au Roy Agamemnon, de qui la reputation est espanduë par tout le monde, par ses stratagernes de guerre qu'il a monstre au siege & prinse de Troye. Mais nous vous supplions humblement, embrassans vos genoüils, de nous assister, & donner quelque present d'hospitalité digne d'un hoste que vous honorerez, craignant les Dieux immortels, & particulierement Jupiter protecteur des pelerins, vengeant de son foudre de cholere & punition le mauvais & inhumain traittement que l’on fait aux passans & hostes. Je dy ainsi, & il nous respondit d'une parole menaçante : Vous estes bien simple mon hoste, de venir d'une lointaine région pour apprendre &  instruire les Cyclopes à la crainte & respect des Dieux que nous estimons moindre si que nous en puissance & force, & encore respectant moins Jupiter, duquel les vengeances & foudres ne m'empescheront de faire de vous ce qu'il me plaira, mesprisant toutes ces menasses divines. Mais dites-moy, où est vostre navire, est-elle loin ou pres, que je le sçache promptement.

   Il dit ainsi, me tirant les vers du nez mais de peur qu'il brisast ma navire, si je luy eusse enseignee, je luy respondis par équivoques & paroles rusees, luy disant, Hélas je n'ay plus de navire ! Neptune l'impitoyable l'a cassee & brisee par les bourasques & tempestes, l'ayant fait briser & heurter contre les rochers voisins de vos terre & nous reduisant à la nage, dont nous sommes venus avec nos compagnons aborder en ce pays, evitans le peril de la mer.

   Incontinant que j'eus achevé de parler, il ne me respondit rien, & se jetta sur deux de nos compagnons qu'il saisit avec une grande force, les maniant comme un petit chiot, leur brisa la teste contre la terre, dont le sang & la cervelle tomboient contre-bas & les ayant couppé & decouppé par morceaux & bribes, les devora corne un lion montagnart, ne laissant ny entrailles, ny moüelles, ny os, ce spestacle cruel & barbare, flechit nos yeux aux larmes, suppliant Jupiter de nous secourir en ce desespoir.

    Au reste quand ce Cyclope eut rassasié sa faim insatiable de ces chairs humaines, il beut tout ce laict qu'il avoit mis en une escuelle, & se veautrant le long de la grotte entre ces troupeaux, ceste posture & le ressentiment que j'avois de la mort de mes compagnons m'aiguillonnoit le courage à le tuer, m'estant approché de luy en luy donnant un coup mortel dans le cœur, neantmoins la sagesse d'un autre conseil meilleur arresta mon desir & ma vengeance avec bonne raison & faveur : car nous estions tous perdus, à raison que nous n'eussions peu sortir pour fuir pour ce que ceste grosse pierre que nous ne pouvions ranger, nous eust empesché la sortie. Or donc pillans patience, nous lamentions nostre misere, jusques à rat que l'Aurore se fust levee, auquel temps ce Cyclope allume du feu, tire le laict de ses chevres, ainsi qu'il avoit accoustumé de faire, mettant les petits aigneaux dessous le ventre de leur mere pour les faire tetter, & ayant fait tout ce mesnage avec diligence, il se jette derechef sur deux de nos compagnons & en fait son desjeuner. Ce qu'ayant fait il chasse son bestiail de la grotte pour le mener paistre, levant la grosse pierre qui servoit de porte, & puis quand tout le bestiail fut passe, il remit ceste pierre aussi facilement comme s'il eust fais un couvercle sur un carquois : il sort donc appellant ses troupeaux avec un  sifflet vers les montagnes. Cependant j'estois en la grotte, il ne faut pas demander si j'avois peur, j'estois pour lors remply de cogitations profondes, minutant les moyens de me venger & faciliter nostre departement avec l'ayde & secours de Minerve car elle m'en eust donné & l'envie & l'invention. La necessité maistresse ouvriere des inventions me fournit d'un moyen tres-seur & expedient entre les autres que je proposois, considerant que ce Cyclope avoit une massue de bois verd d'olivier qu'il avoit couppé pour faire seicher, qui n'estoit pas moins longue & haute qu'un mas de navire à vingt rames telle estoit sa grosseur & hauteur : mais pour ce que elle me sembloit trop longue, je trouvay bon d'en user, la rogner de la longueur d'une aulne, la polir & affiler par le bout, & la cacher dans le chaume & fumier qui estoit abondant en la grotte, avec ce dessien de brusler le bout de ceste massue au feu, & l'enfoncer en son œil lors qu'il dormiroit, & pour cet effect nous tirons au sort ceux qui seroient esleus avec moy pour conduire ce dessein plein de hardiesse & de prudence pour nous exempter de la mort : le sort tomba sur quatre que j'eusse esleu facilement pour estre hardis & courageux à l'accomplissment de ceste conjuration ; je fus le cinquiesme pour en estre le capitaine. Ce Cyclope arrive avec son bestiail qu'il fit entrer sans en laisser une partie dehors, comme c'estoit sa coustume : à la verité je ne sçay pas s'il l'avoit faict pour un dessein particulier qu'il eust, ou que quelque Dieu le permist à nostre faveur, tant y a estant entré en la grotte avec son troupeau il ferme la grotte de la pierre, & se sied tirant le laict de ses chevres & ouailles, & fait tout le mesnage requis d'un berger soigneux : en apres il se jette sur deux de nos compagnons, les devorant par lopins son souper. Cependant je prins resolution de luy presenter de ce bon vin, comme il estoit temps pour exécuter nostre conjuration vengeresse : je luy dis tenant une coupe pleine de ce bon vin, Gentil Cyclope recevez de ma main liberale & courtoise ceste coupe devin, vous avez assez mangé de chair humaine sans boire, afin que vous sçachiez quel vin est caché & recelé dans nostre vaisseau : si vous le trouvez bon, je vous en donneray encor, en asseurace & recognoissance de-quoy vous me promettrez par compassion de m'en retourner en mon pays sans recevoir de vous aucun outrage : il ne faut point mentir, que vous estes insupportable en vostre fureur & cruauté, qui est celuy qui doresnavant voudra venir en vos terres, & loger chez vous qui faictes si mal vostre devoir envers vos hostes.

    Le dis ainsi, & tout promptement ce Cyclope print la couppe que je luy donnois, & beut le vin, dont il eut incontinent le cœur tout resjouy, & me dit ainsi.

    Mon hoste donnez-moy pour la secon­de fois à boire de ce vin, & me distes vostre nom, afin que je vous face un present d'hospitalité, duquel vous serez content ; je trouve vostre vin excellent : nos terres apportent une grande quantité de vins & en abondance, à raison que Jupiter envoye le temps & la saison commode, faisant descouler mille influences favorables, à la fertilité de nos terres : mais il faut que je confesse que nostre vin n'est pas si excellent que le vostre qui sent le nectar & l'ambrosie.

   Il dit ainsi, & luy donne encor de ce vin ardent qu'il beut par trois fois par imprudence, car cela fut cause de le faire endormir : au reste incontinent que les fumées luy monterent au cerveau, je commençay à luy dire d'une parole aussi humaine que courtoise, Gentil Cyclope, vous m'avez demandé mon nom, je ne veux pas vous le celer, je m'appelle Personne, mon pere & ma mere m'appellent ainsi, pareil­lement mes amis.

   Je disois ainsi, & il me respondit d'une parole brusque & aspre : Pour le present & gracieuseté que je te veux faire, sera que je ne devoreray ny mangeray Personne que le dernier en recognoissance de ses biens-faits.

   Il dit ainsi, & se veautra le long de la grotte, se laissant aller au sommeil qui le saisissoit, pendant ceste crapule il rottoit, ronfloit, exhalant une fumée vineuse & puante de la concoction de ces viandes & chairs humaines : cependant considerant le temps propre &commode pour executer nostre entreprise, je mets ce levier & grand baston dedans les cendres jusques à tant que le bout fust en feu, & lors qu'il fut eschauffé, l'appelle mes camarades pour leur recommander la hardiesse & asseurance qu'un bon Demon leur inspira. Donc ayant poussé ce levier dans l'œil du Cyclope, nous le tournions comme si avec un vibrequin nous eussions voulu percer quelque bois ou aix de navire, ainsi tournions & remuions la pointe bien affilée de ce levier dans son œil, jusques à tant que la chaleur & pointe du baston luy eust crevé l'œil, dont incontinent le sang couloit le long des sourcils & paupieres bruslées, desquelles la vapeur & bruslure faisoit un aussi grand bruit, comme quand on jeste dedans l'eau froide une scie ou cognée toute rouge de feu, ainsi ses sourcils petilloient jusques à tant que la chaleur ayant saisi la chair vive, le Cyclope s'escria à si haute voix, que la pierre qui estoit à l'entrée de la grotte en resonna si fort, que la vehemence de sa voix nous escarta cà-&-là, laissant le levier dans son œil, qui incontinent fut osté par l'impatience du Cyclope, le jectant dans la grotte, appellant les Cyclopes voisins à son secours, qui y accoururent en grande diligence, demandans à ce Cyclope du dehors sans entrer dedans en ces mots.

   Polypheme, quel accident t'est arrivé qui te fait ainsi crier & nous appeller, interrompant nostre sommeil n'est-ce point quelqu'un qui t'assassine par trahison, ou qui te desrobe ton bestiail ?

    Polypheme leur respondit, Mes amis, au secours Personne m'a tué & grandement offensé, tant par force que par trahison.       
    Les Cyclopes trompez & deceus par l'equivoque du nom, luy respondirent, si personne ne vous force & assassine, puisque vous estes seul, supportez patiemment vostre affliction, calamité & maladie que Jupiter vous envoye, que vous ne sçauriez aucunement fuyr : c'est pourquoy pour avoir consolation & remede en vostre mal, invoquez vostre pere Neptune qui vous secoure en vos afflictions.

   Ils dirent ainsi & s'en allerent, pensans que Polypheme eust  quelque mal que les  Dieux luy eussent envoye, moy qui sçavois la tromperie & deception du nom, je me pris à rire : cependant le pauvre Cyclope pleuroit la perte de son œil qui le contraint d'aller à tastons pour lever la pierre, ce qu'il fit neantmoins se tenant à  la porte estendant les mains, comme s'il eust voulu nous surprendre & arrester au partage, estimant que nous eussions esté si mal-advisez que de passer avec les moutons mais en cela fut-il encor trompé, car nous avions prins un meilleur & plus seur conseil, pour exempter nos camarades de la mort : comme aussi pour sauver la vie, on ne peut avoir trop de conseil, de prudence & de finesse ; or le conseil fut tel, considerant qu'il y avoit plusieurs moutons à la grande laine, je trouve bon de lier trois moutons ensemble avec des oziers, & faire passer au milieu des trois moutons, un de nos gens, de sorte que trois portoient son homme, & aussi pour faciliter pour moy la sortie plus seure, advisant un gros mouton le chef du troupeau, plus haut & grand que les autres, je me pose & musle dessous son ventre, & pendois de son derriere, embrassant à belle-main sa laine & son poil : ces ruses ne furent point descouvertes, reussissants à nostre bien : caressans en cet estat & crainte jusques à l'aurore, Polypheme, comme il avoit de coustume, mene ses troupeaux aux montagnes paistre, les masles passoient devant, mais les femelles demeuroient, comme si elles eussent esté tardives pour la quantité de laict qu'il avoit failly à tirer depuis ce grand accident : comme ces troupeaux passoient Polypheme leur tastonnoit le derriere, comme s'il eust voulu descouvrir par l'attouchement si nous eussions esté dessus : mal-advisé qu'il estoit il ne sçavoit pas que nos camarades estoient liez dessous le ventre des moutons : or le dernier mouton dessous le ventre duquel j'estois caché, ne passa que le dernier, volontiers pour ce qu'il estoit chargé estant en grand trouble & crainte, quand Polypheme  luy  tastonnant le dos luy dit, ; Gentil mouton le chef de mon troupeau, pourquoy es-tu si paresseux que de sortir, le dernier contre ta coustume, qui estoit d'aller des premiers aux champs, & sortir en diligence, pour paistre les nouvelles herbelettes, & aller au courant des claires fontaines, pour puis apres arriver des premiers en ton estable ? neantmoins  maintenant tu ne sors que le dernier : n'est-ce point que le regret de ma perte te retienne, desirant l'œil de ton pasteur, que ce meschant homme m'a crevé assisté de ses camarades, apres avoir endormy & ma raison & mes forces, c'est ce meschant & traistre Personne, qui volontiers est mort : car je ne pense pas qu'un meschant homme puisse eviter la mort, la peine de son infidelité, à la mienne volonté que tu parlasses & eusses la veuë & les yeux   remplis de jugement pour me descouvrir ce perfide, en quel lieu il est fuyant ma force vengeresse, si je le tenois je luy ferois ressentir son audacieuse entreprise, en luy froissant la teste & la cervelle à la paroy de ma grotte, cet acte de vengeance me consoleroit, d'autant que j'aurois eu raison de mon aveuglement, & du meschant Personne, petit bout de vilain & coüard ; il dit ainsi, & laissa sortir dehors son mouton. Quand donc nous fusmes esloignez de la grotte d'un notable intervalle, je me deslie à dessein de deslier aussi mes camarades, & destourne une grande quantité de bestiail que nous conduisons dans nos vaisseaux : donc y estants arrivez, nos compagnons furent bien aises de nous voir de retour, à raison qu'ils nous attendoient il y avoit long­temps, mais aussi furent-ils faschez de la mort de nos camarades que Polypheme avoit devorés, neantmoins je ne laissois pas de pleurer comme les autres, ayant mesme faict signe des yeux à nos gens de pleurer ceste perte : aussi-tost pour eviter la poursuicte de Polypheme, je com­mande de faire entrer les troupeaux & ti­rer à la rame : ce qu'ayans faict, comme nous fusmes aussi loing que la voix eslevée & espanduë parmy l’air, se peut enten­dre, je crie à haute voix injuriant Polypheme. Monstrueux & aveugle Polypheme, tu ne devois pas te comporter ainsi à l'endroit de tes hostes, tu as grand tort d'avoir devoré les amis d'un homme que tu appelles coüard car maintenant tu ressens la peine ta cruauté de pour n'avoir pas honoré & receu humai­nement tes hostes en ta maison : voyla la vengeance que Jupiter & les autres Dieux prennent de toy. Je disois ainsi comme ce Cyclope esmeu de colere nous darde & jecte une grosse masse, & partie d'une montagne qui pensa tomber sur le bout de nostre gouvernail ne s'en fallut guere, tombant dans la mer qui s'esmeut par le boüillonnement de la vague qu'avoit agité la cheute de la pierre, en telle sorte que le reflux de ces flots nous repoussa vers le rivage, duquel nous repoussames nostre vaisseau avec un Rivereau, commandant à nos compagnons de tirer à la rame : estant donc loing du bord deux fois autant que nous estions avant, je parle derechef au Cyclope, contre la volonté de mes camarades, qui me supplioient de paroles courtoises & douces de ne parle plus de Polypheme, craignant quelque mal-heur, me disant.       
   Malheureux que vous estes, qui ne pouvez digerer vostre bonne fortune avec modestie pourquoy voulez vous agacer un homme rustre & barbare, qui maintenant nous a dardé un roche de telle force que nous pensions estre perdus & submergez, nous vous supplions de le laisser là, de peur que s'il vous entend parler il ne jeste encor quelque pierre pour nous escraser la teste : car il a la force de darder jusques à nous. Ils disoient ainsi me dissuadans neantmoins leurs dissuasions, jamais n'eurent la force de flechir mon cœur, ny l'empescher de parler encor à Polypheme en ces mots injurieux pour luy apprendre mon nom par bravade & gloire.

    Monstrueux Cyclope, si quelqu'un te demande qui t'a ainsi crevé l'œil, tu diras que c'est Ulysse le fils de Laertes, natif & citadin d'Ithacque, qui par finesses surprent & ruine les villes.

    Je disois ainsi comme Polypheme, d'une grande cholere à haute voix, s'escria disant.

    Bons Dieux, voyla les Prophéties anciennes de Telemus Eurymede accomplies, qui dés long-temps m'avoient prognostiqué ce malheur qui devoit m'arriver de la part d'un Ulysse : je ressens une peine sortable à mon imprudence, il est vray que jamais je n'eusse pensé qu'un homme de si petite stature & vertu eust peu par force ou courage, me surprendre & apporter cet aveuglement : jamais je ne me suis douté d'Ulysse, attendant d'un grand & puissant homme un grand courage, pour avoir la vertu & la force d'executer une si audacieuse entreprise : neantmoins je suis trompé en mon jugement, un petit homme m'a privé de la veuë, il est vray que ce n'est pas par courage mais par trahison m'ayant donné du vin qui a endormy ma raison & ma force.

   Mais viens mon cher Ulysse, que je te donne des presens d'hospitalité dignes de ta vertu, te fourmissant d'equipage pour toy & tes camarades pour faciliter ton retour : ce que j'impetreray de Neptune, duquel je suis fils, puisque souvent il s'est glorifié d'estre mon pere, qui pareillement me guerira plustost qu'aucun des Dieux immortels.

    Il dit ainsi & luy respondit d'un courage qui n'avoit pas envie de retourner pour se fier à son ennemy, luy disant, A la mienne volonté que pour executer ma vengeance, & haine mortelle, je peusse sans peril de ma vie te donner la mort, & t'envoyer aux enfers, despouillé de toute consolation & de tout bien, car je sçay bien que Neptune jamais ne te guerira, ny apportera aucun remede à ton œil crevé demeurant en ceste cecité perpetuelle. Je dis ainsi, comme ce Cyclope levant les yeux & les mains au Ciel fit sa priere au Dieu Neptune en ceste sorte.

    Neptune exaucez ma priere, enterinez ma requeste qui n'est formée que pour un bon subject s'il est vray que je suis vostre fils, comme souvent vous vous estes glorifié d'estre mon pere, faictes moy ce bien qu'Ulysse le fils de Laertes, citadin & natif d'Ithacque, jamais ne retourne en son pays, que  les destins ont resolu & octroyé son retourne vous supplie que ce ne soit pas sans traverses, tempestes, orages sans perte de ses amis, sans detriment & débris de ses vaisseaux, afin qu'estant contraint de mandier une navire estrangere pour son retour avec ignominie, Il rssente la peine sortable à son audacieux dessein, duquel je croy que vous aurez un ressentiment, autant qu'un pere en peut avoir pour venger l'injure & l'outrage faict à son fils.

    Il finit ainsi ces prieres, que Neptune exauça : Au reste ce Cyclope jeta une grosse pierre, l’ayant tournée en ses mains, qui tomba si pres de nostre vaisseau, que peu s'en fallut qu'elle ne rompist nostre gouvernail, la cheute troubla l’eau excitant la vague de laquelle le resfux nous repoussa vers le rivage. Neatmoins estans venus en  isle où estoient nos compagnons qui nous attendoient avec gemissemens estans arrivez nous divisons le butin & le bestial que nous avions destourne par egale portion: neantmoins ils me donnerent un grand mouton par preciput, ce qu'ayant faict, je le sacrifie à Jupiter en bruslant les entrailles, qui ne receut nos sacrifices de bon cœur estant irrité contre nous, s'occupant à preparer sa vengeance pour submerger nos navires & nostre escorte : cependant le long du jour nous faisions bonne chere, passants le temps en toute joye & liesse à bien boire & manger, ce qui dura jusque au Soleil couché, & reposasmes jusques à tant que l'aurore fust levée, qui nous esveille, auquel temps considerant l'occasion propre pour cingler en haute mer, je commande à nos camarades de mettre la voile au vent, & tirer à la rame pour passer outre, avec ceste resjouysance que nous prenions pour avoir evité la mort, & faict ressentir à ce Cyclope nos ruses & finesses.