Livre V

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upiter ayant derechef assemblé le conseil des Dieux, depesche Mercure, avec charge expresse de commander à Calypso de laisser aller Ulysse : ce qu'elle faict craignant d’encourir une peine sortable à la desobeissance que l'exces d'amour pouvoit produire : Ulysse ayant singlé en haute mer l'espace de dix-huict jours, est harassé de Neptune, qui par vindicte esmeut les bourrasques de la mer,  brise sa navire, nonobstant apres essuyé tous ces périls, arrive sain & saufe en la terre des Pheaciens, par le moyen d'un bandeau que luy donne Ino, avec condition qu'il le jetteroit en la mer, estant descendu en terre ferme.

 

Elemache & Pisistrate estants donc arrivez en Sparte la magnifique, ils allerent droict aborder avec leurs chevaux, & tout leur attirail, au logis du puissant & superbe Roy Menelaüs, lequel ils trouverent faisant un festin somptueux à tous ses amis & proches voisins en signe de joye, & de resjouyssance des nopces qui se préparoient, & du mariage futur d'un sien fils, & d'une sienne fille, qui de bref devoient estre mariez, sçavoir est la fille, avec le fils aisné du valeureux Achille, auquel Menelaüs l'avoit promise, & accordée dés le siege de Troye, & estoit-l'on sur le poinct de l'envoyer avec un bel appareil & de chevaux & de chariots en la cité des Myrmidons, qui estoit sous l'obeyssance d'Achille, afin de mettre fin & consommer le mariage : & son fils nommé Megapentes, devoit espouser une belle & gentille Damoiselle native mesme de Sparte, fille du bon Alector gentil-homme riche en biens & de grande extraction : or il avoit engendré ce Megapentes sur sa vieillesse & au declin de son aage, d'une servante, & esclave de condition, s'estant accosté d'elle pour sa grande beauté, & lors qu'il veid que sa femme Helene estoit hors d'esperance de pouvoir avoir lignée pour quelque mauvais traittement qu'elle receut aux dernieres couches qu'elle fit lors qu'elle mit au monde sa belle & aymable Hermion plus agreable que la beauté mesme. De façon que lors toute la maison de Menelaüs se ressentoit des nopces, comme si elles eussent esté celebrées ce jour mesme, & pour plus grande allegresse tous les principaux du pays, & les plus proches parens de Menelaüs avoient esté conviez, & appellez au bal général, où il se trouva un joüeur de violon fort insigne, qui frisottoit sur son instrument une gaillarde, & attiroit les plus dispos, & les plus alaigres à dancer deux à deux, & à capreoller à la cadance pour donner du plaisir à toute la compagnée. Pendant tous ces desduits & passe-temps, Telemache, & le fils de Nestor estoient avec tout leur equippage à l'entrée du Palais, attendans que quelques uns sortissent, & ayans este apperceus par l'un des serviteurs, & des plus anciens de Menelaüs, nommé Eteoneus. Ce serviteur courut promptement en donner advis à son maistre, l'advertissant qu'il y avoit à la porte deux personnages à luy incogneus, lesquels encore bien qu'ils sembloient estre estrangers, toutesfois au oient la façon & la representation sort bonne, & qui promettoient d'eux quelque chose de divin :  & demanda à Menelaüs s'il trouveroit  bon qu'il prist leurs chevaux, & les menast à l'escurie ou bien s'il leur donneroit addresse en quelque autre logis où ils pourroient estre accueillis en tout honneur. Menelaüs osfencé des paroles de ce serviteur, luy repliqua comme en cholere : jusques à ce jour je ne t'avois point recogneu pour outré & pour fol, Eteonée : mais maintenant je recognois que croissant d'aage tu rajeunis de l'esprit, parlant comme une beste & un enfant. M'estimes tu de si peu de jugement, & si incivil, de permettre que les gens d'honneur, com­me semblent estre ceux-là, prennent leur logis autre part que ceans, & que je desnie la courtoisie aux personnes d'hon­neur, maintenant que j'en ay le moyen, & que les Dieux m'ont ramené sain & sauve en ma maison, apres tant de divers voyages, pendant lesquels j'ay tant receu de courtoisies, & de biens-faicts de diverses personnes, que je serois tres-ingrat, si je me rendois semblable à ceux qui m'honoreront tant de me venir voir. Sus donc qu'on se depesche promptement de faire repaistre ces chevaux &  d'amener ces honnestes gens au logis pour prendre leur refection : Ce serviteur prest à executer le commandement de son maistre, sortit en diligence de la maison, prenant avec soy quelques uns des autres serviteurs & domestiques pour luy aider à desbrider & à frotter les chevaux encor tous pleins de sueur sous le harnois, pour estre venus en diligence, & pour avoir fait une longue traicte. Et apres les avoir attachez au rattelie, ils leur donnerent  force avoine meslée avec de bonne orge blanche chacun en sa mangeoire : ils camperent & rangerent le carrosse à l'abry & à couvert le long d'une haute muraille, & puis de ce pas prierent Telemache & son compa­gnon d'entrer au dedans de la maison Royale,  là où estants entrez ils alloient avec admiration, considerans l'orgueil, & la magnificence du bastiment, les riches planchers, & les belles voûtes tou­tes enrichies d'orfevreries, & parsemees de fin or ducat, qui rendoient dans les salles & dans les chambres, un esclat si brillant, & qu'elles sembloient resplandissantes & lumineuses comme le Soleil mesme, & rendoient un air clair & luisans comme la Lune, pour la quantité d'ar­gent battu qui estoit le long des murail­les, & des soliveaux. En fin apres avoir assouvy, & contenté leur veuë, par l'aspect de tant de choses rares & somptueuses, qu'ils se furent lavez & nettoyez à la diligence des servantes, qui leur apporte­rent quantité de bonnes huilles & d'on­guents odoriferants,  & que pour se re­changer & rafraischir, ils eussent vesty & endosse à la villageoise, des tuniques & chemisettes en guise de casaques, com­me l'on avoit de coustume d'user à l'endroit des pelerins & nouveaux venus, l’ une des filles servantes, & la plus advenante & agréable qui fust entre toutes, ayant en main un pot d'eau de fin or, & un grand bassin d'argent, leur versa de l'eau pour leur laver les mains, & ayant fait la reverence au maistre de la maison, Menelaüs, s'assirent tout joignant son throsne & sa place Royale : la despenciere & maistresse servante fournit cependant la table de pain, les cuisiniers & maistres d'hostel servirent le couvert avec grand nombre de mets de viandes tres exquises, & les sommeliers firent  provision de bouteilles pleines de vin delicat, & de tasses & gobelets d'or pour boire. Menelaüs leur dit à l'entrée de table tout doucement, & avec une face joyeuse & riante.

   Mes amis, vous soyez tous deux les mieux que tres-bien venus & ne pouvez pas arriver en une retraicte, où peut-estre vous fussiez receus, & accueillis avec plus d'affection, je vous supplie beuvez & mangez à vostre suffisance, vous venez de loin, vous estes jeunes, & pleins d'appétit, & si désormais il s'en va temps de desjeuner, c'est pourquoy ne parles pour le present que de nous resjouyr, & laissons à traicter d'affaires apres le disner : car nous aurons tous du temps & du loisir assez, moy, de vous interroger qui vous pouvez estre, & de quelle contrée vous arrivez, & vous à me respondre : pour moy je presuppose que vous estes yssu de quelque tige & sang Royal & descendus de parens qui ont appris à commander aux peuples & nations à l’escole des Dieux immortels, car des gens relevez & bien appris comme vous autre n'avez point la façon d'estre sortis de personnes mesquines & roturieres.

   Ayant achevé ces paroles, il decouppa luy-mesme, & detrancha une piece de bœuf, grace & bien entrelardée, rostie & servie sur table par les serviteurs, & cuisiniers de Menelaüs, & leur en presenta chacun sur leur assiette, dont ils mangerent avec bel appetit & se ruerent tellement sur le reste des vivres apposes, qu'en peu de temps ils furent rassasiez & de boire & de manger ; alors Telemache s'approchant de l'oreille de Pisistrare, luy dit tout bas, & comme en secret : Et bien mon cher & intime amy, que te semble-il de l'excellence & de la beauté de ceste maison enrichie & ornée avec tant d'artifices, & si industrieusement elabourée à perfection qu'elle semble estre le vray sejour des Dieux, & que quelque Deité ait contribué à cet ouvrage, car il n'y manque rien du tout, & plus je le considere, & plus je trouve suject de l'admirer & ne crois pas qu'il y ait langue assez diserte qui puisse exprimer la grande & naïsve beauté de ce lieu beau & rouge corail si dextrement taillé, ces piliers d'yvoire si richement estofez, & toutes ces precieuses estofes industrieusement lambrissées, avec or & argent en si grande abondance, monstrent assez que cet œuvre est plus qu'humain, & que l'on n'a rien espargné pour rendre ce bastiment du tout parsfaict & accomply.

    Menelaüs qui entr'ouyt ce discours I'interronpit leur disant, Mes chers enfans, ne vous estonez pas de la magnificence que vous remarquez au dedans de ceste maison, laquelle appartient & releve nuëment du grand Dieu Jupiter : & comme il n'est pas sean aux mortels d'entrer en contestation de la toute-puissance des Dieux, ny de s'emerveiller de la grandeur de leurs effect, ainsi ne devez-vous davantage admirer avec estonnement tout ce que remarquez caen de plus rare puisque toutes ces richesses & ces thresors ne me sont escheuz que par les bienfaits & pure libéralité des Dieux qui contre ma propre volonté, pouvants toutes choses m'en ont constitué comme depositaire, & gardiataire pour un temps : Je vous diray comment & de quelle façon ces moyens me sont arrivez, ayant essuyé un grand nombre de travaux, & couru mainte risque vaguant en divers endroits, depuis le siege de Troye, en fin je m'embarquay, & arrivay en bref en l'isle de Cypre, huict ans apres avoir party de Grece, & ayant quitté cette isle, traversant toute l'AEgypte je vins en AEthiopie, & puis je tiray en Carthage, & de là je passay droict aux Erebes & en la Lybie, où les meres oüailles cornues portent des aigneaux trois fois l'année ; là il y a quantité de fromages, & de viandes, là le berger ny le paysant n'a point manque de laictages : car les brebis leur en donnent assez en toutes saisons. Or cependant que je voyageois ainsi d'un costé & d'autre, parmy ces fer­tiles contrées, faisant prouision de tout ce qui peut etre necessaire pour la vie, l'enfer suscita ce meschant & detestable Egyste à porter la main parricide sur la personne sacrée de mon pauvre frere Agamemnon, & se servant de l'invention & perfidie de sa propre femme Clytemnestre, femme abominable s'il en fut jamais luy osta la vie, de façon que son decez inesperé m'a contre mon gré & attente comme forcé d'hériter de tous ses meubles & joyaux qu'il m'a laissez. Que pleust il aux Dieux immortels, que le mal-heur ne luy fust point survenu, & bien que la fortune m'ait assez mal-dit, & qu'il me soit fort peu resté de bien pen­dant les guerres, & siege de Troye, & que ma maison ait esté ravagée & comme au pillage, je voudrois à la mienne volonté pouvoir racheter sa vie au prix de ce peu qui me reste, à la charge de me retirer en un petit recoin de quelque petit logis, & de me contenter d'une tierce partie de  ma maison pour y consommer le reste de ma vie, à condition que luy, & tous ces  vaillants champions qui sont morts devant Troye furent aujourd'huy tous vivans & comblés & de prosperité, & de santé, autant qu'ils furent jamais estant au monde, & bien que je les deplore & regrette tous esgalement, & que la perte de leur personne m'apporte un tel desplaisir en général, que depuis leur trespas j'aye receu en moy-mesme fort peu de repos ny de contentement d'esprit : Toutesfois l'affection particuliere que j'avois de tout temps voüé au bien de mon pauvre Ulysse, faict que sur tous je porte en mon ame un particulier desplaisir de son absence & de son infortune, dont la mémoire cause en moy & jour & nuict un tel degoust de vivres, que je ne  puis ny boire ny manger à son occasion, & que à son suject : toutes choses me sont odieuses. Car qui a-t’il au monde de penible, & de dur, que ce pauvre Prince n'ait supporté, & encore avec patience ? Et de tous les Grecs, il n'y en a pas un seul qui ai esté traversé de la fortune comme il a esté ; & semble que les Dieux ne nous ayent faict naistre au monde sous autre loy, & condition ; luy, que pour patir & endurer, & moy, pour participer à son affli&ion languissante, miserable, à raison de ses malheurs, & de sa si longue absence, qui me détient pensif, & com­me en suspens entre l’esperance qui me reste de sa vie, & l'apprehension que j'ay de sa mort. Mais encor je ne suis pas seul qui le déplore, & le regrette beaucoup, se ressentant de la longueur de son absence, son bon veillard de pere en meurt d'ennuy sur le declin de son aage : sa chaste Penelope l'attend avec impatience, & lamente jour & nuict à son occasion, & son jeune fils Telemache demande à voir son pere qui le delaissa, & le priva de sa presence incontinent apres l'avoir mis au monde.

   Ce doux nom de pere penetra tellement l'intérieur de Telemache, qu'il luy fut impossible de s'abstenir de plorer, entendant parler d'Ulysse, & jettoit de grosses larmes au fort de la tristesse que luy apporterent ces paroles, & pour n'estre apperceu plorant, il se cachoit la veuë avec la manche de sa casaque de fine escarlatte : Ce qu'il ne peut neantmoins si bien desguiser, qu'il ne fust apperceu par Menelaüs, qui recogneut parce seul indice extérieur que c'estoit le vray & légitime fils d'Ulysse : & sur ceste croyance il fut quelque temps en doute s'il devoit attendre que Telemache entamast le premier le discours touchant son pere, & qu'il luy declarast comme il estoit son fils, ou bien si cela devoit venir de luy, & s'il le devoit questionner sur ce faict, & luy faire une bresve description de la verité des choses, & comme le tout s'estoit passé. Mais cependant qu'il balançoit ainsi à par-soy les raisons de part & d'autre, il fut interrompu par la venue subtile de sa femme Helene, laquelle sortit de son cabinet richement reparé, & duquel sortoient mille bonnes odeurs pour les parfums, & drogues precieuses qui estoient au dedans, pour venir trouver la compagnie, te resemblant à Diane Deesse des forets. Sa Damoiselle d'honneur nommée Adieste, luy presenta  sa chaire de parure pour s'asseoir, Alcipe apporta le tapis de fine  laine, rehaussé de soye, & la belle Phylo dressa son petit mestier, dans lequel elle mit les fuseaux, & la laine, l'entretien ordinaire des Damoiselles, pour servir de contenance, afin de s'occuper, & se divertir l'esprit des mauvaises pensees. Ce present luy avoit esté fait par Alcandre femme de Polybus, riche habitant de Thebes avec une riche quenoüille d'or esmaillee tout à l'entour : Polybus de son costé donna à Menelaüs deux aiguieres d'argent, avec deux trépieds & dix ta­lents d'or pour gage de l’affection qu'il luy portoit, & le service qu'il luy avoit voûé. Phylo luy ayant donc ainsi prepa­ré le mestier, avec le fuseau remply d'un beau fil excellemment elabouré, & la quenouille garnie d'une belle laine, donc la vive couleur rendoit un beau lustre, & un esclat fort agreable à la veuë, Helene print place, & s'assit en sa chaire, soulageant ses jambes d'un escabeau qu'on luy posa soubs ses pieds, & commença à semondre de parole son mary Menelaüs, luy disant.

Mon cher mary, quelle opinion as-tu de ces deux personnages qui nous ont fait l'honneur de nous visiter ? Pour mon regard, encores bien que je n'ose pas au vray asseurer, ny desasseurer aussi qu'en cela mon jugement soit veritable, toute­fois s'il est loisible de dire librement ce que l'on pense au hazard d'estre trompé, le cœur me dit que l'un d'iceux est Telemache mesme le fils d'Ulysse, qui le laissa si jeune nay, & dés le berceau, dés lors qu'à mon occasion il luy convint aller avec le reste des Grecs pour faire guerre aux Troyens pour se vanger du rapt que Paris commit en ma personne. Or je croy fermement que c'est luy sans autre : car je ne vey jamais ny homme ny femme se ressembler si au vif, comme cestuy-cy faict à Telemache qui le represente si au naïf, & des traits de visage, & de grace, de discours & de maintien que je ne puis m'imaginer que ce ne soit luy-mesme.

    Menelaüs luy respondit, tu ne te trompes point en ton opinion, ma femme, moy-mesme j'en ay faict un mesme Jugement que toy : Car plus qu'on le considere, & plus l'on remarque de grands & infaillibles indices, que c'est le vray & naturel enfant d'Ulysse : regardez ses mains elles ne sont pas du tout semblables aux siennes en blancheur, voyez ses jambes, & ses demarches, ses yeux perçants, & son regard ordinaire, ceste teste, & ceste blonde chevelure, & tous les endroits de son corps, l'on trouvera sans faute que c'est luy mesme. Et puis ce qui me con­firme d'avantage, outre tous ces signes extérieurs, sont les larmes qu'il a versees & essuyees de son mouchoir, & les sanglots qu'il a jettez à la seule & simple relation, & mention que j'ay faicte de son pere Ulysse, discourant comme en passant de quelques travaux par luy soufferts : en cela la nature plus puissante que tous les artifices du monde, a suffsisamment vuidé par ceste action, le doubte que nous en pourrions avoir.

    Pisistrate fils de Nestor print tour de parler, & s'advança de luy dire en confirmant son advis : Grand Roy qui rangez sous la puissance un nombre infiny de peuples, ton opinion en cela ne desment point la verité : car il est ainsi comme ta l'as presumé, voila le fils unique, & l'heritier du vaillant Ulysse : mais tu excuseras sa jeunesse, qui le contenant encor dans les limites de quelque modestie, & d'une vergongne propre à son aage, luy afait jusques icy pratiquer le silence, ne s'estant point encor advancé de parler en ta presence, ne voulant pas abuser par ses discours importuns de tes oreilles Royalles, destinees à des matieres plus serieuses & plus relevees, & a jugé luy estre  beaucoup plus seant de t'entendre parler si à propos comme tu fais ( qu'il semble que tes paroles nous sont autant d'oracles ) que de mettre en avant quelque propos qui soit mal limé, ny que d'encourir la reputation d'un jazeur, & causeur effronté en ce peu de temps qu'il est arrivé, & a paru devant toy. Or pour te declarer franche­ment la cause de nostre venuë en ceste tienne terre, je te diray que mon pere Nestor m'a commandé d'escarter Telemache en ce voyage, qu'il avoit un long­temps desseigné en luy-mesme, tant pour le desir qu'il a tousjours eu de te voir & de te saluër, espris par la reputation que ta vertu & hauts faicts d'armes t'ont acquis patmy le monde, que pour recevois de ta part quelque bon conseil & advis touchant l'estat de sa maison qui s'en va fort diminuée & comme desolee, & quelque soulagement & consolation en ses miseres, & en l'affliction que l'absence & perte de son cher pere luy apportent, n'ayant aujourd'huy autre esperance de secours, apres les Dieux immortels, qu'en celuy qu'il attend de ta bonté, estant desnué de toute assistance humaine, & delaisse de ses propres vassaux, & natu­rels sujets, lësquels luy courent sus au lieu de luy subveniren tses necessitez, & de luy prester main forte pour chasser au loin, & jetter hors de sa maison vil tas de desesperez qui comme vrayes sangsues attirent tout ce qu'il a de sang, & de commoditez.

    Bons Dieux, dit lors Menelaüs, est-il donc possible que tant d'heur m'arrive, que de voir logé chez moy le fils, & l'héritier du plus intime & plus asseuré amy que j'aye onques eu entre les hommes ? que j'aye pour hoste l'enfant de mon pauvre Ulysse, qui à mon occasion, & pour maintenir mon party, a essuyé tant de rencontres, & de combats hazardeux ? Ah pauvre Ulysse ! c'estoit toute ma gloire & mon ambition, (si Jupiter nous eust tant favorisé de te ramener au fortuné port de ta douce patrie) de lier pour jamais mon amitié inviolable à la tiennes & d'entre tous les Capitaines Grecs qui m'ont rendu du service, tu es le seul & l’unique, auquel j'ay le plus voûé de bien, & auquel je desire plus faire ressentir de mes-bien-veillances, & de mes liberalitez : & pour gage tres-asseuré de mon affection, j'avois deseigné & resolu à par-moy de te faire bastir & construire à mes cousts & despens une ville neusve, & un superbe palais en Argos, ou bien ie t'eutse assigné quelque ville en mon obeissance, les bourgeois d'icelle preala­blement recompensez, qui t'eust servy pour jamais de retraite, à toute ta famille ; là nous eussions renouvelé nos anciennes alliances, & commencé le cours d'une affection si solide & d'une vie si extremement douce, & suivie d'une telle joye & contentement, que rien n'eust esté capable de l'interrompre que la mort mesme, si un Dieu ne se fust opposé à tant de bonheur, & ennemy de nostre bien, n'eust jetté le venin de sa cholere sur toy seul, Ulysse te privant de l’esperance de retour, & moy de jamais te revoir, & jouyr de ta presence.

    Ces discours fléchirent leurs yeux aux larmes, & la belle Helene se print à pleurer tendrement, comme si elle eust eu un ressentiment de toutes ces calamitez prouenuës à son subjet. Telemache pour son particulier interest, dont pour lors il estoit question, redouble ses gemissemens, lesquels Menelaüs accompagne de quelques souspirs, & sanglots conformement à la grandeur de son courage, & le fils de Nestor ne peut se tenir de pleurer, se ressouvenant de la mort de son frere Antiloche qui avoit succombé sous les armes du fils de la belle Aurore. Ce ressouvenir luy donne une curiosité de sçavoir les circonstances de la mort de son frere, qui luy fait interroger Menelaüs deuëment informé.

    Mon Prince Menelaüs, je vous supplie de satisfaire à ma curiosité : vous le pouvez faire, vostre grande prudence & sagesse vous donne cet advantage sur toutes les prudences humaines, de contenter vun chacun en leurs demandes : ainsi que mon pere Nestor, ce bon vieillard, l'a remar­qué un jour que nous discourions de vostre courage & de vos vertus. Racontez-moy de grace les circonstances de la mort de mon frere, sans auoir esgard ny au lieu, ny au temps qui ne sont nullement commodes, vous ostant ceste opinion que je prins le plaisir à faire naistre des subjets pour m'esmouvoir aux larmes : encores apres le repas qui est une heure dédiée & voüee à tous passe-temps &c plaisanteries. Je choisiray une heure plus opportune ; ne craignez que les gemissemens nuisent à ma bonne disposition, je n'en prendray pas un si grand ennuy, la constance & resolution m'est familiere, principalement & afflicions & maux qui sont sans remede, considerant aussi qu'en ces natu­relles calamitez nature ne nous a laissé pour consolation que les pleurs, & chan­gement d'habits : descouvrez-moy donc d'obligation ce que vous en sçavez : je n'eus pas sitost entendu les bruits de sa mort, que je me mis en devoir de le cher­cher pour l’assister & luy fermer les yeux : Mais la fortune envieuse de mon bon-heur ne m'a pas tant favorisé : Neantmoins je me console de ce que l'on dit qu'il est mort glorieusement, & en ceste reputation d'avoir esté un des vaillans hommes de l'armee, adroit aux armes, & leger à la course : Menelaüs luy respondit ainsi :

   Mon grand amy, ton adolescence pleine de conseil, te dicte des propos qui ne sentent aucunement ton jeune aage : Un vieillard d'une grande prudence n'en pourroit dire d'avantage : je ne m'en estonne pas, tu es heritier de l'eloquence & prudence de ton Pere Nestor, tu donnes un tesmoignage des faveurs que Saturne octroye à ses mignons & favoris, & respand sur un heureux mariage ses liberalitez, auquel les enfans se comportent avec autant de generosité, que le mary & la femme se portent d'affection : je croy que ton pere Nestor se ressent de ce bonheur, de n'avoir pas seulement le moyen de vivre honnestement en paix, & favoriser aux infirmitez de la vieillesse : mais en cutre avoir des enfans desquels l'esperance console & appuye la maison. Mais cessons de pleurer, chassons ces discours funeraires pour plus joyeusement prendre nostre repas : Que les serviteurs en cette resolution nous donnent à laver la main, au reste je taitteray demain de ces matieres avec Telemache.

   Il n'eut pas sitost dit qu'Alphalion ayant la serviette sur l’espaule ployee à certains replis, donne à laver fort promptement, de là on s'escrime sort habilement des dents sur ce qui estoit prepare pour manger, ce qui se sait sans aucun soucy & ressovenir :  Car Helene bien  advisee pour apporter un oubly de ce qui  estoit passe, mixtionne le vin avec certaines drogues qui naissent en Egypte que Polydamna la femme de Thome luy avoit donnees, ayans telle force & vertu que les assistans en ayant beu n'eussent prins aucun dueil, quand en leur precence on eüst soüillé le baquet da sang de leurs peres, freres ou fils, tant la force est grande qui empoisonne la raison, endort la veuë, bien qu'il esmeut par les objets, les puissances de l'ame. Apres que les sommeillers & Ganymedes eurent veré de  ce fleuve d'oubly, Helene commence à parler.

    Genereux Menelaüs, nourrisson de Jupiter, & vous autres fils de magnanimes Capitaines, banquetez avec toute joye : Cependant je vous raconteray tous les hazards, combats, & adventures du pauvre Ulysse, autant que mon sexe le permettra & na cognoissance me suggerera : autant dis-je que l'honneur & la compasgnie ne me le resfuseront. Faut que vous cachiez qu’Ulysse apres avoir brassé plusieurs trahisons & menées que son bel esprit forgeoit d'une ruse dissimulee, en­trant en la ville de Troye comme un espion habillé comme un gueux, avec sa besace, desguisant son discours, & sa contenance par extravagaces & singeries, en telle sorte que personne ne le peut recognoistre que moy, qui l’avois cogneu de longue main en la Grece, bien que je luy donnasse des enseignemens de ma cognoissance, & lignage, gage de ma fidelite. Neantmoins il ne voulut se descouvrir qu'au préalable je ne jurasse que jamais je ne le descouvrirois jusques à son retour. Mon serment luy fut une asseurance qui luy fit descouvrir ses conseils, & ses desseins. C'estoit lors qu'Ulysse apres avoir affoibly les Troyens, estoit maudit par les Troyennes, l'estimant seule cause de leur ruine. Quant à moy je commençois à diminuer affections, desirant d'une inclination naturelle de retourner en ma chere patrie, me resjouyssant de l'infortune des Troyens : Néantmoins je ne laissois d'avoir des secrets ressentimens, & regrets  intérieurs du  dommage que m'avoient apporte les folles persuasions de Venus, qui me promettoit tout bonheur & joye en l'accomplissement ce mariage, m'abusant par l'offre qu'elle me faisoit d'un homme pour mary, qui surpasseroit tous les hom­mes en prudence & beauté.

    Menelaüs luy respondit en ces mots : Ma chere femme, à quoy sert de repeter une chose que vous m'avez cy-devant dite ? ce n'est que renouveler nos premieres playes. Quant au prudent Ulysse, il est vray, je cognois plusieurs grands personnages en generosité, en ruses ; mais je les ay trouvé tousjours inférieurs en inventions, en artifices, patience & conseil, principalement quand nous estions enfermez dedans le cheval de bois. Je me rememore que tu vins voir ce cheval en la compagnie de Deiphobus, tu prins la peine de l'entourer le maniant, appellant tous les principaux de la Grece par leurs noms, la place du milieu ou j'estois avec Diomede, & Ulysse me faisoit entendre ta voix à demy, & changee : & pour ce avions un plus grand desir de sortir que de t'escouter. C'est ceste affection qui me ferma  la bouche, & osta l'occasion de te respondre par la desfence d’Ulysse qui retardoit nos responses & sorties : Ce fut Antulme qui respondit, je prenois grand plaisir à te voir, considerant ce cheval jusques à tant que Minerve t'emmena non sans raison.

   Telemache ayant entendu ces propos prend la parole, disant : Genereux Menelaüs qui réduis infinis peuples sous le joug de ta puissance, les merites de mon pere Ulysse sont grands, sa vertu, son coura­ge, ses inventions : Mais je ne croy pas pourtant que toutes ces qualitez vertueuses & titres d'honneur l'ayent exemptés de la mort, non vrayement, helas ! quand il auroit eu un cœur de fer : mais prenez le soin que nous reposions.

    Il n'eut pas si tost dit que Helene com­mande à ses servantes de dresser des licts sous un grand porche, & mettre dessus force couvertures & matelas, sur lesquels le fils de Nestor & Telemache se reposerent, quant à Menelaüs, il se retira sur le donjon de son chasteau avec sa femme. En apres que l’Aurore aux blonds cheveux se fut levée pour restituer la lumiere aux mortels, Menelaüs se leve promptement, se vestir, attache son espee à sa ceinture, chausse ses souliers mignons pour aller trouver Telemache, auquel il parla en ces mots.

   Mon amy Telemache, quelles affaires urgentes vous ont amené en ce pays de Lacedemone ? concernent-elles le publie ou vostre profit particulier ? Telemache luy respond ainsi : Mon Prince Menelaüs, la cause motive de mon voyage n'est autre que l'affection de sçavoir des nouvelles de mon pere absent, & la necessité des affaires de nostre maison, que les poursuivans & amoureux de ma mere Penelope ruinent en foles despenses, & banquets superflus. C'est pourquoy humblement je vous supplie de m'en di­re ce que vous en pensez sans me flatter, sans alterer la verité, & desguiser les cironstances : de me raconter ce que vous en avez ouy dire des voyageurs estrangers, s'il ne vous a point chargé de quel­ques baisemains, recommendations & commissions. Je vous seray obligé de ce que la certitude de ces nouvelles chan­gera ce miserable estat de nostre mai­son.

    Menelaü luy respond en souspirant : Bons Dieux, mon amy Telemache, est-il possible que ces amoureux lasches de courage pretendent coucher dans le lict d'un genereux Capitaine comme Ulysse ; je vous diray : tout ainsi qu'un Lyon qui va errant cà & là, cherchant des herbages, fourages, & proyes pour donner à ses petits lionceaux, devore, animé de furie, la biche fuyarde qu'il trouve blotie dedans sa taniere : ainsi Ulysse le genereux devorera & escartera ces poursuivans : à la mienne volonté que Jupiter & Apollon le permettent : comme il surmonta en Lesbos Philomenede, qu'ainsi il remporte une pareille victoire contre ces poursuivans (ce que je croy) leur faisant ressentir la pei­ne sortable à leurs recherches impudiques.

   Quant a ce que tu demandes je veux pas te frustrer de ce que je scay, ny aussi abuser ta creance : je te diray simplement ce que j'ay aprins de Protee, Dieu marin, excellent en l'art de prophetiser : Les Dieux immortels pour n'avoir satisfait entierement à mon devoir, de leur sacrifier à l'accoustumee cent bœufs, me retenoient comme affable proche d'un Isle voisine de Phare, ceste excellente tour qui est en Egypte : non que ce fust la difficulté d'aborder : car en ceste Isle il y a un havre fort seur & facile à venir à la rade : mais le mescontentement des Dieux qui dura par l'espace de vingt jours, sans que les vents favorables à la navigation s'eslevassent, & croy que long­temps fussions demeurez en cet estat au prejudice de nos vivres & provisions qui se fussent corrompus, & de nos gens & matelots qui se fussent lassez à la longue en ceste bonnasse de mer trop opiniastre, n'eust esté qu'Idotea fille de Protee le Dieu marin, nous fit esclatter ses faveurs par la commiseration qu'elle print de nostre misere, quand ceste favorable Deesse qui m'aperçue de loin, me vint au devant, comme à celuy qui avoit affaire de secours en tels périls, s'aprochant de moy, cependant que nos compagnons par necessité peschoient pour nostre provision,  me dit. 

    Citadin de la mer tres-maldvisé, vous estes bien lasche de courage de ne poursuivre vostre voyage, vous prenez un contentement mal à propos lors que vous devriez avoir un ressentiment de vostre retardement, qui vous arreste en ceste Isle si long-temps, sans prendre peine à demeurer en considerant que vos compagnons s'ennuyent en ceste paresse. Elle n'eust pas si tost achevé de parler, & Menelaüs luy respond : Ma Deesse, quel­le que tu sois, je te diray que ce n'est pas le desfaut de courage ou paresse qui nous arreste, mais le mescontentement de quelque Dieu qui nous retient pour l'ex­piation de quelque crime commis par nous, encores ne sçay-je quel il est : mais vous Deesse, qui cognoissez toutes choses, dites-le moy.

    Apres qu'il eut achevé de parler, cet­te Deesse luy dit : Mon amy, par commiseration, je te delivreray de tes destresses, t'advertissant que Protee mon pere, luy qui cognoist les hauteurs & prosfonditez de la mer, te donnera cognoissance de ce que tu desires, t'enseignera le chemin & ce qui t'arrivera de bien ou de mal en ta maison : mais aussi les fruicts de ceste cognoissance sont accompagnez d'une grande difficulté de le surprendre, pour ce qu'il se metamosphose en mille formes, & encores ne peut-on avoir aucunes predictions s'il n'est en sa deuë forme.

Ayant achevé de parler, Menelaüs luy respondit : Ma favorable Deesse, je vous supplie de tant m'obliger que de m'instruire és moyens de le surprendre & saisir, de m'enseigner telles ruses, que son esprit prophétique ne les previenne, les evitant par sa providence, car je ne sçaurois croire qu'un Dieu puisse estre trompé & surpris, ci ce n'est par les inventions & artifices d’une Deesse plus puissante.

   Il n'eut pas si tost imposé fin à sa requeste, que la Deesse luy dit ; Mon amy, voicy les artifices dont tu useras, escoute les. quand le Soleil commence à tenir le milieu du Ciel vers le midy, ce Dieu marin, laisse la marine, s'esgayant à respirer les doux vents  d'Esté sous ces antres moussus, ce sera lors le temps  & l'occasion quand l'Aurore nous apparoistra, faictes apprester trois des plus  habiles de vos compagnons pour le guetter sur le rivage, les veaux marins le devanceront, venans se reposer sur le rivage. Ce Dieu marin viendra se darder sur le bord, & com­ptera ces poissons : puis il se mettra au milieu comme un berger se met au milieu de ses brebis, prenez l’occasion de le saisir promptement & le garrottez : car je vous asseure que si vous n'apportez de la diligence, il s'esforcera de se metamorphoser en plusieurs formes, moins propres pour estre saisies & l'ayant garotté vous luy demanderez : Protée qui relie & presse, dy  moy quel Dieu empesche & retarde mon retour.

   Elle n'eut pas si tost dit, qu'elle se laisse aller à la vague, comme si elle eust voulu plonger. Au reste je prens resolution de retourner à nostre bord, pour advertir mes compagnons de ces faveurs inopinées : par le chemin mon esprict estoit remply de doutes, ne sçachant  si ceste Deesse me vouloit tromper comme un  phantosme, nonobstant je poursuivis & quand je fus entré au bord, pour ce que la nuict s'approchoit, nous apprestons à soupper pour reposer : au lendemain obeyssant aux commandemens de la Deesse, apres avoir fait humble supplication aux Dieux de m'assister en ceste entreprise, en tant qu'elle n'estoit que pour leur satisfaire, je choisis trois des plus habiles & affidez compagnes pour expedier cet­te affaire, nous ne fusmes pas si tost approchez du lieu destiné, que nous vismes Idothea qui apportoit de la mer quatre recentes peaux de veaux marins, elle commençoit à preparer les artifices & ruse, sur la couche de son pere Protée, estans venus à elle qui nous  attendoit, nous donne à un chacun une peau que nous vestissons, inventions tres-bonnes :  mais aussi elles nous estoient insupportables, pour les mauvaises odeurs que nous recevions de ces peaux qui sentoient la marée meslée d'une chaleur puante & estouffante & nuisible à l'homme, aussi il n'y a homme si despourveu de l'odorat qui peut supporter les mauvaises haleines d'une Baleine, sans doute ces odeurs nous euent trahis par nostre foiblesse, si ceste Deesse tres-advisée ne nous eut donné de l'ambre & civette pour estoupper nos narines de bonnes odeurs qui servirent beaucoup à nous armer de patience, & attendre depuis l'Aurore jusques au midy, auquel temps ce Dieu marin vint se ranger aux rivages, & avant luy vinrent les veaux marins se reposer sur le bord : Protee cependant arriva, & apres les avoir comptés par teste, ne se doutant pas que nous eussions emprunté les peaux, se repose, le sommeil le saisissant. Au mesme temps nous nous jettons sur luy l'un le prenant par la teste, l'autre par les bras, nonobstant il recourt aux artifices de ses prom­ptes metamorphoses, se convertit pre­mierement en Lion, puis en Dragon, en Panthere, en eau coulante, en arbre : mais ce bon vieillard pour le regret & honte d'avoir este ainsi trompé & garotté, reprend sa premiere forme, nous disant Fils du généreux Atride, dy moy sans dissimulation qui t'a donné le conseil & les inventions de me surprendre par embusches ? quelle neccesite de tes affaires t'induit à ces audacieuses entreprises ?

    Il parla ainsi & luy respond : Bon vieillard puisque tu as la cognoissance de toutes choses, c'est pour me tromper que tu me demandes la cause motive de ses desseins, ne sçais-tu pas bien que lire de quelque Dieu nous retient sans pouvoir demeurer, que ce retardement me lasse par une paresseuse oysivité, dy moy de grace quel Dieu me retient.

    « Ayant achevé de parler ce Dieu marin prenant la parole me dit : fils d'Atride aussi-tost que vous serez arrivé à vostre bord, faistes vostre devoir de  sacrifier cent bœufs à Jupiter, & aux autres Dieux immortels qui vous retiennent & vous retiendront, jusques à l'accomplissement de ce sacrifice, sans esperer que les destins promettent vostre départ. Au reste cela faict, les Dieux vous favoriseront en vostre voyage, que vous ferez seurements si vous prenez vostre chemin par l'Egypte.

   Apres avoir dict je me trouble & attriste, à raison qu'il me commandoit d'aller par l'Egypte, pleine de chemins difficiles & périlleux : mais pour ce que je n'estois pas  encores satisfait de tout ce que je luy voulois demander, je luy dis, mon bon-vieillard, je ne feray faute d'accomplir ce que vous m'avez enjoinct : Mais dittes-moy d'obligation, si tous les Grecs qui sont revenus de la guerre de Troye sont retournez en leur pays à bon port, & particulierement ceux que Nestor & moy cognoissons. Ayant mis fin à sa requeste, Protee luy respond : Atride je m'estonne de ce que vos demandez une chose qu'il n'est pas besoin que vous sçachiez, ny à moy convenable de dire ce que j'en pense, je m'asseure que la cognoissance vous nuira pour peine de vostre curiosité, & apportera un grand dueil : mais puisque vous voulez le scavoir vous acheterez ces nouvelles au prix de vos larmes ; plusieurs ont esté tuez, plusieurs sont retournez sains & sauves : mais deux grands Capitaines sont morts à leur retour, l’un en & mer, & l'autre en entrant en sa maison, & encores un autre qui est retenu captif en une isle, celuy qui a esté submergé c'est Ajax pour son impieté, & Atheisme, & m'asseure qu'il fust retourné a bon port comme les autre bien qu'il fust defavory & hay de Minerve n'eust este qu'un jour émeu de presomption, se promit de naviger en pleine mer jusques en son pays en dépit de tous les pieux. Neptune offensé de ce defi & injures pour peine de son impieté, rompit avec son trident la poultre qui soustenoit toute la fabrique de la navire, apres ce débris le pauvre Ajax tomba en mer. Quant à ton frere Agamemnon qui estoit avec luy, pour ce qu'il n'estoit pas complice des crimes d'Ajax, Junon luy estat favorable ; le sauva dedans un autre navire, il devoit arriver heureusement au promontoire des Malées, n'ust esté qu'un mal-heureux vent le repoussa vers les terres qu'AEgysthe le perfide habitoit, qui pour couvrir l'adultere commis avec Clytemnestre, la femme de ton frere, avoit donné charge à quelques insulaires de descouvrir le retour d'Agamemnon, afin qu'en estant adverti il fist ses preparatifs pour l'assassiner.

    Il arriva de malheur que celuy qu'AEgythe avoit corrompu en luy donnant deux talents d'or, estant en aguette descouvrit Agamemnon qui venoit en terre avec si grande joye, pleurant d'allegresse, & que cachant AEgysthe fit les préparatifs & l'assassina en souppant, au signal donné entre les complices.

   Il n'eut pas si tost dit que mon cœur commencé à s'afloiblir & fléchir mes yeux aux larmes, pour la mort de mon frere Agamemnon, je me resoudois de mourir, ayant perdu la moitié de moy-mesme jm’estimant plus ma vie qu'une fu­mée, un songe,  un ombrage de vie languissante continuant mes pleurs jusques à tant que mon esprit prit resolution de souffrir ces accidens patiemment, alors Protee me dit.

   Fils d'Atride ferme la bonde aux larme & cesse de pleurer, les accidens qui sont, sans remede, non sans consolation, que vous donnera une juste vengeance, que tu prendras de ce perfide AEgyste : Advance donc les occasions, les moyens de ton retour, comme en estant les instruments : la fortune te sera si favorable qu'elle conservera ce perfide jusques à ton retour, si ce n'est qu'Oreste esmeu d'une plus juste cholere s'attribue  l'honneur de ceste vengeance, prevenant ta main vengeresse.

   Il n'importe, vous pourrez au moins assister au banquet qui se fera en resjouyssance de la mort d'AEgyte.

    Ces propos diminuerent mon dueil, me suggerant une curiosité de sçavoir le nom de celuy qu'il disoit estre retenu captif, & luy en fis ainsi la demande. Protee, qui est celuy que vous dites estre retenu captif dans une isle je vous supplie de me le dire, sans considerer si la cognoissance me sera desavantageuse, je consens à la peine de ma curiosité, il me respondit ainsi.

     Fils d'Atride, c'est le fils de Laerte, natif d'Ithacque, que la belle Calypso re­tient captif, sous l'ombre qu'il n'y a point de navires, de provisions, d'homme, de calfretage. Helas je sçay de bonne part, que tous les jours il déplore les occasions de sa captivité, desirant quelques faveurs extraordinaires pour faciliter son retour. Quant à toy Menelaüs, il faut que tu reçoives particulierement les fruicts de ma prophétie, ton retour ne sera pas si mal-heureux que celuy de ton frere, mais plein de contentement, & apres que tu auras vescu doucement, ta mort ne sera pas sanglante ny naturelle, & de cet estat, les Dieux immortels par une faveur par­ticuliere, pour ce que tu es le gendre de Jupiter, t'envoyeront en corps & en ame aux champs Elisées, paradis de felicité, sejour tres-agréable, où il y a un perpétuel printemps, perpetuelle joye, là tousjours les zephirs soufflent doucement, perpetuel automne, là les neiges, le froid ne s'y retrouvent aucunement, ny les incommoditez de la vie humaine. Il n'eut pas si tost dit qu'il se précipite dans les flots de la mer, se desrobant de nos yeux. Apres que l'aurore se fut levée, nous nous apprestons pour demarer, levons les anchres, haussons les mats, nos compagnons  estoient sur les bancs à tirer la rame, nous singlons en telle sorte que nous arrivons en Egypte, là où sacrifions cent bœufs aux Dieux immortels : ayant appaisé l’ire des Dieux, j’honore le sepulchre de mon frere Agamemnon, m’estant acquitté de mon devoir, les vents me favoriserent jusques à tant que je sus arrivé en mon pays. Mais vous mon amy Telemache, vous me ferez l’honneur s'il vous plaist de sejourner en la maison dix ou douze jours, & quand  il vous plaira de partir, je vous feray present de trois chevaux & d'un carrosse richement ouvré, aussi d'un vase richement elabouré en tesmoignage de mon affection que vous accepterez avec autant d'affection que je vous les donne avec bonne volonté, ce que vous conserverez à jamais en mémoire de moy & de nostre amitié.

    Telemache luy respondit ainsi : Mon Prince vous me faites trop d'honneur de me semondre à sejourner en vostre chasteau je n'ay pas tant mérité en vostre endroit je prendrois un singulier plaisir en vostre compagnie, jusques à demeurer en vostre Palais un an tout entier sans m’ennuyer, oubliant l'affection deuë à mes parens & patrie, n'estoit que la commodité ne me permet pas de faire plus sejour, attendu que mes gens & compagnons s'ennuyeroient, m'attendant en la ville de Pylo, c'est pourquoy vous me permetrez de prendre congé de vous ; quant aux presents que vostre libérale affection me fait, ceux que je recevray je les conseray à jamais en mémoire de vosrte amitié : mais je vous supplie humblent me dispenser de l’acceptation de chevaux, pour ce que nostre Ithacque est sterile & destituée d'herbages & fourages propres à leur nourriture, ce n'est neantmoins que ce defaut & disette luy desrobe la volupté de son sejour, au con­traire en accroist les contentemens, je les laisseray icy comme ceux qui sont vos delices, qui vous servent à chasser, & courir la bague.

    Il dit ainsi, & Menelaüs se sousriant en le prenant par la main, luy dit, Mon amy Telemache, vrayement vous avez raison, cela neantmoins n'empeschera pas que vous ne remportiez quelque present de chez moy, j'en ay d'autres aussi précieux, j'en ay à changer & choisir, je vous donneray une coupe d'argent massif, de laquelle les bords sont d'or, œuvre richement & délicatement elabouré, que l'on dict estre un chef d'œuvre de Vulcan vous l'accepterez comme e l'acceptay de la main libérale du Roy des Sidoniens, quand j'eus l'honneur de sejourner chez luy.

   Ainsi Menelaüs & Telemache contestoient en offres, presens, refus, complimens & discours de courtoisie, comme les maistres d'hostel couvrirent la table de tou­tes sortes de viandes que servoient les Dames par degrez : d'honneur au mesme temps  les poursuivans de Penelope s'esgayoient à jecter la pierre devant la maison d'Ulysse avec grande insolence, comme Noëmus le fils de Phronius parla aux principaux de ces amoureux qui estoit dedans la basse salle adressant sa parole particulierement à Antinous, nous desirons fort Antinous, de sçavoir quand Telemache retournera de Pylo, & moy particulierement pour la grande affaire que j'ay un navire, que je luy ay presté pour son voyage, voila que ç'est de prester pour faire plaisir on en reçoit desplaisir j'en ay besoin pour aller querir douze chevales & poulains pour les façonner au frein & harnois, je les avois envoyez nourrit aux herbages de l'isle d'Elide.

    Ces paroles estonnerent fort les assistans, n'ayans pas entendu le departement de Telemache qui estoit de grande consequence, se doutans en son absence qu'il estoit allé en quelques mestairies, sans dessein d'aller en Pylo, ce qui fit parler ainsi Antinous.

   Dittes-moy Noëmus, quand partit Telemache ? avec quelle escorte & companée ? je ne pense pas que ce soit la jeunesse d'Ithacque, sont volontiers ses serviteurs & gaigne-deniers, qu'il a attirés facilement pour cet effet : mais, raconte moy la schose comme elle s'est passee sans alterer la verité, afin que j'en puisse asseoir un jugement en ceste affaire qui a besoin de diligence & nouveaux desseins : vous avez tort de luy avoir baillé vostre navire. Il est vray que je ne sçay pas s'il l'a prise contre sa volonté : ou bien la courtoisie de ses paroles persuasives, l’a impetre à vostre desadvantage

  Noémus luy respondit incontinent de forcerais de ma pure volonté, aussi quelle constante fermeté de courage coupable de discourtesie luy eust refusé, encores quand la necessité de ses affaires que son visage descouvroit, m'y invitoit grandement, sans meriter, je ne pense pas que  personne l'eust osé esconduire. Quant à son escorte elle estoit composée de toute galante jeunesse d'Ithacque, que le géné­reux Capitaine Mentor conduit, ou bien un homme qui luy ressemble, car ce me semble que je le vis hier, je ne me trompe, tant y a que luy ou un autre s'embarqua avec Telemache à dessein d'aller en Pylo.

   Ces nouvelles esmeurent fort les poursuivans en telle sorte qu'ils quitterent de tristesse tous leurs jeux & passe-temps demeurans en un silence stupide, excepté Antinous, qui emeu de colere, dit.

   Bons Dieux, voila une audacieuse entreprise de Telemache, & un voyage qui nous sera grandement desadvantageux, jamais nous n'eussions pensé qu'il le deust entreprendre temerairement sans conseil, sans l’advis de ses sujects je m'aisseure qu'il tombera en un comble de mal-heur voulant eviter un moinde mal, qu'ainsi advienne que Jupiter luy abbate le courage par ses defaveurs, plustost qu'il nous apporte préjudice : sus, sus que l'on me calfrere un navire avec vingt bons compagnons pour le suprendre par embusches en quelque destroit, luy faisant ressentir la témerité de son voyage.

   Il n'eut pas si tost dit que son conseil fut approuvé d'une commune voix, le deputant pour cet effect : estans sortis hors du conseil Penelope fut advertie de ces desseins funestes par le moyen de Medon, qui ayant entendu tous ces conseils, d'une aureille curieuse & secrette à la porte de la chambre, se haste pour en advertir Penelope qui le rencontre de front sur le sueil de la porte, & luy dit.

    Messager, qui vous haste & précipite vos pas ? n'estes-vous point envoyé de la part des poursuivans, pour advertir nos servantes qu'elles leur aprestent à banquetter en intention de ne faire plus l'amour & celebrer le dernier banquet, apres avoir dissipé les biens de mon pauvre Telemache en despenses superfluës ; comme par vindicte, sans jamais que nostre maison ny Ulysse leur ayent faict : aucun desplaisir ? Vous le pouvez sçavoir, si jamais en discours familiers vous avez entendu de  vos peres en vostre adolesence quel estoit Ulysse, sa bonté sa justice, que jamais il ne fit injure à personne petite ny grande, par excez de haine, bien que les  Roys soient  subject à telles passions ? neantmoins ingrats que vous estes, vous ne recognoissez les biens-faits que par ruine & dissipation de tous mes biens.            

   Medon qui estoit porteur d'autres plus fascheuses nouvelles, luy dit, Madame, je desirerois pour vostre bien & consolation, que ces folles despenses fussent le plus grand de vos maux : mais j'ay grand peur qu'il vous arrive une affliction plus grande, faut que vous sçachiez que je ne suis venu par devers vous, que pour vous advertir que les poursuivans ont conjuré en une assemblée la mort de vostre fils Telemache, (qui n'arrive,) au retour de Pylo en le surprenant par embusche.

Ayant dit, Penelope commence à pleurer ne pouvant rien respondre, car la tristesse, luy avoit fermé la bouche, assoupi l'esprit, entravé la langue, jusques à tant que l’abondance des larmes deschargea son ame de ce dueil, ce qui faict : qu'elle respondit.

    Venerable heraut, n'est-ce pas un mauvais garçon que mon fils Telemache, d'avoir entrepris ce voyage sans mon advis ; se confiant à la témérité de sa jeunesse, mauvaise conseillere, sans considerer l'enuy qu'il me donneroit en le perdit, qui est toute ma consolation, apres avoir per­du mon bien-aymé Ulysse, encores si c'estoit la necessité qui l'eust poussé je l'excuserois, il n'en estoit point de besoin. C'est pourquoy  je sçay si par son voyage il veut delaisser & semer la renommée de son nom d'une ambition glorieuse.

     Medon luy respondit, Madame, je ne croy pas que monsieur vostre fils veu sa sagesse ayt entrepris ce voyage, qu'à bon suject : & sous bonne conduitte, peut estre par les secrettes inspirations de quelque Dieu avec un Dieu mesme, que sçay-je, pour avoir des nouvelles certaines de son pere Ulysse, ce qui vous doit consoler autant que les soupçons & doutes le permettent.

   Ayant dit il s'en alla en la maison d'Ulysse laissant ceste pauvre Penelope affligée qui tomba en pamoison, ne pouvant plus se tenir sur son siege il la falut coucher, lamentant tousjours son pauvre Telemache  pareillement regretté par tou­tes les servantes vieilles & jeunes qui pleuroient amerement, ausquelles Penelope parla ainsi.

    Mes amies, je suis comblée d'afflictions & calamitez, puis qu'il plaist aux Dieux immortels, qui de leur grace ne m'ont pas seulement rendu veusve en perdant mon genereux Ulysse, mais me surchargeant d'infortunes, ont permis que les tempestes ayeant submergé mon pauvre Telemache, ma consolation, mon baston de vieillesse, ou exposé aux injustes & homicides volontez de ses ennemis, encores mon dueil croist de ce qu'il est sorty, sans avoir rien faict à Ithacque qui meritast gloire & honneur, sans prendre congé de moy : helas si j'en euse esté advertie ou je l’eusse arresté, ou il m'eust laissée morte apres luy avoir donne les adieux maternels : que ne m'en advertissiez-vous vous autres qui le sçaviez ! car cela ne se  pouvoit s'acheminer sans vostre connivence, & dissimulation, joint aussi que les servantes sçavent ce que sont & dessignent les enfans de la maison.

   Ayant dit, Euryclea la nourrice respondit ainsi : Madame, excusez-moy , si j'eusse sceu que cela vous eust tant fasché, au prejudice de mon serment, & de la foy que je luy avois donnée, je vous l'eusse dit, prenez telle vengeance de moy que vous verrez raisonnable & sortable a la faute, tuez-moy, & que ma mort vous console, c'est la verité je ne veux pas vous le ceder, que je sçavois tous ses desseins, & luy ay mesme fourny de pain, de vin, de provision : mais quoy, ce que mon devoir me persuadoit  la fidélité du ser­ment que je luy avois faict de ne vous le dire de dix ou douze jours, & la necessité de son voyage fondée en raison, m'en dispensoient : que s'il ne vous l'a pas dit, n'attribuez pas cela à defaut d'affection& courtoisie, il avoit peur que vous le retinssiez par vos supplications maternelles, qui forcent les courages les plus inflexibles : que vos larmes attendrissent sa constance & fermeté sans pleurer d'avantage, montez aux hautes chambres du Chasteau avec vos filles de chambre, vestissant de nouveaux & purs habits, & faictes humble priere à Minerve, qui sera celle qui conduira vostre fils, le preservant de tomber aux périls de la mort.

   Ayant dit, Penelope s'appaisa, & prenant un pur vestement monte aux hautes chambres du Chasteau avec ses Damoiselles suivantes pour sacrifier à Minerve, ce qu'elle sait en suppliant ainsi Pallas.

   Minerve, favorable & puissante Deesse, si jamais mon mary a recognu vostre pouvoir & faveur par plusieurs sacrifices, dont vous l'avez preservé de tant d'encombres & périls : je vous supplie humblement de continuer vos graces & faveurs à mon fils Telemache, que je mettray sous les aisles de vostre protection, en esperance que vous le garantirez de la main homicide de ses ennemis qui ont dessein de l'assassiner. Sa requeste ne fut pas si tost formee qu'elle fut enterinee par Minerve : Cependant les poursuivans de  Penelope faisoient des insolences en la maison, ne sçachans pas que Penelope fust advertie, dont un jeune escervelé d'entr'eux dit tout haut, Penelope appreste les nopces que nous avons tant desirées, ne pensant pas que nous avons conjuré la mort de son fils Telemache.

   Antinoüs plus advisé qui avoit quelques soupçons de la descouverte des compagnons : Il n'est pas tant de rire, nous chantons la victoire avant l'avoir remportee : quelle insolence vous possede de parler ainsi si librement & hautement ? faisons nos affaires secretement que la mesche ne soit descouverte, parlons peu & faisons beaucoup que l'on m'appreste un navire.

    Ayant dit, il choisit vingt des plus genereux compagnons, il calfrete le navire, l’approvisionne de boucliers & autres armes defensives & offensives, & s'estant embarqué apreste à souper pour reposer, pour ce que la nuict s'approchoit.

    Penelope qui ne pouvoit se deffaire de son dueil par le goust de toutes sortes de viandes, & pareillement les forces luy furent tellement affoiblies que le sommeil la saisit de foiblesse : Cependant Minerve favorable pour la consoler portoit un corps d'air, luy donnant la representation d'Iphitmee la sœur de Penelope : ainsi Minerve sous la figure empruntée, entra en la maison d'Ulysse, montant en la haute chambre, apres s'estre approchée de la couche de Penelope, decoule le rideau & luy dit.

    Ma chere sœur Penelope, dormez-vous en vos afflictions les Dieux immortels d'une faveur particuliere, arrestans le flux de vos larmes  vous divertissent de ne vous mettre en peine de vostre fils Telemache, qui reviendra de Pylo à bon port, sain & sauve, estant en la protection, & grace des Dieux,

    Penelope se resveillant en sursaut, essuye ses yeux, luy respondit d'une voix rauque & endormie. Le doux Morphee donnoit reposa mes membres fatiguez, estant dans les portes des songes, vous m'avez frustré en m'esveillant de quelque advertissement : ha ma sœur ! pourquoy estes-vous venue vers moy ? qui vous mesme n'avois pas l'honneur de vous voir & hanter, à raison que nous sommes esloignees l'une de l'autre : C'est donc pour m'advertir que je cesse de pleurer &  affliger : certes j'en ay du subject ayant perdu mon pauvre Ulysse : à cest encombre m'est arrivé une autre affliction plus grande, mon pauvre fils Telemache s'est exposé à la mer, aux embusches de ses ennemis, sans conduite, sans conseil, encores ay-je plus de crainte qu'il arrive mal à mon fils Telemache qu'à mon Ulysse, d'une naturelle inclination qui me force en l'inégalité d'affection.

    Ce fantosme luy-respondit : Ayez esperance que vostre fils retournera à bon port, estant en la conduitte d'une Deesse que tous les vaillans Capitaines voudroient avoir pour conducteur : C'est Minerve, elle-mesme qui a envoyé devers-vous, prenant compassion de vos miseres.

    Penelope esmeuë de curiosité, produite par l'exces de son amour, luy dit : Si tu  es une Deesse, ou celle qui a communiqué avec une Deesse, dy-moy de grace, si mon fils Telemache est vivant ou mort.

   Ce fantosme luy respond : Je ne veux pas indecemment contre les loix de mon ambassade satisfaire à la vanité de vostre curiosité, ny vous dire si vostre fils est mort ou vivant : ce me seroit une pareille faute de respondre à des choses vaines, comme à vous de les demander.

    Ayant dit il se retire, s'evanouissant en air simple : Penelope se recueille de joye ayant une asseurance du retour de son fils.

   Au mesme temps les poursuivans pour executer leurs entreprises, singlent jusques à une Isle qui est entre Samos & Ithacque, guettant Telemache au passage.