E Soleil reprenoit sa carriere remontant sur nostre horizon du profond
de l'Ocean pour esclairer les corps celestes, & illuminer les mortels ;
quand Minerve & Telemache arriverent heureusement, & au gré des vents en
Pyle, bourgade superbement bastie, là où ils trouverent les Pyliens qui
offroient en sacrifice au Dieu Neptune grande quantité de taureaux : &
ainsi arrivez à bon port, ils plierent leurs voiles, & jeterent leurs
anchres , & à l’instant Telemache mit pied à terre saluant la piste de
Minerve qui le mena droict au logis de Nestor, & par le chemin l’entretenoit
de discours, luy disant.
Telemache mon grand amy, ores que tu es hors de page il ne te seroit
pas seant d'estre honteux : car la honte seroit un prejugé &
tres-evident tesmoignage de ton peu de courage, qui te seroit degenerer,
du tige dont tu es né, ne nous estants embarquez à autre fin que pour
recognoistre la terre & le pays où sejourne ton pere Ulysse, & pour
sçavoir ce qui luy est arrivé ou de bien , ou de mal, depuis qu'il est
party de Troye : au reste quand tu te presenteras devant Nestor grand
Escuyer, & dompteur de chevaux, aye la hardiesse de l'entretenir sur ce
suject, le suppliant de te dire franchement & sans rien dissimuler ce
qu'il en a peu apprendre : je croy qu'il est si adulé qu'il n'espargnera
rien : de ce qui est de la vérité sur ce suject.
Telemache qui ne s'osoit de son chef promettre cette asseurance, luy
dit : Mon Mentor, comme pourray-je avoir libre entrée, & facile accez
envers Nestor, dont l'aage assisté d'une Majesté remplie de gravité, me
rendra à l'abord suspens & estonné ? De quelle grâce & de quel entregent
le pourray-je saluer ? De quel discours l'entretenir, n'ayant ny les
paroles en main, ny la civilité, qui est une partie fort necessaire pour
paroistre, & estre le bien venu en la compagnée d'un si excellent
personnage que Nestor ? Mais quand bien je serois doüé de toutes ces
belles parties, seroit sortis hors des bornes de mon devoir, qu'un
jeune homme comme moy, vint à interroger & à questionnner un homme de
son aage. Minerve sçachant que la hardiesse & resolution luy devoit
venir du Ciel, qui suppléeroit à son deffaut & imperfection s'il y en
avoit, luy répliqua.
Telemache, je scay bien que naturellement tu es timide & plein de
modestie mais asseure toy de ma part, que bien tost tu ressentiras en
toy un grand changement naturel, & des effects d'une deité grande, qui
t'inspirera ce qu'il te conviendra de faire & dire : car je croy que
comme les Dieux ont favorisé & beny ta naissance, ils continueront
envers toy leurs grâces pour te rendre bien instruit & mettable par tout
le monde. Ayant achevé ces paroles elle s'achemina (estant suyvie de
Telemache) veu l'assemblée des plus notables bourgeois de Pyle, où
Nestor parut & y eut seance en la compagnée de ses enfans. Or comme l'on
apprestoit le festin, & que les cuisiniers dressoient leurs mets pour
couvrir les tables, les Pyljens apperceurent de loin ces nouveaux hostes
qui furent par eux recueillis, avec toute sorte de courtoisie & de
baise-mains, entre autres Pisistrate fils aisné de Nestor, comme faisant
l'honneur de la maison les accueillit tous & s'addressant à Minerve &
Telemache comme aux plus remarquables de la compagnée, les prit par les
mains, & les fit asseoir tout joignant Nestor son pere, & son frere
cadet Trasimede : là où le long du banquet il ne manqua point de leur
presenter sur leurs assiettes de ce qu'il y avoit de plus exquis & de
plus delicat sur la table, & commandoit qu'on leur versast à boire
pleines tasses d'or sur le dessert, Pisistrate parla en ces termes à
Minerve :
Monsieur, remerciez avec affection Neptune de ce que si heureusement
vous vous estes rencontrez lors de ce banquet là où l'on luy offre en
holocauste & sacrifice quantité de victimes : quand vous aurez beu en
l'honneur de ce Dieu, & à celuy rendu graces, donnez le hanap à vostre
compagnon pour en faire de mesme, car je me promets de luy & à sa seule
physionomie, qu’il ne se rendra jamais ingrat & mes cognoissant envers
les Dieux : immortels, desquels nous relevons tous tant que nous sommes,
& avons besoin de leur assistance : tenez donc ce vase plein de vin
comme estant le plus aagé, afin que toutes choses aillent par ordre &
par raison : d'où Minerve receut en soy une secrette joye, & loua
Pisistrate pour avoir eu la discretion de la recognoistre, & de luy
rendre l'honneur qui luy estoit deu : puis apres elle presenta son
humble supplication à Neptune en ceste sorte.
Neptune grand Roy de la mer, qui commande aux houlles & à l'orage, je
te rends grâces immortelles de l'heureuse rencontre, que par ton moyen
nous avons faicte de tant de gens d'honneur & de respect : n'envie point
à nos desseins, ains plustost par ton accoustumée bienveillance
favorise nos entreprises, entretiens le renom & la gloire du bon Nestor
fais florir sa famille, & fais passer sa vertu en ses enfans pour les
immortaliser à la posterité, comble ceste maison de bien & de bon-heur
pour l'honneste acueil que nous y avons receu, reçoy en bonne part ce
sacrifice que les Pyliens t'ont offert, & leur rends au double des
effects de tes liberalités en recompense de leur bonne volonté, & nous
oblige tant que par ton moyen nous puissions avoir un retour agreable &
heureuse yssue de nos affaires. Telle estoit la priere de Minerve,
laquelle ayant finy presenta la coupe à Telemache, ainsi que Pisistrate
luy avoit enchargé, lequel ayant achevé de boire, supplia Neptune à
l'imitation de Minerve apres que les tables furent levées, que chacun
fut replet & rassasié de vivres, Nestor prit la parole pour dire ainsi.
Messieurs, parce que c'est un traict de civilité, & est beaucoup
plus seant de ne s'enquérir de ses hostes de leur voyage & du motif de
leur venue, sinon lors que le disner est finy, maintenant que chacun est
repeu selon sa suffisance, je vous supplie estaller comme sur le tapis,
la cause de vostre abord, & me dire qui vous pouvez estre, d'où vous
estes partis, si c'est pour quelque affaire qui vous touche
particulierement, qui vous ayt occasionné de venir en ces lieux, ou bien
si c'est par hazard, & contre vostre dessein quel vous y estes abordés :
estes-vous point du nombre de ces advanturiers forbans & escumeurs de
mer, qui sont mestier de courir sus aux marchands qui trafiquent ens
pays & terres estrangeres, exposants leur vie à la risque de la mer,
pour tascher de s'enrichir en la perte d'autruy ?
Telemache inspiré divinement par un secret souffle de ceste Deesse,
plein d'une belle asseurance & resolution, & telle que luy avoit esté
par elle promise, porté d'un juste desir de sçavoir certaines nouvelles
de son pere, repliqua à Nestor, & il dit : Mon Seigneur, la seule
gloire, l'honneur des Grecs, pour satisfaire la demande qu'il vous a
pleu nous faire nous vous dirons librement sans aucune feintise, que
nous venons presentement d'Ithacque nostre patrie non point tant pour le
bien du public, que pour nos affaires privées, qui nous importent
tellement, & nous soint si sensibles, que tous les gens de bien, & qui
ont quelque ressentiment de la pieté, ne blasmeront jamais, ains
tourneront à merite & à loüange, le soin, la peine & la fatigue que nous
avons prise venants de si loing nous enquerir de mon pere Ulysse, qui a
supporté tant de traverses depuis nous avoir quittez en Ithacque & me
suis toujours persuadé, & promis que j'en pourrois apprendre quelque
chose au certain de vous qui avez esté de ses camarades & compagnons de
guerre lors du siege de Troye : ç'a peut estre esté l'un des plus
mal-heureux & infortunez capitaines des Grecs, car de tous ceux qui sont
morts devant Troye, il n'y en a pas eu un seul qui n'ait laissé apres
soy quelque marque, & quelque certaine nouvelle à la posterité & du
genre de sa mort, & de l'endroit mesme où il a succombé. Mais mon pere
seul à esté si miserable, & tant delaissé des Dieux, qu'il ne nous a
jamais esté posssible de sçavoir ce qu'il peut estre devenu depuis ce
temps-là, car personne ne nous a peu dire s'il a esté meurtry aux plus
vives & plus chaudes alarmes du siege, ou bien si ses vaisseaux
ont esté submergez dans les houlles, plus fortes tempestes de la mer
orageuse. Sur ceste incertitude & ce doute, nous sommes venus par devers
vous afin d'estre acertainez au vray si vous avez esté present & tesmoin
visible de sa mort, ou bien si vous auriez rien appris, quelle route il
auroit pris, & quelle fortune il a du depuis couru : & d'autant que le
temps & longue espace qu'il s'est absenté, joinct le mal-heur dont il a
toujours esté assisté, ne me promettent rien que de sinistre & de mal de
sa personne, je vous supplie ne me flattez point par des vaines
esperances ny par des faux rapports, sur l'apprehension que vous
pourriez avoir que je vienne à m'esmouvoir, & porter avec impatience les
rudes nouvelles de sa perte : car ne doutez point de ma constance, & ne
craignez pas que je me laisse emporter de la façon au desespoir, & que
je succombe à la premiere alarme que vos discours me pourront donner.
Mais de grace, Monsieur, dittes moy, ne savez vous point veu paroistre
sur quelque bresche : ou bien sur quelque tranchée où il pouvoit courir
fortune de sa vie, en sorte que nous ne devions plus rien esperer de luy
? Si vous ne me voulez tant obliger de mon chef & comme n’ayant jamais
rien merité en vostre endroit, faites le à tout le moins pour le respect
du defunct qui vous a pendant sa vie tant aimé & tant d chery, &
tousjour recherché les occasions de vous servir avec tant d'affection
Nestor ne sçeut pas sitost son intention qu'il fut prompt à luy
respondre, & à satisfaire à ses desirs, luy disant : Mon grand amy, il
me semble que vous renouvelez en moy la playe & la mémoire de nos
anciennes douleurs, quand vous me priez de vous raconter les malheurs &
les traverses qu'ont enduré les Grecs devant la ville de Troye, & les
divers naufrages qu'ils ont fait en pleine mer : mais toutes fois afin
que je satisface à vostre desir qui me semble aucunement legitime, je
vous diray que la fleur des plus grands Capitaines de la Grece est
demeurée devant les murailles de Troye : ny Ajax l'invincible, ny
Patrocle semblable aux Dieux, pour ce qui estoit du conseil & de la
prudence, ny mon pauvre fils que je regrette entre tous les autres, ny
Antiloche, quelque prompt & léger qu'il fust à la course n'ont peu fuir
le coup inevitable de la mort, là les Grecs ont enduré une infinité de
maux, que je ne pourrois pas vous descrire en longues années, si je ne
me voulois rendre importun en vostre endroit : que quand bien mesme j'aurois,
eu tant de mémoire pour m'en ressouvenir, & d'enonciation pour les
exprimer en peu de temps, je croyrois faire tort à vostre repos &
contentement, vous donnant suject de vous en retourner en vostre pays
chargé & comblé d'ennuis, & de mille chagrins, & ne pourriez pas
prendre du plaisir mesme, entendant de moy les traverses, les ruses &
stratagemes de guerre dont nous avons usé à l'endroit de nos ennemis
pendant l'espace de neuf années que nous les avons tenus captifs &
assiegez, pour en estre l'histoire trop longue & par trop ennuyeuse. Or
en fin Jupiter ayant compassion de nos ennuis a mis fin à nos fatigues,
nous faisant venir à bout de nos entreprises, par l'entremise & par les
subtilitez d'Ulysse ton pere qui a une telle routine en soy qu'il semble
n'avoir point en tout le pays de pair ny de second en ce qui est de l'experience,
& de l'invention à la guerre : Et quand je te considere de plus pres,
je ne fais aucun doute que tu ne sois son fils, parce que tu as un mesme
langage & un pareil style de discourir que luy, & tu luy rapportes
tellement & de geste, & de grâce, que tu sembles estre un autre
luy-mesme, & ne differes de luy que d'aage : j'en puis parler comme
sçavant, & comme l'ayant familierement frequenté, & entretenu & devant
& pendant la guerre, ou nous avons tousjours faict ensemble un pair
d'amitié, & vescu en telle sorte qu'il sembloit que de deux que nous
estions, ce ne fust qu'une ame logée en deux corps, tant nos volontez
estoient semblables, & se rapportoient les unes aux autres, non pas
seulement en nos particulieres affaires, mais encor en ce qui concernoit
l'estat, & le bien de toute la Grece : mais depuis que Troye la superbe
a esté rnise & reduitte en poudre, j'ay perdu l'honneur de sa presence,
& ay esté privé d'un si cher amy par l'indignation d'un Dieu qui nous
escarta & nous separa pour nous traverser en nostre retour, afin de se
vanger des Grecs, contre lesquels il estoit irrité, pour n'avoir pas
recogneu les bien-faits qui venoient de sa part : & pour vostre
vengeance les plus valeureux Capitaines y sont morts, apres avoir
enduré toutes sortes d'affliclions & de detresses, suscitées par le
courroux de Minerve, qui se servant de l'authorité de son pere Jupiter,
& pour mieux venir au dessus de ses entreprises trouva moyen de diviser
& mettre en distension les deux freres, Menelaüs & Agamemnon, touchant
le retour de leur patrie. Sur ce different le peuple est convoqué & :
assemblé : mais en vain, pour n'avoir pas observé les cérémonies
accoustumées, & pour avoir differé l'assemblée jusques à la nuict, qui
n'est pas le temps propre pour décider des affaires ; Car le peuple
estant assemblé, ces deux chefs des Grecs vindrent chargez de vin, & là
confusement desduifirent les causes pour lesquelles le consseil avoit
esté convoqué, & le premier Menelaüs ennuyé d'une si longue absence de
son pays, concluoit & taschoit à persuader aux Grecs d'équipper les
navires & de retourner en Grece. Agamemnon ne trouva pas cet advis bon
ny raisonnable, prevoyant que cette opinion ne pouvoit reussir à leur
contentement, que prealablement ils n'eussent appaisé l'ire de Minerve,
& jugea qu'il seroit expédient de retenir encor l'armée quelque temps,
pendant lequel l'on luy offrirait cent bœufs en sacrifice pour se la
rendre propice & favorable : mais il se trompa grandement, mal-advisé
qu'il fut, de croire que les Dieux s'appaisassent ainsi legerement par
l'oblation d'un simple sacrifice, & que le sang des bestes innocentes
expiast les crimes & les offenses que commettent journellement les
mortels contre leurs majestez. En la contrarieté de ces advis ils se
débattent fort de part & d'autre, & l’armée qui balançoit la variété de
ces opinions, s'esmeut au grand bruit, & n'ayant rien d'arresté pour se
régler, chacun suivoit son affection & sa propre volonté. Sur ces
entrefaittes nous nous mismes en devoir de reposer: mais a l'occasion de
tant de partialitez nostre repos fut interrompu : Toutefois le matin
estant venu, & dés que la blonde aurore commença à paroistre, nous
inclinasimes à l'opinion de Menelaüs, & levasmes les anchres pour nous
en retourner, ayans premierement chargé nos vaisseaux de la despouille,
& de joyaux les plus riches des Troyens, une partie neantmoins fut
d'advis de se ranger du party d'Agamemnon, & de demeurer avec luy à
Troye, pour appaiser les Dieux courroussez. A nostre départ le vent nous
fut assez favorable : de façon que Neptune ayant applany les flots, &
rendu la mer tranquille nous porta heureusement dans le havre de Tenedos,
là où nous ne fusmes ingrats à rendre grand nombre de sacrifices aux
Dieux immortels : mais ce bon heur ne nous assista pas long temps : car
Jupiter qui du commencement nous estoit favorable, retarda en fin nostre
retour, par les divisions & les disensions qu'il sema parmy une partie
de nos compagnons, qui laissans leurs premieres erres voulurent derechef
s'abandonner au party d'Agamemnon, comme ignorans & ne prevoyans pas
les malheurs qui les talonnoient & devoient bien tost arriver : pour moy
qui sçavois le peril eminent, lequel je desirois eviter par ma
providence, je frettay mes vaiseaux, & fis voile avec mes compagnons, je
ne fus pas seul de cet advis, qui fut celuy de beaucoup d'autre & de
Menelaüs mesme qui premier avoit esté l'autheur de nostre desseing, qui
nous trouva sur le tard en l'Isle de Lesbos sur le different où nous
estions, quelle route, & quelle coste nous devions prendre pour nostre
plus grande seureté, s'il estoit expedient de surgir vers l'isle de
Psyria, cottoyans à main gauche au dessus de Chio, ou s'il estoit
necesssaire aborder à Minante, abord fort orageux au dessous de Chio à
la main droitte. En este incertitude ne pouvant nous resoudre, nous
eusmes recours l'assistance des Dieux, afin qu'ils nous declarassent par
quelques signes apparents quelle estoit sur ce leur volonté.
Ce qu'ils firent en bref, car ils nous donnerent à entendre que pour
le meilleur il estoit bon de tirer droit vers Euboee. Suivant cest
oracle nous dressons les voiles, & au gré d'un doux vent, nous
arrivasmes sur le vespre au cap de Gerestus, là où suivant nos loüables
coustumes, ayans salüé le havre au son de la trompette, nous
sacrifiasmes nombre de victimes au Dieu de la mer, en cognoissance du
bien que nous recevions de sa part.
C'estoit desja le quatriesme jour que nous estions partis de Troye,
que les compagnons du belliqueux Tytide avoient mouillé l'anchre en
Argos, Isle fort remarquable quand je fis bande à part & m'escartant
de mes compagnons je me resolus de m'en revenir en Pyle, ne perdant
point la commodité des vents, car ce pendant que j'eus le vent en pouppe, & que la faveur d'un Dieu à moy incogneu m'assista, je m'advancay
tous-jours jusques à ce que je fusse heureusement arrivé en ce païs. Or
depuis cette separation que je fis d'avec les Grecs, je t'asseure
Telemache, que je n'ay peu sçavoir au vray aucune nouvelle de leur part,
& avois tousjours ignoré quels capitaines d'entr'eux sont morts du
depuis ce temps là, & lesquels sont encores pleins de vie, & ne vous en
puis encore rien acertainer au vray : Toutesfois je vous diray ce que
j'en ay peu apprendre depuis mon retour. L'on tient que les Myrmidons
qui estpient sous les enseignes du fils d'Achille, & le furieux
Philotecte fils de Pean, retournerent sains & sauves en leur pays, & que
Idomenee grand guerrier repassa en Crete avec tous ses camarades sans
qu'aucun d'eux fist naufrage : pour le regard d'Agamemnon, vous sçavez
assez, & cela n'est que trop cogneu, qu'il retourna en Grece à son grand
desavantage. Car ce retour luy fut plus sinistre, que s'il fust mort en
quelque pays estrange, & parmy les cliquetis des armes, ou en quelque
furieux assaut ; le cruel assassin & parricide commis en sa personne
Royale par ce traistre & perfide Egyste , assez deu advertir, & rendu
signalé à un chacun son retour : mais ce crime n'a pas long temps
demeuré impuny : car les Dieux indignez de ce forfait, ne pouvans
supporter un acte si meschant ont suscité un fils à Agamemnon, comme
devant estre l'instrument de la vengeance qui en devoit arriver, comme
bien tost. Oreste en tira sa raison, ostant la vie à Egyste, & ce
faisant a acquis un los, & une gloire immortelle par cest acte si
pieux, acte qui te devroit servir d'exemple & comme d'éguillon pour te
porter à une pareille action, afin de t'acquérir de la loüange à la
posterité, tu en as chez toy un assez ample suject, & ne doute point que
tu ne sois homme, pour entreprendre quelque chose de grand, au prejudice
de ceux qui heurtent ton honneur, & croy fermement que tu es d'ailleurs
assez susceptible des impressions & des bons advis que l'on te pourroit
donner pour en venir là.
Telemache respondit à Nestor : Monsieur, ç'a esté avec juste raison
qu'Oreste a vangé la mort de son pere Agamemnon, la nature l'y obligeoit,
& puis il avoit trop de courage pour laisser ceste mort impunie : la
gloire qu'il s'est acquise par cest acte est sans envie & hors de toute
émulation les Grecs ne font au reste que leur devoir de luy rendre
l'honneur deu à ses mérites : car il est digne de mille lauriers, &
mérite un million de couronnes, & à la mesme volonté que les Dieux
m'eussent tant obligé de me donner, & la forte & le courage pareil au
sien, je le serois tres-volontjers paroistre en une bonne occasion au
prejudice des poursuivans de Penelope ma mere, qui vont ruinans &
dissipans les biens de nostre maison, & les cheuances de mon pere je
leur serois ressentir à leurs despens, le tort & l'injure que j'ay receu
de leur part : mais puisque tant de bon-heur n'avoit pas à m'arriver il
faut que j'accuse la nature, & qu'au reste je prenne patience, & que je
fasse en ceste affaire selon mes puissances.
A propos de poursuivans ( luy dit a Nestor) je me suis faille dire
qu'il y a dans Ithaque nombre de courtisans qui recherchent ta mere
Penelope en mariage, qui mal-gré toy, & à ton veu & sceu sont mille
sortes de desbauches & de despenses en ta maison : Dy-moy franchement,
s'ils commettent telles indignitez chez soy de ton consentement &
franche volonté, ou bien si c'est contre ton desseing, comme ne pouvant
y obvier par ailleurs ? As tu donné quelque suject de mescontentement
à tes subjects d'Itacque qui pour ceste raison te desnient secours, & le
droict d'assistance qu'ils te doivent naturellement, ou bien qu'ils y
soient poussez par quelque secret advertissement des Dieux, qui ayent
adverty ce peuple, que si ton pere Ulysse retourne une fois en son
Royaume il vangera tost ou tard les affronts qu'il a receu en son
absence, & leur sera payer au double les biens qu'injustement ils luy
detiennent : Si tu avois Minerve autant favorable qu'eut jamais ton pere,
il ne te seroit ja de besoin d'aller mandier d'ailleurs de l'assistance,
ny de chercher le secours des hommes ayant une telle Deesse pour amie,
dont la seule parole seroit escarter tous ces amoureux, en sorte qu'ils
ne se mettroient jamais en devoir de chercher ta mere ny t'approcher de
son logis pour la fascher. Telemache luy dit, mon bon vieillard tant de
bon heur ne m'arrivera jamais que je puisse voir nostre famille purgée
& nettoyée de la presence de tous ces desbauchés : Les effects de la
vengeance que je prendrois de leur temerité & effronterie en mon
endroict, ne pourroient bien tourner à profit, puisque le seul discours
que vous m'en faistes m'est extremement agréable : mais je ne l'oserois
seulement pas esperer, quand bien mesme les Dieux me l'auroient promis &
acertainé, tant je me deffie de moy-mesme & de ma bonne fortune.
Mirnerve intervenant sous la personne de Mentor, prit la parole &
luy dit : Que dis-tu jeune Prince ! As-tu si peu d'asseurance en la
puissance divine, qu'elle ne puisse garentir celuy qu'elle a pris en sa
protection en quelque lieu, & quelque contrée estrangere qu'il puisse
estre ? La condition de celuy qui apres longues traverses retourne sur
le tard en sa patrie, est beaucoup plus à priser que de celuy-là qui
vient des premiers faire naufrage, & se prendre au port & rendre les
derniers abois parmy les siens propres, ainsi qu'il est advenu en la
personne du pauvre Agamemnon, qui retourna chez soy pour recevoir le
coup fatal, & faire rencontre de la mort qui luy estoit préparée par la
meschanceté d'Egyste, & par la supercherie & perfidie de sa putain de
femme Clytemnestre, complice avec son rufien d'Egyste d'un tel forfaist
; ce n'est pas que je vueille par cela inserer que les Dieux forçants
leurs volontez, & leurs destinees vueillent ny puissent garantir Ulysse
du trespas, si ainsi est qu'ils l'ayent destiné de mourir en pays
estrange, car la loy de mourir est égale à toutes sortes de personnes,
quand la parque a rompu la trame de nostre vie, & qu'il n'importe en
quel lieu nous payons la debte, quand nous sommes citez par le
créancier.
Mentor, laissons-là es discours à part, luy dit Telemache, ne nous
flattons point, je vous prie perdre l'esperance des choses qui ne
peuvent estre : pour moy je ne me puis persuader qu'Ulysse ne soit pas
mort, & ne l'attens plus de ma part c'est pourquoy il sera plus seant
d'entamer d'autres discours & d'interroger Nestor sur d'autres
matieres, dont il pourra facilement resoudre, comme ayant une grande
expérience, & estant doué d'une incroyable sagesse, pour avoir vescu &
commandé par l’espace de trois aages parfaictes d'homme. Dites-nous
donc Nestor, de grace, la façon de laquelle Agamemnon fut si
miserablement traitté & si cruellement assassiné ? où estoit pour lors
son frere Menelaüs ? & de quelle resolution Egyste osa-t’il l'aborder,
attendu qu'il estoit beaucoup plus fort, plus robuste, & plus adroit que
ce meurtrier ? Menelaüs estoit-il point en l’Achaye, ou vers l'isle
d'Argos en quelque expedition lors de ce meurtre, en sorte qu'il ne peut
seconder son frere ?
L'affaire est pasee en la maniere, & en la façon que vous la
soupçonnez, Telemache, car si Menelaüs eust rencontré à son retour d'Achaye,
Egyste encor plein de vie, il ne se fust pas contenté de le faire mourir
seulement : mais, pour assouvir sa rage il se fust vangé de Iuy apres sa
mort, mesme luy déniant la sepulture & eus commande qu'on le jetast en
la voirie pour servir de pasture aux chiens, & aux corbeaux, comme
indigne de recevoir les derniers honneurs, & qu'on le plorast apres sa
mort, ayant commis un acte si lasche & si desnaturé. Or pour venir au
fait de l'assassin, cependant que nous estions à la fatigue soustenant
les allarmes des Troyens Egyste se donnoit du bon temps par deçà, &
alloit caressant par attraits de belles esperances la femme d'Agamemnon,
Clytemnestre : le fol amour qu'il luy portoit luy fournit assez
d'artifice pour l'engager en ses lacs. Ceste femme qui de premier abord
usa de quelque resistance envers ses poursuittes infortunees, estant
trop bien instruitte pour ne se laisser emporter aux premiers
mouvements, joint aussi que son mary avoit pourvueu à ce que elle ne
fust divertie en son devoir & en sa chastete & par le moyen de
l’oisiveté, source de tous maux, la donnant en garde à un certain
joueur d'instrument, en la fidelité duquel il se reposoit du tout, &qui
pour luy faire passer le temps, & pour la divertir de beaucoup de
mauvaises pensees, l'entretenoit par le muet entregent de son luth :
toutes ces inventions ne profiterent en rien contre les efforts de la
nature : laquelle plus puissante envers les femmes que tous les
artifices, en ce qui est de l'amour, luy fit oublier le respect qu'elle
devoit à son mary : car depuis qu'elle eut pris goust aux discours
attraiants de ce miserable Egyste, elle quitta là & la musique & toutes
les harmonies de ses instrumens, ne recherchant plus contentement qu'en
ses plaisirs particuliers, & ne se plaisoit plus qu'au jeu que luy
aprestoit ce detestable Egyste, qui vigilant amoureux ne recherchoit que
l'occasion de la trouver oysive, separee de sa conduitte, pour se sevir
de l’occasion de jouir d'elle. Et afin de couvrir leur mauvais desseist
plus secretement, Egyste trouva le moyen de se desfaire de ce musicien,
le releguant en une isle deserte pour sevir de proye aux bestes
farouches, n'ayant plus personne qui contrecarrast ses desseings, la
mena seulette en son palais superbement basty, là où elle n'eut autre
guide qu'Egyste mesme, & ses propres passions : Et arrivez qu'ils
furent, pour signe de l'heureux succez de ses affaires, & en tesmoignage
du contentement indicible qu'il recevoit en soy-mesme de la jouyssance
d'une proye si inesperee, & ce que luy-mesme ne se fust pas ozé
promettre, offrit qualité de sacrifices aux Dieux, & consacra plusieurs
vestemens précieux, & divers tableaux, & païsages naïvement representez
en iceux. Mais ceste histoire est trop funeste, & trop osieuse à nous
autres Grecs pour l'enfoncer, d'avantage, contente-toy que l'adultere
n'a pas long-temps joüy du benefice de ces mal-heureuses entreprises :
c'est pourquoy je changeray de discours pour te dire que nous voguions
de Troye, Menelaüs & moy, portez à un mesme but, pour nous en retourner,
& à ceste fin le vent nous estoit assez propre, si bien que nous fusmes
de belle heure au promontoire de Sunion proche, d'Athenes : mais cet
heur ne nous continua pas long-temps, pour le pilote de nostre navire
qui fut ecrazé & meurtry par l'indignation d'Apollon, ce qui donc
apporta une incomodité tres grande, parce qu'il estoit fort expert à la
marine, & qu'il guidoit avec une grande experience & adresse les
vaisseaux de Menelaüs : ceste mort retarda nostre voyage pour vacquer à
ses obseques & funérailles, encor que la faveur des vents qui lors
estoient propices, nous conviassent. de passer outre, & de ne nous
arrester. Les obseques faictes, & ayans rendu ces derniers devoirs à la
mémoire de ce maistre de navire, nous levasmes les voiles pour tirer
droit au promontoire Malee. Arrivez que nous y fusmes, la tempeste se
leva, & les flots s'enflerent avec telle violence qu'une partie de la
flotte fut emportée en Crete vers les Cydoniens droit à l'embouchure de
Iarday. Les navires au fort de cet orage qui heurterent à un rocher
proche de Gorthin, là où les vents soufflent en toute liberté vers le
promontoire Feste, furent fracassées en telle sorte, que les pilotes à
grand peine se peurent sauver de ce naufrage, resterent cinq navires à
la diligence de Menelaüs, qui malgré luy, fut poussé en Egypte, & pour
ne perdre les fraiz de son voyage, & pour envitailler de nouveau ses
vaisseaux, y fit provision de grand nombre de vivres & d'or pour
subvenir à ses necessitez. C'estoit alors qu'Egyste faisoit ses efforts
pour dresser des embusches à Agamemnon, & par l’assassin commis en sa
personne, il se rendit comme chef & maistre souverain de toute la Grece,
retenant sous sa domination toute la Myssene qu'il gouverna par l'espace
de sept ans : mais comme cestes forme de regner estoit purement
tyrannique, les Dieux ne permirent pas qu'elle fust de longue durée :
car Oreste estant de retour d'Athenes, huit ans apres l'assassin commis
en la personne de son pere, vengea sa mort, ostât la vie à Egyste : &
pour tesmoigner l'extreme joye qu'il receut en vengeant l'assassin de
son pere fit un solemnel banquet, & traitta tous les principaux de la
Grece en signe de resjouyssance, le jour mesme de la mort d'Egyste,
Menelaüs retourna d'Egypte en Grece, les navires estans chargees de
toutes sortes de vivres & de coisnmoditez : mais Telemache, prens
garde que la trop longue absence de ta maison, ne donne trop de prise à
ces faineans, que l'on dit faire mille debauches & ne vienne à
favoriser leurs mauvais desseins, en sorte qu'ils viennent à t'achever
de ruiner, & que ce faisant, ton voyage ne te soit inutil : mais pour le
faire plus court, & pour le meilleur, je te donne en conseil d'aller
voir Menelaüs, qui depuis peu est arrivé d'un pays si esloigné du sien,
qu'il ne se fust pas lors du voyage osé promettre de retourner en sa
patrie, ayant esté porté par l’impetuosité des vents en une terre si
loingtaine & si incognuë des hommes, que les oiseaux mesmes, bien que
legers, ne pourroient pas par l'espace d'un an y parvenir. Il n'est pas
hors de propos qu'il n'ait peu pendant ce voyage prendre langue, &
sçavoir au vray quelque nouvelle de ton pere, dont il te pourra
acertainer : C'est pourquoy embarque-toy de nouveau avec tes camarades
que si la mer t'est par trop importuns, & que tu penses la terre t'estre
plus à commodité, je te feray équipper un carrosse, & atteler de bons
chevaux pour reporter en Lacedemone vers ledit Menelaüs mes enfans te
seront escorte, & t’assisteront le long du chemin : Estant là je
supplieray Menelaüs de t'acertainer au vray de ce que tu luy pourras
demander, & m'asseure qu'il n'y manquera pas, estant trop advisé & trop
sage pour espargner la vérité. Nestor ayant finy avec le jour qui fit
place aux tenebres de la nuict, Minerve luy dit en le remerciant,
Monsieur, vous avez plus que satisfait à vostre devoir, nous racontant
fidelement tout ce qui s'est passé depuis le siege de Troye, & avez
honnestement contenté nos curiositez : mais je vous prie, prenons le vin
de collation, & à cest effect commandez qu'on fasse grillade, & qu'on
ne s'épargne point de verser à boire ceans, afin que nous beuvions à
Neptune qui nous a esté si favorable, & que luy rendions graces de tant
de bienfaits, pour apres s'aler reposer car voicy l'heure propre pour
dormir : & les Dieux n'ayment pas qu'en leur faisant honneur &
sacrifice, l'on employé tant de temps à banqueter. Minerve n'eut pas si
tost commandé qu'incontinent les pages apporterent le bassin d'argent, &
l'esguiere d'or pour leur donner à laver, les sommeliers verserent du
vin à foison, & fut beu en toute liberté à la prosperité du Dieu de la
mer enfin chacun ayant beu à sa suffisance, Minerve & Telemache
voulurent prendre congé de Nestor pour aller à leur bord : mais Nestor
qui sçavoit trop bien ce que c'estoit que de l'honneur, ne voulut pas
permettre qu'ils sortissent de sa maison à heure indue & leur dit ;
Messieurs, ja n'advienne que vous sortiez de ceans de la façon, pour moy
jamais je n'endureray que m'ayant sait l'honneur de prendre vostre
souper en ma maison, vous alliez prendre le giste autre part, & semble
que me fassiez tort de ne me deferer cest honneur, comme si je n'avois
pas le moyen de vous accommoder pour une nuict, & qu'il y eust ceans
manque de licts, de linceulx deliez, & de couvertures pour vous coucher,
si vous n'estes pas accueillis, & receuz comme vous le méritez vous
m'aurez pour excusé : mais pour tout cela, faistes-moy ce bien de
demeurer, car je ne permettray jamais que le fils de celuy que j'ay tant
aymé, ait cela d'avantage sur moy, qu'il se puisse vanter qu'en ma
prensence il soit sorty de ma maison pour aller coucher ailleurs à l'airte
& à l'injure du temps : j'ay des enfans qui peuvent courir mesme risque,
je veux donner suject à ceux qui me viendrai voir d'user de mesme droit
d'hospitalité en leur endroit.
Monsieur, luy dit Minerve, Telemache ne peut pas honnestement
refuser l’offre que de vostre grace luy faistes, pour mon regard, je
vous supplieray de m'en dispenser, & ne puis pas vous promettre de
demeurer, parce qu'il faut que je m'en aille mes navires pour donner
ordre aux affaires prevoir à l'advenir, j’ay ceste charge comme & le
plus âgé de la troupe, & s'il arrivoit quelque malheur l'on s'en
prendroit a moy seul, & demeurerois garand de tous. Or donc pour toute
resolution, je m'en vais de ce pas prendre le repos, & demain à la
Diane, je me transporteray jusques en Cauconne pour retirer quelques
sommes de deniers assez notables qui me sont deubs : cependant puisque
vous factes l'honneur à Telemache de luy offrir vostre carosse attelé de
bons chevaux, il pourra se servir de ceste occasion, & aller en la
compagnee de vostre fils Pisistrate jusques en Lacedemone, & ayant finy
ce discours elle s'en alla si promptement, & disparut de leurs yeux avec
telle vistesse qu'eust peu faire cest oyseau appelle casseur d'os par
son vol, dont les assistans furent fort estonnez, & Nestor mesme tomba
en grande admiration, ne sçachant à quoy il devoit attribuer une telle
promptitude, ce n'estoit à l'effect d'une divinité : ce qu'il creut
facilement, ces actions n'estas point humaines, ains toutes pures
divines, comme il confirma d'avantage l'opinion qu'il en eut par les
signes extérieurs qu'il en rendit à Telemache, le prenant par la main, &
disant : Tu ne puis desormais manque, ny de courage ny d'execution,
puisque les Dieux dés ta jeunesse t'accompagnent & t'assistent en tes
entreprises : pour moy, je croy fermement que ce personnage, qui sous
forme humaine parloit à nous familierement, est une pure deité, & que
c'est Minerve mesme, Deesee de sagesse & de prudence : car comme elle a
tousjours uniquement aymé ton pere en ses afflictions, il y a de
l'apparence qu'elle veut continuer son affection envers toy qui es un
autre luy-mesme : mais rendons luy grâces de l'honneur qu'elle nous a
fait, & parlons à elle en ceste sorte.
Grande Royne, Deesse des sciences, fille du puissant Jupiter,
puisque tu t'es tant abaissée que de visiter ceste maison, conserve-moy
ceste bien-vueillance à longues années, & accrois nostre heur, & nostre
prosperité jusques en la troisiesme & quatriesme génération, en
recompense je t'immoleray une grasse genisse qui n'aura point encor suby
le joug de la charuë, & pour te rendre le sacrifice plus agreable & j'enrichiray
les cornes de ceste hostie avec de l'or & de l'azur.
Ses prieres furent exaucées par Minerve, & incontinant il fit
conduire Telemache en son Palais, pour se reposer, par ses enfans & ses
gendres qui l'escorterent. Et avant que de se mettre au lict, l'on luy
presenta le vin de coucher, qui estoit de onze fueilles, de nouveau
percé, afin que rien ne fust obmis de ce qui estoit de la civilité : de
là chacun se retira, Nestor de son costé s'en alla coucher au lieu le
plus eminent du chasteau qui estoit sa retraite ordinaire, & en la
couche que luy avoit preparée sa femme, là où il se reposa le long de la
nuict, jusques à ce que l'aurore commençast à paroistre, & lors il se
leva en diligence & s'assit sur une belle pierre & bien polie qui
estoit à l'entrée du portail, du temps mesme de son grand pere qui les y
avoit faict poser pour s'asseoir : un chacun estant levé. tous les
enfants de Nestor firent seoir pres de leur pere Telemache qui leur
parle ainsi.
Mes chers enfans, si vous desirez me complaire, & vous entretenir aux
bonnes graces de Minerve qui nous obligea tant hier que d'assister à un
meschant souper, faictes en sorte qu'en son honneur, & pour luy
sacrifier l’on choisisse d'entre nos troupeaux une taure qui soit grasse
& en bon point pour servir de victime, cependant Telemache amenera tous
ses compagnons y assister, donnant ordre neantmoins que deux demeurent
aux vaisseaux pour se donner garde, vous autres mandez querir Laertes
peintre pour brunir & dorer les cornes de la genisse, & commandez aux
servantes qu'elles apprestent le banquet, & facent provision de sieges,
& de chaires pour asseoir la compagnie, avec des cruches pleines d'eau
de fontaine pour verser dans le vin : L'on faict selon que Nestor avoit
commandé, la taure est amenée, les compagnons de Telemache viennent au
banquet, le doreur apporta tous ses outils, comme son marteau, les
tenailles, ciseaux, son enclume, & autres outils qui peuvent servir à
son act. Nestor luy fournit d'une bonne quantité d'or pour accomplir son
ouvrage. Sur ces entrefaites Minerve arriva, & ayant prins l'air des
préparatifs de ce sacrifice, se sentit esprise envers elle mesme d'un
extrême contentement, voyant l'honneur qu'on luy faisoit. Or chacun des
officiers de la maison fut employé, & eut sa charge & commission, pour
parfaire les ceremonies de ce sacrifice, Stratie & Echeperon y menoient
la taure qui estoit liée par les cornes, Arechus portoit un grand
chaudron plein d'eau pour laver les mains, l'une des servantes estoit
saisie d'une corbeille remplie de farine de froment pour servir au
sacrifice, & le belliqueux Trasimede avoit entre ses mains une puissante
hache pour assommer & abbatre la beste, & pour recevoir le sang de
l'hostie percée avoi une poisle, de peur qu'il vint à se perdre, &
auparavant que de tuer la genisse, l'on luy coupa le poil qui sut
consacré à Minerve, & apres quelques prieres & menus suffrages,
Trasimede l'assomma tout d'un coup, & l'ayant a force de bras faict
tomber en terre, elle fut esgorgée à la diligence de Pisistrate, non
sans grande clameur, & cris horribles des filles qui voyans cet estrange
spectacle & sanglant, ne se peurent contenir qu'elles ne firent un
grand bruit & clameur, comme portees de compassion. Or apres que la
beste fut morte, & que tout le sang tire de ses veines l'eut renduë sans
vie, & sans sentiment, elle fut decouppée & divise en diverses parties,
& puis apres embrochée pour la rostir : rostie qu'elle sut elle sut
detranchée en petits morceaux pour les distribuer, la fille cadette
apporta des onguents pour oindre Telemache, & l'ayant assorty de
vestements precieux à la sortie du baing, il prit place au siege de
Nestor pour banquetter & parfaire le sacrifice, & le banquet finy Nestor
comme le plus ancien, commença à parler & leur dit.
Allez désormais, mes chers enfans, en la seure garde des Dieux, &
donnez ordre que l’on attele le carrosse pour vous porter en Lacedemone
trouver Menelaüs : un chacun fut prompt à executer ses commandements, &
mirent les chevaux au timon, les servantes leur apporterent des
provisions &c des vivres pour le voyage : Adonc Telemache monta dans le
carrosse accompagné de Pisistrate qui prit la charge de conduire les
chevaux & servit de cocher, & ayant quitté les environs de Pyle, les
chevaux forts agiles allerent toujours leur grand trot jusques à ce
qu'ils fussent arrivez à Phere, au logis de Diocles fils d'Ortiloche, où
ils prirent le couvert pour cette nuict : mais au matin ils attellerent
derechef leur carrosse pour achever leur voyage & apres avoir pris
congé, & remercié leur hoste des courtoisies qu'ils avoient receuës en
sa maison, hasterent leurs chevaux en telle sorte qu'en fin ils le
trouverent en Lacedemone, achevans heureusement leur voyage avec la
journée.