Livre II

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elemache ayant assemblé tous les principaux y de la Grece, fait faire commandement aux solliciteurs : de Penelope de sortir de la maison d’Ulysse, & le mesme jour sur la basse heure, le Soleil estant couché partit d'Itacque avec ses compagnons, ayant faict provision à la diligence d'Euryclee sa damoiselle d'honneur, des choses necessaires pour le voyage,& s'embarqua dans le navire duquel  Minerve luy auoit fait don à cet effect.

 

L estoit jour, & désja la gratieuse aurore commençoit à poindre, & à monstrer sa face empourprée, quand Telemache, auquel la nuict avoit esté extrêmement importune, & qui par la beauté de son visage sembloit égaler les Dieux, sortit de la couche, & commanda à ses valets de chambre de le vestir en diligence, & à ses laquais de luy chausser ses souliers mignards : & estant habillé de tout poinct, & ayant en escharpe pendu à son costé un riche coustelas de damas, manda quérir le Conseil , & commanda à ses hérauts qu'ils eussent à faire assembler la plus part de la fleur des Grecs pour donner ordre à l'estat de sa rnaison. Le cry proclamé, un chacun comparut à l'assignation, Telemache s'y trouva des premiers, armé d'une riche pertuysane, suivy de deux jeunes chiens, prompts, & legers à la course, portant face, non d'un homme mortel, mais representant une Divinité : en ceste façon il s'assit en la place, & au throsne de son pere absent, un chacun admirant sa prestance, son riche port, & sa belle representation. Et un chacun ayant pris place selon son ordre & condition, entre tous se leva pour parler, un certain vieillard Egyptien, tout cassé & courbé de vieillesse, mais relevé d'esprit, & de jugements, auquel toute l'assistance defera, attendu son aage, & l'experience qu’un long visage luy avoit acquis, & pour avoir la cognoissance de beaucoup de choses passees : son fils aisné & bien-aymé, nommé Antiphus, vaillant s'il en fut jamais, s'estant embarqué avec le divin Ulysse, lors que l'armée partit pour aller devant Troye, fertile  & foisonnante en beaux  chevaux ; qui depuis fut tué, & devoré  par l'inhumain Polypheme, qui par le cruel repas qu'il fit de sa personne, & des autres compagnons d'Ulysse, s'appresta à soy-mesme le dernier morceau, & s'osta à l'advenir l'occasion de se repaistre des viandes humaines. Trois enfans luy resterent, & suruescurent à ce frere aisné, desquels l'un s'estoit abandonné avec les poursuivans de Penelope, & les deux autres demeurerent avec leur pere, faisans valoir le bien de la maison. Ce vieillard donc encor tout attristé de la mort de ce fils qu'il ne pouvoit oublier, commença en ceste façon , & dit.

   Je ne sçay ( messieurs d'Ithaque ) à quel bonheur je dois imputer la cause de ceste tant noble, & tant notable assemblee, qui ne s'estoit point encore veuë en ceste contrée depuis l'embarquement de nostre bon Ulysse, & ne puis sçavoir qui en peut estre le motif : si c'est la priere & requeste de la jeunesse de ce pays, ou bien  des anciens, que ceste compagnie a esté ainsi     heureusement  congregee, pour quelle occasion, & à quel deisein.    Est-ce point peut-estre quelque courrier despeché en diligence de la part des Grecs, qui soit  nouvellement venu pour nous apporter des nouvelles de l'armée, ou bien que quelqu’un des nostres mesme, ait appris quelque chose dont il nous en vueille donner advis comme estant chose importante au public ? quiconque il soit, de quelle terre, & de quelle contree, les Dieux le benissent, & luy & les siens. Jupiter le grand Monarque le conserve, & l'assiste en ses entreprises, & face reüssir les louables desseins de ce vertueux personnage, le tout à nostre bien, & à nostre contentement. Telemache tout joyeux de ce discours, qui luy sembla estre comme un prejugé d'un bonheur, & comme un presage que son desir seroit effectué, ne pouvant pas davantage demeurer assis se leva pour haranguer, & se tenant debout au beau milieu de l'assemblee, remarqua­ble par le sceptre Royal qui luy fut mis en mains par l'un des hérauts nommé Pisenor, s'addressa , & se tourna premierement vers le vieillard Egyptien qui avoit finy de parler, pour luy respondre en ceste sorte.

   Mon bon & ancien pere ; celuy qui est l'autheur de toute ceste assemblee n'est pas tant esloigné d'icy qu'il vous semble, ainsi que bien tost vous pourrez cognoistre : c'est moy-mesme qui parle, à l'instance & priere duquel tout ce peuple s’est icy acheminé. Au reste ce n'est pas que j'aye à racompter en public des nouvelles de l'armée des Grecs, ny à vous dé­noncer aucune chose qui concerne l'estat : car il s'agist seulement en ceste affai­re de mon bien particulier: il y va en cecy non pas de l’interest public , & n'est pas question d'un reglement de tout le Roy­aume, mais bien du restablislement de ma maison, & pour tascher à remédier, & mettre ordre à deux malheurs extrêmes, dont l'un est inevitable. Toutefois estant hors de la puissance humaine, de rendre la vie à mon pauvre pere de louable mé­moire, qui est decedé apres vous avoir regy & gouverné avec tant de douceur, & de prudence, que vous devez ( si ne désirez estre extremement ingrats ) participer avec moy en la perte que nous avons faite de sa personne, laquelle semble devoir estre commune entre vous & moy, qui ay  perdu un si bon pere , & vous un si pru­dent, & si équitable Prince. Quant à l'austre mal, il est particulierement attaché à nostre famille, qu'une proche  &   imminente ruyne va de jour en jour menaçant, qui ne procede que de l'instante, & importune poursuitte & recherche que sont, à nos despens, de la personne & contre la volonté de ma mere Penelope, un tas de fainéants, lesquels bien qu'issus de gens de bien & d'honnestes parens dont la plus-part sont icy presents , toutesfois  pren­nent plaisir à consommer en oysiveté le bien d'autruy, & à devorer ce peu que nous avons d'acquis sous prétexte de mariage, & sous l'amorce des belles paroles, & amoureux discours, desquels ils vont abusants une pauvre & simple femme, au lieu que s'ils avoient ce dessein, & qu'une saincte volonté les y portast, ils devroient s'adresser à Icare pere de ma mere, comme à celuy qui a toute puissance sur elle, & qui peut avec un grand advantage & notable somme de deniers, la donner en mariage à celuy-là d'entr'eux qui luy agréera le plus : mais au contraire tout leur déduit  &  leur  passe-temps n'est autre qu'à courir sur le bestail de la maison, & à tuer & massacrer nos bœufs gras, & nos brebis pour fournir jour & nuicts à leurs banquets desosdonnez, y meslants la cra­pule & yvrongnerie avec toutes sortes de desbauches : l'absence de mon pere leur en donnant toute liberté, & n'y ayant personne au logis qui soit capable , ny bastant pour leur resister,  ny qui se puisse opposer à leurs concupiscences desreglees : pour mon regard j'aurois bien du coura­ge & de la resolution assez pour me vanger de ces asfronts, si j'avois de la force autant que j'en desirerois , & ce n'est que je ne juge bien le tort, & l'injure signalee qu'ils me sont, ruinant & dissipant ainsi nostre maison : mais c'est que la puissance ne correspond pas à ma volonté, & que ce feroit une témérité trop grande de vou­loir tout seul contrecarrer tout ce monde, & resister à leur effort: C'est pourquoy force m'est de recourir à vous autres,  meilleurs d'Ithacque, qui par le droict d'honnesteté, & en tant que nous sommes voisins, vous vous devez offenser avec moy de l'injure qui m'est faite à vostre veu & àa voslre sceu, autrement vous aurez les Dieux immortels pour parties, qui portez à l'encontre de vous d'un juste courroux, vangeront tost ou tard une telle ingratitude, & perfidie.  C'est pourquoy pour nostre bien commun, & par le respect qui est deu à Jupiter Olympien, & par la justice mesme que nous nous devons les uns aux  autres, je vous supplie assistez-moy en cette affaire, & retenez en bride ces faineans & amoureux, & faictes en sorte que de toutes ces choses passees il ne m'en reste que la mémoire & la douleur, si ce n'est d'avanture que mon feu pere Ulysse qui a tousjours tasché à obliger tout le monde par une infinité de bien-faicts, vous ait à vous seuls entre tous donné subject par quelque mauvais office, de vous vanger apres sa mort sur moy qui suis son fils, & sur les biens qu'il a laissez, encourageans ces gens icy à faire un tel degast en nostre maison. Il nous seroit beaucoup plus expedient que ces ruynes nous ; arrivasent de vostre part, parce que quelque jour la fortune favorable seroit naistre quelque occasion de vous vanger, & nous donnerois quelque recours à l'encontre de vous com­me garands de nos pertes, ou peut-estre nous en feriez-vous quelque raison de gré à gré, & à nostre priere & supplication : mais le mal est que nous avons affaire à personne de néant, & que l'injure que nous avons receuë est en danger de demeurer impunie.

    Le courroux de ce jeune Prince mit fin à son discours, & ne luy permit pas de passer outre, & pour marque du grand desplaisir qu'il avoit en l'âme jetta son Sceptre Royal en terre avec une grande violence, & fondit tout en larmes, & en temperoit l'estuante chaleur de son ire par l'abondance des eaux qui sans cesse découloient de ses yeux. Ce qui porta tous les assistans à une telle commiseration, qu'un chacun demeura comme esperdu, le seul Antinoüs se servant du privilege de son âge, fut plus hardy que les autres, & en ré­pliquant usa de ces termes assez rudes, veu la qualité de Telemache.

    Grand & invincible Prince Telemache, vous vous estes un peu beaucoup emancipé d'user ainsi à endroit de la compagnie, de discours rogues & altiers, & qui semblent porter à nostre honneur & réputation, & au desadvantage de tous ces jeunes hommes, qui n'ont point tant de tort que vous leur objectez : car l'on ne les peut pas blasmer pour toutes les desbauches que vous avez alleguees, ny pour les degasts que vous dictes avoir esté commis en vostre maison, si l'on ne veut au préalable en attribuer la premiere faute à vostre mere Penelope, qui depuis trois ou quatre années en ça, les va decevant & attirant par des attraits rnignards & par des ruses ordinaires à celles de son sexe, qui ne tendent qu'à decevoir la jeunesse : les belles promesses dont elle les repaissoit, les faisoit tousjours esperer quel­que heureuse issuë de ceste alliance : mais toujours se sont trouvez deceuz, son intention estant tout’autre que de se marier, ayant tousjours ferme attente en son cher Ulysse qu'elle cherit, & adore secrettement en son cœur : Et pour mieux abuser leur jeunesse, & avoir plus de matiere de couvrir son jeu, elle s'advisa d'une belle & gentille ruze, afin d'esloigner l'accomplislement du mariage qu'elle feignoit desirer : elle nous conjura de patienter, & de ne précipiter point la recherche que nous faisions de sa personne, que premierement le linceul de fin lin qu'elle avoit entrepris de tistre, pour ensevelir les os de son Ulysse defunt, ne fust parachevé : autrement (disoit-elle) il ne faudroit faire estat de ne paroistre jamais en bonne compagnie, ny parmy les honnestes dames de la Grece que la teste baissee, lesquelles auroient tousjours à m'objecter le peu d'amour, & de respect que j'aurois porté à la memoire, & aux cendres de mon mary , & que par ma né­gligence celuy qui auroit pendant sa vie possedé tant de moyens & de cheuances, le seroit à sa mort veu sans suaire & sans drap pour l'ensevelir. Ces raisons leur sembloient sort pertinentes & dignes d'un courage masle, continuants tousjours avec esperance leurs amours encommencees : mais aveuglez, & pauvres ignorants qu'ils estoient, ils ne jugeoient pas son astuce, & ne prenoient pas garde, que l'ouvrage qu'elle avoit entrepris estoit infiny, veu la forme qu'elle y tenoit, & qu'autant qu'elle advançoit la toille de jour, autant elle se desavançoit de nuict. Ceste supercherie en amour demeura secrette par l'espace de trois annees ou plus, pendant temps elle retenoit les pauvres amoureux enlassez dans les filets de ceste toille, & qui se laissoient emporter à ces vaines persuasions : mais en fin le temps des destinees estant accomply & l'heure fatale estant escoulee, que ceste malice ne se peut davantage celer, ayant esté descouverte par l'une de ses servantes mesme, nous la fismes secrettement surprendre, pendant qu'elle dessaisoit aux fambeaux son courage, de façon que se voyant descouverte en sa malice, elle sut en fin contrainte de mettre fin, & d'achever ceste besongne encommencee, & se vid en mesme temps reduitte à une necessité d'effectuer ses promesses, si elle ne vouloit encourrir le blasme de lascheté, & de persidie. Or Telemache nous voulons bien que tu sçaches, comme aussi tous les Grecs, que nostre intention n'est autre, si tu veux avoir la paix en ta maison, sinon que tu congedies ta mere, & que tu l'envoyes hors de ton logis, à fin qu'elle ne nous aille plus decevant par ces vaines esperances, avec injonction expresse qu'elle ait à espouser celuy d'entre nous que son pere trouvera digne de ses merites & sortable à sa condition. Que si elle se plaist tant à ses esloignemens, & qu'elle vueille tousjours continuer à nous tourmenter de la façon par les fourbes, & les traverses qu'elle nous donne en amour, se servant à nostre prejudice des artifices, & des tromperies qu'elle a appris à l'escolle de Minerve, qui l'a en peu de temps renduë plus instruitte , & plus habile aux ruses d'amour, que ne furent oncques, ny Tyr ny Alcmene avec sa belle tresse, lesquelles bien qu'expérimentees en cét art ne firent jamais rien à son esgard : Elle se pourra à la fin tromper elle-mesme, & ceste resolution là n'est pas tant advantageuse pour vostre maison : Car tant que Penelope aura ceste mauvaise volonté en nostre endroit, nous ne mettrons point de fin à ces desbauches, & ne ceiserons de vous consommer en frais.

    Telemache luy répliqua de ceste sorte : Antinoé, sçachez que soit que mon pere Ulysse soit plein de vie, ou qu'il soit ensevely en quelque terre estrangere, plustost mille morts me puissent écrazer & engloutir ; qu'il soit dit de moy que violant les droicts de la nature, j'aye chassé hors de la maison celle à laquelle je suis obligé de la vie, & qui m'a nourry & eslevé avec tant de soing & d'affection maternelle : que quand bien mesme je serois ci desnaturé de consentir à un si pernicieux, & si detestable conseil, tel qu'est celuy que vous me donnez, outre que je ne me pourrois garantir ny envers les Dieux, ny envers les hommes du vice d'ingratitude, je recevrois encor d'un acte si perside une incommodité, & une perte extremement grande, en ce que son pere porté d'un juste courroux à l'encontre de moy, m'astraindroit & me contraindroit de rapporter à ma mere le prix des conventions matrimoniales, & les deniers qu'elle apporta à mon pere, lors de son contrait de mariage. Et puis quand il n'y auroit que le seul respect que je dois à la mémoire de mon defunt pere ; qui l'a de son vivant tant aimée & tant cherie, lequel justement courroucé de voir apres luy sa chere moitié si malstraittée par les siens propres, me viendrait asffliger & tourmenter de nuit ; ceste seule consideration me devroit oster le coura­ge de donner à ma mere quelque occasion de mescontentement, laquelle pour se vanger de moy me donnerait à la sortie mille & mille malédictions, qui ne me tourneroient en fin qu'à consusion & à deshonneur envers les hommes. C’est pourquoy Antinoé, cherchez ailleurs des personnes qui soient jusques là si faciles d'adjouster foy à vos beaux conseils & advis, pour mon regard, je tascheray le plus que je pourray, de me maintenir en ses bonnes grâces, plustost que de luy porter une telle parole si rude & si altiere comme est celle-là : que si elle vous desplaist en la maison, il est beaucoup plus à propos que vous-mesme en sortiez, qui n'y avez aucun droict : qu'entant que vostre effronterie & temerité le vous don­ne, & m'obligerez fort d'aller ailleurs où bon vous semblera, chercher d'autre cuisine que la nostre : car si vous desirez d'avantage continuer à l'advenir vos façons de faire, & à dissiper en banquets, & en jeux ce peu qui vous reste de vos desbauches, j'auray recours aux Dieux ; lesquels en fin ennuyez de tant de meschancetez permettront que vous perissiez mal-heureusement au lieu mesme où vous avez commis le mal.

    Or cependant Jupiter qui par une providence particuliere, desire tousjours remédier aux necessitez des mortels, envoya du sommet d'une haute montagne deux puissants aigles ; comme ambasadeurs de ses volontez, vers son cher & bien-aimé Telemache ; lesquels se pressants en l'air, & estendants leurs larges aisles, les fappoient avez grande violence les unes contre les autres, vindrent en fin coup à coup fondre dans le beau milieu de cet­te assemblée, & se tournants vers tous les : assistans les regardoient en face les uns apres les autres, & apres s'estre en la presencede tous becquette l'estomac & déchiré la gorge, & decouppé la peau du col avec leurs griffes pointuês & picquantes (tous indices, & presages d'une future mortalité, & d'un desastre inevitable qui devoit de bref tomber sur Ithacque) s'en volerent de là, & prenants leur brisée à main droitte, s'en allerent bavolants parmy la ville, & jusques à entrer au dedans des maisons d'un chacun, laissants apres soy, beaucoup de signes qui ne promettoient rien de bon : ce qui donna subjet à tous ceux qui consideroient ces choses, d'admirer avec une fayeur estrange la façon de faire de ces oyseaux, ruminants en eux-rnesmes les causes d'une vision si estrange & si prodigieuse. A la fin il se leva d'entre tous un bon vieillard nommé Halitherses, fost expérimenté en l'art de deviner & qui n'avoit point de second pour predire les choses advenir à l'inspection du vol des oyseaux ; qui commença à parler ainsi.

   Apprenez de moy (messieurs d'Ithace) que des choses qui vous doivent advenir, que l'aage & la pratique cy-devant faite n'en peuvent avoir acquis d'ex­périence, je dis donc eh forme de pro­phétie, que les amoureux, & solliciteurs de Penelope sont tacitement advertis par ces oyseaux qu'ils ayent à se prendre garde : car infalliblement le sage, & advisé Ulysse ne peut pas désormais tarder long-temps qu'il ne retourne en Ithaque à leur desadvantage, & à leur ruine inevitable : & sa venuë qui est trop proche pour leur profit, & pour la conservation d'une infi­nité d’habitans, à qui il en prendra mal pour avoir trop librement consenty, & comme presté main forte à ces poursuivants, n'apportera à beaucoup de ce pays ; que de la confusion, afin qu'à ma relation nous taschions tous ensemble ay remedier, à y mettre quelque bon, & que pour leur regard ils se départent cy-apres de plus frequenter sa maison, & qu'ils n'ayent désormais à continuer leur foles despences, & leurs desbauches aux despens d'Ulysse, comme ils avoient accoustumé. Ce que je vous en dy, ce n'est que par l'apprehension que j'ay de nostre mal commun, & comme ayant interest notable en la conservation, & au repos de ma patrie, & de mes concitoyens & comme ayant part en leur affliction : mais je vous supplie d'adjouster foy à mes advertissements & paroles, desquelles vous ne devez faire aucun doute, ayant cy-devant fait tant de sortes de preuves de ma ca­pacité, & vous ayant avec tant de verité predit tout ce qui est advenu tant au general des Grecs, lors de leur embarquement pour aller devant Troye, que pour le particulier d'Ulysse, auquel j'avois annoncé la perte de ses compagnons, & asseuré qu'apres une longue suitte de travaux, & de mal-heurs il retourneroit sain, & saufe  à sa maison & aux siens, vingt ans apres son embarquement, lesquels s’en vont expirez & le temps de ma prophétie accomply.

  Eurymache fils de Polybe, qui pour estre du nombre de ces poursuivants se sentoit picqué au vif par la teneur de ce discours, luy dit comme en fougue : Il vous seroit desormais plus seant, ô bon vieillard, de demeurer en vostre maison, & de reserver vos augures, & vos predictions lors que vous serez parmy vos enfans sur lesquels vous avez tout commandernent, pour leur apprendre à eviter les hazards & les maux qui leur peuvent survenir, que non pas de vous advancer aujourd'huy de parler & de raisonner en public ; comme méritant mieux le nom de resveur que non pas de vaticinateur. Et quand mesme il faudroit adjouster quelque foy aux actions que nous avons remarquées en ces deux aigles pour prevoir à nos affaires, & prendre garde à l'advenir, vous estes du tout incapable de ceste science & oseray bien m'attribuer cet honneur sans vanité, & sans faire tort à vostre vieillesse, que je serois beaucoup plus expert en telle affaire, qui, outre que je suis encor doüé d'une forte jeunesse, & d'un esprit sain & vigoureux j'ay toute ma vie faict: l’estat & mestier de prédire les choses futur : mais il n'est ja besoin pour le present de tant de suffisance : Car quant aux aigles, sur le rapport desquels vous avez voulu subtiliser & fonder vos mena­ces sur des legeres presomptions, ce sont autant de bayes & de folies que tout cela : & qui voudroit à chaque vol d'oyseaux qui sans cesse voltigent en l'air, inserer l’evenement asseuré de quelque chose à l'advenir, & tirer d'une chose si frequente & si commune une consequence certaine de quelque bon-heur ou mal-heur, ce seroit à jamais n'avoir fait, & seroit trop prophaner, & rendre par trop vil l'art de vaticiner. Or bon pere, sçachez que pour toutes vos belles raisons & prognostications, vous ne nous sçauriez persuader le retour d’Ulysse, ny qu'il soit encor plein de vie : que pleust-il aux Dieux que vous fussiez avec luy  ensevely, & sans esperance de nous revoir comme il est, vous ne seriez en peine maintenant de nous chanter & nous averer avec mensonges ces fauces prophéties & ne serviriez de boutte-feu pour tascher d'animer & ensfammer de nouveau le feu courageux de Telemache desja assez  porté de coleere  à l'encontre de nous tous, à fin de briguer de sa liberalité, & d'attraper de luy quelque meschant don pour recompense pour soulager vostre famille, & vostre necessité,  Or je vous sais sçavoir une fois pour toutes, & vous donne paro­le laquelle j'effectueray en vostre endroit, que si vous continuez   d'avantage en ce mauvais dessein d'inciter & d'esmouvoir la cholere à l'encontre de nous ce jeune & bien advisé Prince Telemache sous l'amorce de vos beaux discours : outre que vous luy aurez fait son dommage, & que vous luy procurerez en fin quelque mal­heur pour vouloir à vostre folle suasion, en vain entreprendre sur nous autres,  vous reccvrez encor de nostre part un supplice digne de vostre temerité, & encourerez nos disgraces, ce qui ne vous tournera à la fin qu'à un desplair, & à un regret au plus profond de l’ame de nous avoir jamais attaqué. Et faut que vous scachiez, ô Halitherses, que malgré vous & tous ceux qui le voudront entreprendre, nous luy donneras tousjours ce conseil & cet advis, qu'il ait à envoyer sa mere vers son pere Icare, à la sollicitation & diligence duquel elle puisse en bref trouver un party digne de ses mérites, avec un dot competant, & sortable à son estat & à sa qualité : autrement il ne faut point qu'il espere de nous ny tresves, ny aucune composition, n'y ayant aucun moyen que-cesluy-là seul de rompre nos entreprises, & d'empescher nos poursuittes encommencées :  Car ny la force, ny la crainte qui ne  sait rien en nostre endroit, le respect, ny l'apprehension que nous ayons à aucune puissance humaine, ny Telemache mesme avec tout son babil, non pas seulement les Dieux mesmes n'ont assez de crédit pour nous faire rebouscher en nos entreprises lesquelles nous effecluerons à la pointe de l'espée ; contre les plus mauvais qui puissent paroistre, & ne cesserons  jamais de fréquenter la   maisoni Ulysse, & de solliciter d'amour sa PeneIope, nous insinuants de plus en plus en ses bonnes graces, cependant qu'elle usera de ses subterfuges en nostre endroict & qu'elle viendra à nous repaistre des vaines esperances dont elle a usé à l'endroit de nous par le parte.

    Telemache dissimulant avec une belle discretion ce qu'il avoit dans le secret de l'ame, & ne desirant point aigrir les affaires, use avec une grande prudence de ces termes : Eurymache, & vous tous tant que vous estes de poursuivants & amoureux, laissons tout cela à part, & mettant en arriere tout ce qui est du passé, souvenez-vous que ce n'est point mon dessein de vous importuner de prieres ace que vous ayez à quitter nostre maison, encor moins de vous deporter de la recherche que vous faictes de ma mere, que cela me touche de sort peu maintenant que toute la Grece a interest en l'injure qui a esté faicte à nostre maison, & que les Dieux mesmes ont prins nostre cause en main de façon que ceste querelle de particulie­re qu'elle estoit, estant devenuë commune avec le général de tous les gens de bien qui ont compassion de mon infortune, je leur laisse à disposer de ceste affaire : Ce que je desire de vous autres, c'est que je puisse à vostre soin & diligence recouvrer un vaisseau léger avec vingt bons compa­gnons qui à force de rames me portent en peu d'heures en Sparte, & de là en Pyle la sablonneuse, pour sçavoir au vray des nouvelles de celuy qui m'a mis au monde, & dont la longue absence m'est infiniment importune, & ennuyeuse : Que si quelque bon génie, ou quelques uns des mortels me peuvent apprendre qu'il soie encor au nombre des vivans, j'attendray encor avec patience, son retour, pendant une année entiere : si au contraire le mal­heur porte qu'il soit mort, & sans aucune esperance de jamais revenir par deçà, pour reconsort je luy seray dresser quel­que riche tombeau que je seray enrichir du champ de ses armes, & graveray au dessus ses beaux & héroïques faits , avec un convy de tous les principaux de la Grece, qui honoreront ses obseques, & funerailles afin d'eterniser pour jamais sa memoire. Passe de ce, je feray en sorte que vos desirs seront accomplis, & tascheray a de marier ma mere, & de la ranger sous le joug, & la puissance de quelque brave & généreux cavalier qui ne dégénere en rien de la vertu & de la gloire de son premier mary.

    Ayant achevé ces paroles, & luy assis, Mentor se leva pour parler : Or Mentor estoit compagnon de fortune d'Ulysse, & l'avoit assisté en mille & mille rencontres ; de façon que ceste frequentation &  familiarité si grande avoit avec le temps engendré parmy eux une tele amitié, & telle croyance qu'Ulysse lors qu'il s'embarqua pour aller au siege de Troye, mit ens mains de ce Mentor tout l'estat de sa maison, & luy confia tout ce qu'il avoit de plus cher au monde, le priant de veiller sur sa famille & donna en charge à sa femme de luy obeyr tout & par tout. Il parla donc en cette sorte ; Il n'est plus necessaire desormais, que les grands Roys & Princes se rendent si officieux & debonnaires à l'endroit de leurs sujets ny  qu'ils se mettent en peine de rechercher les occasions de leur subvenir, & leur procurent du bien : mais au contraire il leur seroit expédient & pour leur seureté, & pour leur repos, de les retenir en bride, & de les traitter avec la rigueur, exerçant envers eux toutes sortes de tyrannie, puis qu'ils recognoissent : si mal les bien-faits qu'ils reçoivent de leurs liberalitez , & qu'ils se rendent si ingrats envers eux & leur posterité. Le divin Ulyssee nous fournit aujourd'huy un exemple assez signalé de l'ingratitude de ce peuple d'Ithacque, qu'il a pendant sa vie gouverné avec tant de douceur,  & traitté, comme seroit un pere ses propres enfans, & neantmoins pour recompence, il a perdu en peu de temps, la memoire de l'obligation qu'il luy a : Car encor les insolences, & les desbauches de ces jeunes amoureux seroient aucunement tolerables, qui au péril de leur vie ont disposé à leur fantasie & de la maison, & des biens d'Ulysse, sur la croyance qu'ils ont eu qu'il ne retourneroit jamais, en cela le sang qui bouillonne en la jeunesse, & les libertez qai commandent cest aage, les rendroient encor excusables, s'il se pouvoit trouver de l'excuse au mal : mais hélas ! de dire que de tous ceux qui ont seance parmy nous,  (& dont il n'y a pas un seul, qui ne se ressente redevable à la memoire d’Ulysse, chacun en son particulier,) il n'y en ait pas eu un seul qui ait ouvert la bouche pour defendre son droit, ny celuy des siens, & qui prenant sa cause en main ait osé dire librement ce qui luy en sembloit  reprendre seulement de parole ces beaux solliciteurs de Penelope. Ah ! c'est par trop d'ingratitude d'un peuple envers son cher & bien-aymé Prince, qui est l'image vive & parlante des Dieux immortels, & ne puis supporter avec patience une telle indignité, & signalee persidie!

    Evenoride Leuritain releva le discours de ce bon vieillard, en luy disant : Mentor, signalé menteur, remply de convices, & d'injures atroces, & qui ne fais autre mestier que de mettre en proye la reputa­tion d'autruy, le plus ignorant, & le plus stupide d'esprit qui sut onques entre les hommes, quelle folle temerité t'a induit & porté à nous vouloir suader de met­tre fin aux recherches & poursuittes que nous avons encommencees de la personne de Penelope, & que  nous ayons à nous retirer de la maison d'Ulysse, & faire ban­queroute aux plaisirs, et aux delices nous y recevons parmy les festins & banquets , & mille contentemens que nous apportent les caresses, les mignardises, & les attraits d'une si belle hostese ? Qui t'a incité de vouloir encourager ces messieurs qui sont icy presents à nous empescher à l'advenir de banquetter au logis d'Ulysse, veu qu'il est hors de leur puissance de ce faire, bien qu'ils soient plus forts en nombre que nous, &que Ulysse meme en personne ( presupposé qu'il fust de retour ) ne loseroit pas en­treprendre s'il ne vouloir courir risque de sa vie, & quand bien mesme il auroit ce pouvoir sur nous, ce ne feroit pas du consentement de Penelope, laquelle bien qu'elle feigne en son ame desirer son retour, n'auroit pas aggreable nostre départ. C'est pourquoy , sous correction de vostre aage, vous avez parlé en vieil resueur, & comme un homme sans jugement, & qui n'a point de discretion.

    Mais c'est trop demeuré en un lieu sans rien profiter, & à perdre le temps, il est déformais l'heure de se retirer : fus donc qu'un chacun aille chez soy, & continue son labeur, chacun selon sa vacation, cependant que nos beaux Conseillers Mentor & Haliterses, anciens confederez d'Ulysse, & amis comme de pere en fils, du bon Telemache, feront ces aprests & mettront ordre à son voyage, qui ne fera pas long, ainfsi que je croy, car il est bien taillé pour demeurer en Ithaque, là où il pourra facilement fçavoir des nouvelles de son pere sans pren­dre la peine de s'en aller en quérir au loin. Ayant acheve ces difcours toute  l’assemblee se leva, le menu peuple se retira cha­cun en sa maison : les amoureux allerent comme de coustume, trouver Penlope au logis d' Ulysse, Telemache tira vers le havre, & le port de mer & là s'estant lavé les mains dans l'ocean, pour rendre ses oraisons plus agréables envers les Dieux se prosterna pour supplier Minerve de ceste façon.

    Quiconque tu fois, ô grand Dieu qui me fis hier cet honneur de venir en ma maison me commander de m'embarquer en diligence pour aller en Sparte, pour prendre langue & m'enquérir de la disponsition, & du retour de mon pere absent de ce pays de si longue main, preste l'oreille, & fois attentif à mes prieres, & favorife mes desseins, à ce que sous la guide de ta divinite je puisse parachever mon voyage malgré la maudite envie, & la jalousie de nos concitoyens, & particulierement des solliciteurs de Penelope, qui pleins d'insolence, se veulent opposer à mes sainctes entreprises.

  Minerue s'apparut promptement à luy soubs un habit desguisé, & fotis la personne interposee de ce mesme  Mentor, qui avoit n'agueres harangué en ceste assemblee & convoy des Grecs, luy ressemblant & de geste, & de parole commença à luy respondre ainsi : Telemache bien que tu sois yssu d'un pere & brave & vertueux  toutes fois je ne m'oserois pas promettre de toy une heureuse yssuë du voyage que tu desires entreprendre à ma suasion, si d'ailleurs je n'estois acertaine de la grandeur de ton courage ; & de la gentillesse de ton esprit : Car il arrive fort rarement que les enfans se rendent imitateurs de la vertu de leurs parens, & que le plus souvent se portans aux extremitez, par-fois ils devancent leur pere en sagesse, par-fois aussi ils viennent  à degenrer : mais comme je voy & à ton  discours & à tes actions que tu vas en suivant les traces & les brisees que ton pere t'aicy devant frayées & qu'il t'a communiqué lors de ta naissance une suitte & de ses mœurs & de sa vertu ; de façon qu'il semble que tu sois un autre luy-mesme je ne fais aucune doute que le voyage ne reussisse à bien, & que tu ne viennes à bout de tes entreprises : C'est pourquoy plein de courage & de resolution tu ne dois rien appréhender & dois mespriser les brigues, & les factions de ces poursuivans, qui pauvres aveuglez qu'ils sont, se consomment en délices, sans prevoir à l'advenir, au jour fatal auquel ils doivent tous mourir : pour mon regard je desire, si tu le trouves bon, courir mesme risque que toy, & comme j'ay cy-devant esté compagnon de fortune de ton pere, je t'assisteray fidelement le long de ton voyage, & qui plus est je t'equipperay, & fretteray un vaisseau prompt & léger, pour singler en pleine mer, & tel qu'il se faut pour un tel voyage, lequel je choisiray parmy un grand nombre de navires qui sont à l'anchre le long de la coste d'Ithaque & chercheray parmy la ville quelques bons compagnons, & soldats volontaires que je seray enroller pour nous assister en cas de necessité, cependant que tu iras en ta maison, & qu'au veu & au sceu des courtisans de Penelope tu seras bonne provision de barils pour mettre & conserver le vin, & d'autres vaisseaux que tu rempliras de farines necessaires à la vie de l’homme, & d'autres vivres propres à la marine.

    Telemache ayant recogneu son hoste à la parole fut prompt à exécuter son commandement, & sans dilayer s'en alla de ce pas en son logis tout pensifs & attristé : là il trouva le beau mesnage que faisoient, comme de coustume, ces beaux courtisans, les uns assommoient &c escorchoient les chevaux, les autres embrochoient & rostiroient dans la basse salle les cochons de laict pour fournir à leurs festins ; & faisoient un grand degast, & une despence superfluë. Le premier qu’il rencontra à l'entree, ce fut Antinoüs, lequel prenant Telemache par la main luy dits comme en sousriant : Genereux & invincible Prince, que vous sert-il de vous afflliger & inquiéter l'espris de ceste sorte ? Qu’est devenu en vous ce fort & resolu courage qui vous manque au besoin ? Laissez, laissez maintenant toute sorte d'ennuy, & comme exempt de passion, ne par­lons que de banquetter, & de bien boire & manger, une autre fois nous parlerons d'affaires : & n'est ja de besoin de vous tourmenter pour le voyage que vous avez entrepris, ny que vous vous mettiez en peine pour l'attirail, & l'équipage qu'il vous convient avoir, puisque la plus gra­de partie des Grecs veillent sur ce sujest, & travaillent pour vous en vostre absence mesme & qu'ils ont donné charge de vous équipper un navire qui soit bien armé & avitaillé & garny d'un bon nombre de mattelots adroits & diligents, qui puissent en peu de temps à force de bras vous rendre sain & sauve en Pyle, pour sçavoir au vray certaines nouvelles de vostre pere Ulysse.

    Antinoé, c'est mal à propos, luy dit Telemache, que vous m'invitez à banquetter avec vous, la compagnie desquels me desplaist infiniment, comme estant la principale cause de la ruine de nostre maison : encore moins me seroit-il seant  de m'efiouyr, & de m’esgayer, ayant toutes  les occasions du monde de m'afffiger, & de m'attrister, voyant & considerant à l'œil ma substance, mon propre bien se prodigaliser de ceste façon : Cela seroit bon de faire à personnes qui n'auroient point de ressentiment, & tel que j’estois nagueres, lors qu'encore petit enfant, je n'avois ny l'esprit ny la discretion de juger le tort que l'on me faisoit, & que je ne pouvois encor discerner le bien d'avec le mal mais aujourd'huy que j'ay accreu & d'aage & de courage, & que le temps & les bons advis que l’on m'a donné m'ont acquis quelque usage de raison, il sera fort difficile de me contenter avec des noix, comme l'on avoit de coustume. C'est pourquoy c'est à vous autres à y prendre garde ; car soit que je m'embarque pour aller en Pylus, comme j'espere, soit que je demeure en ce pays, je me comporteray avec une telle dextérité, & seray en sorte que mon voyage ne me sera point  inutil, & qu'il en reussira de bref des effets qui seront du tout à vostre ruine & à  vostre desavantage.  Ce fait, ayant sans, beaucoup de difficulté desgagé sa main d'Antinoé, qui l'avoit tousjours tenue pressee pendant ce discours, il le quitta là. Ce pendant le reste des amoureux se donnoit du bon temps en banquets, & en  gausseries au dedans de la maison, se raillants & gaudissans du pauvre Telemache, qui passa tout outre sans s'arrester avec eux : sans doute, ce disoit en sous-riant l’un d'entr'eux, c'est à nous à nous tenir sur nos gardes, car sans doute Telemache nous dresse quelques embusches, & de deux choses l'une ou bien son dessein est, se ressentant le plus foible par deçà, d'aller querir du secours au loin, & d’amener avec luy de l'aide à son retour de Pyle, ou bien de Sparte, pour se servir à l'encontre de nous ou bien prenant une autre route, il veut aller vers Ephyre la grasse, mendier & chercher des poisons & venins mortels, afin de nous donner le boucon & d'empoisonner nostre boire, & nostre manger pour se deffaire de nous : Peut-estre, disoit l'autre, n'en aura-il pas le loisir : car que sçait-on, si desesperé qu'il est, il ne s'ira point perdre au loin, en quelque pays estrange esloigné de ses amis, apres avoir un long temps vagué & erré, comme autresfois a fait son pere Ulysse : ce faisant sa mort nous seroit un surcroist de travail ; car nous serions en peine de partager entre nous les biens meubles qu'il nous auroit laissez comme à l'abandon : pour le fonds & la maison, nous la lasserions à Penelope pour en disposer à sa volonté, & pour en advantager celuy d'entre nous qui aura cet heur de l’espouser.

    Telemache ce pendant ne perd point le temps, ains se servant de l'occasion, entra dans le cabinet de son pere, où il prit de l'or & de l'argent à foison pour faire les frais de son voyage : or au dedans il y avoit encore une petite closture avec une bonne porte, & une forte serrure, qui se fermoit avec deux cadenats & à double ressort, pour plus grande seureré des choses pretieuses qui estoient au dedans, desquelles Euryclee Pysenoride & des plus anciennes servantes de la maison, avoit la charge, & y avoit l'œil jour & nuict, en sorte qu'elles ne vinssent à deperir : là Telemache trouva les habits les plus riches qu'eust son pere là estoit grande quantité d'huilles aromatiques, de bausmes, d'ambre gris & autres bonnes liqueurs qui pouvoient servir à son voyage, & sut tout y rencontra force barriques de vin doux & muscat, & de quatre ou cinq fueilles, arrengees par un bel ordre le long d'une muraille, qui n'attendoient que le retour d'Ulysse, & qu'on avoit tousjours conservé & reservé à sa bien-venuë comme le plus exquis, & ayant en soy une manne comme celeste & divine, afin de le resiovyr & luy faire oublier ses travaux & ses ennuis passez.   

    Telemache donc ayant appelle Euryclee sa chere nourrice, & qui l'avoit maintefois porté entre ses bras, & comme eslevé en sa plus tendre jeunesse, luy dit ; Mamie, je te prie emplis douze barils du meilleur vin & du plus délicat qui soit ceans, & à cet effect, tu choisiras le meilleur d'entre les pieces les plus exquises & que tu reserves pour la bouche de mon pauvre & infortuné pere, si par cas fortuit il peut retourner exempt de la mort, & prens garde que chasque baril soit bien couvert & bouché, de peur qu'ils ne viennent à s'évanter, ou bien à s'aigrir avec le temps : tu mesureras en outre douze boisseaux de bonne farine mou­luë que tu mettras dans des sacs qui sont à l'espreuve & bien cousus, afin qu'il ne se perde rien : tu seras au reste le tout le plus diligemment & secretement que tu pourras, & mettras ceste affaire en tel estat, qu'il ne reste plus à ce soir qu'à enlever ces provisions à la faveur de la nuict, à lors que ma mere sera retiree en sa haute chambre pour se coucher, & pourrons librement emporter le tout dans le navire qui est prest de faire voile pour nous porter en Sparte, & de là en Pyle où j'ay desseigné d'aller m'enquerir, & chercher mon pere.

  Ces paroles affligerent, & esmeurent tellement   ceste  pauvre Euryclee nourrice de Telemache, qu'elle eslança du profond de son estomac un haut & horrible cry,  tesmoin de la douleur & de l'ennuy que luy apporta cette triste nouvelle, & fondant toute eu pleurs & gemissemens, elle luy dit tout piteusement : Ah ! ma chere nourriture vous me voulez donc abandonner ? Quelle folle resolution avez-vous prise en vous mesme de vouloir laisser l'estat de vostre maison, comme à la mercy de tous ces mauvais garnemens qui sont ceans & particulierement vostre chere Penelope, qui n'ayant enfans que vous, vous ayme & vous chérit si uniquement, pour vous commettre à l'incertitude de la ma­rine & pour aller courir au loin ? Quelle folie de laisser & dire adieu à tous ces amis, pour suivre l’instabilité des vents, & pour chercher un homme qui n'est plus au monde, mespriser sa mere vivante, pour courir au hazard de sa personne, apres son pere Ulysse, qui n'a plus besoin d'autruy, comme estant au nombre des morts, & ayant finy ses jours en une terre estrangere ? Quel desordre au reste croyez-vous que pourront faire ceans ces beaux amoureux en vostre absence, puisque vous present, ils s'y comportent avec tant d'insolence ? Non, non, mon cher fils obligez-moy pour l'amour de vous-mesme, & par les bons offices que j'ay tasché à vous rendre toute ma vie, de quitter cette mauvaise volonté qui ne vous pourra apporter que de la ruine, & du mescontentement, tenez-vous icy en terre ferme parmy les vostres, & faisant valoir vostre bien, sans vous soubmettre à tant de sortes de maux & de fatigues qu'aporte l'incommodité de la mer.

    Aye bon courage nourrice, luy dit Telemache en la consolant, & n'estime pas que j’aye entrepris ce voyage de mon seul mouvement & sans que j'y aye esté poussé & secretement invité par les Dieux immortels. Cette affaire ne dépend pas de l'institution des hommes c’est un mystere & un coup qui vient directement du Ciel :  C'est pourquoy aye un peu de patience, & me promets de tenir la chose secrette, en sorte que personne n'en scache rien, au moins jusques à onze ou douze jours d'içy, non pas seulement ma mere propre ; laquelle au fort de l'ennuy qu'elle prendroit de mon absence, & à force de pleurer, pourrait tomber en quelque griefue maladie. La bonne vieille ayant entendu ces paroles luy jura & protesta par toutes les deitez, & s'obligea par un tres grand serment, de jamais ne reveler ce voyage à ame vivante, que prealablement le temps qu'il luy avoit presix ne fust passé, & en executant la commission qu'il luy avoit laissee, elle tirra sans dilayer du meilleur qui fust au logis, dont elle remplit ses douze barils, & combla les sacs de la farine, selon qu'il luy avoit enchargé de son costé : & pour donner à ceste servante plus de loisir & de liberté de faire ces provisions, il entre­tient ces solliciteurs de paroles, afin de les amuser. Minerve toute portée au bien de ce jeune Prince, ne perdant point le temps de son costé, s'advise de prendre la forme & la façon de Telemache, & soubs