Livre I

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es dieux tiennent conseil & deliderent des moyens qu'il faut tenir pour persuader à Ulysse de retourner en son pays d'Itacque, & de quitter l'isle de Calypso, où il croupissoit oysif parmy les delices, carressant sa chere maitresse, preferant ses menus plaisirs & ses amours folastres à la volonté des Dieux, & à la bonne fortune à laquelle les destinées l'appelloient de longue main : & à ceste fin, par une commune resolution de tous, la sage Minerve est depeschée d'entr'eux pour aller vers Telemachus fils d'Ulysse, lequel elle vient promptement trouver : mais tel equipage & si bel arroy, quelle desmentoit son sexe, & representoit plustost l'orgueil & la posture de ce grand Capitaine Mente Roy des Taphiens, que non pas une femme; & mesnagea ceste affaire avec tant de dexterité, qu'en peu de temps Telemachus, à la simple persuasion de Pallas, & sur les vives impression qu'elle luy laissa de sa divinité, alla trouver Nestor en Pylus, & de-là en Sparte, vers Menelaus, afin de prendre langue d'eus, & scavoir au vray des nouvelles de son pere Ulysse. A la fin se voit le banquet somptueux vivement representé, qui fut fait en la maison & en l'absence d'Ulysse, par les Amoureux & soliciteurs de Penelope

  

here Muse, Anime ma veine, espure mes esprits, & favorise mon entreprise, à ce que sous ta faveur je puisse avec merite entonner par mes escrits, les ruses, les artifices & la gentillesse d'esprit de cest homme rusé. Dechiffre moy les estrangers adventures, & les hazards qu'il a risqué sur la mer pendant ses divers voyages, errant çà & là parmy les pays lointains, & havres estrangers, s'accomodant selon les occurences, aux lieux, aux saisons, aux mœurs & coutumes des royaumes où par hazard il s'est rendu apres avoir mis à sac, & reduit en poudre la superbe & sacrée cité de Troye : raconte moy avec combien de peine il a mesnagé sa vie depuis ce temps-là, & avec quel soing & providence il s'estoit mis en devoir de garantir ses camarades du naufrage, & de leur faire libre passage pour retourner bagues sauves en leur patrie, si contre tous ces efforts eux mesmes mal-advisé qu’ils furent, & ennemis de leur liberté, ils ne se fussent par une certaine malice precipités à leur propre ruine, & furtivement enlever les bœufs du bon pere Hyperion, qui pour se vanger de leur attentat & temerité, les rendit comme aveugle, & leur osta en mesmes temps & sa lumiere ordinaire & l’esperance de leur retour : Sus donc, belle Deesse, & fille de Jupin, dy moy, dy moy franchement d’où leur peuvent estre venues tant de sortes de traverses, & quelle faute leur a peu causer tant de disgraces.

    Tous ceux qui avoient evités le fil de l’espée, & s’estoient garantis de la mort au siege de Troye, croupisoient dans les cendres de l’oysiveté, ayans eschappé la furie & les bourasques de la mer orageuse, & les perils de la guerre : le seul infortuné Ulysse a esté privé du air de sa patrie, & des embrassement de sa chere Penelope : Les attraits & mignardises de sa Nymphe Calypso, la plus parfaite d’entre toutes les Deesses, le retenoient captif dans le profond de ces antres moussus, ses cheveux crespelus & ondoyans luy servoient de lien qui le detenoient esclave dans la prison de ses beautes : l’amour mutuel qu’ils se portoient estoit l’aliment pour entretenir leurs flames amoureuses, qui se fussent terminees de bref par un legitime hymenee qui devoit reussir entr’eux par un commun accord, n’eust esté qu’apres une longue entre-suitte d’annees arriva le jour fatal, auquel les Dieux avoient arresté qu’il devoit retouner à son païs d’Itacque. Las ! en ce depart & derniers adieux, son ame ne fut pas exempte de soucy, qui le va de telle forte consommant, qu’il n’est susceptible d’aucune consolation, non pas mesmes de ses plus intimes amis.  Les Dieux qui ne sont pas exempts de passion, deploroient son ennuy & son affliction, le seul Neptune demeure impitoyable, picqué au vif par l’affront commis en la personne de son fils Polypheme, & plein de vengeance, tachoit de le mettre en disgrace des autres Dieux, & continuant sa rage à l’encontre d’Ulysse, afin de luy ravir l’occasion de pouvoir encor une fois revoir sa famille, l’alloit traversant. Or Neptune, pendant le grand voyage qu’il fit en Aethiopie, voyage fort esloigné, & presque comme escarté jusques aux extremites de la terre, & dont une contree est situee au Soleil levant, & l’autre rive vers l’Occident : là il se plaisoit extremement pour le grand nombre des sacrifices qui sont frequents en ce pays-là. Ce qui luy donna sujet d’y sejourner plus peut-estre qu’il ne devoit, pour empescher le retour d’Ulysse qui fut conclud & arresté pendant son absence à son grand regret. Car tous les Dieux, à la requeste de Minerve, s’assemblerent en la chambre royale pour adviser à cette affaire, entre lesquels Jupiter, comme le chef, se ressouvenant encor’ du meurtre commis par Oreste en la personne du celebre Aegyste, s’advança de parler, & d’une majesté plus que royale, commença en ceste sorte.

    Hélas ! comment se peut-il faire que les hommes qui sont si estroitement obliges aux Dieux immortels, ayent si peu de jugement de les blasmer & accuser comme s’ils estoient autheurs & premiere cause de leur ruine, & des mal heurs qui leur surviennent, attendu qu’ils ne reçoivent que tout bien de leur part, & courent la teste baissee à leur precipice, pour avoir mesprisé les advis que leur donnoit le Ciel, & pour ne s’estre voulu sousmettre aux arrests inevitables donnes au privé conseil des Dieux. Aegyste nous fournit un exemple fort signalé de leur malice & inconstance, qui malgré ses destinees, & ce qui estoit arresté entre nous, ne se contenta pas de ravir l’honneur à Agamenmnon Roy de la Grece, en la personne de sa femme Clytemnestre, si au prealable il ne luy ostoit la vie. Et bien qu’il fust deüement adverty de par nous qu’il alloit en cela de sa mort, s’il commettoit un tel acte, & qu’à ceste fin nous eussions envoyé vers luy nostre courrier ordinaire Mercure, avec charge expresse de luy defendre de ne toucher ny à l’honneur de Clytemnestre, ny d’ensanglanter ses mains du sang de son mary, & qu’un jour son fils Oreste estant venu en asge de raison, & estant capable de commander pourroit vanger un assassin si perfide. Toutefois ny tous ces advertissements, ny les douce persuasions de notre herault, ne peurent onqflechir le courage de ce miserable, porté à la cruauté, qu’en fin il n’executast ses pernicieux desseins, dont mal luy en est advenu : car alors qu’il y pensa le moins, il paya tout à coup avec usure les arrerages de ses demerites passes.

    Jupiter n’eut pas si tost finy, que Minerve aux yeux bleus prenant la parole, luy dict : Grand Roy des Roys, fils de saturne, Aegyste a vrayment eu une fin sortable à son forfaict, il ne se peut regreter, si l’on ne veut au desavantage des bons laisser les meschancetes impunies, qui pourroit donner une plus libre occasion de mal faire. Que tout homme qui tombera en mesme crime perisse, & rencontre une fin egale à ses forfaicts : mais mon pauvre Ulysse qui n’a jamais commis acte que l’homme de bien, & digne d’un genereux Capitaine, est extremement à plaindre, & meritoit une fortune plus advantageuse que de se voir privé non seulement de ses chers amis, mais encor’ d’estre la butte de mil ennuis, esloigné de son Ithaque, & relegué en une isle, laquelle bien qu’agreable d’elle-mesme pour la qualité des beaux ruisseaux qui doucement y descoulent avec les beaux ombrages, provenans des verds bocages, qui tremblotans sous le doux vent de Zephire, semblent déplorer ses malheurs. Toutesfois, entre tant de contentemens, il a ce desplaisir en l'ame, qu'il n'est pas à soy, mais esclave de sa Nymphe Calypso hostesse de ceste isle, fille tres-pernicieuse du penible Atlas, qui le retient dans les filets de ses attraits & mignardises, afin de luy faire perdre la ressouvenance de son pays, dont l'air luy est si doux, & la mémoire si chere, qu'il ne se soucieroit aucunement de mourir, s'il avoit veu quelque parcelle de son Itacque. Et vous n'aurez pas pitié, ô grand Dieu ! du mal & de la destresse qu'endure ce pauvre amoureux ? Est-ce là la recompense des services & des honneurs qu'Ulysse vous a rendus pendant le siege de Troye, faisant fumer vos autels sacrez par l'oblation des victimes ? de le traverser maintenant de telle sorte, & de luy faire ressentir les effects de vostre courroux, & de vos indignations ?

     A ces paroles, Jupiter replique en ceste façon : Ma fille, que dis-tu ? penses-tu que je puisse jamais mettre en oubly les merites de ton Ulyse & que çe soit manque de recognoistre ses services, & les honneurs qu'il nous a rendus en particulier, & à tous les Dieux en general, comme estant l’un des plus prudens & plus advisez Princes qui soit là bas entre les hommes, que je me suis advancé de te dire ces choses à son occasion ? Je veux bien que tu sçaches que ce n'est point moy qui suis l'autheur de ses traverses, ny de ce qu'il est sans cesse errant & vagabond, car ce sont des eschantillons de la cholere du Dieu de la mer vaste & spadieuse, qui veut tirer vengeance de l'aveuglement de son fils Polypheme, le plus puissant entre tous les Forgerons & Cyclopes, & lequel il engendra de la Nymphe fille de Phorcio, ayant eu sa compagnie dans le destroit de ses plus profondes cavernes. Depuis ce temps là Neptune ne l'a pas voulu du tout perdre, afin d'entretenir tousjours le subjet & la matiere de sa vengeance, mais il l'a harassé & fatigué sans cesse pour destourner & retarder son retour : Or sus, assemblons le conseil des Dieux pour resoudre sur ce subjet, nonobstant la rage de Neptune, lequel en fin sera contraint se soubmettre à nos arrests, & de suivre malgré luy la pluralité de nos voix, ne pouvant pas luy seul s'opposer à ce qui sera decreté d'un commun accord & consentement.

     Jupiter ayant mis fin à ce discours Minerv aux yeux azures qui n'avoit autre ambition que de luy faire ratifier, & avoir pour agreable le retour de son Ulysse, respondit en ceste sorte. Grand Roy des Roys, fils de Saturne, puis que tel est vostre plaisir, & de tous les Dieux, qu'Ulysse apres tant de secousses & de traverses de la fortune adverse, rentre sain & sauve en sa patrie, envoyons promptement vostre messager Mercure en l'Isle d'Ogyge, afin que la belle Calypso qui détient Ulysse soit deuëment advertie de nostre resolution & de nostre volonté arrestee au consistoire des Dieux sur son retour : & pour ce faire je m'en iray en Itacque sous habit desguisé, afin de donner advis au jeune Prince Telemache, qu'il ait à convoquer & à assembler tous les principaux chefs d'entre les Grecs à longue perruque, à ce que d'un courage masle l’on chasse les amoureux de Penelope avec defenses à l'advenir de non hanter ny fréquenter la maison d'Ulysse pendant son absence, pour devorer & dissiper induëment, comme ils ont de coustume, en despenses extraordinaires, ses gras aigneaux & ses bœufs à cornes torduës : &  pour acheminer ceste affaire, j'envoyeray son fils en Pylus la sablonneuse, afin de s'enquérir exactement du retour de son pere. Ce luy sera non seulement une consolation en son particulier : mais encor un tres-grand honneur entre les Grecs, d'avoir esté comme le moteur & premiere cause de ramener son pere Ulysse en Itacque.

     Ces paroles finies, elle cousut industrieusement au derriere de sa chaussure, les beaux aillerons battus, & parsemes de fin or, comme marques de sa divinité, & dont elle avoit coustume se servir aux grandes affaires les plus pregnantes : & quand il estoit question d'aller en diligence, & comme en poste, à la mercy des vents, tant sur la mer que sur la terre. Et pour sa contenance & afin de paroistre avec plus de majesté, & se faire recognoistre toute autre qu'elle n'estoit, elle print en main une sorte & puissante hallebarde d'un acier bien trempé, & d'une pointe bien acerée. Arme qui luy est ordinaire, & de laquelle elle use quand elle veut ranger à leur devoir les plus mauvais , & d'un courage Martial (toute femme qu'elle est) dompter les plus furieux & resolus, comme se ressen­tant du tige & du lieu noble & illustre d'où elle est yssüe. En cet esquipage elle abandon­na le Ciel, & d'une prompte course sut tost arrivée en Itacque. Là estant, elle parut en habit de Capitaine, au devant de la principale entree de la maison d'Ulysse, où estoit Telemachus, & se tint quelque temps à l’entree de la basse salle, tenant tousjours sa hallebarde avec tant de grasce, qu'elle trompoit, & charmoit la veuë de tous ceux qui la consideroient ; de façon qu'ils ne la jugeoient point pour femme, mais la prenoient pour ce grand & indomptable conducteur des Taphiens.

    Elle trouva premierement en teste au dehors du logis les superbes & insolens amoureux de Penelope, qui se donnoient du bon temps aux despens du pauvre Ulysse, se veautres sur les peaux des bœufs par eux massacres & devores, faisoient chere entiere au veü & sçeü de Telemache qui par contenance estoit assis parmy eux. Là se faisoit un degast de tous les vivres qui estoient en la maison, là le bon vin Grec n'estoit point espargné, & n'y avoit pas manque ny de Sommelliers pour fournir de bouteilles, ny de Lacquais, qui se tenoient prests pour verser à pleines tasses & hanaps à boire à un chacun : les Maistres d'Hostel prenoient garde que les tables fuslent nettes, & les saisoient nettoyer artec belles esponges, afin de mettre le couvert & dresser les mets, & diverses sortes de vivres qu'ils avoient fait préparer. Le pauvre Telemache considerant toutes ces choses, restant ainsi pensif & attristé pour l'absence de son pere, & minutant à part soy les moyens d'escarter & de se desfaire de tous ces gens, afin de rentrer en la joiüyssance & au maniement des biens de son pere qui estoient ainsi à l'abandon, & comme au pillage de ces brigands, il apperceut Minerue de loing, laquelle attendoit à l’entree de la maison : & comme il estoit extre­mement bien apris, & d'un bel entregent en la jeunesee où il estoit, jugea en luy que ce seroit un traict d'incivilité grande, de permet­tre qu'un hoste plein de respect, & qui portoit face d'homme d'honneur, demeurast plus long-temps à la porte sans le recueillir. C'est pourquoy il se leva promp-tement, & n'estant pas beaucoup esloigné de l'entree, s'advança pour le salüer, & le prenant par sa belle main, le supplia d'entrer au dedans & cependant pour le soulager, print sa hallebarde, laquelle il posa dans le rastelier de la  maison avec les autres armes de son pere, &  d'une parole brusque & haguarde, luy dict :

    Monsieur, encores que je n'aye ce bon­heur de vous cognoistre, toutesfois vous soyez le tres-bien venu en ceste maison qui, de tout temps n'est destinee que pour servir de retraite aux personnes de vostre merite. Que si je ne vous puis recevoir & traicter selon vostre grandeur, toutesfois en cela seray-je aucu-nement excusable. Au reste, nous aurons du temps & du loisir assez, ayant disné, de discourir du motis & principale cause de vostre voyage pendant que le couvert se fera, vous prendrez la peine de vous seoir.

    Et à l'instant luy fit dresser un siege & chai­re magnifique, digne d'un tel hoste, enrichie, & ornée d'un riche tapis à l'antique, & fort artistement tissu, avec un escabeau pour mettre sous ses pieds, afin de les soulager. Et pour n'estre interrompu pendant le disner, par le bruit & les insolences de ces amoureux, & pour avoir plus de liberté d'entretenir son nouvel hoste touchant les nouvelles qu'il attendoit de son pere. Il commanda aux serviteurs qu'ils leur dressassent leurs sieges en quelque endroit plus reculé, & un peu separé des autres. La table cependant est dressee, le disner est servy : mais avec un tel ordre, & un si bel appareil, qu'il sembloit estre premedité de longue main. La fille de chambre venoit la premiere, portant une aiguiere d'or, avec un bassin d'argent, pour leur donner à laver. La despensiere & ayant charge de la cuisine, suivoit avec le pain, & une grande quantité de vivres bien assaisonnez. Apres elle venoient les Escuyers de cuisine, qui fournissoient la table de toutes sortes de viandes, tant apprestees sur le champ, que de celles qui avoient desja estée une autre fois desservies : le Sommellier & Maistre du goubelet apporterent les vases d'or & les Coupes gravees & damasquinees à l'antique : & les Ganymedes qui prenoient garde & se rendoient vigilants à donner du vin à ceux qui en demandoient. Les Escornifleurs cependant, & mangeurs de viandes prestes, survindrent pour estre du festin, & prenans leurs places chacun selon son rang & ordre, se ruerent à qui mieux mieux sur les vivres, & beurent à l'egal en telle sorte qu'ils se virent bien tost remplis & rassasiez. Et pour  couronner le banquet, & montrer leur belle disposition, s'advancerent pour saulter & capreoller à l'envie les uns des autres, & danserent à la cadence du luth sur lequel Phemio, insigne joueur d'instrumens,  à leur prieere & requeste, contre sa volonté neanmoins, commença de fredonner une chanson nouvelle, accordant sa voix naturellement douce au son muet de sa harpe, afin de donner davantage de plaisir à la compagnie.

    Pendant tous ces dedvicts & contentements, Telemachus s'approcha de l'oreille de cet hoste incogneu, pour luy dire comme en secret, & en ces mots : Cher hoste, vous ay-je donné quelque subjet de fascherie parlant à vous, à l'occasion dequoy vous deviez estre si triste & si melancholique ? Quant à ces gens que vous voyez, il ne se faut pas arrester à leur indiscretion & à leurs insolences ; il leur est fort aise, & ne se faut pas estonner si vous les voyez ainsi dissolus, & pleins de desbauches : car ce n'est pas à leur bource, ny à leurs despens qu'ils sont tout cecy, mais aux frais, & à la ruine de nostre maison, & mon pere, duquel peut-estre les os sont ou, réduits en poudre, ou ensevelis sous les ondes pour estre pasture des poinsons. Que si contre ceste opinion, & contre leur volonté, il pouvoit revenir en Itacque, ils auroient plus à se contregarder, & à eviter sa viste vengeance, que de le baigner ainsi dans les festins. Et à se rendre braves & bien vestus au dommage d'autruy. Mais helas ! je crains que ce malheur ne leur arrive pas, ny à nous tant  de bon-heur.  Il est mort, il ne nous reste de luy aucune chose, non pas seulement l'esperance. Le long-temps qu'il y a qu'il est party depuis lequel nous n'avons de luy receu aucune nouvelle, nous donne une assez suffisante prevue de sa mort. Et bien que quel-qu'un, en cela peu croyable ; nous ayt predit qu'un jour, contre nostre attente, il retourneroit, toutesfois je ne m'ose persuader que tant d'heur me puisse arriver car l'espoir de sa venuë est mort avec luy, & enfermé dans son mesme tombeau. Mais dices-moy sans feintise qui vous estes ? de quel pays ? qui sont vos parens & alliez ? en quel vaisseau estes-vous venu ? qui a esté vostre pilote ? Car je ne me puis persuader que vous soyez venu icy par terre. Mais je vous supplie dites-le moy franchement, afin de m'acertener au vray de ceste affaire, & que je sçache si vous ne faites que d'arriver tout de ce pas, & si vous estes du nombre de ceux qui faisoient l'honneur à mon pere de loger ceans pendant sa prosperité, qui se rendoit si courtois & affable à tous les survenants, qu'il rendoit sa maison commune, & comme la retraicte des gens d'honneur, & l'academie de toutes sortes de vertus.

    A cela Minerve respond : Pour satisfaire à vostre desir, mon  jeune Cavalier, je vous  racompteray le tout au vray , & sans varier d'un seul mot. L'on me qualifie le fils de Mentes, ce  prudent & généreux Capitaine, qui ne degenerat en rien de mes ancestres, ay heureusement succedé à la vertu de mon feu pere, & au gouvernement qu'il m'a laissé comme de main en main, sur les Taphiens. Je suis arrivé avec mes compagnons par mer, ayant traversé plusieurs haures pour venir en Temese, afin d'apprendre les divers idiomes & sortes de langage qui se pratiquent en ces pays-là, & pour faire emploitte de quelque quantité d'airain & de cuivre, qui est fort fréquent en ceste région. L'arme que me voyez, je la porte pour la bien-seance, & pour repoulser l'essort des plus courageux, s'ils me vouloient aborder. Le navire qui m'a icy conduit est à la radde, & ancré dans le port de Rhetio, qui est hors ville : L'honneur que j'ay de ma noblesse ne m'esleue & ne m'exalte pas tant que sait le bon-heur que i'ay receu entrant en ceste maison , & d'avoir esté avec vous l’un des hostes d'Ulysse. Quant à ton grand pere Laertes, lequel on dit estre en un desert, esloigné de toute conversation humaine, plein d'angoisse & de travaux, assisté seulement d'une vieille servante qui ne luy sert à autre chose qu'à luy apprester à boire & à manger, lors que son corps fatigué & harassé, demande sa nourriture, afin d'entretenir la chaleur naturelle, ayant opinion que son fils ne retournera en ltacque ; qu'il se console pour parler ingenuement de ton pere : il est vray qu'il est plein de vie, mais les Dieux  empeschent encor son retour, le temps des destinées n'estant encor expiré, cepedant il est retenu en l'Isle de Calypsos, isle qui est au milieu & comme dans le centre de la mer, retardé par la cruauté de quelques barbares & gens sans compassion, t'asseurant (en temps que je puis reognoistre quelque chose de l'advenir, non pas de moy, mais par l'inspiration des Dieux, n'ayant pas l'art de prophetiser) que ton pere Ulysse ne peut pas désormais demeurer lon-temp vagabond, ny refugié de sa patrie, encores qu'il soit pour le present retenu esclave, & que les liens & les fers captivent sa liberté, & trouvera à la fin des expediens de se retirer d'affaire, il a assez d'esprit & de ruses pour en trouver les inventions, les adventures & les au­tres hazards qu'il a essuyé, luy en pourront cy apres fournir assez de matiere & de sujet.

    Or sus dictes-moy avec verité, estes-vous fils d'Ulysse ! Je me trompe fort si vous ne lestes, car vous luy rapportez du tout, & estes presque un autre luy-mesme par la representation des lineamens de son visage car il me souvient de l'avoir veu & plusieurs fois consideré, ainsi que nous nous pour­rions maintenant voir vous & moy, avant son parlement de Grece pour aller au siege de Troye : de verité, depuis ce temps là, je n'ay pas eu ce bien de le voir ; c'est pour-quoy en ayant aucunement perdu la mé­moire par la longueur du temps, je vous supplie de m'en esclaircir. Telemachus pour contenter sa curiosité, luy dit avec une prudence & modestie incroyable : Monsieur mon hoste, pour vous parler franchement & sans rien dissimuler, je vous diray que ma mere Penelope m'advoüe & me recognoist pour le vray  & légitime fils de mon mary Ulysse & d'elle : mais pour  mon regard, je n'ose bonnement rien vous en acertainer, veu les fourbes qui se commettent aujourd'huy parmy les mariages, & le peu d'asseurance qu'il y a en la fidelité des femmes envers leurs maris : & puis vous sçavez, Monsieur, qu'il est assez facile de sçavoir quel­les sont les vrayes meres qui en laissent assez de marques & d'indices en leurs accouchemens & en beaucoup d'autres actions qui peuvent sortir d'elles qu'en presences de nombre de personnes qui en peuvent rendre fidelle tesmoignage : mais il n'est pas tarit aisé d'asseoir un jugement certain pour le regard du pere qui n'appelle personne alors de la generation. Que pleust il aux Dieux immortels, que quel­que bon genie m'eust sait sortir de quel­que fortuné pere, qui sur son vieil aage fust comblé de biens & de moyens ! mais (helas ! celuy qu'on dit estre mon pere, est peut-estre l'un des plus pauvres & des plus malheureux Gentils-hommes qui soit en la Grece.

    Les Dieux immortels, luy répliqua Minerve, n'ont point permis que tu sortisses d'un type si bas, si mesquin, ny si incogneu, comme tu te promets ; & combien que la Fortune, qui en cela n'a rien de commun avec le courage & la vertu, ne te soit pour le present, ny  aux tiens beaucoup favorables, ce n'est pas une consequence que tu ne sois yssu d'une maison illustre, & de personnes vertueuses. Non, non, ta mere Penelope, de laquelle tu sembles avoir quelque soupçon, n'a aucunement manqué en ta generation, elle t'a fait naistre pour tel, & mis au monde cornme le vray & legitime fils du grand & genereux Ulysse, afin qu'à l'advenir tu n'en doutes nullement. Mais dis-moyen verité, que veulent dire tous ces vivres, & en si grande quantité ? A quoy tend ce beau & celebre festin ? Estes-vous ceans de nopces, ou quoy ? Que signifie ceste trouppe de gens ramasses faisans avec tant d'insolence un tel & si excesifs degast en la maison de ton pere absent ? Je ne puis croire que s'il alloit maintenant à survenir, luy qui est plein de courage & d'honneur, il n'eut quelque sujet de se mettre en cholere, ne pouvant supporter patiemment toutes ces desbauches faites en sa maison.

    Monsieur, dit Telemache, puis que vous prenez la peine de m'interroger, & de vous enquerir de ces choses, je vous diray que ceste maison, laquelle pendant que mon pere estoit au pays, regorgeoit en toutes sortes de biens & de commodites & estoit aprovisionnée de tout ce qui est necessaire pour vivre somp-tueusement, & avec de l'honneur ; du depuis son absence, est toujours descheuë, & tellement allée en décadence, qu'au lieu qu'auparavant elle estoit tout l'honneur du pays, & comme d’abord de toute la noblesse, maintenant ce n'est plus qu'un lieu de desbauches, & comme la retraite des desesperes, elle a du tout perdu son premier lustre, & son nom, & le nostre s'en va du tout aneanty : Je porterois la nouvelle de sa mort avec plus de patience, sçachant bien l'inevitable loy de mourir, pourveu qu'elle fust honorable : & ne me seroit point tant insupportable qu'il eust rendu l'âme ayant l'espée au poing sur quelque tranchée, ou, à l'emboucheure de quelque bresche combattant vaillamment pour la defense de sa patrie au siege de Troye, ou bien apres avoir sait quelque acte parmy ses amis, qui luy eust acquis, & à sa posterité une gloire & un honneur pour jamais : en memoire de ce, peut-estre les Grecs luy eussent-ils dressé quelque beau & riche tombeau, & quelque haute pyramide, enrichie de nombre d'Epitaphes pour eterniser sa mémoire. Mais c'est grand cas, & une cruauté tres-grande, que l'on ne peut sçavoir ce qu'il est devenu, & qu'en mesme temps, & comme en un instant sa personne & son nom ont expiré : Il semble que quelques Harpyes & oyseaux de proyd nous l’ayent rauy & enlevé en quelque pays fort estrange, en sorte que depuis je n'ay oncq' peu sçavoir aucunes nouvelle de luy, & ne m'a laissé de luy qu'un regret de sa personne, & un ennuy dans le plus secret de l'ame, qui ne provient pas seulement de son absence, encor bien qu'elle me soit sort sensible, mais encor prend son origine d'un nouveau malheur & desastre qui est advenu à nostre maison, qui nous a esté comme suscité par la mauvaise volonté des Dieux, s'il est loisible de parler d'eux en ces termes : Car imaginez-vous. Monsieur, que les Isles de Samos, ny de Yacinthe, fertile en bois, ny mesme ce Royaume d'Itacque, n'ont point tant de Gouverneurs ny de Magistrats, qu'il aborde ceans de toutes sortes de faineans, & gens desesperes qui sollicitent ma mere, & ne visent qu'à desnuer ceste maison, & à tascher de suborner son honneur, à quoi elle pourroit aisement obvier, si elle les osoit honnestement congédier, & qu'elle désirast se desfaire de tous ces amoureux ; leur faisant sçavoir qu'elle ne desire pas se marier cependant son silence la rend comme coulpable du mal, & le taisible consentement qu'elle semble donner à leurs façons de faire, les engage tousjours de plus en plus à ceste folle recherche qu'ils font de sa personnne : le tout au dommage de nostre maison, aux despens de son honneur, & à la ruine inevitable de ma personne, qui en suis du tout innocent.   

    Minerve pleine de compassion, & toute esploree, luy dit ces paroles : Bons Dieux, que ceste pauvre maison se ressent bien à sa ruine de l'absence du chef qui la gouvernoit ! qu'elle auroit bon besoin de revoir son Ulysse pour la policer, & la remettre en son pristin estat & splendeur, & afin qu'il mist ordre à tant de dissolutions ! se vengeant de tant d'affronts que luy ont faict & font journellement ces beaux amoureux, qui sans aucun respect n'ont point de honte de soliciter la femme d'autruy, & de dissiper les moyens pendant son absence : Si tant de bonheur vous pouvoit arriver, qu'il retournait en sa maison contre toute esperance, ayant en teste sa sallade de guerre, armé de toutes pieces, tenant en ses mains deux pertuisanes bien acerees, avec un bouclier couvert de sept peaux, & qu'il parust en pareil équipage qu'il estoie lors que j'eu ce bonheur de le traitter ert ma maison avec toutes sortes de délices & de contentemens, lors de son retour d'Ephyre, ( où il estoit allé par mer, pour rechercher avec   curiosité, du venin & poison, afin d'empoisonner les flesches & en user contre ses ennemis en guerre.) Si, dis-je, ils l’appercevoient parmy eux sous l'horreur de ses armes,   remply de majesté le seul esclat de sa presence les escarteroit, & receuroient de son bras une peine deuë à leur temerité & à leurs insolences : Sa venue interromproit le fil de leurs foles recherches , & changeroit la douceur des nopces esperees, en l'amertume d'un sinistre repentir ; le tout neant-moins sous la volonté des Dieux, desquels seuls dépend la vengeance des injures receuës : Cependant faides en sorte qu'à vostre diligence ils soient chasses de ceans : &  pour ce faire ayant assemblé les principaux de ceste guerre, servez-vous de de leur conseil & de leur asistance pour les chasser : Que si Penelope vostre mere, se laisse tel­lement emporter au vent de ses paissons , & qu'au préjudice du respect qu'elle doit à son mary Ulysse, & de l'amitié qu'elle vous doit naturellement, elle vient à consentir à leurs foles persuasions, faites en sorte que pour eviter le scandale, le mariage s'execute hors de ceans, afin qu'ils joüent leur jeu en la maison de son pere, là où plus, commodement les nopces se pourront celebrer, & ce faisant, tirer de son pere un mariage sortable à sa qualité ; Or si tu me veux croire , & adjouster foy au conseil que je te donneray, fais provision d'un navire bien freté, & esquippé de vingt rames & fais voile, & single en pleine mer, jusques à ce que tu sçaches où est ton pere, tu donneras mesme jusques en Pyle, & là t'enquerras du bon vieillard Nestor, & de là tu te transporteras en Sparte & verras ; Menelaüs, duquel tu pourras apprendre quelque chose de sa disposition, estant venu le dernier du siege de Troye où a cornbatu ton pere, & ayant recueilly les derniers bruits qui ont couru, le siege estant  levé, & sceu au vray la route qu'ont tenu les Capitaines qui y ont assisté. Que si d'aventure vous apprenez qu'il est plein de vie & d'esperance de retour, il vous faudra vivre avec patience, & attendre son retour pendant un an entier. Que si au contraire l'on vous rapporte la triste nouvelle de sa mort,  & qu'il ayt succombé aux traverses de la guerre, vous luy serez pour un der­nier honneur, construire & eslever un superbe sepulchre, avec une Cœnotaphie sortable à ses merites ; & pour consoler vostre mere Penelope, assistez-la en ses seconds amours, & luy permettez qu'elle se remarie si elle le desire, & qu'elle ne puisse se maintenir en son vesuage, sinon vous rechercherez tous les expedients de congedier tous ces poursuivans : vous avez assez d'esprit pour concevoir ceste entreprise, & allez de courage pour l'executer au veu & au sceu de tous les Grecs.  En l'aage où vous estes, il ne vous seroit pas seant de ne respirer que les choses basses & puériles, désormais vous devez adviserà estre le support & le pilier de vostre famille prenez exemple à Oreste, & à son émulation  apprenez à venger l'injure receuë en  la personne de vostre pere, comme luy il tira sa raison du perside Egyste qui avoit rauy à son pere Agamemnon & la vie & l'honneur tout ensemble : vous estes plein d'une belle jeunesse, fort & robuste de corps, subtil, & admirable en esprit, & promettez beaucoup de vous à la posterité : faites, en sorte que vous sécondiez paresse à toutes ces belles parties qui sont en vous, afin d'immortaliser vostre nom par la gloire que vous-vous pouvez acquérir : cependant je m'en vay de ce pas trouver mes compagnons qui m'attendent long-temps s’ennuyez de mon absence. Souvenez-vous tousjours de moy, & ayez mes advis & mes conseils empreints en vostre ame, pour vous en servir aux bonnes occasions.

     A cela Telemache respondit discrettement : Cher hoste, je vous remercie de tout mon cœur des bons advis & des advercissemens que vous me donnez, lesquels je reçois de vous en aussi bonne part, que si j'avois l'honneur d'estre sorty de vous, un vray & naturel pere ne pouvant pas avec plus d'affection remonstrer & conseiller son enfant propre :  Tout cela ce ne sont que des effests d'une bonne volonté, & d'une amitié saincte en mon endroict, qui demeureront à jamais gravez au plus profond de ma memoire, & en attendant avoir plus de moyens de me revancher de tant de biens & de courtoisies, permettez-moy qu'avant que vous partiez d'icy (en suivant ceste louable coustume que les hostes se font des presens les uns aux autres) je vous laisse quelque don digne de vous, pour gage de mon affection, & pour les arres des services que je vous desire continuer toute ma vie. Passé de ce, vous pouerez aller joyeux à vos vaisseaux & vaquer à vos affaires particulieres.

     Il n'avoit pas encores achevé de parler qu'il fut interrompu par Minerve, qui luy parla en ces termes : Mon brave & galand gentilhomme, permettez-moy que je prenne congé de vous, il est temps que je parte d'icy pour aller vers mes compagnons : pour le present duquel vous m'avez, de vostre grâce, fait offre, il n'est pas de refus, & le receuray tres-volontiers de vostre part, & le garderay chez moy, comme un thresor hors de prix, à mon proche retour, où j'auray ce bonheur de vous recevoir ; ce faisant, vous aurez cet advantage sur moy, que je vous seray le premier obligé, & que ce sera à moy à rechercher les occasions de me revancher.

    Ayant finy ces mots, elle disparut en un instant de devant ses yeux, mais avec une telle  vistesse qu'eust peu voler en l'air l'oyseau Anopaeen. Ce qui fit juger à Telemache qu'il y avoit en ce personnage quelque chose de caché plus que d'humain ; & que celuy qui luy avoit prédit toutes ces choses, avoit toutes les marques de divinité ; & bien qu'en soy-mesme il eust quelque frayeur de prime face, toutefois estant retourné à soy-mesme, il creût & de forces & de courage pour executer le dessein qu'il avoit long-temps a projecté contre ses en­nemis domestiques & eut plus d'esperance que jamais, de revoir en bref son cher pere Ulysse. Et tout de ce pas, d'une resolution héroïque, alla trouver les poursuivans de Penelope, lesquels il trouva tous assis, escoutans avec attention le doux air qu'entonnoit sur le luth Phemio, célebre joüeur d'instruments sur les tristes complaintes que firent les Grecs, lors que par l'expres commandement de Minerve, ils furent contraints lever le siege de devant Troye. Penelope cependant qui de sa chambre situee au plus haut estage du logis, entendit ceste chanson, fut conviee d'y accourir par l'harmonie de cet intrument jointe avec la voix de Phemio, & dépen­dant secrettement le long du grand escallier du grand corps de logis, suivie de deux belles damoiselles & filles de chambres, fut tost arrivée au lieu où estoient ces poursuivans & amoureux, & là se tenant à l'entrée de la basse salle bien lambrissée , & enrichie de divers païsages & beaux tableaux, ayant, en signe de modestie , un voile sur sa teste, pour servir d'ombrage & de couverture à son beau visage tout esploré. Apres avoir salüé tous les assistans, prie occasion d'aborder le premier, Phemio le  joüeur ,  & de parler à luy en ceste façon : Mon grand amy Phemio, vous me seriez un  signalé plaisir, si pour exercer vostre voix, & pour recreer ceste compagnie, vous preniez un autre sujet que celuy qui porte à l'honneur des principaux Capitaines de Grece en général, & particulierement de mon pauvre mary Ulysse, duquel, encores que vous ne puissiez obscurcir la gloire ny le renom par vos chansons : toutesfois je seray extremement contente que vous  changiez de ton, & que faisiez eslection de quelque autre matiere pour entretenir ces Messieurs : vous vous deportiez de continuer ceste chanson qui semble renouveller en moy les douleurs passees, & rafrairchir  l'ennuy que m'apporte la dure absence de mon Ulysse.       

    Le prudent Telemache repiqua à sa mere en ceste sorte : Madame, trouvez-vous mauvais que Phemio pour donner trefue à nos ennuis , charme nos oreilles par l’harmonie de sa douce voix, & que se recréant soy-mesme, il tasche à contenter autruy. ! Si ses fredons vous sont lugubres & fascheux, ne luy en imputez pas la faute, mais à Jupiter qui l'a inspiré, & comme poussé à ce faire, & luy en a addresse le suject : il n'est pas digne de blasme pour avoir chanté le desastre des Grecs, pour n'en estre pas la cause, & que c'est la coustume des Musiciens d'entonner les motets, & les airs de Cour les plus nouveaux, pour rendre les oreilles des assistans plus attenives. Or cependant, ma chere mere, ne vous attristez point tant en vous-mesme, & vous comblez par le commun desastre qui n'a pas privé seulement mon cher pere de l’esperance du retour en sa patrie, mais avec luy un grand nombre d'autres  généreux Capitaines qui ont esté prevenus de mort : Allez vous-en à vostre maison, vaquez à vostre mesnage, traictez vostre quenouille, maniez vos fuseaux, parachevez vostre toille des long-temps encommencee, usez de commandement, reglez vos servantes, & vous exercez à quelque chose pour vous  distraire de l'oysiveté : pour mon regard je prendray la charge des affaires les plus importantes de la maison, & comme chef en l'absence de mon pere, je tascheray à pourvoir aux necessites d'icelle.

    Penelope estonnée des paroles que luy avoit tenues son fils avec tant de constance & de resolution, s'imagina que cela procedoit d'une secrette inspiration de quelque Deesse favorable à son fils, & comme toute pensiue & hors de soy, remonta promptement en sa chambre avec ses damoiselles, & là commença comme de plus beau à lamenter son cher Ulysse, & se laissa porter tellement aux larmes & aux plaintes, que Minerve print l'occasion de luy, envoyer un doux sommeil. Cependant ces poursuivans menoient un grand bruit parmy la rnaison, cherchans les occasions d'assouvir leur concupiscence, & de coucher avec les servantes de Penelope. Mais Telemache impatient, & ennuyé de leur façon de faire, ne pouvant plus supporter leurs insolences, fut à la fin forcé de leur dire comme en cholere : Messieurs les amoureux, qu'une vaine temerité porte ambitieusement dans la recherche de ma mere puis que vous avez si bien commen­cé ceste journée par festins & toute autre sorte de recreation, continuons je vous suplie pour auiourd'huy ces desbauches, & que tout le reste s'en aille en bonne chere, & en resjoüissance, pourveu que ce soit sans bruit & sans scandale : car cela n'est point seant à personnes de qualité : Aussi que cela osteroit tout le lustre & tout l'air des chansons de Phemio, & nous raviroit la douceur & la naisveté de sa voix, qui le rend plus approchant de quelque Ange du Ciel, ou semblable à une divinité, que non pas à un homme mortel. Demain il faudra parler de choses plus serieuses : Car j'ay mandé tous les principaux & plus signales de ce pays, afin que par un commun advis & jugement de tous, il vous soit enjoint à tous en general de vuider ceste maison en toute diligence, & d'aller (si bon vous semble) chercher fortune ailleurs, & d'autres tables que la nostre, si mieux vous n’aymez vivre à vostre bource, & aller de taverne en taverne despencer vos moyens, si aucuns vous avez. Que si contre toute raison, & au prejudice de ces depences, vous vous in­gerez à l'advenir de continuer avec force & violence toutes ces despences, & que de haute suitte vous persistiez à achever de perdre ce qui reste du bien d'un homme absent, j'auray mon dernier recours aux Dieux immortels, & leur en laisseray la juste vengeance, qui ne permettront jamais qu'un acte si lasche demeure un long-temps impuny.

    Tous ces poursuivans demeurerent en suspends, & comme esperdus, admirans le courage & la hardiesse de Telemache, ne sçachans à quoy attribuer les chaleurs de ceste audace, sinon à leur indiscretion & à leur témérité propre. Ce qui les esmeut tellement, que l'un d'entr'eux nommé Antinoüs, fils d'Eupithe, ne pouvant digérer ces paroles rogues & altieres, luy dit : Je n'ignore point, Telemache, que vous n'ayez appris à l'escole des Dieux ceste arrogance, & à parler au prejudice d'autruy avec une extreme confiance de vous mesme, serez vous point Roy d'Ithacque ? ouy, car vous en avez lettres de Jupiter, & puis vostre pere vous l'a laissee en partage pour la regir apres sa mort, le peuple defia se reduit sous vostre obeyssance, à la seule consideration qu'estes yssu d'un type  noble ; à la vérité la nature vous favorise beaucoup en cela : mais il faut que la vertu y contribuë.

    Telemache picqué au vif par ces discours, les releve avec gravité, & luy dict : Mon grand Amy Antinoüs, sauf vostre meilleur advis , vous avez tort de vous mettre en colere pour les paroles que je vous ay dittes, qui ne portent aucune­ment à vostre honneur, vous avez pensé, en vous gaussant de moy, mettre en controverse & ma qualité & ma capacité, de commander à la verité je ne me veux pas tant authoriser : mais posé le cas que ce bonheur m'arrivast, plus par la volonté des Dieux que par mon merite, pour tout cela voyez-vous que ce soit hors de propos, & mal-seant à un homme de ma qualité, & de mon aage, de se vouloir advancer & mettre en credit parle commandement ? Il n'y a que de l'honneur à régir un peuple, pourveu que l'on se puisse commander à soy-mesme : mais il y a tant d'hommes eu ceste Ithacque qui sont bien nes, & de toutes sortes d'aages, beaucoup plus propres à commander, & à gouverner un Royaume que moy, qui pourroient sans moy entreprendre ceste charge, & avec beaucoup plus de suffisance  acquérir  la réputation  d'estre  bons Roys.  A la verité mon pere est mort, & par l'ordre de la nature je luy devrois succeder : mais il me suffit de pouvoir estre Roy chez moy, & sans tant entreprendre, faire valoir ce peu de bien & de patrimoi­ne qu'il m'a laissé.

    Eurymache fils dePolybe l'un des amoureux, print la parole & dit : Telemache cela est reservé au secret cabinet des Dieux de disposer du Royaume d'Ithacque, & en leur volonté souveraine d'ordonner auquel tombera en partage ce gouvernement. Quant à ce qui est de vostre propre, & de vostre patrimoine en particulier, vostre pere mourant vous en a saisi & rendu libre administrateur, vous estes sans contredit maistre absolu en vostre maison, & ne me puis persuader qu'il y ait si mal advisé en tout ce pays habité, & peuplé de gens de bien, bien morigeré au reste, & policé de loix & belles ordonnances, qui osast entreprendre de vous courir sus, & d'uses de main-mise sur ce qui vous est si legitimement acquis : pour nostre particulier nous ne sommes venus ceans qu'avec ceste croyance que nous y estions les bien venu de vostre part, & comme desireux de passer nostre temps avec tout honneur. Mais dites-nous, changeant de propos, quel homme est-ce que ce nouvel hoste qui a party ce jour de ceans ? De quel pays & de quelle contree est-il ? Quels sont ses parents ! De quelle famille peut-il estre ? Est- il point venu pour vous apporter quelque nouvelle du retour de vostre pe­re ou bien en qualité de quelque creancier, pour demander le payement de quel­que debte creé par vostre pere Ulysse ?  Il a esté fort prompt en son depart, il nous a de belle heure faucé compagnie, ne permettant pas que nous jouyssons long­temps de sa presence : j'en suis extremement marry : car il portoit face d'un homme de bien.

    Ah ! Eurymache, dit Telemache, mon pere est hors d'esperance de retour, il n'est pas en la puissance des hommes de me persuader le contraire, & quelque prediction qu'on m'en puisse faire je n'y adjousteray jamais de foy, de quelque part qu'elle puisse arriver. Quant au Gentil­homme qui m'a sait l'honneur de pren­dre sa maison ceans, c'est l'un des anciens hostes de mon pere, pendant que ceste maison estoit en prosperité , il dit estre de l'Isle de Tapho, fils du belliqueux Anchialle, & son nom est Mentes, chef & conducteur des Taphiens, peuple addonné au trafic & à la navigation. Ce furent les dernieres paroles dont usa Telemache, & l'opinion qu'il eut de son nouvel hoste aux comportemens & actions des esclats de sa Divinité. Les amoureux cependant passoient leur temps à danser, & à entendre l'harmonie des luths melodieux, attendans la basse heure & le soir a venir : la nuict les trouva encor parmy les delices, qui arriva plustost qu'ils n'eurent mis fin à leurs esbats : Enfin l'heure de se retirer & de sommeiller estant arrivee chacun alla chez soy pour se reposer : Telemache de son coste fut conduit en son lit de parade, dressé au lieu le plus eminent de la basse salle, par Euryclee native de Pise, laquelle avoit esté achetée par Ulysse estant encore jeune fille, le prix de vingt bœufs, & du depuis avoit tousjours demeuré avec Telemache, qui la cherissoit, & la caressoit en la maison : comme si elle eust esté sa propre femme, avec tout honneur neanmoins, & sans qu'il se fut jamais rien passé entre eux qui prejudiciast à sa chasteté ny à sa reputation. Elle donc tenant en ses mains des flambeaux ardents luy esclaira le chemin pour s'aller coucher, & estant despouillé d'une chemisette belle & delicate qu'il avoit sur le dos il se mit dans son lit, la servante tira les custodes & ayant tiré apres elle la porte qu'elle accrocha avec un verrou d'or, elle laissa tout  seul en son repos, couvert d'une belle mante & couverture tissuë d’une fine laine : parmy le repos que prenoit de corps de Telemache son esprit ne demeura point oisif toute la nuict : mais travaillant sans cesse sur ce qu'il avoit à faire, delibéeroit en luy-mesme du long voyage qu'il avoit à entreprendre, à fin d'executer les commandemens de Minerve.