Chant XX
Remonter

   

     Ulysse, dans le vestibule du palais, se forme le plus humble lit. Il étend, à terre une peau de bœuf dure et non préparée, et la couvre de celles de nombreuses brebis, immolées par les rivaux. Il reposait sur cette couche ; Eurynome jette sur lui un manteau. Là, l'œil ouvert, il songeait aux moyens d'assouvir sa vengeance.

   Cependant, les femmes de Pénélope sortent, comme toutes les nuits, de leur appartement pour s'abandonner à ces hommes pervers : elles se livraient à l'envi aux bruyants éclats de rire et de l'allégresse. Ulysse bouillonne de courroux. Il est irrésolu : se précipitera-t-il de sa couche, et punissant toutes ces  viles  esclaves, les frappera-t-il d'une mort soudaine ? ou leur permettra-t-il de goûter avec les plus audacieux des hommes ces derniers transports, suivis bientôt du trépas ? Son cœur frémissait au dedans de lui. Comme une lice hardie, marchant autour de ses petits encore délicats et tendres, pousse de longs hurlemens contre un inconnu, et brûle de combattre : ainsi rugissait le cœur du héros, las de supporter d'indignes attentats. Mais, se frappant le sein, il impose silence à ces mouvements impétueux :

   Calme-toi, mon cœur ; tu supportas des outrages plus terribles le jour qu'à tes yeux le cyclope, qui semblait indomptable, dévora tes braves compagnons ; tu les supportas avec courage, jusqu'à ce que ta prudence t'eût tiré du fond de cet antre, où ta mort paraissait infaillible.

    C'est ainsi qu'Ulysse réprimande son cœur, qui, soudain, tranquille et comme enchaîné, étouffa jusqu'au moindre murmure. Lui, cependant, se roule sur sa couche. Comme, dans un grand sacrifice, on tourne ça et là avec impétuosité, sur la flamme éclatante, des entrailles remplies de graisse et de sang, dans l'impatiente ardeur de les servir pour le festin, dont l'heure commence : ainsi Ulysse se roulait de tous côtés sur sa couche, songeant aux moyens de lutter seul contre ses insolens et nombreux ennemis. Soudain Minerve, descendue des cieux, lui apparaît sous la forme d'une mortelle ; et, se penchant sur la tête du héros : 0 le plus infortuné des hommes ! dit-elle, pourquoi passer ainsi la nuit sans fermer la paupière ? Te voici dans ton palais, près de ton épouse fidèle, et d'un fils que chacun demanderait aux dieux pour rejeton.  

     Je reconnais, ô déesse, la vérité de tes paroles, répond le prudent Ulysse. Mais peux-tu m'en blâmer ? Je songe, non sans quelque inquiétude, comment je pourrai, étant seul, lever le bras contre ces chefs pleins d'orgueil et d'arrogance, toujours rassemblés en foule dans mon palais. De plus grands obstacles se présentent encore à mon esprit. Quand même, par la volonté de Jupiter et par la tienne, j'immolerais cette cohorte d'ennemis, comment me soustraire à leurs vengeurs ? Considère, je t'en conjure, tous ces périls. 

     Homme trop défiant, repartit Minerve, un simple mortel, dont la force et la prudence sont si bornées, inspire, dans les dangers, à son compagnon une entière intrépidité : et je ne puis te rassurer, moi déesse, moi qui te chéris, qui veille sur toi dans tous tes travaux où ta valeur s'engage ! Il faut donc t'apprendre quelle est ma puissance. Fussions nous entourés de cinquante cohortes armées du glaive de Mars et brûlant de t'immoler, sache que tous leurs troupeaux, fuyant a travers les campagnes, seraient ta dépouille. Laisse le sommeil s'emparer de toi ; il est accablant de ne pas fermer l'œil la nuit entière. Tu vas sortir du sein de tant de malheurs.

    Elle dit, et ne revole dans l'Olympe qu'après avoir vu le sommeil enchanteur qu'elle a fait couler sur la paupière du héros dissiper de son ame les soucis amers, délier doucement ses membres, et le plonger dans un profond repos. Mais le sommeil fuit tout à coup des yeux de la reine ; assise sur sa molle couche, elle verse des larmes. Après qu'elle s'en est rassasiée, elle invoque la chaste  Diane en ces mots : O déesse que je révère ! Diane, fils de Jupiter, que tardes-tu ? perce en cet instant mon cœur d'une de tes flèches, ou qu'une tempête, m'enlevant à travers les routes de l'air, m'ensevelisse dans les abîmes profonds où roule l'Océan ! Ainsi disparurent les filles de Pandarus, privées par les dieux des auteurs de leur naissance, orphelines dans le palais de leur père. Vénus les nourrit de lait, de miel et d'un nectar exquis. Janon leur donna cette beauté qui rehausse la sagesse, et par laquelle elles effaçaient toutes les femmes, elles reçurent de Diane une taille majestueux, de Minerve l'intelligence et l'industrie. Déjà Vénus était allée sur l'Olympe élevé prier Jupiter de leur accorder les dons précieux d'un hymen fortuné, implorait en leur faveur le dieu qui gouverne le tonnerre. et à l'insu duquel ne se répandent sur les mortels ni les biens ni les maux ; tout à coup les Harpies invisibles ravirent ces princesses et les livrèrent à l'esclavage des Furies. Dieux ! qu'ainsi je disparaisse de la terre ! Diane, hâte-toi, frappe-moi d'une mort soudaine, afin que j'emporte l'image d'Ulysse dans le séjour des ténèbres et de l'horreur, et que je ne sois pas réduite à être la satisfaction d'un second époux, qui ne pourrait qu'être fort inférieur à ce héros. Heureux encore l'infortuné dont les jours entiers s'écoulent dans les gémissemens et les larmes, mais dont l'ame, durant la nuit, est calmée par le sommeil, le sommeil qui, s'épanchant sur la paupière, éteint le souvenir et du bonheur et des disgrâces ! Pour moi, les dieux troublent mon repos même par de vains fantômes. Cette nuit encore, j'ai vu mon époux tel qu'il était à son départ ; mon cœur éprouvait une joie inexprimable, je croyais le posséder lui-même et non voir une image trompeuse et fugitive.

    Comme elle achevait ces mots, l'Aurore est assise sur son trône d'or. La voix de la reine éplorée frappe l'oreille attentive d'Ulysse. Il croit qu'elle l'a reconnu ; et il lui semble déjà qu'elle va paraître à ses yeux et le nommer son époux. Il s'élance de sa couche, se hâte de mettre à l'écart la peau de bœuf sur laquelle il sommeilla, plie les autres peaux, la couverture, et les pose sur un siége ; puis il porte les bras vers le ciel, sa bouche implore les dieux : Grand Jupiter, et vous tous, habitants de l'Olympe, si, après m'avoir affligé de maux sans nombre, vous me conduisîtes vous-mêmes, à travers les terres et les mers, au sein de ma patrie, oh ! faites prononcer un heureux augure à quelqu'un de ceux qui veillent dans ce palais ! et toi, Jupiter, daigne montrer dans les deux un prodige, signe de ta protection !

     A peine Jupiter a-t-il entendu la prière du héros, que ses tonnerres roulent à grand bruit du haut de l'Olympe éblouissant. L'espoir se ranime dans Ulysse, son cœur bat de joie. Au même temps son oreille est frappée d'un augure heureux, parti de la bouche d'une esclave qui broyait le grain non loin de ce lieu, où étaient les meules du pasteur des peuples. Chaque jour douze femmes vigilantes étaient consacrées à moudre l'orge et le froment, la force de l'homme. Toutes les autres dormaient, ayant fini leur labeur ; celle ci, qui était la plus faible, ne songeait point encore au repos. Aux coups de la foudre, elle arrête sa meule ; et ces mots, augure propice pour son roi, sortent de ses lèvres :

     Grand Jupiter, toi qui règnes sur les dieux et sur les mortels, avec quel fracas gronde ta foudre au haut de l'Olympe étoilé, où il ne flotte aucun nuage ! Sans doute, c'est un signe favorable pour quelqu'un des humains. Ah! veuille exaucer le vœu d'une esclave infortunée ! Qu'aujourd'hui, dans ce palais d'Ulysse, les amans de la reine fassent le dernier de tous leurs somptueux festins, oui, le dernier ; eux pour qui j'ai usé mes forces et suis devenue une ombre en me consumant dans le pénible labeur de la meule ! Qu'aujourd'hui tombe pour eux la dernière victime !

     Ulysse, charmé d'entendre ce bon augure et la foudre de Jupiter, ne doute plus qu'il n'exerce bientôt sa vengeance sur les coupables.

   Déjà toutes les femmes du palais se rassemblent, allument de grands feux ; partout règne l'indompté Vulcain. Télémaque, s'élançant de sa couche, et couvert de ses vêtemens, est semblable aux immortels ; il a chaussé ses brodequins brillants, ceint un glaive acéré, et, tenant sa forte lance dont l'airain aigu jetait une vive flamme, il paraît sur le seuil de la salle : Ma bonne mère, dit-il à Euryclée, mon hôte a-t-il été honoré ? lui a-t-on préparé avec soin une couche ? lui a-t-on présenté des alimens ? ou n’aurait-on pas daigné songer à sa personne ? Car, pour la reine ma mère, elle est remplie de prudence ; mais elle prodigue quelquefois les plus grandes distinctions à un homme qui le mérite peu, tandis qu'elle écarte l'étranger digne de l'accueil le plus amical et des plus grands honneurs.

   Mon fils, répondit la sage Euryclée, n'accuse point l'innocent ; ta mère, en ce jour, ne peut essuyer de reproche. Assis en ce lieu, ton hôte s'est abreuvé de vin au gré de ses désirs ; il a déclaré qu'il n'avait plus aucun besoin d'aliment ; ta mère l'a sollicité à ce sujet. Lorsqu'il a paru enfin vouloir goûter le repos, elle a ordonné à ses femmes de lui préparer une couche ; mais lui, comme un infortuné que rejettent les dieux, il a refusé de dormir sur des tapis ; il a étendu à terre, dans le vestibule, une peau dure de bœuf, et quelques peaux de brebis ; ça été là sa couche nous avons eu l'attention de jeter sur lui un manteau.

      Le javelot à la main, Télémaque sort, et court se rendre à la place publique, où les citoyens étaient assemblés ; deux chiens agiles marchaient sur ses traces. Cependant la fille d'Ops, la vénérable Euryclée, excite la vigilance de toutes les femmes du palais:

    Hâtez-vous ; armées de brosses, arrosez et nettoyez la salle ; couvrez de tapis de pourpre les sièges brillants ; vous, les éponges en main, rendez à toutes les tables leur éclat ; vous, purifiez les urnes, les superbes coupes ; vous enfin, courez puiser l'eau à la fontaine, et l'apportez sans retard ; car les princes, j'en suis sûre, ne seront pas long-temps éloignés ; ils paraîtront avant la fin de l'aube. Ce jour est pour toute l'île une grande fête.

   Elle parle, et l'on obéit. Vingt de ces femmes vont puiser l'eau à la fontaine profonde et noire ; les autres remplissent avec soin dans la maison l'office prescrit. Déjà les serviteurs audacieux des chefs arrivent, et, d'un bras robuste et exercé, ils fendent le hêtre pour préparer le festin. Les femmes reviennent de la fontaine. Bientôt vient Eumée, conduisant trois porcs, les meilleurs de son troupeau ; il les laisse paître dans la vaste cour, et, voyant Ulysse, il l'abordé d'un ton amical : Etranger, a-t-on ici pour toi plus de respect ? ou ne cesses-tu pas d'essayer dans le palais d'Ulysse le mépris et l'insulte ?

    Ah ! mon cher Eumée, répondit fils de Laërte, puissent les dieux punir bientôt les outrages et les infamies que les plus pervers des hommes commettent dans une demeure étrangère, sans aucune ombre de pudeur !

    Tandis  qu'ils  s'entretenaient, s'avance Mélanthe, amenant, pour le festin des amans de Pénélope, les plus belles chèvres de ses troupeaux ; deux bergers le suivaient ; ils attachent les chèvres sous le portique sonore. Mélanthe, se tournant vers Ulysse, lui tient ce discours insolent : Te voilà encore, ô étranger ! tu ne cesseras point de fatiguer les chefs de tes importunes prières! As-tu donc résolu, de t'établir pour jamais dans cette maison ? Je le vois, nous ne nous séparerons point que tu n'aies senti la force de mon bras. Rien de plus indécent que de te voir toujours mendier à cette porte. N'est-il pas d'autres tables où tu puisses étaler ta misère ?

   Le sage Ulysse balance la tête sans daigner lui répondre une parole, et son ame brûle de faire éclater sa vengeance.

     Enfin, après les deux autres pasteurs, arrive aussi Philète, homme distingué, intendant des troupeaux d'Ulysse : il conduisait pour le festin, une génisse grasse et de belles chèvres. Des mariniers, toujours prêts à franchir ce passage, l'ont transporté, lui et ses victimes, des bords de Céphalénie, continent voisin. Il attache la génisse et les chèvres sous le portique ; s'approchant d'Eumée, il  garde quelque temps le silence ; puis il l'interroge en ces mots : Quel est donc, ô pasteur, cet hôte que vient de recevoir notre demeure ? sais-tu son nom ? en quel climat sont les siens et ses champs paternels ? L'infortuné ! qu'il a de ressemblance avec le roi notre maître ! Ah ! dans quels malheurs les dieux précipitent la race errante des mortels, puisqu'ils ont tissu de jours amers la vie même des rois !

   En disant ces mots, il s'avance vers Ulysse ; et, lui prenant la main avec affection, il exprime ainsi les sentimens de son cœur : Je te salue étranger, mon père ; puisse la félicité couronner au moins tes derniers jours ! quant à ce moment, tu plies sous le faix de nombreuses infortunes. 0 Jupiter, es-tu donc le plus impitoyable des dieux ? Après avoir donné la naissance aux mortels, tu n'as d’eux aucune compassion, et tu les condamnes tous aux souffrances et aux calamités. J'ai tressailli à ton aspect, ô étranger ; mes yeux se sont remplis de larmes ; telle est la vivacité avec laquelle tu m'as retracé l'image d'Ulysse : je crois le voir couvert de semblables lambeaux, errer comme toi parmi les peuples, pourvu toutefois qu'il jouisse encore de la lumière du soleil. S'il n'est plus, si déjà les rives du Styx possèdent son ombre, ô malheureux que je suis ! j'ai donc perdu cet Ulysse, le meilleur des maîtres! Je n'étais qu'un enfant ; il me confia ses troupeaux de bœufs dans les champs de Céphalénie. Ils ont tellement prospéré entre mes mains, qu'on peut à peine les compter ; ainsi pullulent les épis ; jamais, jamais pasteur ne vit multiplier autant la race paisible au front majestueux. Mais des étrangers me forcent à leur amener ici, pour leurs festins, les meilleures victimes ; ils n'ont, dans la maison de mon maître, pas le  moindre égard pour son jeune fils ; ils ne tremblent pas même à  la pensée de la vengeance des dieux ; oui, leur audace va jusqu'à vouloir se partager la dépouille de ce roi, que nous attendons, hélas ! si vainement. Oh ! combien mon cœur a éprouvé de combats ! Sans doute il serait très criminel, aussi longtemps que le fils de ce mortel chéri respire, de fuir avec ses troupeaux, pour chercher un asile chez un autre peuple ; mais quoi ! il est bien dur, il est insupportable de veiller sur des troupeaux devenus étrangers pour moi, de consumer ici des jours malheureux. Et sois sur ( car on ne saurait plus souffrir tant d'injustices ), que je me serais réfugié il y a long-temps chez quelque autre des rois magnanimes de la Grèce, si je n'attendais encore cet infortuné ; j'espère toujours qu'il viendra enfin ( les dieux savent de quel coin de la terre ) chasser de son palais une troupe si téméraire.

     Berger, repartit Ulysse, l'apparence en toi n'est pas trompeuse ; je vois que tu n'as rien de la perversité et de la folie humaine ; et que la prudence gouverne tes actions. Je veux donc t'apprendre une nouvelle importante ; bien plus, je te la confirme par un serment. J'en prends à témoin Jupiter, ce toit hospitalier et ce foyer du sage Ulysse, mon asile ; Ulysse, toi présent, ne tardera pas à reparaître dans cette demeure ; et, puisque tu le désires, tes yeux verront tomber sous ses coups ceux qui s'érigent ici en maîtres impérieux.

   0 étranger, s'écrie le berger étonné et attendri, veuille Jupiter  accomplir cette grande promesse ! Tu verrais quels seraient mon courage et la force de mon bras. Eumée demande avec la même ardeur à tous les dieux que le sage Ulysse reparaisse promptement dans sa demeure.

   Cependant les chefs, en secret, ne se lassaient point de tramer la mort de Télémaque. Tout à coup paraît à leur gauche l'oiseau qui plane dans les nues, un aigle tenant entre ses serres une colombe tremblante. Mes amis, leur dit Amphinome, jamais ce complot n'aura pour nous une heureuse issue : Télémaque vivra. Ne songeons qu'à nous livrer aux plaisirs du festin. Il dit, et le festin seul les occupe. Ils entrent dans le palais du roi, déposent leurs manteaux. Ils immolent pour leur sacrifice et pour leur repas de grandes brebis, de

    Mais Télémaque, l'esprit occupé de stratagèmes, fait entrer Ulysse dans la salle, le place près de la porte sur un siége informe et devant une table vile, lui apporte une part des entrailles, et versant pour lui du vin dans une coupe d'or : Assis en ce lieu, dit-il, bon vieillard, participe, comme les chefs, au festin ; ne redoute ni les railleries, ni les insultes de ces princes ; c'est moi qui te défendrai contre la troupe entière. Ce n'est point ici un domicile public ; c'est le palais d'Ulysse ; j'y dois régner après lui, telle fut sa volonté. Vous donc, princes, gardez-vous de toute action ou de toute parole outrageante ; craignez d'exciter ici la discorde et les combats.

   Au courage du jeune Télémaque, ils mordent leurs lèvres de rage ; l'étonnement les réduit au silence. Chefs illustres, dit enfin Antinoüs, il faut bien nous soumettre aux ordres de Télémaque, quelque orgueil qui éclate dans son discours, car il est accompagné de terribles menaces. Il jouit sans doute de la protection de Jupiter ; sans cela, quoique, orateur véhément, il soit doué d'une voix sonore, nous serions déjà parvenus à la rendre muette. Il dit ; Télémaque ne lui oppose que le mépris.

   Mais déjà les hérauts conduisaient à travers la ville une hécatombe, et de toutes parts le peuple se rassemblait dans un sombre bocage consacré au dieu dont on célébrait la fête, Apollon, qui lance les traits ailés.

    D'un autre côté, dans le palais d'Ulysse, la flamme ayant préparé les chairs des victimes, et les portions étant distribuées, tous participaient a ce festin solennel. Les serviteurs apportent à Ulysse une portion égale à  celle des princes ; ainsi l'avait ordonné le fils de ce héros.

    Cependant Minerve ne réprime pas entièrement l'insolence des amans de Pénélope ; elle veut que la douleur et le courroux d'Ulysse, pénétrant plus profondément dans son cœur, éclatent avec une force plus terrible. Il y avait parmi ces chefs un jeune homme nourri dans l'orgueil et l'audace ; Ctésippe était son nom, Samé sa patrie : fier des richesses de son père, il avait la témérité de prétendre à la possession de l'épouse du héros. C'est lui qui élève la voix au milieu de cette assemblée d'hommes superbes :

   Ecoutez-moi, nobles amans de la reine. Cet étranger, depuis assez long-temps, partage avec égalité nos festins ; après tout, quoi de plus convenable ? Il serait malhonnête, injuste, de ne pas bien accueillir les hôtes de Télémaque, quelque vil que soit leur état. Je veux donc que cet étranger reçoive aussi de ma main une marque d'honneur, un présent dont il pourra gratifier le baigneur ou quelque autre des serviteurs du divin Ulysse.

   En même temps sa main, tirant d'un panier un pied de bœuf, le lance avec vigueur au héros, qui, par un léger mouvement de tête, évite le coup ; un ris amer, présage sinistre, s'exprime dans ses traits ; le pied va frapper le mur.

   Télémaque réprime ce chef par ces paroles menaçantes : Ctésippe, rends-en grâce au sort, tu n'as pas atteint l'étranger, il a évité le coup ; si tu l'eusses frappé, j'atteste le ciel que ma lance t'aurait percé le cœur, et qu'ici ton père, au lieu de ton hymen, aurait célébré tes funérailles. Je le déclare, que personne, dans ce palais, ne fasse éclater de nouvelles insolences : ma raison a mûri ; mon œil éclaire le bien et le mal ; trop long-temps a duré mon enfance. Témoin de vos excès, j'ai tout souffert patiemment jusqu'à ce jour ; sous mes yeux vous avez égorgé mes troupeaux, épuisé la graisse de mes champs et le jus de mes vignobles : seul, il est bien difficile de lutter contre une troupe nombreuse. Mais cessez, ô vous qui m'avez juré une haine mortelle, cessez de multiplier encore ces désordres. Voulez-vous plonger le fer dans mon cœur, je me plaindrai beaucoup moins de ce destin ; oui, mourrons plutôt que de souffrir plus longtemps ces horribles attentats, de voir mes hôtes maltraités, nos esclaves traînées indignement par vos mains, et déshonorées pour l'opprobre éternel de ce palais.

   Tous demeurent muets à ces paroles. Le fils de Damastor, Agélaüs, rompt enfin le silence.  Amis, dit-il, le discours de Télémaque est rempli d'équité ; qu'il n'excite point notre courroux ; bannissons la discorde. Ne portez plus la main sur cet étranger ; respectez tous les serviteurs du grand Ulysse. Je vais donner avec douceur à Télémaque et à sa mère, s'ils veulent l'agréer, un conseil utile. Tant que nous pouvions espérer de revoir le prudent Ulysse, on n'a pu vous blâmer d'être indécis, et de nous retenir, par votre obstination, dans ce palais : qu'Ulysse fût revenu, que ces foyers eussent reçu leur maître, chacun eût exalté votre sagesse. Mais il est manifeste qu'il ne faut plus même parler de son retour. Va donc trouver ta mère ; et que tes pressantes sollicitations la déterminent à donner sa main à celui qui, par ses qualités distinguées et par l'éclat de ses dons, méritera de l'obtenir : alors tu entreras en possession de toutes les richesses de ton père ; tu ne songeras qu'à te réjouir ; tu auras toujours la coupe en main ; toujours fumera pour toi la chair des victimes. Ta mère s'éloignera et te cédera ce palais.

   J'en jure par Jupiter, lui répond Télémaque avec sagesse, j'en jure par les infortunes de mon père, qui a péri loin d'Ithaque, ou qui porte encore quelque part ses pas errans ; ce n'est pas moi, Agélaüs, qui m'oppose à l'hymen, de ma mère ; désormais je l'exhorte fortement à épouser celui qui pourra lui plaire, et dont le cœur généreux lui procurera le plus heureux destin. Mais l'amour et le respect ne me permettent point d'employer une parole dure pour la bannir de ce palais. Me gardent les dieux de cette impiété !

   Ainsi parla Télémaque. Minerve, aliénant l'esprit des amans de la reine, excite parmi eux des ris immodérés qui font retentir tout le palais. Mais déjà le rire était étranger sur leurs lèvres; les chairs des victimes s'ensanglantaient sous leurs dents ; les yeux de ces hommes superbes se remplissaient de larmes involontaires, et le deuil, avant-coureur de leur sort, régnait au fond de leurs ames.

   Alors Theoclymène, instruit dans l'art des augures, se lève. Ah ! malheureux, s'écrie-t-il, quel changement soudain ! que vous est-il arrivé de funeste ? Un nuage sombre vous environne de toutes parts ; des hurlemens éclatent ; vos joues sont inondées de larmes, le sang ruisselle à longs flots sur les murs et sur les colonnes ; le portique et la cour sont remplis d'ombres qui, dans une obscure nuit, courent se précipiter au fond du noir Eurèbe ; le soleil n'est  plus, et de la demeure de Pluton se répandent encore d'affreuses ténèbres.

     Ces avertissements sont vains ; leurs ris, dont il est l’objet, se renouvellent en longs éclats. Le fils de Polybe, Eurymaque, prenant la parole :  La frénésie, dit-il, s'empare de cet étranger arrivé d'un autre monde. Esclaves, hâtez-vous ; qu'on le jette hors des portes pour le conduire à la place publique, puisqu'il prend ici le grand jour pour la nuit.   

Théoclyméne lui répond : Eurymaque garde tes conducteurs, quant, à moi, je vois, j'entends, je marche, et ma raison juge mieux encore. Je saurai, trouver seul ma route hors de ce palais ; et j'en sors avec plaisir : car j'entrevois les malheurs prêts à fondre sur vos têtes, malheurs auxquels ne se dérobera pas un de vous, hommes téméraires, qui, dans la demeure d'un héros égal aux Dieux, couvrez d'outrages les étrangers, et commettez chaque jour la violence et l'injustice. En même temps il sort du palais, et se rend chez Pirée, qui le reçoit avec joie.

   Tous les princes arrêtent l'un sur l'autre leurs regards ; et, pour irriter Télémaque, ses hôtes sont l'objet de leurs sarcasmes.  Télémaque, dit l'un de ces hommes vains, jamais en étrangers on ne fut aussi malheureux que toi. Quel misérable personnage tu viens d'accueillir, dans ce mendiant, près de périr de faim et de soif, sans industrie ni valeur, fardeau impur de la terre ! Et cet autre, non moins inconnu, qui se lève enfin pour faire le prophète ! Veux-tu me croire ? tu auras lieu de t'en féliciter ; jetons ces deux étrangers dans un vaisseau aux nombreuses rames, qui les conduise aux bords de la Sicile ; si tu les vends, ta fortune est assurée.

  Télémaque dédaigne de répondre à ces invectives ; il attache en silence l'œil sur son père, et il est toujours plus impatient de recevoir enfin le signal de tomber, le fer à la main, sur les plus arrogants des hommes.

   En face de la salle, la vertueuse Pénélope, placée sur un siége superbe à la porte du gynécée, prêtait l'oreille aux discours de ces rivaux. Leur allégresse et leurs risées animaient ce festin splendide ; ils avaient fait ruisseler à grands flots le sang des victimes ; mais on ne vit jamais de festin plus sinistre que celui où la déesse et le héros allaient les inviter, et qui devait changer leur allégresse en un sombre deuil, juste punition des plus odieux forfaits.