A
peine a-t-il parlé que le héraut céleste obéit, il attacha à ses pieds ces talonnières d'un or éternel, qui égalent les vents les
plus rapides lorsqu'il traverse l'immensité de la terre et des eaux; il prend
le roseau d'or dont il ferme pour jamais les yeux des mortels, ou bannit
de leurs paupières le
sommeil du trépas. Tenant ce roseau, le dieu puissant fend les airs, descend
l'Olympe au sommet de Piérie, et, fondant du haut des cieux sur la mer, rase
les flots avec impétuosité. Tel que le cormoran, autour des
golfes profonds, poursuit les habitans des eaux, et bat à coups redoublés
de ses ailes asiles l'onde salée ; tel Mercure, sur leur cime, franchit les
innombrables vagues.
Il
touche à l'île éloignée, et, s'élevant du noir domaine des mers sur la
rive, marche vers la grotte spacieuse qu'habitait la belle nymphe. Elle était
dans sa demeure. La flamme éclatante de grands brasiers y consumait le cèdre
et le thym odorants, et ces parfums se répandaient dans l'île. Tandis que,
formant un tissu merveilleux, la déesse faisait voler de ses mains une navette
d'or, la grotte retentissait des
sons harmonieux de sa voix. Cette demeure était environnée d'une antique forêt
toujours verte, où croissaient l'aune, le peuplier, le cyprès qui embaume
l'air. Là, au plus haut de leurs branches, avaient bâti leurs nids les rois du
peuple ailé, l'épervier impétueux, l'oiseau qui fend les ombres de la nuit,
et la corneille marine qui, poussant jusqu'au ciel sa voix bruyante, se plaît
à parcourir l'empire d'Amphitrite. Une vigne fertile étendait ses pampres
beaux et flexibles sur tout le contour de la vaste grotte, et brillait de
longues grappes de raisin. Quatre fontaines voisines roulaient une onde argentée,
et, se séparant et formant divers labyrinthes sans se confondre, allaient au
loin la répandre de toutes parts ; et l'œil, tout à l'entour, se perdait dans
de vertes prairies où l'on reposait mollement sur un doux gazon émaillé par
la violette et les fleurs les plus aromatiques. Telle était la beauté de ces
lieux, qu'un dieu même ne pouvait s'y rendre sans arrêter ses pas, saisi d'un
charme ravissant. Le messager céleste est immobile, plongé dans la surprise et
l'admiration. Dès qu'il a porté de toutes parts un œil enchanté, il pénètre
dans la grotte profonde. La nymphe le voit et le reconnaît ; car les immortels
ne sont pas étrangers l'un à l'autre, quelque espace qui sépare leurs
demeures. Le magnanime Ulysse n'était pas dans la grotte : il s'abandonnait à
sa douleur, étendu sur le bord du rivage où, d'ordinaire, se consumant en
plaintes, en soupirs, en gémissemens, et attachant l'œil sur la, mer agitée,
il laissait couler ses larmes.
Calypso
place Mercure sur un siège éclatant. Dieu armé du roseau d'or,
dit-elle, ô toi que je révère et chéris, quel dessein t'amène dans mon île,
que tu n'as point encore honorée de ta présence ? Parle : s'il est en mon
pouvoir, si je ne rencontre pas des obstacles invincibles, ne doute pas que je
n'accomplisse tes souhaits. Cependant participe au festin qui doit recevoir un
tel hôte.
En
même temps la déesse place devant Mercure une table qu'elle couvre
d'ambroisie, elle verse le nectar en flots de pourpre. Le héraut de Jupiter se
nourrit de cet aliment, et s'abreuve de la liqueur divine. Bientôt il a ranimé
ses forces ; alors il rompt ainsi le silence :
Déesse, tu demandes quel objet amène un
dieu dans ta demeure : je vais t'en instruire, tu le veux. C'est Jupiter qui m'a
ordonné de me rendre dans ton île ; je n'ai obéi qu'à regret. Quel habitant
de l'Olympe se plait à traverser les plaines illimitées des eaux, où l'on
n'aperçoit aucune cité, où les dieux n'ont point d'autels et ne reçoivent
l'hommage d'aucun sacrifice ? Mais nul d'entre les immortels n'ose violer ni éluder
les décrets de Jupiter. Tu possèdes ici, dit ce dieu, un héros, le plus
infortuné de ceux qui, durant neuf années, combattirent autour de la ville de
Priam, et qui, après l'avoir conquise, reprirent le chemin de leur patrie. Ils
s'exposèrent, dans leur départ, à la vengeance de Pallas ; elle les
poursuivit, armés de la tempête. Tous les compagnons de ce héros périrent ;
il fut porté seul par Borée et les vagues au bord de ton île. C'est ce mortel
que Jupiter t'ordonne de renvoyer sans délai. Les destins ne veillent pas qu'il
meure loin de ses amis ; il doit les revoir, et reporter ses pas aux champs de
ses pères et dans son palais.
Il
dit. Calypso frémit de douleur et de colère. Dieux injustes, s'écrie-t-elle,
c'est dans vos cœurs que règne la jalousie la plus noire, vous enviez aux déesses
le bonheur d'aimer un mortel qu'elles ont choisi pour époux. Ainsi, quand
l'Aurore enleva l'aimable Orion, Dieux qui vantez votre félicité, vous la
poursuivîtes de votre haine, jusqu'à ce qu'enfin, dans Ortygie, la chaste
Diane, du vol insensible de ses traits ailés, étendit Orion expirant dans la
poussière. Quand la blonde Cérès, cédant aux feux de l'amour, reçut en un
guéret heureux le beau Jasion dans ses bras, que Jupiter en fut bientôt
instruit ! que sa foudre fut prompte à le précipiter au tombeau ! Moi de même,
habitants des cieux, tous m'enviez la possession d'un mortel que je sauvai du
naufrage ; il luttait seul contre la tempête, flottant sur un faible débris de
son vaisseau, que Jupiter, d'un coup de sa foudre enflammée, fracassa au milieu
de la ténébreuse mer ; tous les braves compagnons de l'infortuné avaient été
engloutis par les ondes ; seul il fut jeté par les vents et les flots sur les
bords de mon île. Je le recueillis, je soutins ses jours, je lui destinais
l'immortalité et le printemps d'une jeunesse éternelle. Mais, je le sais trop,
il n'est aucune divinité qui ose enfreindre ni éluder les lois de Jupiter.
Qu'il parte donc, si ce maître souverain l'ordonne ; qu'il s'égare encore sur
la mer orageuse. Quant à moi, je ne le renverrai point ; je ne puis lui donner
ni vaisseau, ni compagnons pour le guider sur l'empire inconstant des ondes. Je
veux bien ne pas lui refuser mes avis ; je n'en serai point avare : avec ce
secours, qu'il arrive, exempt de malheur, au sein de sa patrie.
C'est assez de favoriser son départ, dit Mercure : crains le courroux de
Jupiter ; crains les traits inévitables de sa vengeance.
En achevant ces mots, le Dieu sort de la grotte et disparaît.
La
nymphe, contrainte d'obéir à l'ordre du maître des cieux, va trouver la
magnanime Ulysse. Il était assis sur le rivage. Jamais ses larmes n'étaient
séchées ;
les jours qui devaient être les plus doux de sa vie, se consumaient à soupirer
après son retour ; et la belle nymphe n'avait plus de charme à ses yeux. La
nuit il reposait malgré lui dans la grotte de la déesse éprise pour lui d'un
tendre amour : tout le jour, assis sur les rochers et les coteaux sablonneux, le
cœur dévoré des peines, de regrets et de gémissements, il attachait sur la
mer indomptée un œil mouillé de pleurs.
La
déesse paraît tout à coup auprès de lui. Infortuné, dit-elle, cesse d'inonder
ces bords de tes larmes et de consumer ta vie dans lu désespoir : désormais je
n'aspire moi-même qu'à ton départ. Va, abats les plus hauts chênes, façonne
les poutres par le secours du fer, construis un large radeau, couvre-le d'ais
solides, d'un pont élevé, et qu'il te porte sur la noire mer. Pour te garantir
de la faim et de la soif, je te fournirai de l'eau des fontaines, du froment, la
liqueur vermeille d'un vin qui ranime le courage, je te donnerai des vêtemens
et t'enverrai un vent favorable qui te ramènera sans péril dans ton séjour
natal, si telle est la volonté des habitants du haut Olympe ; ils me surpassent
en connaissance et en pouvoir.
Elle dit. Le cœur de l'intrépide Ulysse
fré-mit. 0 déesse, répondit-il, tu formes tout autre dessein que celui
de favoriser mon départ, quand tu m'ordonnes de traverser dans une barque la
mer, ce vaste et profond abîme que franchit avec peine le plus solide vaisseau,
ami de Jupiter, et jouissant du souffle d'un vent fortuné. Cependant, si tu
peux y consentir et si tu me jures, par le serment le plus solennel des Dieux,
que tu ne m'exposeras point à de plus grands hasards, je monte cette frêle
barque.
Un
léger sourire paraît sur les lèvres de la déesse, sa main flatte le héros. Ingrat, lui dit-elle, rien
n'égale ta prudence : avec quelle ruse tu
veux éclaircir les odieux soupçons que tu ne rougis pas de me témoigner !
J'atteste donc et la terre et cette voûte qui s'étend au-dessus de nos têtes,
et le Styx qui coule dans l'empire profond des morts, serment redouté qui ne
sort pas en vain de la bouche des immortels ; j'atteste que je suis bien éloignée
de conjurer ta perte, que je te donne le conseil qui me dirigerait moi-même si
j'y étais contrainte par les cruelles rigueurs de la nécessité. Je n'ai pas
étouffé les sentimens de la justice, mon sein n'enferme pas un cœur d'airain
; crois-moi, il est sensible.
En
finissant ces mots, elle s'éloigne avec rapidité et reprend le chemin de sa
demeure ; le héros suit les pas de la déesse. Arrivés dans la grotte, il se
place sur le siége que vient d'abandonner Mercure ; Calypso lui présente les
alimens et le breuvage, nourriture des mortels ; assise en face du héros, elle
reçoit des mains de ses nymphes l'ambroisie et le nectar. Lorsqu'ils ont joui
des délices du festin, la déesse rompt ainsi le silence :
0
fils illustre de Laërte, Ulysse, dont la prudence est si vantée, tu veux donc
me quitter dès cet instant, et tu n'aspires qu'à rentrer dans ta patrie et
dans ta demeure ! Pars accompagné de mes vœux. Mais si tu savais tous les maux
que te prépare le destin avant de te ramener à ta rive natale, ah ! tu préférerais
de couler avec moi tes jours dans cette grotte, tu recevrais de ma main
l'immortalité et tu cesserais de soupirer après le moment où tu reverras ta
femme, qui seule est toujours présente à ta pensée. Sache cependant que je ne
crois point lui être inférieure en beauté ni dans les dons de l'esprit jamais
déesse ne s'abaissa jusqu'à se comparer à une faible mortelle.
Déesse
auguste, répond Ulysse, ne te courrouce point de ce que je vais dire. Je sais
que la beauté de la sage Pénélope s'évanouit devant tes appas et ton port
majestueux. Elle n'est qu'une mortelle ; tu es à l'abri de la Parque, et une éternelle
jeunesse est ta parure. Cependant rien ne peut étouffer en moi le désir qui ma
sollicite chaque jour de retourner au sein de mes lares. Oh ! quand tiendra ce
jour fortuné ! Si quelque divinité a résolu de soulever contre moi la rages
des vents et des flots, me voici prêt à tout souffrir; dans ce soin est un cœur
intrépide depuis quel temps ne suis-je pas endurci aux disgrâces ! combien
ai-je brave d'assauts dans les combats et dans les tempêtes ! Exposons encore,
s'il le faut, ma tête à ces nouveaux hasards.
Il
dit. Le soleil finit sa course, et la nuit ombrage la terre. Ulysse et Calypso
se retirent dans un réduit solitaire de la belle grotte. L'amour les conduit
dans les bras l'un de l'autre, et ses charmes captivent leurs cœurs.
A
peine la fille du matin, l'Aurore, em-baumait l'air de ses rosés, qu'Ulysse levé
est couvert de sa tunique et de son manteau. La nymphe se décore d'une longue
robe du tissu, le plus fin et d'une blancheur éblouissante, ouvrage des Grâces
;
autour de sa taille est attachée une belle ceinture d'or ; un voile flotte sur
sa tête. Elle songe à préparer le départ du héros. Elle lui remet une
grande cognée d'acier à deux tranchants, qu'il maniera sans peine, et dont le
manche d'olivier est luisant et formé avec art. Elle lui donne ensuite une scie
forte et acérée. Enfin la nymphe le conduit vers l'extrémité de l'île. La
s'élevaient l'aune, le peuplier, le pin qui touche les nues ; forêt antique, séchée
par les feux du soleil et par le cours des âges, et dont le bois volera légèrement
sur l'onde. Calypso lui montre ces hauts arbres et va se renfermer dans sa
grotte.
Aussitôt
la furet retentit des coups redoublés de la hache ; rien n'égale la rapidité
des travaux d'Ulysse. En peu de temps vingt arbres entiers jonchent la terre ; sa
main industrieuse, par le secours de la cognée, les prépare ; chaque surface
devient unie, tandis que, s'aidant de l'équerre, il observe, d'un œil attentif
et sûr, le niveau. Calypso arrive ; de fortes tarières sont entre ses mains ;
elle les remet au héros. Maintenant
il perce toutes les poutres, toutes les solives ; et bientôt les assemblant, il
les unit par des chevilles et d'autres liens. Comme un habile constructeur bâtit
le fond d'un vaste navire destiné à porter sur les mors de grands fardeaux,
Ulysse a fait d'abord un large radeau; puis il entasse des poutres qu'il joint
étroitement : les bords s'élèvent, de longs ais s'étendent et le pont est
construit. Il forme aussi le mât, croisé des antennes, soutiens des voiles ; le
gouvernail, qu'il dirigera lui-même, sort de ses mains ; il munit le navire de
fortes claies de saule, rempart contre les flots ; et diverses matières qu'il
jette au fond tiendront la nef en équilibre. La nymphe auguste apporte enfin
les toiles destinées à former les voiles étendues. Ulysse les prépare avec
le même soin et la même industrie, et il se hâte de lier au mât et aux
voiles les câbles, et les courroies, et les cordages. Avec des leviers il lance
le bâtiment à l'empire étendu de la mer. C'était le quatrième jour, et tout
l'ouvrage est terminé.
Le
cinquième jour, la déesse permet au héros de quitter son île. Elle le fait
entrer dans un agréable bain et le revêt d'habits odorants ; elle pose dans le
navire deux outres, l'une pleine d'un vin couleur de pourpre, et l'autre plus
grande, où elle a fait couler une eau douce et limpide ; elle y pose une urne
profonde qu'elle a remplie des aliments les plus exquis. Enfin elle fait
souffler un vent favorable qui, devançant le navire, frémit légèrement sur
les ondes.
Ulysse,
le cœur palpitant de joie, se hâte d'ouvrir ses voiles a ce vent favorable :
assis à la poupe, il dirige le gouvernail avec attention et d'une main habile.
Sans que le sommeil incline sa paupière, il tient, durant dix-sept nuits, l'œil
fixé sur les Pléiades, le Bootès qui se retire lentement, et l'Ourse ou le
Chariot, l'Ourse qui tourne autour du pôle on regardant toujours l'Orion, et
qui seule ne se baigna jamais dans les flots de l'Océan. Selon les avis de
Calypso, il doit laisser cet astre à sa gauche durant tout le temps qu'il
sillonnera le séjour mouvant des ondes. Dix-sept jours il y est porté d'un vol
non interrompu. Déjà, le dix-huitième jour, se montraient dans l'éloignement
les monts ombragés de l'île des Phéaciens, s'élevant à ses yeux, comme un bouclier, au-dessus de l'empire nébuleux de la mer.
Mais
du haut des montagnes de Solymé, Neptune, revenant de l'Éthiopie, découvre
dans le lointain le héros; il le voit traverser le domaine des ondes. A cet
aspect redouble son ancien courroux, il balance sa tête, et ces paroles sortent
de ses lèvres : Eh quoi ! tandis que je m'arrêtais dans l'Éthiopie, les
Dieux, contre mes décrets, ont change le sort d'Ulysse ! déjà il touche à la
terre des Phéaciens, qui, selon l'arrêt des destinées, doit être la grande
borne de ses longues infortunes ! Mais il n'y est pas encore arrivé, et je
saurai bien lui susciter assez de nouvelles disgrâces.
Il
dit ; et aussitôt assemblant les nuages, et prenant en main son trident, il
bouleverse l'empire de la mer, déchaîne à la lois les tempêtes de tous les
vents opposés, et couvre d'épaisses nuées et la terre et les eaux ; des cieux
tombe soudain une nuit profonde. Au même temps se précipitent et combattent
avec furie l'Autan, l'Eurus, et le vent impétueux d'Occident, et le glaçant
Borée qui chasse les nuages et roule des vagues énormes. Alors le magnanime
Ulysse est frappé de consternation ; il pousse de profonds soupirs.
Infortuné
! se dit-il, quelle sera enfin ma destinée ! Que je crains de voir se vérifier
en cet instant toutes les paroles de la déesse ! Elle me prédisait qu'avant
d'arriver à ma patrie, j'essuierais encore sur la mer les plus terribles
disgrâces ;
tout va s'accomplir. De quelles ténébreuses nuées Jupiter enveloppe la voûte
entière des cieux! comme il trouble les abîmes d'Amphitrite ! comme les
tourbillons se déchaînent de toutes parts ! Voici ma perte. Heureux et mille
fois heureux ceux d'entre les Grecs qui, signalant leur zèle en faveur des
Atrides, furent ensevelis dans les vastes champs de Troie ! Que ne suis-je
tombé comme eux ? que n'ai-je été précipité dans les enfers le jour où
l'armée troyenne me couvrit d'une nuée de javelots près d'Achille expirant !
j'eusse obtenu les honneurs du tombeau, la Grèce eut célébré ma gloire.
Maintenant je sais destiné à descendre chez les morts par la route la plus
obscure et la plus horrible.
Il
parlait encore, lorsqu'une vague
haute, menaçante, fond avec furie sur la poupe, fait tournoyer la nacelle avec
rapidité, arrache Ulysse au gouvernail, et le précipite à une longue distance
dans les flots. Tous les vents confondus accourent soudain, tempête épouvantable.
Le mât se rompt ; la voile, avec l'antenne, est emportée au loin sur les ondes.
Le héros, accablé sous le poids des vagues énormes qui roulent et mugissent
au-dessus de sa tête, et entraîné par ses riches vêtements trempés des
flots, vêtements dont le décora la main d'une déesse, s'efforce en vain de
triompher des eaux, et demeure longtemps enseveli dans la mer : enfin il s'élance
hors du gouffre ; l'onde amère jaillit de sa bouche, et coule de sa tête et de
ses cheveux en longs ruisseaux. Cependant, malgré la tourmente, il ne met pas
en oubli sa nacelle ; prenant au sein des flots un vigoureux essor, il la saisit,
et, assis au milieu d'elle, il se dérobe au trépas. Elle est le frêle jouet des vents
et des vagues sur la mer orageuse. Comme, dans l'automne, l'Aquilon balaie un
faisceau d'épines arides et l'enlève à travers l'espace étendu des
campagnes, ainsi sur la plaine humide les vents entraînent et ballottent le
navire. Tantôt l'Autan le livre à Borée qui l'emporte sur les flots ; tantôt
le vent d'orient l'abandonne au vent d'occident qui le chasse devant lui avec
impétuosité.
La
fille de Cadmus la belle Ino, jadis mortelle, et maintenant l'une des divinités
de la mer, sous le nom de Leucothée, voit avec compassion l'infortuné, errant
sur les vagues, près de périr. Elle s'élance aussi promptement que le
plongeon du sein des ondes, et assise sur les bords de la frêle barque :
O
victime du malheur, dit-elle, qu'as-tu fait pour que Neptune soit animé contre
toi d'un si grand courroux, et, te précipitant de revers en revers, ait conjuré
ta perte ? Cependant il ne l'accomplira point, dût redoubler encore sa rage.
Suis mes conseils, les malheurs n'ont pas aveuglé ta prudence. Dépouille tes vêtements,
livre ton faible navire aux aquilons, qu'ils l'emportent, et gagne en nageant la
terre des Phéaciens, qui doit être ton salut. Prends cette écharpe divine ;
l'attachant sous ton sein, brave les abîmes, et bannis de ton cœur la crainte
du trépas. Dès que tes mains auront saisi le rivage, souviens-toi de délier
l'écharpe, et sans te retourner, jette-la dans la profonde mer. En même
temps la déesse lui remit le tissu merveilleux, et telle que l'oiseau des mers,
elle se plonge avec rapidité dans les noires vagues, et disparaît.
Le
héros délibère, et tirant de son noble cœur des gémissements : Ciel
!
dit-il, si l'ordre d'abandonner mon navire était un nouveau piège de la part
des immortels ! Non, je n'obéirai point encore, je puis à peine apercevoir la
terre qu'on m'assure devoir être mon refuge. Voici le parti où j'ai résolu de
m'arrêter. Tant que seront unis les ais de mon navire, je ne le quitterai
point, et j'affronterai toutes les tempêtes ; mais quand, brisés par la
violence des flots, ils auront volé en éclats, mes bras lutteront contre la
mer ; il ne me restera pas d'autres secours.
Tandis que le cœur d'Ulysse était
agité de ces pensées, Neptune élève une vague mu-gissante, épouvantable,
telle qu'une monta-gne, et de sa main puissante la roule contre le héros ; elle
fond sur le navire. Comme le souffle impétueux
d'un tourbillon dissipe dans les airs un grand tas de pailles légères et
arides sans qu'il en reste aucune trace, la vague sépare et disperse les ais de
la nacelle. Ulysse en saisit un débris, il s'y élance comme sur un coursier.
Alors il dépouille les vêtements que lui donna la déesse Calypso ; il se hâte
d'entourer son sein de l'écharpe sacrée, étend les bras, se penche sur les
flots, s'y précipite et nage. Le dieu des mers le voit, et balançant un front
courroucé : Misérable jouet des vagues, dit-il, sois victime de mon
pouvoir, jusqu'à ce que tu arrives chez cette race chérie de Jupiter. Mais
j'espère qu'alors même ne s'effacera jamais de ton esprit le souvenir de ma
vengeance. Il dit, touche de l'aiguillon ses coursiers à la crinière
flottante, et il est en un moment devant Aiguës, où s'élève son palais célèbre.
Alors
Minerve enchaîne le vol de tous les vents, et leur ordonne d'être muets ; elle
en-dort leur rage ; et n'ouvrant un champ libre qu'à l'impétueux Borée, elle
brise et aplanit les flots, pour qu'Ulysse, échappé à l'infortune et à la
mort, puisse gagner le rivage des Phéaciens qui bravent la mer.
Durant deux jours et autant de nuits il
erre sur l'empire des flots, son cœur ne lui présageant que le trépas. Quand
le troisième jour est amené par la blonde Aurore, Borée, ainsi que tous les
vents, se repose ; la mer paisible brille de l'azur serein des cieux : le héros,
porté sur le dos d'une vague élevée, ouvre un œil perçant, et, à une
courte distance, il voit la terre.
Lorsqu'un
père, frappé par une divinité ennemie, étendu longtemps sur un lit de
langueur, et n'étant plus qu'un squelette, touche aux portes du tombeau, qu'un
Dieu plus favorable, le dégageant des liens de la mort, le rende à ses enfans, ils le reçoivent avec transport, et le cœur leur bat d'allégresse :
tel est le ravissement d'Ulysse à l'aspect de la terre et de l'ombrage de ses
forêts. Il nage avec ardeur, s'efforce et des pieds et des mains de parvenir à
la rive, impatient d'y monter ; mais lorsqu'il n'en est plus qu'à la distance où
retentit une bruyante voix, son oreille est frappée d'un tumulte horrible. La
mer, avec de rauques hurlemens, vomissait d'énormes vagues contre le dur et
aride continent ; il en rejaillissait au loin une épaisse écume qui
s'amoncelait sur le rivage et jusque sur la plaine humide ; il n'était aucun
port favorable, aucun bassin, asile des vaisseaux ; on ne voyait partout que des
rocs escarpés, inabordables, jetés en avant et l'un sur l'autre avec une
hideuse irrégularité. A ce moment, Ulysse sent défaillir ses forces et son
courage ; de longs gémissements s'échappent de sa poitrine oppressée.
Hélas ! se dit-il, après que Jupiter,
contre tout espoir, offre la terre à mes regards, et qu'à travers tant de
flots je me suis ouvert une pénible route jusqu'à ces bords, il n'est donc
aucun moyen d'échapper de ces abîmes ! Ici des rocs escarpés, hérissés de
pointes, et où rugit l'onde furieuse; là, d'autres rocs lisses et glissans ;
autour de moi les gouffres profonds de la mer ; nulle part où poser mes pas :
comment me dérober à ma perte ! Si, rassemblant ce qui me reste de vigueur, je
tente de sortir de ce gouffre et d'aborder à cette rive, je crains qu'une vague
terrible, m'entraînant dans son cours, ne me précipite contre les inégalités
tranchantes de ces rocs, et que je ne me sois épuisé en vains efforts. Si je
nage ensuite le long des rochers, dans l'espoir incertain de rencontrer un port
ou seulement une pente plus douée, je crains qu'un autre flot orageux,
m'arrachant au rivage, ne me rejette presque inanimé jusqu'au milieu de la mer
;
où, pour comble de malheur, qu'un Dieu ne déchaîna contre moi, pour
m'engloutir, un des monstres qu'Amphitrite nourrit en foule dans ses abîmes :
car, je ne puis l'ignorer, celui qui me poursuit de sa haine est Neptune, à la
voix duquel la terre tremble.
Tandis
que ces pensées roulaient dans son ame agitée, une vague terrible le précipite
contre le roc hérissé de sommités aiguës. Là, son corps eût été déchiré
et ses os fracassés, sans la salutaire pensée que lui inspira Minerve. Tombant
contre le roc, il le saisit des deux mains, et s'y tient collé, non sans gémir,
jusqu'à ce qu'ait passé sur sa tête la vague entière : la vague, à son
retour, le frappant avec violence, le rejette loin des côtes et l'entraîne
rapidement au milieu de la mer. Comme le polype emporte avec ses pieds sinueux
du sable et de nombreux cailloux, lorsqu'on l'arrache au nid rocailleux où il
était enraciné ; le roc déchire
et garde pour dépouille la peau des nerveuses mains d'Ulysse, qu'enlève avec
force le flot rapide.
Le
héros est englouti par les vagues ; et là, à son automne, l'infortuné eût
trouvé son tombeau, si Minerve ne l'eût encore armé de prudence et de
courage. Il s'élance au-dessus des ondes, résistant aux flots que la mer
roulait vers le continent, il nage en côtoyant le bord ; l'œil toujours
fixé sur la terre, impatient
de rencontrer une baie ou une rive moins escarpée. Il parvient enfin à l'entrée
d'un beau fleuve dont l'onde était pure et paisible, asile fortuné qui, dégagé
de rocs, lui offre un abord facile et un abri assuré contre les tempêtes.
Ulysse reconnut qu'un Dieu épanchait ces flots argentés, et il proféra cette
prière :
0 quel que soit ton nom, roi de cette onde, daigne écouter mes vœux. Sois béni
mille fois, puisque tu me présentes un refuge ; sauve un malheureux qui fuit, à
travers l'empire des mers, la rage de Neptune. Un mortel qui, accablé de
fatigue, égaré sur les flots, et battu des tempêtes, implore du secours est
pour les Dieux mêmes un objet digne de respect. Je me jette à tes genoux, je
viens aux bords de tes eaux, oppressé du poids des plus longs et des plus
terribles malheurs. Grande divinité, aie donc pitié de mon sort : je suis ton
suppliant.
Il dit. Le Dieu, arrêtant le cours de son onde, abaisse les
vagues, fait naître un calme parfait, sauve le héros près de périr, et lui
offre à l'entrée du fleuve un heureux asile. Ulysse atteint le rivage : il
plie ses genoux et ses bras nerveux ; la mer l'a dépouillé de sa vigueur : tout
son corps est enflé ; l'onde amère jaillit à longs flots de sa bouche et de
ses narines; sans voix et sans baleine, il s'évanouit ; et, épuisé par l'excès
de la fatigue, il semble avoir exhalé le dernier soupir.
Mais,
lorsque la respiration l'a ranimé, il détache l'écharpe divine, et la jette
dans le fleuve qui se précipite à la mer ; une grande vague l'emmenant dans son
cours, la reporte avec rapidité aux mains de la déesse. Le héros achève de
se traîner hors du fleuve ; et, couché sur le jonc, il baise la terre, cette mère
des hommes.
0
ciel ! se dit-il en soupirant, que vais-je devenir ? quelle calamité m'est encore
des-tinée ? Passerai-je les longues heures de la nuit aux bords de ce fleuve ? Je
crains que le froid âpre et le brouillard humide ne m'ôtent ce léger souffle
de vie qui me reste ; avec l'aurore il s'élève sur le fleuve un vent glacé.
Monterai-je au sommet de cette colline ombragée ? et dormirai-je entre l'épais
feuillage, si cependant le froid et l'excès de la fatigue permettent au sommeil
d'épancher son heureuse vapeur sur mes yeux ? Je crains d'être la proie des
animaux féroces.
Il se détermine à prendre ce dernier
parti, et se hâte de se traîner sur le sommet du coteau, vers l'entrée du
fois qui s'élevait non loin du fleuve. Il y rencontre d'eux oliviers, l'un
franc et l'autre sauvage, si unis, qu'ils sortaient comme de la même racine ;
ils avaient crû dans un embrassement si étroit, qu'à travers leurs rameaux
entrelacés ne perça jamais le souffle aigu des vents humides, ni les rayons
dont au milieu de sa force l'astre éblouissant du jour frappe la terre, ni
l'eau qui tombe des cieux en fleuves précipités. Le héros se coule sous cet
ombrage, et forme de ses mains un vaste lit de fouilles dont la terre était
jonchés, et dont il trouve une riche moisson; dans la saison des plus âpres
frimas, deux, même trois hommes eussent pu s'y garantir de l'Aquilon, eût-il
exercé toute sa rage.
A
l'aspect de cette retraite et de cette couche, le héros infortuné éprouve un
sentiment de satisfaction ; il s'étend au milieu de ces feuilles, et en roule
sur lui un grand amas. Comme l'habitant isolé d'une campagne écartée enterre
avec soin un tison sous la cendre profonde, et conserve ce germe vivifiant du
feu; ainsi le héros s'ensevelit au sein de ces feuilles. Pour bannir la fatigue
dont il était comme anéanti, Minerve lui ferme la paupière, et verse sur ses
yeux un paisible sommeil qui coule dans tous ses membres.