Chant II
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A peine la matinale Aurore aux doigts de rose eut-elle amené le jour, que le fils d'Ulysse se précipite de sa couche ; il est bientôt couvert de ses vêtemens ; à ses pieds éclatent ses superbes brodequins ; son épaule est chargée d'un baudrier auquel est suspendu son glaive acéré. Il sort, semblable a une divinité : soudain il ordonne aux hérauts d'élever leurs voix sonores, et de convoquer les citoyens. Ils font retentir les airs de leurs cris, le peuple accourt, il est rassemblé en un moment.

Dès que la foule est réunie, que les rangs sont pressés, Télémaque marche vers la place publique. Sa main est armée d'un javelot d'airain ; il est suivi de deux chiens fidèles, les plus agiles de leur race. Par le pouvoir de Minerve, un charme divin est répandu sur toute sa personne ; la foule entière, immobile d'admiration, a l'œil attaché sur le jeune prince qui s'avance. Il va s'asseoir sur le trône de son père, que les vieillards lui ont cédé avec respect.

Un des chefs de l'assemblée, le héros Egyptius, est le premier qui se lève. Courbé par la vieillesse, il avait acquis une longue expérience. Un fils qu'il aimait tendrement, le brave Antiphe, était monté dans le vaisseau qui conduisit Ulysse aux champs de Troie. Parmi les compagnons de ce héros qui le suivirent dans la caverne du plus féroce des cyclopes, il avait, le dernier, servi de pâture au monstre. Trois fils restaient encore à ce père infortuné : l'un, Eurynome, était au nombre des amans de Pénélope ; les deux autres cultivaient les champs paternels ; cependant le vieillard ne cessait de pleurer celui qui s'était éloigné de  ces bords ; et ayant encore en ce moment l'œil humide de larmes :

 Citoyens d'Ithaque, dit-il, qu'il me soit permis d'élever ici la voix. Depuis que le divin Ulysse a quitté ce rivage, nous n'avons connu ni conseil, ni délibération. Qui donc nous a convoqués en ce jour ? Est-ce l'un de nos jeunes hommes ou de nos vieillards ? Quel motif si important l'y détermine ? A-t-il reçus quelque avis du retour de notre année ? et, instruit le premier de cette heureuse nouvelle, est-il impatient de la rendre publique ? a-t-il enfanté un projet qui intéresse le salut de tout le peuple ? Quelque but qui l'anime, j'en tire un favorable présage ; il a sans doute l'ame élevée ; il ne respire que la justice; la bienfaisance, il est digne d'obtenir notre appui. Veuillent les dieux accomplir les desseins qui roulent dans son cœur ! 

 Il parlait encore, que le jeune prince, charmé de ces mots qu'il regarde comme un heureux augure, et brûlant de rompre le silence, ne peut rester plus long-temps assis, et se montre debout au milieu de la nombreuse assemblée. Un héraut doué de prudence, Pisénor, se hâte de l'armer du sceptre ; et Télémaque s'adressant au vieil-lard : Sans aller loin d'ici, dit-il, tu vois celui que tu demandes ; c'est moi qui ai convoqué ce peuple. Il n'est point ici de plus infortuné que moi. Je n'ai point à vous annoncer la nouvelle du retour de notre armée, ni à vous communiquer aucun projet qui intéresse la félicité des citoyens : je ne vous parlerai que de moi seul, du grand désastre, que dis-je ? du double désastre qui désole ma maison. D'abord, j'ai perdu ce bon père, jadis votre roi, qui fut aussi pour vous le père le plus tendre. A cette perte se joint un autre malheur non moins terrible, en ce qu'il entraînera bientôt la ruine totale de ma maison et de tous mes biens. Des hommes hardis, les fils de nos personnages les  plus puissans, fondent dans notre palais, s'obstinent à rechercher, contre son gré, la main de ma mère. Ils n'osent aller chez son père Icare le solliciter de la donner, elle et la dot qui doit être son partage, à celui dont il agréera l'alliance. Maîtres dans ma demeure, ils immolent pour leurs festins mes brebis, mes chèvres, mes génisses ; le vin y coule à longs flots ; tout est en proie à la rapine, à la licence : il n'est plus ici de héros tel qu'Ulysse pour écarter ce fléau de son palais. Hélas ! nous ne le pouvons. Jeune encore, je ne suis point exercé dans les combats : si ma force répondait à mon ardeur, c'est moi qui repousserais leur audace, car on ne saurait plus tolérer ces attentats : mon nom va être extirpé de la terre avec infamie. Soyez-en donc vous-mêmes indignés, citoyens ; et si vous ne respectez pas le jugement des peuples qui nous environnent, craignez les dieux ; craignez que la vengeance de ces forfaits ne tombe sur vos propres têtes. Amis, au nom de Jupiter assis dans l'Olympe, au nom de Thémis qui préside aux assemblées des peuples, cessez, je vous en conjure, de vous joindre à mes oppresseurs ; le deuil où me plonge une perte cruelle suffit pour m'accabler. Mon père, le sage Ulysse, s'est-il rendu coupable de quelque injustice envers les Grecs ? Pour m'en punir, m'abandonnez-vous à la haine de ces hommes violents ? et vous plaisez vous encore à l'attiser ? Soyez plutôt vos propres vengeurs. Prenez mes biens, les produits de mes champs, dépouillez-moi de mon héritage ; dans ce malheur, l'espoir ne serait pas éteint au fond de mon ame : mes sollicitations vous poursuivraient en tous lieux ; peut-être que saisis de honte et de remords, vous me rétabliriez dans mes droits. Maintenant, ô citoyens, vous déchirez mon cœur de blessures mortelles.

 Il dit avec colère, et jette son sceptre en répandant des larmes. Le peuple est ému de compassion, tous les amans de Pénélope demeurent muets ; le reproche injurieux ex-pire sur leurs lèvres.

 Le seul Antinoüs, plus hardi, lui répond : Télémaque, harangueur superbe, maîtrisé par la colère, qu'as-tu dit ? de quels opprobres viens-tu, de nous couvrir ? as-tu résolu d'imprimer sur nous une tache infamante ? N'accuse point de tes malheurs les rivaux; ne t'en prends qu'à ta mère dont l'esprit est nourri d'artifices. Déjà trois ans se sont écoulés, et le quatrième va se terminer, depuis qu'elle se joue des plus illustres personnages de la Grèce ; elle nous repaît d'illusions ; ses messagers apportent à chacun de nous des promesses flatteuses : mais son cœur n'est point d'accord avec sa bouche. Elle a eu recours à une autre ruse. Après avoir commencé à former une toile d'une grandeur immense et du tissu le plus fin, elle nous dit :

Jeunes hommes qui sollicitez ma main, le grand Ulysse n'est plus ; mais réprimez votre impatiente ardeur jusqu'à ce que j'aie achevé un travail auquel je consacre tous mes instants : perdrais-je des fils préparés pour un devoir si pieux ? C'est le vêtement funèbre qui doit ensevelir un héros, le Vieux Laërte, quand la Parque fatale l'aura plongé dans le sommeil profond de la mort. Quels reproches n'essuierais-je pas de la part des femmes de la Grèce, si ce roi, qui fut jadis entouré de tant de richesses, était couché dans le tombeau sans avoir obtenu de ma main un linceul !

Telles furent ses paroles, et la persuasion entra sans peine dans notre ame généreuse. Le jour, elle s'occupait à former ce grand voile ; la nuit, aux flambeaux, elle détruisait l'ouvrage de ses mains. Ainsi, durant trois années, elle éluda nos vœux, et sut en imposer aux Grecs. Mais les Heures ayant amené la quatrième année, une de ses femmes, qui pouvait en être bien instruite, nous dévoila cette ruse ; nous la surprîmes qui rompait ce tissu fait avec art, et elle fut contrainte d'achever cet ouvrage  malgré ses combats. Télémaque, apprends la résolution des chefs ; que tous les Grecs la connaissent. Dis à ta mère de quitter ton palais, de suivre, pour le choix d'un époux, le sentiment de son cœur et la volonté d'un père, si elle ne se propose de jouer plus longtemps les fils de la Grèce. Nous admirons ses talens, son intelligence, et même ses stratagèmes présents dont Minerve fut prodigue envers elle pour relever au-dessus de toutes les femmes dont le nom soit parvenu à notre oreille, et qui jadis  furent par leur beauté l'ornement de la Grèce. Oui, Alcmène, ni Tyro, ni la célèbre Mycènes, n'auraient pu disputer à Pénélope le prix des talents et de l'artifice : mais elle en fait un usage fatal à elle-même ; car tant qu'elle nourrira les sentimens, qu'un Dieu, pour la perdre, mit dans son cœur, nous consumerons tes biens. Elle parviendra au faîte de la gloire ; mais tu auras à regretter les douceurs de l'abondance. Rien n'est plus certain ; nous n'abandonnerons pas le seuil de ta maison, ni ne reprendrons le soin de nos domaines que nous n'ayons entendu de sa bouche le nom de son époux.

 Antinoüs, repartit le sage Télémaque, ne me prescris point de bannir de ma maison celle qui me mit au jour, et qui m'allaita. Mon père a disparu : sait-on s'il est mort, s'il ne respire pas dans quelque terre peu éloignée ? Suis-je en état, si je repousse d'ici ma mère, de restituer à Icare la riche dot de sa fille ? A la vengeance dont userait envers moi mon père, s'il reparaissait, se joindrait celle des Dieux ; car ma mère, en quittant le seuil de mon palais, invoquerait les terribles Furies ; je serais en exécration à tous les hommes. Non, jamais cette parole ne sortira de mes lèvres. Nos sentimens et notre conduite allument-ils votre indignation ? sortez de notre palais; allez jouir en d'autres lieux des délices des festins ; dissipez, en vous recevant tour à tour, vos propres domaines. Si vous jugez qu'il vous est plus facile et plus avantageux de consumer les biens d'une maison qui est sans défense, poursuivez : mais j'adresse ma voix aux dieux immortels ; si jamais leur justice mesura le châtiment aux forfaits ; périsse dans cette même maison, sans être vengée, votre race entière !

 Ainsi parla Télémaque ; et deux aigles, envoyées par le dieu du tonnerre, s'élancent du sommet d'une montagne. Ils volent réunis ; les ailes étendues,  immobiles, ils fendent les plaines de l'air avec l'impétuosité des vents : mais, arrivés au-dessus de l'assemblée, présage de mort, ils secouent leurs ailes en traçant de longs cercles dans l'espace immense des cieux, dardent leurs regards sur la multitude, se déchirent de leurs serres la tête et le cou ; et prenant leur essor vers la droite au-dessus de la ville, ils disparaissent. L'assemblée entière, frappée du signe céleste, est muette de terreur, et songe aux revers que préparait l'avenir.

Alors un homme vénérable, blanchi par les ans, Halitherse, fils de Mastor, se lève. Parmi les plus anciens augures, aucun ne l'égalait dans l'art d'interpréter par le vol des habitants de l'air les arrêts de la destinée.

 Citoyens d'Ithaque, dit cet homme sage, et vous surtout, amans de Pénélope, prêtez l'oreille à ma voix. Un terrible malheur va fondre sur vos têtes, Ulysse ne sera plus longtemps éloigné des siens ; il s'approche, il médite le carnage  de tous ses ennemis ; parmi nous, habitants des murs fameux d'Ithaque, combien seront enveloppés dans cette ruine ! Hâtons-nous  donc, avant ce malheur, de réprimer la licence de ces chefs ; qu'ils la répriment eux-mêmes, ils s'en féliciteront. Je parle, non en homme novice, mais en augure consommé dans son art. Ainsi se vérifiera ce que je prédis à ce héros le jour où les  Grecs, et  avec eux le sage Ulysse, montèrent dans leurs vaisseaux tournés vers Ilion ; je lui annonçai qu'il essuierait une longue suite d'infortunes, qu'il perdrait jusqu'au dernier de ses compagnons ; mais qu'à la vingtième année, seul, méconnu de tous, il reparaîtrait au sein de ses lares. Nous touchons à l'entier accomplissement de cet oracle.

  Vieillard, répond  Eurymaque, cours dans ta maison prophétiser à tes enfans pour les garantir des malheurs dont l'avenir les menace. Quant à nous, ton  oracle va  être anéanti par le mien. Que d'oiseaux voltigent sous le soleil! tous sont-ils les interprètes certains de nos destinées ? Ulysse a péri dans une contrée lointaine. Plût aux Dieux que tu eusses été précipité dans le même abîme, tu ne nous fatiguerais pas ici d'éternels augures, et tu n'exciterais pas le courroux déjà si véhément de Télémaque, dans l'espoir d'obtenir un présen de sa main ! Mais, je te le jure, et cette parole ne sera pas vaine ; si tu emploies l'expérience et les ruses de la vieillesse à séduire ce jeune homme par tes discours, si tu le rends plus farouche, tu ne feras que hâter sa perte ; et nous t'infligerons à toi, vieillard, la peine d'une forte amende, peine qui portera le tourment et la rage jusqu'au fond de ton ame. Télémaque doit n'écouter que moi. Qu'il engage Pénélope à rentrer dans la maison de son père, qu'on y prépare son hymen ; suivie de la dot que mérite une fille si adorée, qu'elle se rende dans la demeure de son nouvel époux. Avant ce temps, je doute que les chefs renoncent à une poursuite inutile jusqu'à ce jour. Sache qu'il n'est personne qui nous fasse trembler, pas même Télémaque, encore que son courroux éclate en longs discours ; et nous nous rions, ô vieillard, du vain augure sorti de ta bouche ; il ne fait que redoubler la haine que tu nous inspires. Nos festins ne seront point interrompus ; l'ordre et le repos seront bannis de la maison d'Ulysse : autant la reine s'obstinera à rebuter nos vœux, autant persévérerons-nous à solliciter sa main ; nous la disputant, par admiration pour sa vertu, comme un prix rare et unique, nous laisserons s'écouler les jours dans l'attente de sa possession, sans que l'hymen, remplissant des vœux naturels à l'homme, nous unisse à d'autres femmes de la Grèce qui seraient dignes de notre choix.  

 Le fils prudent d'Ulysse reprend la parole:  Eurymaque, et vous tous, nobles rivaux, c'en est assez, je ne vous adresse plus à ce sujet ni prière, ni aucune parole ; ma cause est désormais connue des Dieux et des hommes. Je ne vous demande qu'un vaisseau et vingt rameurs qui m'ouvrent une route sur la mer. Je pars, je vais à Pylos et à Sparte pour apprendre des nouvelles d'un père qui m'est ravi pour toujours. J'interrogerai les hommes, je prêterai l'oreille à la renommée, cette voix de Jupiter, qui répand en tous lieux le nom et la gloire des mortels. Si mon père respire, je saurai encore braver tous les assauts, fût-ce durant une année entière. S'il est mort, s'il est inutile de le chercher sur la terre, je reviendrai au sein de ma patrie lui ériger un tombeau; j'allumerai les offrandes qui doivent accompagner la pompe de ces funérailles, et ma mère recevra un époux de ma main.

 Après avoir ainsi parlé, il s'assied. L'ancien ami du sage roi d'Ithaque, Mentor, se lève. Ulysse, à son départ, lui recommanda ce qu'il avait de plus cher, et surtout le vieillard son père ; il lui confia le soin de toute sa maison, ne doutant point qu'elle ne fleurît sous une garde si fidèle.

 Habitans d'Ithaque, s'écrie cet homme plein de zèle, désormais que les rois chargés du sceptre, loin d'être justes, humains et généreux soient durs, inflexibles et barbares, puisqu'il n'y a pas un seul citoyen dans la nation qu'Ulysse a gouvernée, et pour laquelle il était un tendre père, qui ait conservé la plus légère trace du souvenir de ce héros ! Je ne m'indigne point que les superbes rivaux soient entraînés à des attentats par leur fol aveuglement ; ils exposent leur tête au trépas en dévastant la maison d'un chef dont ils se sont promis l'éternelle absence. Mon indignation tout entière éclate contre vous, ô citoyens assis en un lâche silence, vous qui, malgré votre multitude, n'osez réprimer, même par votre voix, ce petit essaim de persécuteurs.

 Téméraire Mentor, vieillard insensé, interrompit Léocrite; fils d'Evenor, qu'oses-tu parler de réprimer nos entreprises ? Nous défions une multitude armée de nous bannir de ce palais et d'y troubler nos fêtes. Oui, dût le roi d'Ithaque, Ulysse lui-même, nous surprendre au milieu de nos festins, son épouse, qui ne demande aux Dieux que son retour, en verserait des larmes amères ; s'il osait attaquer des ennemis si nombreux, il rencontrerait ici la mort. Tu viens donc de manifester ta démence. Que l'assemblée se dissipe, que chacun retourne à ses travaux. Halitherse et Mentor, amis anciens d'Ulysse, prépareront avec assez d'ardeur le départ de son fils : mais je pense qu'assis longtemps encore dans Ithaque, il continuera d'interroger tous les voyageurs, et n'entreprendra jamais cette route.

 Il dit, et rompt l'assemblée. Le peuple se disperse, chacun rentre dans sa maison : les chefs retournent au palais d'Ulysse. Télémaque se retire seul aux bords de la mer ; là, après que l'onde écumeuse a baigné ses mains, il implore Minerve :  Entends ma voix,  déesse, toi qui vins hier dans notre palais. Tu m'ordonnas d'aller à travers le noir empire de la mer m'instruire du sort d'un père dont  je ne saurais plus supporter l'absence. Mais, hélas ! le puis-je ? Ce peuple, et bien plus encore ces chefs dont l'audace a franchi toutes les limites, traversent mon entreprise.

A peine a-t-il parlé, que Minerve, semblable à Mentor par la stature, les traits et la voix, paraît à côté du jeune prince, et ces mots volent de ses lèvres : Télémaque, tu as dépouillé l'enfance, tu ne seras désormais ni imprudent ni timide. Si la sagesse accomplie et l'inébranlable fermeté que ton père manifestait dans toutes ses actions et dans toutes ses paroles a jeté de profondes racines dans ton ame, ton dessein ne sera pas stérile, tu partiras. Si tu n'es pas le rejeton d'Ulysse et de Pénélope, glacé par la crainte, vaincu par les obstacles, tu n'accompliras point cette entreprise semée de périls. Il est vrai que les fils sont rarement l'image de leurs pères : ils les surpassent plus souvent en  perversité qu'ils ne reproduisent leurs vertus sous un plus beau jour. Toi, tu ne seras désormais ni imprudent, ni timide : la sagesse et le courage d'Ulysse respirent dans ton cœur. Nourris donc l'espoir d'un heureux succès ; méprise les projets et les manœuvres de tes ennemis ; aussi insensés qu'injustes, ils ne soupçonnent pas le noir destin qui les menace, et qui va consommer en un jour leur perte entière. Rien ne doit retarder ton départ, cet objet de tes désirs. Moi-même, Mentor, l'ami le plus ancien de ton père, je veux te préparer un léger vaisseau et t'accompagner. Va dans ton palais reparaître hardiment aux yeux de tes chefs; fais les apprêts de ta route, remplis les urnes de vin et les outres du froment le plus pur, la vigueur de l'homme. Je rassemblerai des amis chargés de s'associer à tes périls. De nombreux navires vieux et neufs  bordent nos rivages ceints de flots : le meilleur fixera mon choix, nous l'allons équiper et lancer à la vaste mer.

  A la voix de la déesse, Télémaque ne s'arrête plus ; il court vers le palais, le cœur agité de soins. La troupe superbe des rivaux était rassemblée sous le portique ils dépouillaient les chèvres, les porcs fumaient sur les charbons embrasés. Antinoüs vient en souriant à la rencontre de Télémaque, et lui serrant la main : Illustre orateur, mais trop emporté, dit-il, laisse là les hautes actions et le faste des paroles, sans troubler ton cœur de soucis fâcheux, ne songe, comme avant ce jour, qu'à partager nos festins, prends en main la coupe. On se chargera du soin de préparer tout ce qu'il faut pour ton départ ; tu auras un vaisseau et des compagnons fidèles, pour qu'un vol heureux et prompt te conduise dans la divine Pylos, où tu apprendras le destin de ton illustre père.

 N'attendez point, répond Télémaque,  je participe à vos festins odieux, hommes impies, et que, paisible spectateur de votre joie, je me livre, au repos et aux plaisirs. Ne vous suffit-il donc pas, ô persécuteurs de ma mère, qu'avant ce temps je vous aie laissé ravir la meilleure partie de mes biens ? Je n'étais qu'un enfant ; mais aujourd’hui que ma stature est formée, que je saisis les discours des sages, et que je les interroge ; aujourd'hui que je sens croître mon courage en mon sein, je tenterai de conjurer votre perte, soit à Pylos, soit même dans ce palais. Je pars : aucun obstacle ne me détournera de mes desseins. Je pars sur un navire étranger ; car, enrichis de mes dépouilles, vous jugez qu'il vous est plus utile que je ne possède ni vaisseau, ni rameurs. En disant ces mots, il arrache sa main de celle d'Antinoüs.

Cependant on préparait le festin dans le palais. Les chefs ne cessaient de proférer la raillerie et l'injure. Quoi de plus manifeste ? Disait un de ces jeunes insolents : Télémaque a formé contre nous des projets de mort il va chercher des secours dans l'aride Pylos, ou à Sparte ; ce désir le dévore. Peut-être court-il jusque dans la fertile Ephyre pour en rapporter des poisons mortels, qu'il jettera d'une main furtive dans nos coupes, et nous serons tous  précipités dans les enfers.

 Sait-on, dit un autre, si, expose sur un frêle vaisseau, égaré par les tempêtes, il ne périra pas, comme Ulysse, loin de sa patrie ? Par là, que de nouveaux soins il nous imposerait. Il nous faudrait partager tous ses biens, céder son palais à sa mère et à celui qu'elle honorerait du nom de son époux.

Mais Télémaque descend dans de vastes appartemens où étaient rassemblées les richesses de son père : on y voyait de grands amas d'or et d'airain, des coffres précieux où se conservaient de superbes vêtemens. Ce même lieu renfermait des huiles odorantes ; le long du mur étaient rangées des urnes remplies d'un vin rare, devenu miel par les ans, nectar digne des immortels, et réservé pour Ulysse, si jamais ce héros, accablé du faix des infortunes, reportait ses pas dans son palais.  Des portes solides, à deux battans, fermaient cette enceinte. Près d'elles une femme veillait jour et nuit sur ces richesses : c'était la fille d'Ops, la prudente Euryclée.

  Télémaque l'appelle : Ma nourrice, dit-il, hâte-toi de puiser du vin le plus précieux après celui que tu conserves pour un infortuné, s'il échappe jamais aux malheurs et a la mort ; remplis en douze urnes ; tu les scelleras avec soin ; répands dans de fortes outres de la farine du plus pur froment ; tu en compteras vingt mesures. Mais renferme dans ton sein mon secret et remet tout en mes mains ce soir, dés que ma mère retirée dans son appartement, sera livrée au sommeil. Je cours à Pylos et à  Sparte pour apprendre, s'il se peut, des nouvelles de mon père.

A ces mots, la fidèle Euryclée pousse des cris douloureux, éclate en sanglots :0 mon cher fils, dit-elle, pourquoi as-tu formé ce dessein fatal ? Iras-tu, t'égarer seul et sans appui sur l'immense étendue de la terre, toi, l'unique rejeton de Pénélope et l'objet de toute notre tendresse ? Hélas! il a péri le magnanime Ulysse, loin de sa patrie, chez un peuple inconnu. A peine seras-tu parti, que des pervers te dresseront des embûches mortelles et se partageront toutes ces richesses. Demeure donc ici parmi nous, assis sur ton héritage ; te préservent les dieux de t'exposer aux hasards infinis de la mer indomptée et d'une vie errante ?

Calme tes frayeurs, ma nourrice, répond Télémaque ; ce dessein n'est pas né sans la volonté des dieux. Mais jure-moi de cacher durant onze à douze jours mon absence à ma mère ; attends au moins qu'elle exige la présence de son fils ou que d'autres  ne l’aient instruite de ce départ. Je crains que la belle Pénélope ne se consume dans les larmes.

Il dit : la vieille Euryclée se lie solennel-lement au secret en attestant les dieux. Dès que le serment est sorti de ses lèvres, elle remplit les urnes de vin, fait couler dans les outres la fleur de farine. Télémaque rejoint dans la salle les amans de sa mère.

 Minerve, cependant est livrée à d'autres soins. Sous les traits de Télémaque, elle parcourt la ville entière, choisit ceux qui doivent accompagner ce prince, ordonne à chacun d'entre eux de se rendre au rivage dès l'arrivée des ombres du soir. Elle demande un vaisseau à Noémon, fils de Phronius ; il l'accordé avec joie.

Le soleil termine sa course et la nuit ombrage la terre. Aussitôt la déesse lance aux vagues le vaisseau léger, l'arme des agrès avec lesquels le navire le mieux équipé traverse les flots ; et elle l'attache à l'extrémité du port. Déjà se rassemblent en foule autour d'elle les braves compagnons de Télémaque ; Minerve anime chacun d'eux par ses leçons.

  Elle fait plus, elle vole au palais d'Ulysse : là, au milieu de leur allégresse, elle épanche la vapeur du sommeil sur les yeux des princes, ils  portaient les coupes à leurs lèvres, elles tombent de leurs mains ; ils ne peuvent prolonger le festin : assoupis, ils se hâtent de se rendre à leurs demeures ; le sommeil accable leurs paupières.

 Alors la déesse, prenant la forme et la voix de Mentor, appelle le jeune prince hors du palais :  Télémaque, déjà tes compagnons, les rames à la main, sont assis dans le vaisseau ; on n'attend que toi, partons.

 Elle dit et court au rivage ; il suit la déesse d'un pas rapide. Arrivé au port, Télémaque trouve ses compagnons rassemblés près du vaisseau.

  Amis, s'écrie-t-il avec feu, tout est préparé dans le palais pour la route, chargeons-en le navire. Ma mère, ainsi que tous les miens, ignore mon départ, je n'en ai confié le secret qu'à la prudente Euryclée.

 En même temps il les conduit ; ils volent, prennent les urnes et les outres, et, selon l'ordre du fils d'Ulysse, les posent dans le navire. Télémaque y monte, précédé de Minerve, qui s'assied près du gouvernail ; il se place à côté de la déesse. On délie le vaisseau, on s'y élance, on occupe les bancs, Minerve fait élever de l'occident un vent favorable et impétueux qui parcourt le noir empire de la mer avec une voix sonore ; Télémaque crie à ses amis d'élever le mât. Aussitôt, le plaçant dans le creux profond de sa base, ils élèvent dans l'air le haut pin, l'affermissent avec des câbles et tendent par de fortes courroies la voile éclatante ; le vent se précipite au sein de la voile, enflée ; les sombres vagues de toutes parts battent avec un grand fracas le navire qui prend l'essor : il court sur les flots et derrière lui disparaît la plage immense. Mais à peine l'ont-ils armé de ses agrès, que, tenant en main les coupés, ils offrent des libations à la troupe entière des immortels, et surtout à la fille auguste de Jupiter. Le vaisseau fend d'un vol heureux les ondes durant toute la nuit et jusqu’au lever de l'aurore.