Pendant ce combat semblable à la flamme dévorante, le rapide
Antiloque arrive près d'Achille, et le trouve devant les poupes élevées
de ses vaisseaux, qui présageait son malheur : Ciel, disait son
magnanime cœur en gémissant, pourquoi les Grecs valeureux, précipités
à travers la plaine, fuient-ils encore vers le rivage ? Je crains que
les dieux ne réalisent les noirs soupçons qui naissent dans mon
esprit. Ma mère m'a prédit qu'avant mon trépas le plus vaillant des
Phthiotes, vaincu par les Troyens, perdrait la lumière du jour. Le fils
de Ménœtius n'est plus : l'infortuné ! je lui avais si fortement
ordonné de retourner dans le camp après avoir écarté les flammes
ennemies, et de ne pas affronter Hector !
Tandis que son esprit était absorbé dans ces pensées, le fils
du vénérable Nestor s'avance, versant des larmes amères, et il lui
apporte cette nouvelle accablante : O fils illustre de Pelée, je dois
t'instruire de l'événement le plus sinistre ; plût aux dieux qu'il ne
fût point arrivé ! Patrocle est mort : on ne se dispute plus que son
cadavre ; Hector possède ses armes.
A ces mots la plus sombre douleur trouble les yeux d'Achille. Il
prend des deux mains de la cendre noire et brûlante, et la répandant
sur sa tête, en souille son beau front et ses vêtemens divins : étendu
dans la poussière, il couvre de sa haute stature un long terrain ; il
s'arrache les cheveux. Les captives que sa valeur et celle de Patrocle
avaient acquises, livrées au désespoir, remplissent les airs de leurs
cris, se précipitent hors des tentes autour du héros, se frappent le
sein, et tombent évanouies ; tandis qu'Antiloque versait un torrent de
larmes, et, tirant d'un cœur généreux de profonds soupirs, tenait les
mains d'Achille, et craignait qu'il ne s'armât de son fer pour attenter
à ses jours.
Achille pousse des hurlemens terribles. Sa mère vénérable les
entendit, assise au fond de la mer près du vieux Nérée ; elle y répondit
par des cris douloureux. Aussitôt se rassemblent autour d'elle toutes
les néréides qui vivent dans les abîmes de la mer, Glaucé, Thalie,
Cymodocé, Nésée , Spio, Halie à l'œil majestueux, Cymothoé, Actée,
Limnorie ; sur leurs pas se pressent Mélite. Amphithoé,
Doto, Phéruse, avec leurs compagnes, Dynamène, Proto, Callianire,
Doris, Panope, l'éclatante Galatée ; enfin accourent Némerte,
Callianasse, Clymène, Amathée la chevelure flottante, Orithye, et les
autres néréides. Elles remplissent la grotte argentée, se frappant le
sein à coups redoublés, tandis que Thétis éclate en plaintes
lugubres. Ecoutez-moi, mes chères sœurs, connaissez tous les maux dont
mon ame est accablée. O infortunée que je suis! ô mère déplorable
d'un vaillant guerrier ! j'ai mis au jour un fils, l'honneur de sa
patrie, le plus grand des héros ; il croissait comme une plante
heureuse : et ce fils, élevé par mes mains comme un beau rejeton
cultivé avec amour dans le sol le plus fertile, je l'ai envoyé sur un
vaisseau combattre les Troyens, et je ne dois point le recevoir, au
retour de la paix, dans la demeure de Pelée. Cependant, aussi
long-temps qu'il respire et jouit de la lumière du jour, il est plongé
dans une douleur que ma présence ne saurait adoucir. Mais je veux aller
voir ce fils chéri, et connaître le sujet de sa peine amère depuis
qu'il se tient éloigné des combats.
En disant ces mots, elle abandonne la grotte, suivie des néréides
en pleurs ; les flots s'ouvrent pour faciliter leur route. Elles
touchent aux bords de Troie, et se rangent sur le rivage près des
nombreux navires des Phthiotes dont ceux d'Achille étaient environnes.
Il poussait de longs gémissemens, lorsque son auguste mère paraît
devant lui : elle serre entre ses bras, avec des cris plaintifs,
la tête de son fils ; et saisie d'une tristesse profonde : Mon fils,
dit-elle, pourquoi répands-tu ces larmes ? quelle infortune peut encore
troubler ton ame ? réponds, confie-moi tous les secrets de ton cœur.
Jupiter a rempli tes vœux ; les bras levés au ciel, ta demandais que
les Grecs, dénués de ton appui, fussent assiégés près de leurs
vaisseaux, et subissent de grandes pertes. O ma mère, répondit Achille
en soupirant avec amertume, Jupiter, il est vrai, a rempli tes vœux :
mais puis-je goûter le prix de ces faveurs, depuis le trépas de mon
ami Patrocle, le plus fidèle et le plus cher de tous mes compagnons, et
que j'aimais comme moi-même ? je l'ai perdu ; Hector l'a immolé, et
l'a dépouillé de ces armes terribles, présent superbe que les dieux
firent à Pelée le jour où ils te conduisirent dans le lit de ce
mortel.
Plût au ciel que tu n'eusses point alors quitté la demeure des
déesses delà mer, et que Pelée eût pris une épouse sujette à la
mort ! Tu formas ces liens, pour pleurer à jamais le trépas de ce fils
que tu ne verras point revenir dans ton palais : car ma douleur ne me
permet plus de vivre ; et si j'habite encore parmi les humains, c'est
pour qu'Hector, frappé de ma lance, rende avant moi le dernier soupir,
et venge les mânes de Patrocle.
A ces mots Thétis fond en pleurs : Tu vas donc précipiter ta
mort, dit-elle, ô mon fils : par les destins ont ordonné que tu
suivrais de près Hector dans la tombe.
Mourons, interrompit Achille le cœur gonflé de douleur et de
courroux, puisque j'ai laissé tuer mon ami sans le défendre. Il a
expiré loin de sa patrie, désirant l'appui de mon bras. Et moi, qui ne
dois point revoir mon palais, je n'ai été d'aucun secours à Patrocle,
ni à d'autres de mes compagnons tombés en foule sous les coups
d'Hector : je suis resté assis près de mes vaisseaux comme un poids
inutile de la terre, tandis que ma valeur est telle que si d'autres
l'emportent sur moi dans les conseils, nul d'entre les Grecs ne m'égale
aux combats. Ah ! périssent au séjour des dieux et des hommes la
discorde, et la colère qui pousse le plus sage aux transports de la
fureur, qui, plus douce que le miel, distille dans le cœur de l'homme,
mais bientôt s'y accroît et le trouble des sombres vapeurs comme une
noire fumée. J'en ai trop éprouvé
l'empire depuis l'insulte d'Agamemnon, notre chef. Mais oublions
le passé, quelque pénible que soit cet effort ; contraints par la nécessité,
sachons enfin dompter notre cœur. Oui, je cours chercher le cruel
Hector qui m'a ravi une tête si chère ; et dès que les dieux
l'ordonneront, je recevrai le trépas. L'invincible Hercule, ce favori
du maître des cieux, subjugué enfin par les destinées et par la haine
constante de Junon, ne put échapper à la mort. Comme lui, je rendrai
le dernier soupir, et tomberai dans la poussière : mais avant ce temps
je remporterai une éclatante gloire ; quelqu'une des superbes
Troyennes, essuyant de ses mains les larmes qui inonderont ses tendres
joues, poussera de continuels sanglots. Qu'on éprouve enfin que je me
suis long-temps éloigné des combats. Ne me retiens point ; réprime
les sentimens de ton cœur, tu ne pourras me fléchir. Mon fils, répond
la reine des flots, je n'en puis disconvenir, il est beau de repousser
loin de ses amis le péril qui les presse. Mais les Troyens sont maîtres
de tes armes redoutables ; le vaillant Hector triomphe d'en avoir
couvert son sein : ce triomphe orgueilleux sera de courte durée, ce
guerrier est aux portes du trépas. Attends, pour courir aux combats,
que j'aie reparu à tes yeux. Demain, avec les premiers rayons de
l'aurore, je t'apporterai de la part de Vulcain la plus superbe armure.
Se détournant ensuite de son fils, et s'adressant aux néréides
: Rentrez, dit-elle, au sein de la profonde mer ; et portant vos pas
dans le palais du vieux Nérée notre père, racontez-lui nos malheurs.
Je vais sur le haut Olympe trouver l'industrieux Vulcain, et lui
demander pour mon fils des armes éblouissantes parleur beauté. Les
nymphes se plongent dans la mer : Thétis s'élève aux cieux ;
impatiente de remettre cette armure aux mains de son fils, un rapide
essor la porte vers l'Olympe.
Cependant les Grecs, fuyant devant Hector avec des cris épouvantables,
touchaient aux bords de l'Hellespont, sans que la valeur eût mis à
l'abri de l'insulte le corps du compagnon d'Achille, toujours atteint
par les légions, les chars, et le fils de Priam, Hector, impétueux
comme la flamme. Trois fois ce chef, brûlant de l'enlever, le
saisissait d'un bras courageux, et animait les siens par ses cris ;
trois fois les deux Ajax, pleins d'une bouillante audace, le
repoussaient : lui, toujours intrépide, tantôt les chargeait, suivi
d'une bruyante cohorte, tantôt s'arrêtait en élevant une voix
formidable ; mais il n'abandonnait point cette proie. Comme des bergers
veillant toute la nuit au milieu des pâturages, ne peuvent éloigner de
sa victime un lion ardent et pressé d'une faim dévorante ; les deux
Ajax, malgré leur valeur, ne peuvent intimider le fils de Priam, et l'écarter
de ce corps. Il l'aurait enfin enlevé, et aurait remporté un grand
triomphe, si la prompte Iris envoyée par Junon, et accourue du haut de
l'Olympe à l'insu de Jupiter et des autres dieux, n'eût excité le
fils de Pelée à se montrer dans la plaine sanglante. Arrivée près du
guerrier, ces mots volent de ses lèvres:
Achille, toi le plus redoutable des mortels, parais, et sauve
Patrocle, pour qui se livre un grand combat fixé devant les vaisseaux :
les deux partis s'immolent l'un l'autre, ceux-ci défendant
ce chef inanimé, et ceux-là faisant les derniers efforts pour emmener
cette conquête dans les murs d'Ilion : mais personne n’y aspire plus
qu'Hector, résolu dans sa fureur à lui séparer la tête du cou tendre
et délicat, et à l'exposer sur un poteau infâme. Lève-toi de la
poussière, et rougis de livrer toi-même Patrocle aux animaux affamés
de l'insolente Troie. Si son corps reçoit quelque indigne traitement,
c'est à toi seul que tous les Grecs en imputeront l'ignominie.
Déesse, dit Achille, quelle divinité t'a chargée de m'apporter
cet ordre ?
C'est, répond Iris, l'auguste épouse de Jupiter ; elle m'envoie
à l'insu de ce dieu qui règne sur les nuées, et de tous ceux qui
habitent l'Olympe éclatant.
Puis-je aller au combat ? s'écria le héros brûlant d'ardeur :
on possède mes armes : ma mère m'a défendu de revêtir l'airain
martial jusqu'à ce qu'elle ait reparu, et m'ait apporté de la part de
Vulcain une nouvelle armure. Il n'est point de guerrier dont les armes,
quelque fameuses qu'elles soient, puissent couvrir mon sein : je ne
pourrais désirer que le bouclier du fils seul de Télamon ; mais lui-même,
je l'espère, engagé dans la plus forte mêlée, sème la mort de sou
javelot en faveur au malheureux Patrocle.
Nous savons comme toi, répartit Iris, que tu es dépouillé de
ton armure ; mais parais seulement au bord du fossé : à ton aspect,
les Troyens épouvantés cesseront de combattre, et les Grecs
rappelleront toute leur valeur. Elle se ranimera s'ils ont le temps de
respirer.
En disant ces mots, la déesse s'envole, et Achille, aimé de
Jupiter, se lève. Pallas couvre de son égide immortelle le sein mâle
du héros, et lui couronne le front d'un nuage doré, au haut duquel
s'allume une flamme éclatante. Comme, durant tout le jour, la fumée
ardente s'élève d'une île lointaine qu'entouré l'ennemi, tandis que
les assiégés, sortis de leurs remparts, livrent un horrible combat ; dès
que le soleil a disparu, les feux, brûlant sur toutes les tours,
envoient leur rapide éclat jusques aux nues pour exciter les peuples
voisins à venir, dans leurs vaisseaux, écarter la guerre de ces murs :
telle est la vive lumière qui part du front d'Achille et s'élève dans
l'espace immense du ciel. Il s'avance, hors de la muraille, jusques au
bord du fossé ; là, sans se mêler aux combattans, docile aux ordres
prudens de sa mère, il fait retentir sa voix. Pallas l'accompagne de sa
voix terrible, et produit un affreux tumulte parmi les Troyens. Tel qu'éclaté
dans les airs le son fort et perçant de la trompette guerrière, quand
les ennemis dont une ville est ceinte montent à l'assaut, ne respirant
que sang et ruines ; telle est la voix éclatante du petit-fils d'Eaque.
A ce cri d'Achille, cri sorti comme d'une poitrine d'airain, tous les
Troyens sont saisis d'effroi ; les superbes coursiers, présageant des
malheurs, tournent en arrière leurs chars ; les écuyers sont frappés
de consternation, à la vue du feu continuel, épouvantable, qui, allumé
par Minerve, luit sur la tête du magnanime fils de Pelée. Le héros
cria trois fois au bord du fossé : et trois fois les Troyens et leurs
intrépides alliés se troublèrent et furent mis en déroute : là périrent
douze de leurs principaux combattans, embarrassés dans leurs chars, et
percés de leurs propres armes. Cependant les Grecs se hâtent de tirer
de la mêlée le corps de Patrocle, et le déposent sur un lit funèbre,
que suivent ses compagnons en pleurs. Achille marche au milieu d'eux,
versant un torrent de larmes à 1'aspect de son fidèle ami étendu sur
ce lit, et défiguré par ses blessures. Il l'avait envoyé au combat sûr
son char attelé de ses coursiers triomphans, et il le reçoit pâle et
inanimé.
Junon contraint l'astre infatigable du jour à précipiter sa
course, à rentrer dans les flots de l'Océan : il disparaît enfin, et
les Grecs se reposent de leurs longs travaux et du combat homicide. Les
Troyens quittent le champ du carnage, détellent les coursiers, et,
avant de réparer leurs forcés, forment en hâte un conseil ; ils sont
debout, aucun n'ose s'asseoir ; effrayés encore de l'aspect imprévu
d'Achille, qui, depuis si long-temps, s'était éloigné de la lice des
combats. Le sage Polydamas prend la parole ; il connaissait mieux
qu'aucun d'eux te passé et l'avenir : compagnon d'Hector, ils étaient
nés dans la même nuit ; mais si l'un occupait le premier rang par sa
prudence, l'autre lui était supérieur en courage.
Amis, leur dit-il, il faut balancer avec soin le parti qu'il nous
convient de prendre : quant à moi, je vous exhorte à rentrer
promptement dans Ilion, à ne pas, attendre l'aurore près de ces
vaisseaux où nous sommes si éloignés de nos murs. Tant que ce héros
qui a reparu nourrissait un violent courroux contre Agamemnon, les Grecs
étaient moins redoutables ; je triomphais moi-même, attaché la nuit
entière sur ce rivage, dans l'espoir que nous nous emparerions de leur
flotte. Mais que je crains l'impétueux fils de Pelée ! telle est son
audace féroce, qu'il ne s'arrêtera point dans la plaine où les deux
peuples ont tour à tour éprouvé les hasards de la guerre ; il
combattra sous nos remparts pour décider du sort d'Ilion, de nos enfans
et de nos femmes. Mettons-nous donc à l'abri de nos murs ; croyez-en
mes paroles, elles seront justifiées par l'événement. La nuit réprime
encore la fureur d'Achille : si demain, accourant tout armé, il nous
trouve en ce lieu, quelqu'un fera la triste épreuve de son courage ;
heureux qui pourra se réfugier dans Ilion ! les Troyens en foule
assouviront la faim rapace des vautours. Puisse la nouvelle d'une si
funeste catastrophe ne frapper jamais mon oreille ! Mais si, malgré
votre répugnance, vous suivez l'avis que je viens d'ouvrir, nous
profiterons de la nuit pour raffermir notre valeur dans un conseil,
tandis que les tours et les hautes portes, soutenues de solides appuis,
muniront la ville. Demain, avec l'aurore, nous paraîtrons en armes sur
nos remparts : il sera difficile à ce héros de nous attaquer ; quelque
ardent courroux qui l'amène loin du rivage, il s'en retournera vers ses
vaisseaux, après avoir vainement épuisé la fougue de ses coursiers en
les poussant çà et là autour de nos murailles. Dût ce désir
redoubler sa fureur, il ne pourra se précipiter dans la ville ; et loin
de la saccager, il sera la pâture des animaux dévorans.
A ces mots le vaillant Hector lui lançant un regard
terrible : Polydamas , dit-il, ta sagesse t'abandonne en ce moment ;
tu nous exhortes à reporter dans Troie nos pas errans ! N’êtes-vous
point encore las d'être enfermés au sein de nos murailles
? Ce moyen de la défendre est long, il a fait sa ruine. Jadis tous les
mortels célébraient la puissance et la splendeur de la ville de Priam
: depuis quel temps est-elle l'objet de la haine de Jupiter ! nos
maisons ont été dépouillées de leurs plus précieux ornemens ; nos
biens ont disparu, vendus dans la Phrygie ou dans l'heureuse Méonie.
Maintenant que ce dieu permet enfin que je me couvre de gloire auprès
des vaisseaux, que j'assiège les Grecs aux bords de la mer, garde-toi,
homme peu clairvoyant de publier tes timides conseils ; aucun des
Troyens ne les écoutera, et je saurai bien les rendre inutiles. Chefs,
obéisse a tous à mes ordres. Que chacun prenne de la nourriture à son
poste, veille à la sûreté du camp, et passe la nuit sous les armes.
Si quelqu'un, croyant lire dans l'avenir, est si assuré de perdre ses
richesses, qu'il nous le confirme en les consacrant aux besoins publics
; il doit les abandonner à ses concitoyens plutôt qu'aux Grecs. Dès
les premiers rayons du jour, paraissons en armes devant ces tentes, et
livrons un combat furieux. S'il est vrai que le terrible Achille ait élevé
son front près des vaisseaux, ce sera sa perte, s'il persiste à se
montrer : je ne le fuirai pas loin de ce champ de carnage ; je
l'attendrai avec intrépidité, et son bras ou le mien remportera une
illustre victoire. Mars est le dieu commun des guerriers ; souvent celui
qui verse le sang est immolé. Ainsi parle Hector, les Troyens font
entendre des acclamations. Aveugles ! Pallas a troublé leurs sens : ils
applaudissent au fils de Priam, dont l'avis est funeste, et aucun
n'approuve Polydamas qui a pénétré dans l'avenir. Ils prennent leurs
repas dans les rangs sans déposer leur armure.
Mais les Grecs consument la nuit entière à gémir et à pleurer
autour du corps de Patrocle. Achille commence le deuil ; et posant ses
mains guerrières sur le sein de son ami, il pousse des soupirs
douloureux. Telle une lionne à qui le chasseur, pénétrant dans la forêt
profonde, a ravi ses lionceaux, rentrée vers la nuit dans sa retraite,
est saisie de tristesse, mais bientôt, transportée d'une violente
rage, court de vallons en vallons et cherche de toutes parts la trace du
ravisseur : tel Achille, après de longs gémissemens, s'écrie au
milieu de ses Thessaliens :
Dieux ! que je proférai de vaines paroles le jour où, rassurant
Ménœtius dans son palais, je promis de lui ramener au sein des murs d'Opoënte
son fils comblé de gloire, vainqueur d'Ilion, et chargé de nobles dépouilles
! Mais Jupiter n'exécute pas tous les desseins des mortels ; il était
ordonné qu'ici, devant cette Troie, une même terre serait rougie de
notre sang ; car le vieux Pelée, ni ma mère Thétis, ne me recevront
plus dans leur demeure, et ce rivage renfermera mes cendres. Maintenant,
ô Patrocle, puisque j'ai du n'entrer que sur tes pas au tombeau, désespéré
de ton trépas, je jure de ne t'ensevelir qu'après t'avoir apporté les
armes et la tête dû superbe Hector, ton meurtrier, qu'après avoir
sacrifié devant ton bûcher funèbre douze Troyens illustres. Jusqu'à
ce temps tu demeureras près de mes vaisseaux, étendu sans sépulture ;
et nos captives, versait jour et nuit des larmes, feront entendre autour
de toi leurs lamentables regrets, ces captives acquises par notre valeur
quand nous renversions des villes guerrières.
Après avoir ainsi parlé, le héros ordonne à ses compagnons
d'allumer le feu sous une grande cuve, et de laver le corps de Patrocle
souillé de sang et de poussière. Ils placent la vaste cuve ; ils y
versent l'eau ; le bois est allumé ; la flamme s'élève, et l'eau ne
tarde pas à tiédir. A peine l'ont-ils entendue frémir dans l'airain
sonore, qu'ils lavent le corps, l'oignent de flots huileux, répandent
dans ses plaies une essence ancienne et précieuse ; et l'étendant sur
un lit funèbre, l'entourent d'un léger linceul et le couvrent d'un
voile blanc.
Ensuite, autour d'Achille, ils consacrent la nuit entière aux larmes et
aux sanglots qu'ils donnent à Patrocle.
Tandis qu'ils s'occupent de ces devoirs, Jupiter s'adressant à
Junon, sa sœur et son épouse : Te voilà donc enfin parvenue au comble
de tes désirs, dit-il, grande déesse, et tu as précipité Achille au
combat ! Sans doute les Grecs, ce peuple guerrier, l'objet si constant
de ton amour, tient de toi son origine.
Que prétends-tu par ce reproche, fils insultant de Saturne ? répondit
Junon. Un mortel borné dans ses vues traverse les vœux d'un autre
mortel : et moi, reine de l'Olympe, tant par ma naissance que par le
titre de l'épouse de celui qui exerce un empire souverain sur toua les
dieux, je serai enflammée de fureur contre les Troyens, et ne pourrai
conjurer leur ruine !
Cependant Thétis arrive au palais de Vulcain, palais éternel,
formé d'airain, parsemé d’étoiles, brillant parmi ceux de la troupe
céleste, et élevé par les mains de ce dieu à la démarche inégale.
Il était dans ce moment au milieu des soufflets de sa forge, autour
desquels il s'agitait, couvert de sueur, livré tout entier à ses
travaux. Il formait vingt trépieds pour en décorer les murs du solide
palais de Jupiter, et attachait à ces trépieds des roues d'or ;
d'eux-mêmes, prodige étonnant ! ils devaient se rendre à l'assemblée
des dieux, et retourner à leur place. Ils étaient achevés ; il n'y
manquait plus que des anses d'une beauté merveilleuse, qu'il préparait
et dont il forgeait les liens. Tandis que ces soins occupaient toute son
industrie, Thétis s'avance. L'épouse de Vulcain, la chevelure ornée,
la belle Charis, la voit, court au-devant d'elle ; et l'embrassant : O déesse
vénérable et chérie, dit-elle, quelle conjoncture t'amène dans notre
palais ? il est si rare d'y jouir de ta présence ! Mais daigne entrer
et prendre part aux festins prêts à te recevoir. En disant ces mots,
elle la conduit dans sa demeure, et la fait asseoir sur un trône éclatant,
formé avec art ; les pieds de la déesse reposent sur une estrade.
Charis cependant court appeler son époux : Vulcain, dit-elle, viens ;
Thétis désire ta présence.
Mon palais, répartit ce dieu, reçoit la déesse la plus digne
de ma vénération et de mon attachement : c'est elle qui me sauva,
lorsque, précipité de la voûte céleste, je connus le malheur, par la
volonté d’une marâtre, honteuse de mes pas chancelans, et voulant me
dérober à tous les regards ; ma perte était assurée si Thétis, et
Eurynome, fille de l'Océan, ne m'eussent accordé pour asile
le sein des ondes. J'y passai neuf années, exerçant mon industrie,
formant des agraffes, des colliers et des bracelets dans une grotte
profonde, que battaient éternellement avec un bruyant murmure les flots
écumeux de l'Océan ; ignoré des dieux et des mortels, ma retraite n'était
connue que de ces deux déesses auxquelles je dois mon salut. Puisque Thétis
vient dans notre demeure, je dois, si je le peux, reconnaître en ce
jour ses bienfaits : cours la recevoir avec les honneurs les plus
splendides ; je vais quitter tous mes travaux.
Aussitôt ce dieu, d'une stature colossale le visage enflammé,
quitte son enclume ; et, hâtant ses pas mal assurés, écarte
les soufflets du feu, renferme dans une caisse d'argent tous les
instrumens de sa forge. Il enlève avec une éponge la fumée qui
noircissait son front, ses mains, son cou vigoureux et sa poitrine hérissée.
Il se couvre de sa tunique, prend son sceptre pesant, et sort à pas inégaux,
soutenu de belles esclaves, statues d'or animées, qui ont en partage
l'intelligence, la voix, le mouvement,
et ont reçu des immortels l'industrie. Elles accompagnent ce
dieu qui, s'approchant du superbe trône où Thétis était assise : Déesse
que j'honore et chéris, dit-il en lui prenant la main, apprends-moi ce
qui te conduit dans mon palais, où tu portes si rarement tes pas ;
parle, découvre-moi les sentimens de ton cœur, et ne doute pas que,
s'il est en mon pouvoir, si le succès répond à mes efforts, je
n'accomplisse tes souhaits.
Thétis laissant couler ses larmes : O Vulcain, répondit-elle,
est-il dans tout l'Olympe une déesse qui ait souffert des infortunes
aussi nombreuses et aussi terribles que celles où Jupiter m'a condamnée
? Ce n'est pas assez que, seule parmi les déesses de la mer, j'aie été
contrainte d'épouser un mortel, conduite dans le lit du fils d'Eaque,
qui, maintenant accablé de vieillesse dans son palais, touche aux bords
de la tombe. Je mets au jour un fils qui croît sous mes yeux, qui
devient le modèle des héros ; ce fils, élevé par mes mains comme un
heureux rejeton au lieu le plus fertile d'un champ, je l'envoie à
travers les ondes combattre les Troyens ; il s'éloigne pour jamais de
la demeure de Pelée : et cependant le peu de jours qu'il respire et que
l'astre du jour l'éclairé, est empoisonné par la douleur, sans que je
puisse en adoucir l'amertume. Privé par Agamemnon, le chef suprême des
Grecs, de la captive qu'il avait reçue en récompense de sa valeur, il
se tenait loin des combats, son cœur se consumant de tristesse. Bientôt
les Troyens enferment les Grecs près de leurs navires, sans leur
laisser aucun moyen d'échapper : alors les chefs viennent implorer mon
fils, veulent le gagner par l'énumération des plus magnifiques présens.
Il refuse de les garantir lui-même du trépas ; mais il donne à
Patrocle ses armes, lui confie ses nombreuses troupes et l'envoie à
l'ennemi. Ils combattent jusqu'au soir devant les portes Scées : ils se
fussent emparés ce jour-là même de Troie, si Apollon n'eût voulu
qu'Hector fût vainqueur, et n'eût abattu à la tête des rangs le fils
de Ménoétius, qui avait couvert de ses ravages toute la plaine. Je
viens embrasser tes genoux, et te conjurer d'accorder à mon fils, peu
éloigné du terme de sa carrière, un bouclier, un casque, des
brodequins ornés de leurs agraffes, et une cuirasse : car il a perdu
son armure avec son fidèle compagnon ; et il est étendu sur la poussière,
abandonné au plus profond désespoir.
Rassure-toi, répondit Vulcain, cesse d'entretenir la peine qui
te trouble. Que ne m'est il aussi facile d'écarter de ton fils les
traits sinistres de la parque lorsqu'il sera près de l'heure fatale,
qu'il est en mon pouvoir de le rendre possesseur d'une armure qui
remplira d'admiration tous ceux dont elle frappera les regards !
Il la quitte en finissant ces mots, et se retire dans sa forge.
Il dirige ses soufflets, leur ordonne d'allumer le feu. Ils embrasent
vingt fourneaux par leur souffle, qui, selon ses désirs, est tantôt
tranquille et doux, tantôt impétueux et terrible. Ce dieu jette au
milieu des flammes ardentes de dures barres d'airain, d'argent, et d'un
or précieux ; et, dressant une énorme enclume, il prend d'une main les
fortes tenailles et de l'autre le lourd marteau.
D'abord il fait un bouclier solide, immense, où il déploie son
industrie ; et, en ayant formé les bords de trois cercles de l'or le
plus éclatant, il y attache la courroie argentée : cinq lames
composent la forte épaisseur de ce bouclier, et le dieu rassemble tout
son art pour en décorer la surface.
Il y grave la Terre, le Ciel et l'Océan, le Soleil infatigable
dans sa course, la Lune arrondie, les Astres dont se couronne la voûte
des cieux, les Pléiades, les Hyades, l'Orion brillant, et l'Ourse ou le
chariot, l'Ourse qui, tournant autour du pôle, regarde l'Orion, et
seule ne se baigna jamais dans les flots de l'Océan.
Il représente sur ce bouclier deux villes superbes. L'une offre
l'image d'un hymen et de festins solennels. Aux feux éclatans des
flambeaux, on conduit à travers la ville les nouveaux époux du sein de
leur demeure ; tout retentit de chants d'hyménée ; des jeunes gens
forment en dansant un cercle rapide ; et les flûtes et les lyres font
entendre leurs douces voix. Les femmes, debout aux portes de leurs
maisons, admirent ce spectacle.
Dans la même ville, le peuple occupe la place publique où se
juge un grand débat Deux hommes contestent avec de fortes clameurs le
rachat d'un meurtre : l'un jure qu'il a délivré la somme entière ;
l'autre, qu'il n'en a pas reçu la moindre partie : tous deux produisent
avec chaleur des témoins ; la turbulente assemblée se partage en leur
faveur. Des hérauts l'appaisent. Des vieillards, assis sur dès pierres
luisantes, forment une enceinte sacrée ; chacun d'eux, avant de parler,
reçoit le sceptre de la main d'un héraut dont voix perce les airs ; se
levant avec le sceptre, ils
prononcent tour à tour leur sentence. Au milieu sont deux talents d'or,
prix du jugement le plus équitable.
Devant l’autre ville campent deux armées dont l'armure jette
un vif éclat jusques aux nues : divisées entr'elles, l'une veut quelle
soit mise au pillage, et l'autre qu'on fasse un partage égal de ses
richesses. Durant cette contestation, les assiégés leur dressent de
secrètes embûches : tandis que les épouses chéries et les tendres
enfans veillent à la sûreté les remparts où ils sont rassemblés
avec ceux qu'accablé le poids de l'âge, les plus vigoureux sortent de
la ville à pas précipités ; ils ont à leur tête Mars et Minerve ;
tous deux sont d'or ; couverts de vêtemens brillans, ils sont distingués,
comme il convient à des dieux, par leur beauté, par leur grandeur et
par leur armure. La cohorte revêtue d'airain, arrivée au lieu de
l'embuscade, se cache aux bords d'un fleuve où doivent s'abreuver les
troupeaux de l'armée ennemie ; deux guerriers, assis sur une éminence,
attendent l'arrivée des blanches brebis et des bœufs à cornes recourbées.
Bientôt s'avancent ces troupeaux suivis de deux bergers qui, ne soupçonnant
aucune ruse, s'égayaient au son de leurs chalumeaux, quand ils sont
environnés, dépouillés de leurs riches troupeaux, et mis à mort.
A ce tumulte leurs guerriers, assemblés dans un conseil, s'élancent
sur leurs chars ; les coursiers, levant en l'air un pied agile,
poursuivent l'ennemi, l'ont atteint en un moment. Il se livre un combat
aux bords du fleuve ; des coups mutuels donnent le trépas. Parmi eux
courent de rang en rang la Discorde, le Tumulte et la Parque fatale ;
couverte d'une robe ruisselante de sang humain, elle s'empare de l'un
qui, venant d'être blessé, conservait un reste de chaleur, saisit
l'autre tandis que le trait mortel traversait l'air, et traîne un
cadavre à travers le champ du meurtre. Ces divinités et ces combattans
respirent, et les deux partis se disputent leurs morts.
Il grave encore un vaste champ d'une terre grasse, molle où, la
troisième fois, de nombreux laboureurs tournent ça et là leurs
charrues. Dès qu'ils reviennent au bout du guéret, quelqu'un s'avance
et met dans leurs mains une coupe remplie d'un vin exquis animés par ce
breuvage, ils recommencent à creuser des sillons se hâtant de ramener
leur charrue au bout du long guéret. La matière est d'or ; et tel est
l'art du divin ouvrier, on voit derrière eux se noircir la terre, comme
dans un champ où se promène le soc.
Il
grave un autre champ couvert d'épis florissans. Des moissonneurs, armés
de faux tranchantes, coupent les blés qui, par morceaux, tombent
rapidement le long des sillons ; sur leurs pas trois autres moissonneurs
se hâtent de lier des gerbes, accompagnés de jeunes enfans qui
s'empressent à se charger les bras de ces blés, et les leur présentent.
Au milieu d'eux, le roi de cette terre, tenant en silence son sceptre
au-dessus des longs sillons couverts de gerbes, goûte au fond de son cœur
une douce satisfaction. Des hérauts cependant préparent à l'écart un
festin champêtre à l'ombre d'un chêne ; ils immolent un grand taureau
; ils en assaisonnent la chair : les femmes, prodiguant la fleur éclatante
de la farine, apprêtent le repas des moissonneurs.
Il représente aussi une belle vigne assemblée sous le faix des raisins
; au milieu de l'or dont elle brille, pendent les noires grappes, Elle
est soutenue par des échalas d'argent rangés avec symétrie ; le fossé
dont il l'entoure est d'un métal obscur, la haie d'étain blanchâtre.
Par un sentier étroit, rempli de vignerons au temps de la vendange, une
jeunesse folâtre des deux sexes porte dans des paniers tressés avec
art le fruit égal au miel par sa douceur. Elle est précédée d'un
jeune garçon qui tire des sons enchanteurs d'une guitare sonore, dont
les cordes s'unissent avec harmonie à sa tendre voix. La jeunesse répond
à ses accords par des chants et des cris de joie, et le suit, frappant
la terre en cadence. Il grave un troupeau de bœufs à la tête élevée
; les uns sont d'or, les autres d'un sombre métal : ils se précipitent
en mugissant hors de leur étable vers leurs pâturages le long d'un
fleuve impétueux, bruyant, entouré de roseaux. Quatre bergers formés
d'or conduisent le troupeau, accompagnés de neuf chiens agiles ; quand
deux formidables lions saisissent à la tête des génisses le taureau
qui pousse de terribles beuglemens, qu'il prolonge et redouble
lorsqu'ils l'entraînent. Les chiens et les jeunes bergers le suivent
pour l'arracher au péril ; mais les lions, déchirant leur énorme
proie, engloutissent ses entrailles et son sang noir. En vain les
bergers animent leurs chiens, qui, n'osant attaquer ces animaux féroces,
et se détournant d'eux, aboient de près, sans leur faire d'autre
insulte.
A côté de cette scène, Vulcain place une agréable vallée où
paît un troupeau nombreux, de brebis éblouissantes par leur blancheur
; elle est parsemée de bergeries, de cabanes, de parcs ombragés de
leurs toits.
Il orne le bouclier du tableau d'une danse semblable à celle
que, dans la Crète, Dédale inventa jadis pour l’aimable Ariane. Des
jeunes gens de l'un et de l'autre sexe dansent, se tenant par la main,
Les jeunes filles sont vêtues d'un lin doux et léger ; les hommes ont
des tuniques d'un tissu plus fort, qui, teintes d'une huile précieuse,
jettent un faible éclat : celles-là sont parées de couronnes ;
ceux-ci ont des épées d'or suspendues à des baudriers d'argent. Pliant
leurs pieds dociles, tantôt ils voltigent en rond, aussi rapides qu'une
roue que la main du potier essaie et qui tourne à son gré ; tantôt
ils se mêlent et courent former divers labyrinthes. La foule des
assistans qui les environne
regarde d'un œil enchanté cette danse merveilleuse. Deux sauteurs se
distinguent au milieu du cercle ; ils entonnent le chant, et s'élèvent
d'un vol agile.
Enfin il fait rouler les fortes vagues de l'Océan sur tout le
bord du riche bouclier.
Après avoir achevé cet ouvrage immortel, le divin artiste fait
pour le héros une cuirasse plus éblouissante que le feu, un casque
solide, adapté au contour de son front, embelli d'une admirable
gravure, et surmonté d'un panache d'or. D'un métal pliable et léger
il forme un beau cothurne. Toute l'armure étant finie, il l'élève en
l'air et l'apporte à la mère d'Achille. Plus rapide que le vautour,
elle s'élance des sommets de l'Olympe, tenant en main ces dons éclatans.