Nestor, qui étanchait sa soif brûlante, entendit l'affreux
tumulte des combattans, et il dit au fils d'Esculape : Que penses-tu,
noble Machaon, du sort qui nous est réservé ? les cris de cette
jeunesse vigoureuse redoublent près de nos vaisseaux. Mais ne quitte
point ce siège, et que la liqueur vermeille de ce vin renouvelle tes
forces, tandis qu'Hécamède fait tiédir le bain qui doit laver la
poussière ensanglantée dont tu es couvert : je me hâte cependant
d'aller considérer l'état de notre armée.
En disant ces mots, il saisit le bouclier resplendissant de son
fils Thrasymède, qui s'était armé de celui de Nestor ; il prend une
lance forte, acérée ; sort de la tente ; et arrêtant aussitôt ses
pas, il voit, spectacle honteux ! les Grecs mis en fuite, et les Troyens
les poursuivant avec fureur ; la muraille est détruite. Comme l'immense
Océan, dans l'attente du vol impétueux des vents sonores, noircit ses
vagues muettes, et ne les roule ni de l'un ni de l'autre côté jusqu'à
ce qu'un tourbillon descendu par l'ordre de Jupiter, détermine leur
course : ainsi le vieillard balance en son ame agitée s'il se jettera
dans la foule des Grecs qu'emportent leurs rapides chars, ou s'il ira
trouver Agamemnon chef des peuples. Il prend le parti de se rendre auprès
du fils d'Atrée. Cependant on combat, et l'on se donne mutuellement la
mort ; l'airain solide retentit autour du corps des guerriers, frappé
de glaives et de lances.
Les rois, élèves de Jupiter, Diomède, Ulysse et Agamemnon,
sortis de leurs tentes, et accompagnés des principaux chefs, atteints
de blessures, viennent en montant des bords du rivage à la rencontre de
Nestor. Leurs vaisseaux, éloignés de la place du combat, touchaient
les flots écumeux de la mer ; ceux qui avaient abordé les premiers
avaient été tirés dans la plaine, et le rempart avait été bâti
devant leurs poupes. La rive, malgré son étendue, ne pouvant les
contenir, sans trop resserrer l'espace qu'occupait l'armée, l'on avait
placé les navires l'un contre l'autre en échelons, et l’on en avait
rempli les longs défilés de tous les promontoires. Ces princes, attirés
par le tumulte des combattans, s'avançaient en foule, appuyés sur
leurs piques, le cœur serré de tristesse. La vue de Nestor augmente
encore leur trouble.
O fils de Nélée ! l'ornement de la Grèce, lui dit Agamemnon,
pourquoi abandonner la bataille meurtrière et porter ici tes pas ? Je
crains que l'impétueux Hector n'accomplisse déjà la superbe menace
qu'il fit dans l'assemblée des Troyens, de ne retourner dans Ilion des
bords de ce rivage qu'après avoir détruit nos vaisseaux par les
flammes, et nous y avoir immolés. Tel était son discours, auquel répond
aujourd'hui l'événement. Grands dieux ! tous les Grecs sont donc
enflammés contre moi de haine, ainsi qu'Achille, et ils refusent tous
de combattre, même pour la défense de leurs navires.
Hélas ! répondit Nestor, ces malheurs sont enfin devant nos
yeux ; et Jupiter même, la foudre en main, ne saurait plus nous y
soustraire. La muraille que nous avions élevée avec tant de confiance,
comme l'appui le plus invincible de nos troupes et de nos vaisseaux, est
renversée ; nos ennemis nous livrent le combat le plus acharné près
de nos tentes, et désormais l'œil le plus attentif ne peut discerner
de quel côté les cohortes troublées des Grecs sont mises en déroute,
tant règne confusément le carnage, tant les cris poussés jusque au
ciel se confondent. Consultons cependant sur les mesures qu'il convient
de prendre, si la prudence peut nous ouvrir encore quelque ressource. Je
ne vous exhorte pas d'aller au milieu des ennemis : dans l'état cruel où
vous êtes on ne peut combattre.
O Nestor, répartit le roi, puisque le combat se livre devant nos
tentes, et que la forte muraille n'a pu nous défendre, ni le fossé
creusé avec tant de sueurs, n'en doutons point, Jupiter a résolu que,
loin de notre demeure natale, nous périssions avec infamie. J'ai vu le
temps où, favorable à nos desseins, il nous secondait ; mais
aujourd'hui il élève nos ennemis au rang des dieux immortels, il enchaîne
nos bras et notre valeur. Obéissez donc à ma voix : lançons à la mer
les vaisseaux placés sur le rivage, et jetons les ancres jusqu'à
l'arrivée de la profonde nuit ; si les Troyens alors nous laissent
quelque relâche, nous pourrons pousser à la mer toute notre flotte. On
peut, sans rougir, se dérober à sa perte, fût-ce durant les ténèbres
; et il vaut mieux devoir son salut à une prompte retraite que de subir
la loi du vainqueur.
A ces mots le sage Ulysse lui lançant un regard courroucé :
Atride, dit-il, quelles pa-roles ont échappé de tes lèvres ! Chef
dangereux, que ne commandes-tu à de timides guerriers plutôt qu'à
nous, destinés par Jupiter à soutenir de pénibles combats depuis
l'adolescence jusque dans l'âge le plus avancé , et jusqu'à ce que
chacun de nous périsse victime de son courage ! Pourrais-tu bien
abandonner la superbe Troie, pour laquelle nous avons souffert de si
longues calamités ? Garde-toi de le dire à haute voix, de peur que
quelqu'un des Grecs n'entende un discours si peu digne de celui qui
parle avec une profonde sagesse, que décore le sceptre, et qui règne
sur tant de peuples. Je condamne ton avis : tu veux, tandis que dure
encore le combat, que nous lancions nos vaisseaux à lamer, pour que les
Troyens, déjà trop supérieurs, voient accomplir leurs vœux les plus ardens, et que nous soyons ensevelis soudain dans notre ruine ; car,
pendant qu'on ébranlera nos vaisseaux, nos troupes, au lieu de soutenir
le combat, tourneront leurs regards vers la mer, laisseront éteindre
toute leur valeur. Tel sera le funeste
effet de ton conseil, chef des armées.
O fils de Laërte, répondit Agamemnon ; tu as pénétré mon cœur
par ce reproche plein de force : mais je suis loin d'exiger que les
Grecs chargent, malgré eux, la mer de leurs navires. Puisse quelqu'un,
jeune ou vieux, nous donner un meilleur avis ! sa présence me sera chère.
Le brave Diomède l'interrompant : Le voici, sans aller fort
loin, dit-il, si vous voulez m'écouter, et si vous ne rejetez point mon
avis avec courroux, parce que je suis le plus jeune de ceux qui sont présens.
Je puis du moins me glorifier, comme vous, d'être né d'un père
illustre ; je suis le rejeton de Tydée, dont les champs de Thèbes
furent le tombeau. Des trois fils généreux de Porthée, habitans de
Pleuronne et des hauts murs de Calydon, Agrius, Mêlas, et le grand OEnée
mon aïeul. celui-ci les effaçait par son courage. Il vécut dans ces
contrées : si mon père, ainsi le voulurent les dieux, fixa dans Argos
sa course errante, il épousa la fille d'Adraste ; et possesseur de
champs fertiles, de vastes jardins et de nombreux troupeaux, il était
le plus redoutable des Grecs par sa lance. Je retrace à votre mémoire
ce détail fidèle ; me voyant sorti d'un sang noble, fécond en
guerriers, ne méprisez pas l'avis salutaire que je propose hardiment.
Allons, dans cette nécessité pressante, repousser les Troyens, malgré
l'état où nous sommes ; ou si, pour ne pas recevoir blessures sur
blessures, nous ne voulons pas nous jeter dans leurs rangs, que du moins
notre présence et notre voix enflamment les troupes, qui, depuis
long-temps, séduites par l'attrait de l'indolence, se tiennent à l'écart,
et ne songent plus au combat.
Ils applaudissent à ce conseil, et marchent, conduits par le
chef des guerriers, le fils d'Atrée. Neptune, attentif à leur dessein,
les aperçoit, vient à leur rencontre sous les traits d'un vieux
combattant ; et prenant la main d'Agamemnon : Grand roi, dit-il avec
rapidité, c'est maintenant qu'Achille triomphe dans son barbare cœur
à la vue de la déroute sanglante des Grecs ; car le courroux étouffe
en lui tout sentiment : périsse-t-il avec sa haine, et puisse quelque
dieu le combler d'ignominie ! Mais sache que tous les immortels n'ont
pas conjuré ta ruine : bientôt les princes et les chefs troyens,
couvrant de poussière la campagne, fuiront loin des tentes vers Ilion.
Il dit ; et s'élançant dans la plaine, il pousse un cri
terrible, semblable aux cris de neuf ou dix mille combattans livrés à
leur rage martiale ; telle est la voix qui sort du sein de ce dieu dont
le bras fait trembler la terre. Elle remplit d'une force indomptable le
cœur de tous les Grecs, et leur inspire un désir ardent de soutenir
sans relâche les plus longs assauts.
Junon, du sommet de l'Olympe et du haut de son trône d'or, jette
un regard ; et voyant son frère marcher d'un pas empressé dans le
champ glorieux du combat, elle éprouve des transports de joie. Mais
elle aperçoit en même temps Jupiter au milieu des sources de l'Ida,
assis au sommet de la montagne : à cet aspect la crainte et la colère
renaissent dans son cœur. Elle songe aux moyens de surprendre son époux,
et se détermine à paraître sur l'Ida, après avoir composé sa
parure, afin d'enflam-mer ce dieu par ses charmes, de l'amener dans ses
bras, et de répandre sur ses paupières un doux et tranquille sommeil
qui coule dans son ame et triomphe de sa prudence. Elle se rend dans un
appartement que lui avait construit son fils Vulcain, et qu'il avait
muni de portes solides, et d'une serrure qu'elle seule, parmi les dieux,
pouvait ouvrir. Entrée dans ce lieu, la déesse ferme les portes éclatantes ;
se baigne dans une liqueur divine, et fait couler sur son beau corps une
essence céleste, huileuse et odorante : agitée dans le palais éternel
de Jupiter, l'agréable vapeur se répand dans le ciel et jusque sur la
terre. Dès qu'elle s'est parfumée
de cette essence, sa main peigne sa belle chevelure, forme les
boucles luisantes, superbes, qui descendent en flottant de sa tête
immortelle. Elle revêt une robe, tissu divin, où Minerve épuisa tout
son art ; Junon l'attache autour de son sein avec des agraffes d'or, et
s'entoure de sa ceinture embellie de nombreuses franges. Elle suspend à
ses oreilles percées avec adresse, ses boucles à trois pendans, d'un
travail achevé, qui dardent un vif éclat ; et la reine des cieux
couvre sa tête d'un voile magnifique, dont elle ne s'est point encore décorée,
aussi éblouissant par sa blancheur que le soleil ; et elle orne ses
pieds de son riche cothurne.
Brillante de parure, elle sort de son appartement ; et dit en
secret à Vénus : Puis-je espérer, ma fille, que tu consentiras à ma
demande ? ou, toujours irritée de me voir du parti des Grecs tandis que
tu favorises les Troyens, chercheras-tu à me traverser ?
Déesse vénérable, née du grand Saturne, lui répondit la
fille de Jupiter, fais-moi connaître tes désirs, et ne doute pas que
mon cœur ne me porte à te satisfaire, à moins qu'ils ne surpassent
entièrement mon pouvoir.
Accorde-moi, reprit alors l'artificieuse Ju-non, ce charme
souverain qui soumet à ton empire tous les dieux et tous les mortels.
Je vais, aux extrémités de la terre féconde, trouver l'Océan père
des immortels et Téthys leur mère, qui me reçurent des bras de Rhéa
quand Jupiter précipita Saturne au-dessous de la terre et des mers,
dans le profond Tartare, et qui m'élevèrent avec les plus tendres
soins au sein de leur palais. Je vais les revoir pour bannir du milieu
d'eux l'amère discorde ; depuis long-temps ils ne se donnent plus de
gage de leur amour. Si mes paroles avaient assez de persuasion pour les
réunir, pour les ramener dans les bras l'un de l'autre, je serais pour
eux à jamais la déesse la plus vénérable et la plus chérie.
Je ne puis rien te refuser, dit la reine des ris, à toi qui dors
entre les bras du puissant Jupiter. En même temps elle détache sa
ceinture riche d'une superbe broderie. Là se trouvent réunis les
charmes les plus séduisans ; là sont l'amour, les tendres désirs, les
doux entretiens, et ces accens persuasifs qui dérobent en secret le cœur
du plus sage. Elle lui remet cette ceinture entre les mains : Prends,
dit-elle, et cache dans ton sein ce tissu qui renferme tout ce qui peut
flatter les désirs ; quelle que soit ton entreprise, tu obtiendras un
plein succès. La majestueuse Junon sourit en recevant la ceinture ;
elle sourit encore en l'attachant sous son beau sein.
Venus rentre dans le palais de Jupiter. Junon prenant un rapide essor,
fuit la cime de l'Olympe, et, sans toucher la terre, traverse la Piérie,
l'agréable Emathie, franchit les hauts sommets des montagnes de Thrace,
toujours blanchis de neige, et se précipitant du mont Athos sur la mer
émue, elle arrive à Lemnos, ville du fameux Thoas ; là elle va trouver
le Sommeil, frère de la Mort: Sommeil, dit-elle en lui prenant la main,
toi qui règnes sur tous les dieux et sur tous les mortels, si jamais tu
respectas ma volonté, exauce aujourd'hui mes désirs, compte sur une
éternelle reconnais-sance. Répands tes charmes sur les yeux perçans de
Jupiter quand il sera dans mes bras ; et je te promets un trône superbe,
d'un or incorruptible, que mon fils Vulcain formera avec toute son
industrie ; ce trône aura une estrade, sur laquelle pieds reposeront
dans les festins.
Junon, déesse vénérable, fille du grand, Saturne, répondit le
Sommeil, il m'est facile d'endormir tous les immortels, et même da
calmer les flots impétueux de l'Océan, notre commun père ; mais je
n'ose approcher de Jupiter ni fermer ses paupières, si lui-même ne me
l'ordonne. Tu éclairas ma prudence le jour où son magnanime fils,
Hercule, voguait loin d'Ilion, que
son bras
avait ravagée.
Tandis que, selon tes ordres, je captivais l'ame de
Jupiter et l'environnais de mes charmes, toi, ardente à perdre
ce héros, tu déchaînas sur la mer les vents qui le firent aborder,
loin de ses amis, à l'île de Cos. Ton époux, à son réveil, fut
rempli de courroux, poursuivit dans son palais la troupe éperdue des
dieux, et me cherchant sur-tout, il m'aurait précipité du haut des
cieux dans l'abîme des mers, si la Nuit, reine des dieux et des hommes,
à laquelle j'eus recours, ne m'eût ; accordé un refuge : Jupiter, malgré sa
fureur, s'apaisa, par égard pour cette déesse. Et assez heureux d'être
échappé des plus grands périls, tu veux m'y replonger !
Pourquoi, reprit Junon, t'abandonner à ces frayeurs ? Crois-tu
que Jupiter, armé de son tonnerre, embrasse avec autant d'ardeur la défense
des Troyens que celle d'Hercule, son fils ? Suis mes pas ; je t'accorde
la plus jeune des Grâces, la divine Pasithée ; elle sera ton épouse,
elle fera le charme constant de tes jours.
Jure donc par l'onde inviolable du Styx, dit le Sommeil transporté de
joie ; touche d'une main la terre et de l'autre l'Océan ; et que tous
les dieux du Tartare, autour de Saturne, soient témoins que la plus
jeune des Grâces, la divine Pasithée, sera mon épouse et fera le
charme constant de mes jours.
Junon ne balance point, jure ainsi qu'il l'exige, nomme tous les
dieux infernaux, appelés Titans. Après qu'elle a proféré ce serment
solennel, ils partent, s'éloignant de Lemos et d'Imbre ; et, environnés
d'un nuage, ils traversent les airs, arrivent en un moment au pied de
l'Ida, à Lectos, où ils quittent la mer : ils marchent ; sous leurs
pas s'agitent la cime des arbres. Le Sommeil, pour se dérober aux
regards de Jupiter, monte sur un sapin énorme qui, surpassant tous ceux
de l'Ida, portait sa tête à travers les airs jusques aux cieux ; là
il se cache entre les rameaux épais, sous la forme d'un oiseau des
montagnes, à la voix mélodieuse, nommé chalcis par les dieux,
cymindis par les hommes.
Cependant Junon vole sur le Gargare, sommet élevé de l'Ida. Le
dominateur des nuées la voit, et à l'instant son cœur est embrasé de
toute l'ardeur qu'il ressentit lorsqu'à l'insu de ceux qui leur donnèrent
la vie ils goûtèrent les premières douceurs de leur amour. Déesse,
lui dit-il, quel dessein t'amène de l'Olympe sans le secours de tes
coursiers et de ton char ?
Je vais, répondit adroitement Junon, trou-ver, aux extrémités
de la terre, l'Océan et Téthys, dont tous les dieux descendent, et qui
élevèrent ma jeunesse avec tant de soins ; je vais les trouver pour rétablir
leur union troublée par la Discorde ; depuis long-temps ils ne se
donnent plus de gage de leur amour. Mes coursiers, prêts à me porter
sur la terre et les mers, m'attendent au pied de la montagne. C'est toi
qui m'as attirée en ce lieu, et j'ai voulu te communiquer mon dessein,
craignant de t'irriter si je me rendais sans ton aveu dans la demeure
profonde où roule l'Océan.
Tu pourras t'y rendre en d'autres temps, dit Jupiter ; cédons
aujourd'hui au pouvoir de l'amour. Jamais mortelle ni déesse ne fit
couler dans mon cœur une flamme si vive et si impérieuse ; ni l'épouse
d'Ixion, dont naquit Pirithoüs tel qu'un dieu, ni la belle Danaé, à
qui je dus Persée le plus vaillant des humains, ni la mère célèbre
de Minos et de Rhada-manthe, ni les deux Thébaines, dont l'une me donna
l'indomptable Hercule, et l'autre Bac-chus, le charme des mortels, ni la
blonde Cérès, ni la fière Latone, ni toi-même enfin, n'allumâtes
une telle ardeur dans mon ame.
Fils importun de Saturne, répondit Junon poursuivant l'artifice,
quelle est ta pensée ? te livreras-tu à l'amour sur les sommets de
l'Ida, lieux découverts, afin qu'un des habitans des cieux nous voie
ensevelis dans le sommeil, et coure le rapporter à la troupe immortelle
? Je ne pourrais, couverte d'une juste confusion, rentrer dans l'Olympe.
Si l'amour te subjugue, il est dans ton palais une retraite que ton fils
Vulcain a formée, et qui est impénétrable à tous les regards :
portons-y nos pas, si ton épouse a tant de charmes à tes yeux.
Belle Junon, dit le maître des nues, ne crains les regards, ni
des dieux, ni des humains. Je t'environnerai d'un nuage doré que ne
pourra pénétrer même le soleil, dont l’œil perçant sonde les plus
profonds abîmes.
Le fils de Saturne dit, et prend son épouse dans ses bras. La
terre fait sortir sous eux de son sein un gazon frais, le lotos humide,
la fleur de safran, et l'hyacinthe épaisse et tendre, qui les soulèvent
mollement. Ils se reposent sur cette couche, couverts d'un nuage doré
qui distille une brillante rosée. Ainsi le maître des cieux tenait au
haut du Gargare, son épouse dans ses bras, vaincu par l'amour et par le
dieu du sommeil.
Ce dieu court aussitôt vers la flotte porter cette nouvelle à
Neptune : Hâte-toi, dit-il, de secourir les Grecs, de les faire jouir
au moins d'une courte gloire, tandis que Jupiter est encore endormi.
Junon a triomphé de son époux par ses charmes, et je l'ai plongé dans
un doux sommeil.
Après ces mots il s'envole pour répandre ses dons sur la race des
humains. Mais il a redoublé l'audace qui portait Neptune à secourir les
Grecs ; ce dieu, s'élançant à la tête de leurs cohortes, s'écrie :
Guerriers, céderons-nous encore la victoire au fils de Priam ?
souffrirons-nous qu'il s'empare de notre flotte, et se couvre de tant de
gloire ? Use le promet hautement, parce qu'Achille courrouce s'obstine à
ne point sortir de sa tente : mais son absence ne nous causerait pas
autant de regrets si nous voulions nous animer l'un l'autre à combattre
vaillamment pour notre défense commune. Vous tous, suivez mes ordres.
Chargeons notre sein des boucliers les plus grands et les plus forts ;
couvrons nos têtes des casques les plus pesans ; et tenant en main les
plus énormes javelots, allons à l'ennemi : c'est moi qui serai votre
guide ; je ne puis croire qu'Hector, tout audacieux qu'il est, soutienne
notre attaque. Que le guerrier hardi qui ne porte qu'un écu léger le
remette au moins vaillant, et revête un vaste bouclier.
Il parle, et l'on exécute cet ordre. Les rois Agamemnon, Ulysse
et Diomède, malgré leurs blessures, vont eux-mêmes de rang en rang
former les bataillons, les animer à cet échange de leurs armes. De
fortes armures couvrent la force et la valeur, et les armes légères
sont abandonnées à la faiblesse. Resplendissants d'airain, ils s'ébranlent
; et Neptune, selon sa promesse, marche à leur tête portant en sa main
puissante un glaive immense, formidable, pareil à la foudre : nul n'ose
se mesurer avec lui, et son approche glace les Troyens de terreur.
Cependant, Hector range et encourage leurs cohortes. Alors
Neptune à la noire chevelure, et le superbe Hector, l'un enflammant les
Grecs et l'autre les Troyens, excitent le plus horrible combat. La mer
se soulève, inonde le rivage jusques aux tentes et aux vaisseaux ; on
se choque avec des cris de rage. Les flots précipités du milieu de la
mer par le souffle violent de Borée et hurlant contre les bords, le
bruit éclatant des flammes ardentes dévorant dans le creux d'une vallée
toute une forêt, le tumulte sonore des vents grondant dans le vaste
feuillage d'un haut chêne, eux dont le courroux frémissant est
terrible et soudain, sont moins épouvantables que les cris des deux armées
s'attaquant avec furie.
Le premier javelot lancé contre Ajax par la main d'Hector ne le
manque point ; mais il rencontre les deux baudriers, l'un du bouclier et
l'autre de la brillante épée, qui se croisaient sur sa poitrine, et
qui le garantissent de ce coup Hector, irrité que ce trait aigu ait
pris hors de sa main un vol inutile, se retirait dans les rangs pour éviter
le trépas, lorsque le grand Ajax, fils de Télamon, saisit une des
pierres qui, destinées à étayer les vaisseaux, roulaient ça et là
aux pieds des combattans : il lève cette pierre, et l'ayant jetée avec
impétuosité sur le bouclier de son ennemi, elle conserve quelque temps
sa furie et tourne à terre avec rapidité. Tel qu'un chêne déraciné
tombe soudain, frappé par la foudre de Jupiter ; une affreuse odeur de
soufre s'en exhale ; celui qui voit de près sa chute demeure sans
courage et sans force, tant est redoutable la foudre de Jupiter : tel le
fier Hector tombe soudain dans la poussière, couvert de son bouclier ;
son javelot échappe de sa main ; autour de lui retentit son armure avec
un bruit énorme. Les Grecs accourent à grands cris, espérant l'entraîner,
et fendant l'air de traits nombreux ; mais ils ne peuvent frapper ce
chef des peuples ; les plus vaillans l'environnent, Polydamas, Enèe, Agénor,
Sarpédon roi des Lyciens , et le noble Glaucus : d'autres guerriers
volent en foule à sa défense ; ils tiennent devant lui leurs
bou-cliers, tandis que des amis fidèles, le prenant dans leurs bras,
l'emportent hors de la mêlée jusqu'à ses agiles coursiers, attelés
derrière les rangs belliqueux, à son magnifique char, et le conduisent
vers Ilion ; il tirait de son sein de profonds gémissemens. Arrivés
aux bords embellis des eaux tortueuses du Xanthe né de l'immortel
Jupiter, ils le descendent du char, le couchent sur la rive, l'onde fraîche
l'arrose. Il se ranime, aperçoit les objets qui l'entourent ; et se
relevant sur ses genoux, vomit un sang noir : mais soudain il retombe en
arrière sur le sable ; et ses yeux se couvrant d'une sombre nuit, le
coup qui l'a terrassé lui ravit une seconde fois le sentiment.
Les Grecs, voyant qu'on enlevait Hector, fondent sur les Troyens
avec une ardeur nou-velle, et rappellent toute leur intrépidité.
L'agile fils d'Oïlée accourt le premier avec son javelot, atteint
Satnius, dont une nymphe, la belle Néis, enrichit Enops, pasteur des
trou-peaux près des bords du Satnion : il perce les entrailles de ce
guerrier, et l'étend parmi les morts. Autour de lui s'échauffe le
carnage : le fils de Panthœus, Polydamas, qui s'avance en balançant
son javelot, sait le venger ; il traverse de ce javelot redoutable l'épaule
de Prothénor né d'Aréilyeus, qui tombe en pressant de sa main la
terre ; et Polydamas s'écrie avec le ton du plus fier triomphe : La
lance qui vient de sortir de la main du magnanime fils de Panthœus n'a
pas pris un essor inutile ; quelqu'un des Grecs l'a reçue dans son sein
; et, appuyé sur elle, il descendra dans la demeure de Pluton.
Ce discours superbe porte la douleur dans l'ame des Grecs ; mais
il excite la colère du fils de Télamon, à côté duquel était tombé
Prothénor. Il fait voler son javelot contre Polydamas qui reculait :
Polydamas, par un oblique élan, échappe à la noire mort ; le fils
d'Anténor, Archiloque, dont les dieux avaient résolu la perte, reçoit
le javelot à la dernière vertèbre où le cou s'unit à la tête ; les
deux nerfs sont déchirés : il tombe, et son front touche la terre
avant ses genoux. Ajax triomphant à son tour : Regarde, ô Polydamas,
s'écrie-t-il, et dis si ce chef n'est pas digne de venger le trépas de
Prothénor. Il ne me paraît point un homme vil, ni d'un sang vulgaire :
c'est le frère d'Anténor, ou son fils ; il semble lui appartenir par
les liens les plus étroits.
Il dit, n'ignorant pas quel guerrier il avait abattu. Les Troyens
sont saisis d'une vive consternation. Mais Acamas renverse de sa lance
Promachus, Promachus marchant autour du corps d'Archiloque son frère,
pour le défendre contre ce chef qui déjà entraînait le cadavre : O
Grecs, s'écrie alors Acamas d'un ton audacieux, malheureux archers,
victimes vous-mêmes de la parque, Vous dont rien ne peut tarir les
menaces insolentes ; les peines et le deuil ne sont pas le partage des
seuls Troyens, et la mort règne aussi sur vos cohortes. Considérez
Promaehus, que mon javelot a plongé dans un sommeil éternel : la
vengeance due aux cendres d'un frère n'a pas été retardée. Qu'ainsi
chacun aspire à laisser dans sa maison un frère pour venger son trépas.
A cette fière bravade les Grecs sont irrités, le vaillant Pénélée
est sur-tout enflammé de courroux. Il fond sur Acamas, qui n'attend
point ce choc impétueux : le coup qui lui était destiné accable Ilionée,
fils de Phorbas, possesseur de nombreux troupeaux, aimé de Mercure plus
qu'aucun Troyen, et comblé par lui de richesses : l'épouse de Phorbas
ne lui a point donné d'autre fils. La pique l'atteint sous le sourcil
jusqu'à la racine de l'œil, en fait jaillir la prunelle, et lui perce
la tête de part en part ; le malheureux guerrier tombe assis, en étendant
les bras. Pénélée, tirant son glaive, lui sépare la tête du tronc ;
elle vole sur le sable avec
son casque et le javelot dont elle est traversée. Le vainqueur lève ce
javelot avec cette tête comme il eût levé celle d'un léger pavot ;
et s'adressant aux Troyens, il leur dit d'un ton amer et superbe : Allez
annoncer au père et à la mère de l'illustre Ilionée qu'ils aient à
pousser des cris lugubres dans leur palais : l'épouse de Promachus
n'ira pas non plus d'un air riant à la rencontre de son époux, quand
les Grecs retourneront dans leur patrie. Il dit : la pâle terreur est
empreinte sur les fronts de tous les Troyens, et chacun cherche d'un œil
inquiet un asile pour échapper à sa perte.
Muses, habitantes de l'Olympe, dites-moi qui le premier enleva de
sanglantes dépouilles depuis que Neptune eut fait pencher la victoire
en faveur des Grecs. Ce fut le noble fils de Télamon, après avoir
renversé à ses pieds Hyrtius, chef des intrépides Mysiens. Antiloque
aussitôt immole Phalcès et Mermérus, et leur ravit leur armure. Morys
et Hippotion tombent sous les coups de Mérion, tandis que le jeune
Teucer terrasse Prothoon et Périphètes, et que Ménélas perce les
entrailles d'Hypérénor, pasteur des peuples ; son ame fuit avec tout
son sang à travers cette large blessure, et ses yeux sont environnés
d'une nuit profonde. Mais Ajax, fils d’Oïlée fait mordre la poussière
à une foule de Troyens : nul n'égale la légèreté avec laquelle il
poursuit les rapides pas des ennemis qu’un dieu a mis en fuite.