Les
dieux, assis sur leurs trônes, étaient rassemblés dans le palais
éclatant de Jupiter, et l'immortelle Hébé leur versait le doux nectar :
les coupes d'or à la main, ils tenaient les yeux attachés sur les murs
de Troie. Le maître des dieux, voulant irriter Junon, profère ces
paroles : Deux déesses ont embrassé la défense de Ménélas, Junon, reine
d'Argos, et l'invincible Minerve ; et cependant satisfaites de le voir
combattre, elles goûtent ici les douceurs du repos, tandis que Vénus, la
déesse des plaisirs, suit toujours au milieu des dangers le prince
qu'elle favorise, le dérobe aux parques, et vient encore de le sauver en
ce moment où il touchait au trépas, Ménélas a toutefois remporté la
victoire. Dinités du ciel, c'est à nous à régler le cours de ces
événemens. Ranimerons-nous le feu de la discorde, où l'amitié doit-elle
unir les deux peuples ? Si ce dernier avis satisfaisait tous les dieux,
la ville du roi Priam subsisterait, et Ménélas ramènerait la coupable
Hélène dans la Grèce.
Il dit. Junon et Pallas, les lèvres fermées, frémissent
de colère : assises l'une à côté de l'autre, elles méditaient la
ruine de Troie, Pallas garde un profond silence, quoiqu'elle soit en
proie au plus terrible courroux ; mais Junon ne le renfermant pas dans
son sein ; Fils impérieux de Saturne, dit-elle, quel discours viens-tu
de prononcer ? Pourquoi veux-tu m'enlever le fruit de tant de soins et
de tant de travaux ? J'ai fatigué mes divins coursiers en rassemblant
les nations contre Priam et ses fils. N'aie d'autre loi que ta volonté
: mais n'espère pas d'obtenir les suffrages de tous les dieux.
Inflexible déesse, reprît avec indignation le dieu qui
dirige le cours des nuées, quels crimes si grands ont donc commis
envers toi Priam et ses fils, pour que tu désires avec tant
d'acharnement de renverser la fameuse Troie ? Si tu pouvais, entrant
dans ses vastes murs, dévorer Priam, ses fils et son peuple, peut-être
alors ta rage serait-elle assouvie, satisfais la haine, et qu'elle ne
soit plus entre nous un sujet éternel de discorde. Mais je te le déclare,
et gardes-en le souvenir, si jamais je veux dans ma fureur détruire
quelqu'une des villes, mères des mortels que tu chéris, ne prétends
pas arrêter ma vengeance, et souffre qu'elle ait un libre cours. C'est
à regret que je t'abandonne Troie. De toutes les villes que les enfans
de la terre habitent sous le soleil et la voûte étoilée, il n'en est
aucune qui soit plus chère à mon cœur que les murs sacrés d'Ilion, où
respirent Priam et le peuple de ce roi belliqueux : jamais mes autels
n'y sont dénués d'offrandes et de libations, et les victimes y fument
sans cesse ; honneurs qui sont le partage des immortels.
Trois villes font mes délices, répartit la fière Junon, Argos,
Sparte et la vaste Mycènes. Perds-les, lorsqu'elles seront l'objet de
ton courroux ; je ne prétendrai pas les défendre ni plaider en leur
faveur : quand même, jalouse de les conserver, je voudrais m'opposer à
leur destruction, mes efforts seraient vains ; puisque ta puissance est
si supérieure à la mienne. Mais il ne faut pas que tu renverses tous
mes projets. Je suis déesse, et mon origine est la même que la tienne
: fille de Saturne, je tiens le rang le plus honorable par ma naissance,
et par le dire glorieux d'épouse de celui qui règne sur tous les
immortels. Soyons donc disposés à nous plier tour à tour à nos désirs
et nous entraînerons les autres dieux. Ordonne à Minerve de voler
entre les deux armées, au sein des alarmes, et d'exciter les Troyens à
insulter, malgré leur accord, les Grecs couverts de gloire.
Elle dit. Le père des dieux et des hommes se rend aux vœux de
Junon ; et s'adressant à Pallas : Vole, excite les Troyens à rompre
l'accord, à insulter les Grecs superbes.
Ces mots animent Pallas, déjà brûlante d'une ardeur
guerrière ; elle se précipite des sommets de l'Olympe. Telle qu'une étoile
brillante, que le fils de Saturne envoie pour répandre l'effroi dans le
cœur du nautonier ou dans une armée nombreuse, et qui darde mille étincelles
: telle Minerve, descendant d'un vol impétueux, s'élance au milieu des
deux camps. A cette vue les Troyens et les Grecs, malgré leur intrépidité,
sont glacés de surprise et de terreur. Se regardant l'un l'autre : La
discorde et les combats, disent-ils, vont-ils renaître ? ou Jupiter
veut-il sceller l'union des deux peuples ? Il est l'arbitre de la
guerre.
Cependant la déesse, sous les traits d'un mortel, de Laodocus
fils d'Anténor, connu par sa valeur, se glisse dans les rangs des
Troyens, et cherche le fameux Pandarus. Elle le voit debout et ne
respirant que les combats : les fières cohortes qui le suivirent des
rives de l'AEsepe l'entouraient, armées de leurs boucliers. La déesse
s'approchant de lui : M'en croiras-tu, dit-elle, fils de Lycaon ? ose
lancer contre Ménélas une flèche rapide. Tous les Troyens, et
sur-tout Pâris, l'un de nos rois, te combleront de gloire et d'honneurs
; il t'accordera les dons les plus éclatans, s'il voit cet ennemi
abattu par l'un de tes traits, porté sur le bûcher funèbre. Ne tarde
point, frappe le fier Ménélas ; et promets au dieu de la Lycie, dont
l'arc est immortel, de lui sacrifier une hécatombe des premiers nés
d'entre les agneaux, lorsque in retourneras dans la divine Zélée.
Ainsi dit Minerve ; et ce discours séduit l'insensé
Pandarus. Il tire aussitôt de l'étui son arc luisant ; c'était
la dépouille d'une chèvre sauvage qui, sortant du creux d'un rocher,
atteinte sous la poitrine d'un trait de ce guerrier placé dans une
embuscade, fut renversée expirante sur la pierre : ses cornes s'élevaient
jusqu'à la hauteur de seize paumes; un ouvrier habile les travailla,
et, les ayant unies, les polit avec soin et en dora le sommet, Pandarus
tend cet arc et le pose à terre ; ses fidèles compagnons le couvrent
de leurs boucliers, de peur que les Grecs ardens ne tombent sur lui,
avant que Ménélas leur chef soit blessé. Le guerrier ouvre son
carquois ; et choisissant une flèche ailée, non encore abreuvée de
sang, et source de cruelles douleurs, il place sur la corde de l'arc la
flèche fatale, promet au dieu de la Lycie de lui sacrifier une hécatombe
des premiers nés d'entre les agneaux lorsqu'il retournera dans la
divine Zélée, saisit à la fois la flèche et la corde de l'arc ; et
les tirant avec effort, approche de son sein la corde, et du haut de
l'arc la pointe du dard : mais à peine a-t-il courbé l'arc immense,
que l'arme retentit, la corde rend un son terrible, et le trait acéré
s'élance, brûlant de voler dans la mêlée.
Ménélas, les dieux
fortunés ne t'oublièrent point en ce moment, et Minerve fut la pre-mière
à veiller sur tes jours. Se tenant devant toi, elle détourna la flèche,
comme une mère écarte l'insecte ailé de son fils plongé dans un doux
sommeil. La déesse dirige le dard vers les courroies dorées qui
attachaient le baudrier, et formaient comme une seconde cuirasse ; c'est
là que frappe le dard, il perce cependant
le baudrier, la forte cuirasse, et la lame d'airain qui, rempart contre
les traits, le garantit souvent du trépas : et s'étant fait jour à
travers cette lame, il effleure la peau, et le sang coule aussitôt de
la blessure. Comme l'ivoire qu'une femme de Méonie ou de Carie a teint
en pourpre, et qui doit embellir un frein, ornement qu'elle garde dans
sa de-meure, et que mille guerriers désirent, mais qui, réservé pour
quelque roi, fera le lustre de son coursier et la gloire du conducteur ;
ainsi, Ménélas, tes beaux flancs étaient teints du sang qui coulait
jusque sur tes pieds. Agamemnon frémit à l'aspect du sang qui jaillit
de la blessure ; le vaillant Ménélas frémit lui même ; mais
lorsqu'il s'aperçoit que le fer entier de la flèche n'a point pénétré,
son cœur se rassure. Agamemnon pousse de profonds gémissemens ;
et prenant la main de Ménélas, tandis qu'autour d'eux leurs amis
soupirent :
Mon cher frère, dit-il, c'est ta mort que je conclus par ce
traité, en t'exposant à com-battre seul les Troyens pour la cause des
Grecs ; ils t'ont blessé, et ont foulé aux pieds notre alliance. Mais
nos sermens ne seront pas vains, ni le sang des agneaux, les libations
pures, et cette foi dont leurs mains ont été le gage, et que nous
avons cru sincère. Si le dieu de l'Olympe n'exerce pas d'abord sur eux
sa vengeance, elle éclatera, fut-ce dans un avenir reculé ; et cette
trahison retombera par un châtiment terrible sur leurs têtes, sur
leurs femmes et sur leurs enfans. Un jour, j'en suis assure, les murs
d'Ilion seront abattus avec Priam et le peuple de ce roi : le fils même
de Saturne, assis sur son trône dans, les airs, courroucé de cette
fraude, agitera sur eux tous sa formidable égide ; cet attentat ne
demeurera pas impuni, Cependant, quelle douleur pour moi, ô Ménélas,
si tu es au terme de ta carrière, si tu meurs ! Je rentrerai couvert
d'ignominie dans Argos ; car les troupes ne songeront plus qu'à leur
patrie, nous laisserons Hélène à Priam et aux Troyens. qui en
triompheront ; tes os, ensevelis devant Troie, se consumeront dans cette
terre, sans que nous ayons eu la gloire de terminer notre entreprise ;
et le Troyen impie, sautant sur ta tombe, s'écriera : Puisse Agamemnon
faire éprouver ainsi sa colère à tous ses ennemis ! Il a vainement
conduit ici l'armée des Grecs ! il s'en est retourné dans sa
patrie avec sa flotte vide, et a laissé le vaillant Ménélas, sur ce
rivage. Tels seront leurs discours : puisse alors m'engloutir le sein
profond de la terre !
Bannis la crainte, lui répond Ménélas, et ne répands point
l'effroi parmi les troupes : la flèche aiguë ne m'a pas porté une
atteinte mortelle ; le riche baudrier m'a garanti, ainsi que la cuirasse
et la lame d'airain, ouvrage d'une main habile.
Plaise aux dieux que ton espoir ne soit pas déçu, ô
cher Ménélas ! dit Agamemnon : le fils d'Esculape soignera ta blessure
et y appliquera l'appareil qui soulage les cruelles douleurs. Et
s'adressant à son héraut : Talthybius, dit-il, hâte-toi d'amener ici
le savant Machaon, fils d'Esculape ; qu'il secoure le chef des Grecs, Ménélas,
qu'un adroit archer de Troie ou de la Lycie vient de blesser d'une flèche
; il triomphe, et nous sommes dans le deuil.
Le héraut obéit promptement à cet ordre ; il court à travers
les rangs hérissés d'airain, et cherche des yeux l'illustre Machaon.
Il le voit debout : les cohortes intrépides qui le suivirent de la
fertile Tricca, l'environnent, tenant en main leurs boucliers. Le héraut
s'approchant de lui : Ne tarde point, fils d'Esculape, dit-il avec
rapidité ; Agamemnon t'appelle ; vole au secours du vaillant Ménélas,
qu'un adroit archer de Troie ou de la Lycie vient de blesser d'une flèche
; il triomphe, et nous sommes dans le deuil.
Ces mots touchent vivement le cœur de Machaon. Ils
fendent la foule, traversent l'armée des Grecs, arrivent à la place où
Ménélas avait été blessé. Autour de lui s'étaient rassemblés les
chefs les plus illustres; et le héros, au milieu de cette enceinte, se
montrait par son courage au-dessus des mortels. Aussitôt Machaon retire
du baudrier la flèche, et en la retirant, les côtés latéraux et acérés
de cette arme se recourbent ; il détache le baudrier superbe, la
ceinture et la forte lame d'airain. Après qu'il a considéré la plaie
formée par le trait cruel, et qu'il en a sucé le sang, il y verse
d'une main habille un baume salutaire que son père Esculape reçut
autrefois de Chiron, dont il était aimé.
Mais tandis qu'on
s'empresse à soulager le roi de Sparte, les cohortes Troyennes
s'avancent, couvertes de leurs boucliers. Au même instant les Grecs
revêtent leurs armes et n'ont d'ardeur que pour la bataille. Alors vous
n'eussiez point vu le grand Agamemnon se ralentir, connaître la crainte
et refuser le combat : il vole dans ce champ glorieux, il abandonne son
char éclatant : son écuyer Eurymédon, fils de Ptolémée, retient ses
coursiers qui, pleins de feu, ne respiraient que la guerre. Le roi lui
ordonne de ne pas s'éloigner avec le char, où il montera s'il est
accablé de fatigue, après avoir porté ses ordres en tous lieux.
Cependant ses pas l'emportent à travers les rangs ; et s'arrêtant auprès
de ceux qu'il voit enflammés de courage, il les anime encore par ces
paroles : Ne vous relâchez point, ô Grecs, de cette ardeur martiale.
Jupiter ne sera point le protecteur du parjure ; les violateurs de nos
sermens seront dévorés par les vautours : nous, après avoir réduit leur
ville en cendres, nous emmènerons dans nos vaisseaux leurs épouses
chéries et leurs tendres enfans.
Mais il reprend d'un air courroucé ceux qu'il voit se préparer
lentement au terrible combat : Grecs destinés au javelot ennemi, vil
rebut de l'armée, n'avez-vous point de honte ? Pourquoi demeurez-vous
immobiles d'effroi et de stupeur, comme de timides faons qui, après
avoir parcouru un champ immense, s'arrêtent épuisés de fatigue, et ne
sentent point dans leurs cœurs le moindre courage ? Ainsi, immobiles et
abattus, vous ne songez point à combattre. Attendez-vous que les
Troyens s'avancent jusqu'à vos navires sur le rivage blanchissant de la
mer ? et voulez-vous connaître si Jupiter alors étendra en votre
faveur sa main protectrice ? C'est ainsi qu'ex-erçant son autorité il
parcourait les rangs.
Cependant il traverse les cohortes, arrive près des Crétois
qui s'armaient autour d'Ido-ménée ; Idoménée, tel qu'un sanglier
coura-geux, se montrait aux premiers rangs, et Mérion animait les dernières
phalanges. A cet aspect le roi des hommes éprouve une joie vive, et
adresse au chef des Crétois ce discours flatteur : Idoménée, c'est à
juste titre que je te distingue des plus vaillans des Grecs, soit dans
les combats, soit en d'autres occasions, et jusque dans nos festins même,
lorsqu'on présente la coupe, en témoignage d'honneur, à nos plus
illustres guerriers : tandis que les autres chefs sont assujétis à des
lois, ta coupe est toujours remplie ainsi que la mienne, et aucune loi
ne limite tes desirs. Mais hâte-toi d'aller au combat, et soutiens ton
ancienne renommée.
Atride, répond le roi de Crète, je serai toujours le compagnon
fidèle de tes entreprises, ainsi que je te l'ai promis et jure : va
animer la valeur des autres Grecs, afin que nous ne tardions point à
combattre, Les Troyens ont rompu nos traités ; puisqu'ils nous ont
insultés contre la foi des sermens, les douleurs et la mort les
attendent.
Il dit ; Atride s'éloigne , ravi de cette noble chaleur.
Il parcourt les phalanges guerrières, arrive auprès des deux Ajax, qui
s'étaient armés, et que suivait une foule de combattans. Comme une nuée
épaisse que le berger, placé sur une roche élevée, voit s'avancer de
loin sur la mer au souffle des vents, et qui lui paraît aussi ténébreuse
que la poix la plus noire ; elle vient sur les ondes, et amène une tempête
formidable ; saisi de terreur, il pousse ses troupeaux dans un antre :
tels, avec les Ajax, marchaient au combat les phalanges serrées et
sombres de cette jeunesse martiale, couvertes de boucliers et hérissées
de piques.
Le grand Agamemnon qui les voit ; est rempli de
joie, et leur adresse rapidement ces paroles :
Illustres Ajax, chefs des Grecs je
ne vous exhorte point ( ce serait vous offenser ) à exciter le courage
de vos troupes ; vous les enflammez vous-mêmes à signaler leur valeur.
Jupiter, Minerve, et Apollon, que tous nos guerriers aient dans leur
sein un cœur aussi intrépide, et bientôt la ville de Priam, soumise
et ravagée par nos bras, inclinera ses tours dans la poussière.
En disant ces mots, il les quitte, et marche vers d'autres
cohortes. Il voit Nestor, orateur harmonieux et roi des Pyliens , qui
rangeait en bataille et animait ses compagnons, Alastor, le grand Pélagon,
Chromius, le puissant Haemon et Bias, chefs des troupes. Il plaçait à
la tête les chars avec leurs conducteurs, et aux derniers rangs, les
fantassins vaillans et nombreux, comme un rempart dans la guerre,
enfermant entre ces deux corps ceux dont la valeur était suspecte, afin
de les forcer à demeurer fermes dans le choc. Il exhortait les premiers
rangs ; il leur commandait de modérer l'ardeur de leurs coursiers, et
de ne pas courir imprudemment dans la mêlée : Qu'aucun de vous, par
une trop grande confiance dans son adresse et son courage, n'aille loin
de ses compagnons, affronter seul l'ennemi : mais aussi qu'aucun de vous
ne recule ; ce serait vous affaiblir. Si quelqu’un renversé de son
char monte sur le char voisin, que, la lance en main, il combatte, plutôt
que de guider des coursiers inconnus. C'est en suivant ces maximes,
c'est en unissant la prudence à la valeur, que les héros d'un autre âge
ont triomphé des plus fermes remparts.
Telles étaient les exhortations du vieillard exercé dans les
combats par une longue expérience. Atride, l'œil attaché sur lui, goûte
encore une vive satisfaction. O vieillard, s'écrie-t-il, plût au ciel
qu'avec ce cœur intrépide, tes genoux fussent moins chancelans, que
tes forces n'eussent point reçu d'atteinte ! Mais la vieillesse, qui n'épargne
personne, t'accable. Ah ! que n'est-elle plutôt le partage de tout
autre guerrier, et que n'es-tu du nombre de ceux qui comptent peu d'années
!
Atride, répondit Nestor, je voudrais sans doute moi-même être
tel que je me montrai lorsque j'exterminai le terrible Ereuthalion: mais
les dieux ne comblent jamais les humains de leurs faveurs réunies. J'étais
jeune alors maintenant je sens le poids de la vieillesse : mais tel que
je suis je paraîtrai au milieu des combattans, et les animerai par mes
conseils et mes leçons ; car c'est là l'emploi des vieillards. Que de
plus jeunes, ceux qui, nés après moi, se confient dans leur vigueur,
se signalent les armes à la main.
Il dit ; Atride charmé passe devant ces troupes, vient
auprès du fils de Pétéus, le brave Mènesthée, et il le voit dans
l'inaction: les Athéniens, savans dans les combats, sont autour de lui
; et le sage Ulysse se tient à ses côtés avec les cohortes
redoutables des Céphalléniens. Ces guerriers n'avaient point encore
entendu la voix des alarmes ; les phalanges grecques et troyennes venant
seulement de s'ébranler, ils demeuraient incertains et tranquilles, et,
attendaient que quelqu'autre corps de l'armée tombât sur l'ennemi, et
engageât la bataille.
Agamemnon leur fait un reproche plein de vivacité : O fils de Pétéus, de
ce roi chéri des dieux, et toi dont l'esprit est toujours armé de
stratagèmes et de ruses, pourquoi, saisis de frayeur, vous tenez-vous à
l'écart, et attendez-vous que les autres vous précèdent dans ce champ
glorieux ? Vous devriez être aux premiers rangs, et courir dans la plus
ardente mêlée, comme vous êtes invités des premiers dans les festins où
nous rassemblons les plus illustres chefs de la Grèce ; là sans doute il
est doux de se nourrir de la chair des victimes et de s'abreuver à son
gré d'un nectar délicieux : maintenant vous seriez charmés de voir dix
cohortes, armées du fer homicide, fondre avant vous sur l'ennemi.
Le sage
Ulysse lui lançant un regard irrité : Atride, dit-il, quelles paroles
échappent de tes lèvres ? Comment oses-tu dire que notre courage s'est
ralenti ? Quand nous engagerons avec l'ennemi un sanglant combat, tu
verras, si tu le veux, et si tu y prends quelque part, le père chéri de
Télémaque confondu avec les premiers rangs des Troyens les plus
audacieux. Tu nous fais une vaine insulte.
Le sage Ulysse lui lançant un regard irrité : Atride,
dit-il, quelles paroles échappent de tes lèvres ? Comment oses-tu dire
que notre courage s'est ralenti ? Quand nous engagerons avec l'ennemi un
sanglant combat, tu verras, si tu le veux, et si tu y prends quelque
part, le père chéri de Télémaque confondu avec les premiers rangs
des Troyens les plus audacieux. Tu nous fais une vaine insulte.
Le roi, qui aperçoit son courroux, change de langage, et lui dit
en souriant : Fils divin de Laërte, prudent Ulysse, je n'ai pas voulu
te blesser par mes reproches, ni exciter ta valeur. Je le sais trop ;
ton ame conçoit les desseins les plus utiles, et tes sentimens sont
toujours conformes aux miens. Mais va combattre, nous pourrons tout réparer
: s'il s'est dit quelque parole offensante, que les dieux en effacent le
souvenir !
En même temps il s'éloigne d'eux et porte ses pas vers
d'autres cohortes : il trouve te magnanime Diomède debout sur son char
brillant ; à ses côtés était Sthénélus, fils de Capanée. Le roi
éclate encore en reproches et s'adressant à Diomède : Eh
quoi ! dit-il, fils dé Tydée, pourquoi parais-tu intimidé
? pourquoi tes regards se promènent-ils entre les rangs des combattans
? Tydée ne laissait point, comme toi, refroidir son courage ; il était
aux mains avec les ennemis avant tous ses compagnons : ainsi l'ont
dit les témoins, de ses exploits ; il surpassait tous les héros,
Je n'ai pu partager sa gloire ni en être spectateur. Il vint à Mycènes
avec l'illustre Polynice dans le temps que, rassemblant des troupes, ils
se préparaient à porter la guerre devant Thèbes, et ils nous conjurèrent
de leur accorder un vaillant appui ; nous cédions à leurs désirs,
mais Jupiter nous détourna de cette entreprise par des signes funestes.
Ces héros arrivèrent aux vertes campagnes de l'Asope, où les Grecs
nommèrent Tydée leur ambassadeur. Il part, va dans Thèbes, et trouve
les chefs rassemblés dans un festin au palais du roi Etéocle. Tydée
est sans crainte, quoiqu' étranger et seul au milieu, de la foule de ces
guerriers ; il les provoque à mesurer avec lui leur force et leur
adresse, et dans tous les jeux, il remporte la victoire, tant Minerve le
protège. Les Thébains irrités lui dressent à son retour une ambuscade de cinquante jeunes guerriers, conduits par Méon, né de
Haemon, et semblable aux immortels, et le fils d'Autophone, l'intrépide
Lycophonte. Tydée leur ravit le jour ; et docile à la voix des dieux,
il ne laisse retourner que le seul Méon dans sa demeure. Tel était Tydée,
la gloire de l'Étolie : mais il a produit un fils moins vaillant que
lui, et seulement plus habile à discourir.
Le courageux Diomède ne réplique point, et respecte les
reproches du monarque : mais le fils de l'orgueilleux Capanée rompant
le silence : Atride, dit-il, ne trahis point la vérité qui t'est
connue. Nous prétendons l'emporter sur nos pères : nous avons soumis
Thèbes aux sept portes, en conduisant sous ses murs consacrés à Mars,
une armée moins nombreuse que la leur, nous confiant aux prodiges du
ciel et au secours de Jupiter ; ils y périrent au contraire par leur
imprudence. Qu'il ne t'arrive donc jamais de placer nos pères au même
rang que nous.
Diomède lui lance un regard sévère. Ami, dit-il, sois
docile à ma voix, et garde le silence. Je ne me courrouce point contre
Agamemnon, chef des peuples, lorsqu'il excite les valeureux Grecs au
combat. Si nous nous emparons de Troie, c'est lui qui en recueillera la
gloire ; et il sera plongé dans le plus sombre deuil, si les Grecs sont
défaits, ne songeons donc aussi qu'à faire éclater toute notre
valeur.
Il dit ; et saute de son char avec ses armes. Comme il s'élance
, l'airain rend un son, terrible autour du sein de ce roi : à ce son,
l'effroi s'emparerait du plus intrépide.
Ainsi que les vagues de la mer agitées par le vent d'occident,
se pressent l'une l'autre, et sont portées avec rapidité vers le
bruyant rivage ; d'abord elles s'élèvent au sein de la plaine humide ;
mais bientôt elles roulent en frémissant contre la terre, s'y brisent
avec fracas, et accumulées autour des plus hauts rochers, les
surmontent et vomissent au loin l'écume blanchissante : ainsi les rangs
profonds des phalanges serrées des Grecs se suivent au combat. Chacun
des chefs commande à ses troupes : le reste de l'armée avance sans
proférer une parole ; et vous diriez que ce peuple si nombreux n'a
point l'usage de la voix, tant il témoigne par son silence le respect
qu'il porte à ses conducteurs : leurs armes jettent de toutes parts un
vif éclat dans leur marche. Mais les Troyens poussent des cris confus,
comme dans la bergerie d'un homme puissant les troupeaux nombreux de
brebis répondent à la voix des agneaux, et font entendre de continuels
bêlemens, pendant qu'on les trait, et que la blanche liqueur du lait
coule dans les vases. Les cris de tous ces peuples rassemblés de contrées
diverses et lointaines, diffèrent ainsi que leur langage, et forment un
mélange de sons discordans. Mars anime les Troyens ; Minerve enflamme
les Grecs. Des deux côtés règnent la Terreur, la Fuite, et
l'insatiable Discorde, sœur et compagne de l'homicide Mars : la
Discorde, qui, faible en sa naissance, s'élève, et bientôt cache sa tête
dans le ciel, tandis qu'elle marche sur la terre : c'est elle qui,
traversant la foule des guerriers, verse dans tous les cœurs la haine
fatale, avant-coureur du carnage.
Dès que les deux armées se rencontrent sur le champ de
bataille, elles mêlent leurs boucliers et leurs lances; les combattans,
armés d'airain, confondent leur fureur ; les globes des boucliers
s'entre-heurtent, il s'élève un horrible tumulte. Alors se font
entendre à la fois et les cris de triomphe et les hurlemens et des
vainqueurs et des mourans ; des flots de sang inondent la terre. Comme
d'orageux torrens, formés d'abondantes sources et roulant du sommet des
montagnes, mêlent leur onde impétueuse dans un vallon creusé par les
ravines ; le berger, au sein des montagnes, entend de loin leur fracas
terrible : ainsi les cris et l'épouvante naissent du choc de ces
combattans.
Antiloque, le premier, abat un Troyen belliqueux, Echépolus,
fils de Thalsias, qui se distinguait à la tête des troupes ; il
l'atteint au casque, chargé de crains flottans ; l'airain pénètre
dans le front, et perce l'os ; une sombre nuit couvre ses yeux, il
tombe, comme une tour, dans le champ terrible du combat. L'intrépide Eléphénor,
fils de Chalcodon et chef des magnanimes Abantes, de saisit dans sa
chute, et plein d'ardeur le tire hors des traits, afin de le dépouiller
promptement de ses armes. Mais cette audace est de courte durée : Agénor,
qui le voit entraîner le cadavre, et découvrir le côté en se
courbant, le blesse du javelot, et lui ravit ses forces ; l'ame du
guerrier s'envole. Autour de lui les Troyens et les Grecs s'échauffent
au carnage : ils s'élancent l'un contre l'autre comme des loups furieux
; et chacun immole une victime.
Ajax, télamonien, frappe le fils d'Anthé-mion,
le jeune et beau Simoïsius : sa mère, en descendant de l'Ida, où elle
avait été voir les troupeaux sur les pas de ceux dont elle tenait le
jour, l'enfanta sur les bords du Simoïs, et on lui donna le nom de ce
fleuve. Il n'a pu reconnaître envers une mère et un père chéris les
doux soins qu'ils ont pris de son enfance ; il meurt à la fleur de ses
ans, dompté par la lance du redoutable Ajax. Tandis qu'il s'avançait
aux premiers rangs elle lui perce la poitrine près de la mamelle, et
sort par l'épaule ; il tombe dans la poussière, comme un peuplier uni
et luisant qui naquit aux bords fertiles d'un grand marais ; des rameaux
commençaient à couronner sa tête, lorsqu'un habile artisan l'abattit
de sa hache tranchante, afin que courbé par ses mains, il devint la
roue d'un superbe char ; l'arbre se flétrit, couché aux bords de
l'onde: tel Simoïsius est abattu et dépouillé de ses armes par le
grand Ajax, Le fils de Priam, Antiphe, à la cuirasse ornée, lance au
milieu, de la foule contre Ajax son javelot acéré, et le manque : il
atteint le fidèle compagnon d'Ulysse, Leucus, et le blesse sous le
flanc, comme il entraînait le corps de Simoïsius ; il tombe aussitôt
près du cadavre échappé de ses mains. Ulysse, courroucé de cette
mort, s'avance armé de l'airain étincelant, s'arrête près de
l'ennemi ; et portant de tous côtés des regards furieux, il lance sa
pique : à l'aspect du héraut lançant la pique terrible, les Troyens
se retirent. Il ne fait point partir un trait mutile, et frappe Démocoon
fils naturel de Priam, et qui était venu d'Abyde à son secours, amené
par des jumens agiles. Ulysse, brûlant de venger son ami, atteint le
guerrier à la tempe ; le fer sort part l'autre tempe : ses yeux sont
couverts de ténèbres ; il tombe, et ses armes retentissent autour de
lui avec fracas.
Les Troyens les plus hardis reculent ; et même l'illustre
Hector. Les Grecs poussaient des cris de triomphe, et, s'emparant des
cadavres, s'avançaient d'un pas rapide, lors-qu'Apollon en fut indigné,
lui qui, du haut de Pergame, avait l'œil attaché sur le combat : il éleva
la voix et anima les Troyens par ces paroles : Revolez à l'attaque !
guerriers valeureux, et ne cédez point la victoire aux Grecs ; leurs
corps ne sont pas de roche ni de fer, et ne résistent point aux coups
percans de l'airain. Le fils de Thétis, Achille, ne combat point avec
eux ; il nourrit auprès de ses vaisseaux la colère qui le ronge.
Ainsi parla du haut des remparts ce dieu formidable. Mais
la fille de Jupiter, la fière Pallas, excite l'ardeur des Grecs ; elle
marche dans la foule de leurs combattans et par-tout ou elle voit se relâcher
leur courage. Là, les destins entourent des liens de la mort Diorès,
fils d'Amaryncée : une pierre énorme et raboteuse l'atteint au pied,
lancée par le chef des Thraces, arrivé d'Iffinus, Pirus fils d'Imbrase
; la pierre cruelle fracasse les deux nerfs et l'os du guerrier, qui
tombe à la renverse dans le sable, tendant les bras à ses chers
compagnons, et respirant à peine, lorsque Pirus accourt, et lui plonge
sa pique dans le flanc : ses entrailles se répandent à terre, et ses
yeux sont couverts d'une nuit éternelle.
Thoas l'étolien atteint d'un javelot le sein de Pirus, au milieu de sa
furie, et le fer est enfoncé dans le poumon : Thoas s'avance, arrache du
sein le javelot fatal ; et, tirant aussitôt son glaive, il lui ravit le
jour. Mais ne peut le dépouiller de ses armes : Pirus est environné de
ses compagnons, des Thraces hardis, à la courte chevelure, et qui,
tenant en main de longues piques, repoussent loin d'eux Thoas, malgré sa
stature, sa force et son audace : il est contraint de reculer. Ainsi ces
deux chefs, dont l'un commandait les Thraces, et l'autre les Epéens,
armés de lourdes cuirasses, sont étendus ensemble dans la poussière :
autour d'eux sont immolés un grand nombre de héros.
Alors
si quelque vaillant guerrier, encore libre de l'atteinte du glaive et du
javelot, eût parcouru les rangs au fort de la mêlée, et que Minerve
l'eût conduit elle-même en lui prenant la main, écartant de lui les
traits impétueux, il eût admiré le courage de tous les combattans :
car en ce jour une foule de Troyens et de Grecs tombaient confondus, et
jonchaient la terre de morts.