A peine les deux armées, leurs chefs à leur tête, sont rangées
en ordre de bataille, les Troyens, tels que des nuées d'oiseaux,
s'avan-cent avec des cris perçans : ainsi s'élève jusqu'au ciel la
voix éclatante du peuple ailé des grues, lorsque, fuyant les frimats
et les torrens célestes, elles traversent à grands cris l'impétueuse
mer, et, portant la destruction et la mort à la race des Pygmées,
livrent, en descendant des airs, un combat terrible. Mais les Grecs ne
respirant que fureur, et brûlant dans leur sein de se prêter un appui
mutuel, approchent en silence. Comme l'autan humide répand sur le
sommet des montagnes un brouillard épais, que redoute le berger, et que
le voleur préfère aux ombres de la nuit, brouillard si ténébreux,
que l'œil suit à peine là pierre lancée : ainsi s'élevait un
tourbillon de poussière sous les pieds des troupes qui franchissaient
la plaine d'un pas rapide.
Lorsque les deux armées vont se joindre, Pâris, aussi beau
qu'un dieu, se montre à la tête des Troyens. A ses épaules sont
suspendus une peau de léopard, son arc recourbé, et son épée ; il
agite deux javelots étincelans, et défie à un sanguinaire combat les
chefs les plus vaillans des Grecs.
Ménélas le voit devancer les cohortes, et marcher à grands
pas. Il triomphe, comme se réjouit un lion, quand, pressé d'une faim dévorante
il rencontre un daim sauvage ou un cerf orgueilleux de son bois, et que
soudain il le dévore, quoiqu'il soit poursuivi par une meute légère
et par une ardente jeunesse : ainsi Ménélas triomphe, et se flatte de
punir le coupable. Il s'élance aussitôt de son char avec ses armes.
Pâris, qui le voit à la tête des combattans, est frappé de
terreur ; il se jette dans les rangs de ses compagnons, et se dérobe à
la mort. Tel un jeune berger, dans le creux d'un vallon, recule à
l'aspect d'un serpent terrible ; un tremblement s'est emparé de ses
membres ; il fuit en arrière, la pâleur sur le front : tel le beau Pâris,
redoutant Ménélas, se retirait dans la foule des valeureux Troyens.
Mais Hector apercevant son frère, l'accable de ces reproches :
Malheureux Pâris ! toi dont la beauté fait la seule gloire, guerrier
efféminé, lâche séducteur, plût au ciel que tu n'eusses point vu le
jour, ou que tu fusses mort sans former le lien de l'hyménée, destin
préférable à l'opprobre dont tu te couvres dans ce jour aux yeux des
Troyens que tu déshonores ! N'entends-tu pas les risées des Grecs
valeureux ? Ils croyaient que tu savais combattre avec courage hors des
rangs, parce que ta figure en impose ; mais ton ame est sans valeur et
sans force. Si tu étais aussi pusillanime, devais-tu rassembler tes
plus chers compagnons, traverser la mer avec des vaisseaux rapides, et,
confondu dans une nation étrangère, emmener d'un pays lointain une
femme célèbre par sa beauté, et l'alliée de guerriers redoutables ?
action qui fait la ruine de ton père, de cette ville, de tout un
peuple, le triomphe de nos ennemis, et ta propre honte. Que
n'attendais-tu le vaillant Ménélas ? tu saurais quel est le guerrier
dont tu retiens injustement l'épouse. Ta lyre, ni ces dons de Vénus,
ta chevelure et ta beauté, n'eussent été pour toi d'aucun secours,
lorsque tu aurais été traîné par le vainqueur dans la poussière.
Mais les Troyens sont trop timides ; ou ils t'eussent déjà donné la
pierre sépulcrale pour vêtement, afin de se venger de tous les maux
que tu leur as faits.
Hector, répond le beau Pâris, je le recon-nais, j'ai mérité
ces reproches : ton cœur est toujours indomptable dans les combats ;
tel que l'acier qui, fendant le chêne, seconde la force de celui qui bâtit
un navire ; tel est dans ton sein ton courage invincible. Mais ne me
reproche pas les dons de Vénus : il ne faut pas rejeter les bienfaits
inestimables des dieux ; quels qu'ils soient, personne n'est le maître
de les choisir. Si cependant tu veux que je combatte, fais ranger à
l'instant les Troyens et les Grecs ; et, au milieu d'eux, qu'on nous
mette aux mains, moi et le redoutable Ménélas, pour la cause d'Hélène
et de ses richesses. Celui qui remportera la victoire, maître de sa
personne et de ses biens, l'emmènera dans sa demeure ; et, les deux
peuples formant le nœud d'une amitié et d'une alliance inviolables,
vous habiterez Troie et ses champs fertiles, et ils s'en retourneront au
sein de la Grèce, renommée par sa valeur et par la beauté de ces
femmes.
A ce discours Hector, plein de joie, court entre les deux armées
; et tenant sa pique par le milieu, il l'oppose aux phalanges des
Troyens, qui s'arrêtent au même instant. Les Grecs, remplis d'un feu
martial, lui décochent leurs flèches, et cherchent à l'accabler d'un
nuage de traits et de pierres. Mais Agamemnon élève la voix : Grecs,
arrêtez, ne lancez point vos traits ; l'intrépide Hector semble
vouloir nous adresser la parole. A cet ordre, ils cessent de
l'attaquer, et font silence. Hector entre les deux armées : Troyens,
dit-il, et vous, braves Grecs, écoutez ce que vous propose Pâris,
l'auteur dé cette guerre. Il veut que les deux peuples déposent sur la
terre fertile leurs armes éclatantes, et que lui et le valeureux Ménélas
combattent seuls pour Hélène et ses richesses. Celui qui remportera la
victoire, maître de sa personne et de ses biens, l'emmènera dans sa
demeure. Nous, cependant, nous formerons les nœuds d'une alliance et
d'une amitié inviolables.
Il dit ; et les deux armées gardent un profond silence. Ménélas
prenant alors la parole : Écoutez-moi à mon tour, leur dit-il. Une vive
douleur pénètre mon ame, et j'espère que voici le moment de terminer
nos débats et les longs malheurs que vous avez soufferts pour ma
querelle et pour l'attentat de Pâris. Que celui de nous auquel est réservée
la mort, subisse l'arrêt du destin ; et vous, ne tardez plus à goûter
les douceurs d'une paix durable.
Troyens,
immolez un agneau noir à la terre, un agneau blanc au soleil, et nous
offrirons une semblable victime au maître des dieux. Mais que Priam
lui-même ( car ses fils sont infidèles et parjures ) vienne jurer
l'alliance, pour que personne ne viole un traité fait au nom de
Jupiter. Toujours la jeunesse est inconstante et légère ; lorsqu'un
vieillard intervient dans les traités, il porte à la fois l'œil sur
le passé et sur l'avenir, et procure aux deux partis les plus grands
avantages.
Les Grecs et les Troyens, dans l'espoir de terminer une si
cruelle guerre, se livrent à la plus douce joie. Ils retiennent les
coursiers dans les rangs, descendent des chars, se dé-pouillent de leurs
armes, et les couchent près d'eux sur la terre. Un court espace séparait
les deux armées. Hector envoie promptement deux hérauts dans la ville
pour conduire les victimes au camp, et pour inviter Priam à s'y rendre
; tandis qu'Agamemnon ordonne à Talthibius d'aller vers la flotte, et
d'amener un agneau ; le héraut obéit à l'ordre du roi.
Cependant Iris vole vers Hélène, sous les traits de la belle-sœur
de cette princesse, Laodice, que le riche Hélicaon, fils d'Anténor,
avait épousée, et la plus aimable des filles de Priam. Elle trouve Hélène
dans son palais, traçant une broderie sur une grande toile qui avait la
blancheur de l'albâtre : elle y repré-sentait les nombreux travaux que
les Troyens et les Grecs, chargés d'airain et domptant les coursiers,
avaient soutenus pour l'amour d'elle dans les champs de Mars. La légère
Iris s’avance.
Viens, belle princesse, dit-elle, contemple l'étrange spectacle
qu'offrent les Grecs et les Troyens. Ces guerriers qui naguère, ne
respirant qu'une fureur homicide, allaient se livrer dans la plaine un
combat qui devait coûter tant de pleurs, sont maintenant assis en
silence : la guerre est apaisée ; inclinés sur leurs boucliers, ils
ont enfoncé près d'eux en terre leurs longs javelots. Cependant Pâris
et Ménélas combattront pour toi armés de fortes lances, et tu seras
l'épouse chérie du vainqueur.
La déesse, en lui tenant ce discours, réveille au fond de son cœur
un doux souvenir de son premier époux, de sa patrie, et de ceux dont
elle reçut la naissance. Couverte de voiles d'une blancheur éblouissante,
Hélène se précipite hors du palais, versant des pleurs de tendresse
: elle n'est point seule ; AEthra et Clymène, deux de ses femmes, la
suivent. Elles arrivent bientôt, près des portes Scées.
Au-dessus de ces portes, étaient assis des vieillards vénérables,
Priam, Panthous, Thymœtes, Lampus, Clytie, Hicétaon, de la race de
Mars, et Ucalégon et Anténor, d'une prudence consommée. Accablés de
vieillesse, ils se tenaient éloignés des combats ; mais ils
discouraient avec sagesse semblables aux cigales qui, dans les bois, se
reposant sur la cime des arbres, ne cessent point de faire entendre
leurs faibles et douces voix ; tels, au haut de cette tour, étaient ces
vieillards troyens.
Lorsqu'ils virent Hélène s'avancer vers la tour : On ne doit
pas s'étonner, dirent-ils entre eux à voix basse, que les Troyens et
les Grecs souffrent, depuis un si grand nombre d'années, tant de maux
pour une telle femme ; elle a les traits et le port d'une déesse. Mais,
malgré ses appas, qu'elle parte avec ses vaisseaux, et ne nous laisse
point à nous et à nos enfans l'infortune et le deuil.
Tels étaient leurs discours. Priam haussant la voix : Approche,
dit-il, ma chère fille, et sieds-toi à mes côtés, pour considérer
tes parens et tes amis. Tu n'es point à mes yeux la cause de nos
malheurs ; j'en accuse les dieux qui ont excité contre moi cette guerre
le sujet de nos larmes. Nomme-moi cet homme étonnant ; dis quel est ce
chef si remarquable par son port et par sa stature : d'autres
l'emportent sur lui par la hauteur de leur taille; mais jamais mes yeux
n'ont vu d'homme si beau ni si majestueux ; il semble être un roi.
Mon père chéri, répond Hélène la plus belle des femmes, je révère
et je redoute ta présence. Plût au ciel que j'eusse choisi la plus
cruelle mort, lorsque je suivis ici ton fils, et que j'abandonnai mon
lit nuptial, mes frères, ma fille unique, et les aimables compagnes de
ma jeunesse ! Mais ce n'a pas été mon destin ; et c'est pour ce sujet
que je me consume dans les larmes. Je vais satisfaire à ta demande. Ce
guerrier est le fils d'Atrée, le puissant Agamemnon, qui possède à la
fois l'art de régner et celui de combattre. Avant que l'infamie eût
souillé mes jours, il était mon beau-frère, s'il m'est permis de lui
donner ce nom !
Le vieillard admire ce guerrier, et s'écrie : Heureux
Atride ! favori des destinées ! chéri des immortels ! que de peuples
sont soumis à tes lois ! Je me rendis autrefois dans la Phrygie, fertile
en vignobles ; là, je vis une grande armée, des hommes habiles à
conduire un char, les peuples d'Otrée et du fameux Mygdon, qui alors
formaient un camp aux rives du Sangare : et moi j'étais parmi eux comme
leur allié, ce jour où nous combat-tîmes les Amazones, guerrières.
Mais cette armée était moins nombreuse que celle des Grecs.
Puis regardant le fils de Laërte : Apprends-moi aussi, ma chère
fille, poursuivit le vieillard, quel est ce guerrier : moins grand de
toute la tête qu'Agamemnon, ses épaules et sa poitrine ont plus de
largeur. Ses armes sont couchées sur la terre féconde ; lui cependant
marche dans les rangs de ses guerriers ; tel qu'un bélier, chargé
d'une riche toison, se promène au milieu d'un grand troupeau de brebis
éclatantes.
C'est, répondit Hélène, le fils de Laërte, le prudent Ulysse
; nourri dans Ithaque, hérissée de rochers stériles, il abonde en
stratagèmes et en sages conseils.
Anténor prenant alors la parole : O Hélène, dit-il, Ulysse reçoit
de toi un juste éloge. Autrefois cet homme étonnant vint dans cette
ville, envoyé pour ta cause, accompagné de l'intrépide Ménélas : je
les accueillis avec amitié dans ma maison, et je connus leur caractère,
leur sagesse. Quand ils paraissaient au milieu des Troyens assemblés,
s'ils étaient debout, Ménélas attirait les regards par la hauteur de
sa taille : étaient-ils assis, Ulysse avait quelque chose de plus vénérable.
Mais lorsque, traitant avec nous, ils haranguaient dans les conseils, Ménélas
parlait d'une manière succincte, mais pleine de force ; il n'abondait
point en paroles, et ne s'écartait point du but, quoiqu'il fût le plus
jeune. Quand le prudent Ulysse se levait à son tour, d'abord, comme
s'il eût été novice et sans art, il demeurait tranquille, baissait
les yeux, les attachait sur la terre, ne portait son sceptre ni d'un côté
ni de l'autre, et le tenait immobile : vous auriez dit un homme sombre,
agité par la colère, ou dont les sens étaient troublés et la raison
égarée. Mais lorsqu'il déployait sa voix forte et sonore, et que ses
paroles sortaient en foule, ainsi que dans l'hiver les nombreux flocons
de neige descendent sur les campa-gnes, alors aucun mortel n'eût lutté
contre Ulysse ; alors on oubliait son extérieur moins imposant, et l'on
n'était frappé que de sa vive éloquence.
Priam, apercevant Ajax, interroge encore Hélène. Quel est cet
autre chef si grand et si terrible, et qui, par sa taille et par la
largeur de ses épaules, l'emporte sur tous les Grecs ?
C'est, répondit-elle, le formidable Ajax, le rempart de la Grèce,
Là, parmi les Crétois, se tient Idoménée, semblable à l'un des
im-mortels ; autour de lui sont les chefs de la Crète : souvent,
lorsqu'il venait de cette île, Ménélas le reçut dans notre palais.
Je vois rassemblés ici tous les héros de la Grèce, que je reconnaîtrais
sans peine, et dont je pourrais vous dire les noms. Mais je ne puis découvrir
deux chefs, Castor qui dompte les coursiers, Pollux invincible à la
lutte, mes propres frères, sortis du même sein que moi. Seraient-ils
restés dans les murs de Lacédémone ? ou, s'ils ont abordé avec leurs
vaisseaux à ce rivage, refuseraient-ils de se joindre aux combats des
guerriers, par la crainte de partager l'opprobre dont je suis couverte ?
Ainsi parlait Hélène : mais déjà la terre les renfermait dans son
sein, à Lacédémone, doux pays de leur naissance.
Cependant les hérauts portaient à travers la ville les gages
sacrés de la paix, deux agneaux, et dans une outre, peau d'un bélier, le
vin qui réjouit, fruit délicieux de la terre. Le héraut Idéus, chargé
d'une urne brillante et de coupes d'or, paraît devant le vieux Priam, et
l'excite à sortir des remparts, Lève-toi, dit-il, fils de Laomédon ; les
chefs des deux armées t'invitent à descendre dans la plaine, afin d'y
conclure la paix, Pâris et le vaillant Ménélas, armés de longs javelots,
combattront pour Hélène : elle suivra le vainqueur, elle et ses
richesses ; et les deux peuples formant le nœud d'une amitié et d'une
alliance inviolables, nous habiterons Troie et ses champs fertiles ; et
ils s'en retourneront dans la Grèce belliqueuse, où le sexe a des appas séduisans.
Le vieillard frémit à ces mots ; toutefois il ordonne que l'on
attelle ses coursiers : cet ordre est promptement exécuté. Priam monte
sur son char superbe, prend et tire à soi les rênes ; Anténor se
place à côté de lui. Ils poussent les rapides coursiers à travers
les portes Scées dans la campagne. Arrivés près des Troyens et des
Grecs , ils descendent du char sur le sein fécond de la terre, et
s'avan-cent à pas lents au milieu des deux armées. Aussitôt le roi des
peuples, Agamemnon, se lève, ainsi que le sage Ulysse.
Cependant les hérauts vénérables ap-portent des deux parts les
gages sacrés de l'al-liance ; ils mêlent le vin dans l'urne, et ré-pandent
une eau pure sur les mains des rois. Agamemnon s'arme du coutelas
suspendu à sa formidable épée, et enlève, sur la tête des victimes,
du poil que les hérauts distribuent entre les chefs des Troyens et des
Grecs. Agamemnon, levant les mains vers le ciel, prie au milieu d'eux à
haute voix :
Jupiter, père souverain,
qui règnes sur les sommets d'Ida, dieu grand et terrible : soleil qui
entends tout, et aux regards duquel rien ne se dérobe ; fleuves, terre,
et vous qui dans les demeures souterraines des enfers punissez les
humains coupables de parjure ; soyez nos témoins, et garantissez la foi
de nos sermens. Si Pâris ravit le jour à Ménélas, qu'il demeure
possesseur d'Hélène et de ses trésors; et nous, sillonnant les
ondes, rentrons dans notre patrie. Mais si Ménélas immole Pâris, qu'à
l'instant les Troyens nous rendent Hélène et ses biens, et paient aux
Grecs un juste tribut, dont le souvenir se transmette aux races les plus
reculées. Si, après que Pâris sera tombé, Priam ou ses fils refusent
de nous payer ce tribut, je l'exigerai les armes à la main, et je
resterai sur ces bords jusqu'à ce que j'aie trouvé les moyens de
terminer la guerre.
Il dit ; et du fer meurtrier, il égorge les agneaux, qui tombent
palpitans, en exhalant le souffle de la vie. Puisant ensuite le vin dans
l'urne, on le répand des coupes, et l'on invoque les dieux. Des deux
camps, s'élève cette prière : Grand et redoutable Jupiter, et vous
tous, dieux immortels, si quelqu'un viole une paix si sacrée, que de
son crâne brisé sa cervelle soit répandue sur la terre,
comme ce vin ; que sa race ait le même sort, et que sa femme soit livrée
à l'insolence d'un barbare ennemi. Tels sont leurs vœux ; Jupiter ne
leur fut point favorable.
Mais le fils de Dardanus, Priam, leur tient ce discours : Ecoutez-moi,
Troyens, et vous, Grecs, nés pour les combats. Quant à moi, je m'en
retourne sur les hauts remparts d'Ilion : je ne pourrais voir un fils si
tendrement chéri combattre le redoutable Ménélas. Jupiter et les
autres immortels savent seuls auquel des deux les destins ont réservé
la mort. En disant ces mots, le vieillard vénérable place les victimes
sur le char ; il y monte, et saisit les guides ; Anténor s'assied à côté
de lui, et le char roulé jusque dans les murs d'Ilion.
Alors le fils de Priam, Hector, et le grand Ulysse mesurent le
champ du combat : puis jetant les sorts dans un casque d'airain, ils les
agitent, afin de savoir qui doit le premier lancer le javelot. Les Grecs
et les Troyens levant les mains vers les dieux : Père des immortels,
disent-ils, maître de l'Ida, divinité terrible, que l'auteur de tant
d'infortunes périsse et descende dans la demeure de Pluton, et que
l'alliance et l'amitié des deux peuples soient à jamais affermies !
Telle est leur prière. Hector, ombragé du panache, agite les
deux sorts, en détournant les yeux ; et celui de Pâris sort du casque.
Les troupes s'asseyent aussitôt dans les rangs, chacun près de ses
coursiers agiles et de ses brillantes armes qui jonchent la campagne.
Alors Pâris, l'époux de la belle Hélène, revêt son armure
superbe : il chausse ses ri-ches brodequins, et les attache par des agraffes d'argent, couvre son sein de la cuirasse de son frère Lycaon ;
elle convenait à sa taille ; il jette sur ses épaules le baudrier
auquel est suspendue son épée d'airain où l'argent étincelle ; il
prend le vaste et pesant bouclier ; et posant sur son front un casque
fait avec art, dont le menaçant panache aux longs crins flotte dans
l'air avec fierté, il saisit une lance, qu'il puisse manier sans
effort. De son côté, le vaillant Ménélas revêt ses armes.
Après qu'ils se sont couverts, à l'écart, de leur armure, ils
s'avancent au milieu des deux camps , en se jetant des regards terribles
: à leur vue, les cohortes intrépides des Troyens et des Grecs sont
saisies d'effroi. Les deux rivaux s'arrêtent l'un près de l'autre dans
le champ mesuré, agitant leurs piques, et pleins
d'un courroux menaçant. Pâris le premier lance son
javelot, et frappe le bouclier de Ménélas ; il n'en rompt pas l'airain,
et la pointe du javelot se recourbe sur le bouclier solide. A son tour
Ménélas lève sa lance ; et invoquant le père des dieux : Grand Jupiter,
s'écrie-t-il, punis l'agresseur, le perfide Pâris ; abats-le par mes
mains, afin que l'on tremble, parmi les races futures, d'insulter celui
qui nous reçoit dans sa maison et nous prodigue son amitié.
Il dit ; et le long javelot balancé vole, frappe le bouclier
luisant, pénètre à travers la cuirasse ornée, déchire la tunique près
du flanc : Pâris s'incline, et se dérobe à la noire Parque. Alors Ménélas
s'arme de sa brillante épée ; et la levant, il en décharge un grand
coup sur le haut du casque de son adversaire : rompue en trois ou quatre
éclats, elle tombe de sa main. Ménélas pousse un gémissement
douloureux ; et regardant la voûte immense du ciel : Jupiter, s'écrie-t-il,
non, il n'est point de dieu plus impitoyable que toi : je me flattais de
punir en ce jour la perfidie de Pâris, et mon épée se brise dans ma
main ! ma main a fait voler un trait mutile, il n'a pu le blesser ! En
prononçant ces mots, il fond sur le fils de Priam ; et le saisissant
par le panache, il le traîne du côté des Grecs. La courroie, riche
tissu, qui liait le casque sous le menton de Pâris, l'étouffait en
serrant son cou délicat ; et dans ce moment Atride eût remporté une
gloire immortelle, si la fille de Jupiter, Vénus, ne s'en fût aperçue
à l'instant ; elle rompt la forte courroie ; le casque vide suit aussitôt
la main guerrière de Ménélas, qui, le faisant tourner avec effort
au-dessus de sa tête, le jette au milieu des Grecs ; ses fidèles
compa-gnons le relèvent. Alors il se précipite une seconde fois vers
son ennemi, brûlant de lui ravir le jour du javelot dont il s'est armé.
Mais Vénus, tel est le pouvoir des dieux, enlève Pâris, l'environne
d'un nuage épais et, volant au palais de ce prince, le place sur le lit
nuptial, qui exhale des parfums odorans.
Cependant elle se hâte
d'appeler Hélène, qu'elle trouve au faîte de la tour, où la foule
des dames troyennes l'environnait. Vénus
la tire par sa robe aussi odoriférante que le nectar, et se montre à
elle sous les traits ridés d'une vieille courbée sous les ans, habile
à former en laine une belle broderie, et qui, de Lacédémone, avait
suivi la princesse et la chérissait tendrement. La déesse, sous ces
traits, lui dit : Viens, suis-moi ; Pâris t'attend dans son palais : il
est sur sa couche nuptiale et sa beauté est éclatante, ainsi que sa
parure ; on ne dirait point qu'il vient de combattre un guerrier
formidable, mais qu'il va se rendre à quelque danse, ou que, sortant
d'une fête, il goûte le repos.
Elle dit ; et jette le trouble au fond de son cœur. Mais
lorsqu'Hélène reconnaît le cou d'albâtre de la déesse, ce sein qui
fait naître les désirs, et ces yeux remplis de flamme, elle est saisie
d'épouvanté. Divinité dangereuse, dit-elle, chercheras-tu toujours à
séduire mon cœur ? me conduiras-tu encore dans quelque ville opulente
de la Phrygie ou de la molle Méonie, s'il est dans ces lieux un mortel
que tu favorises ? Faut-il que tu viennes me tendre de nouveaux pièges,
en ce moment où Ménélas a vaincu Pâris, et qu'il veut emmener dans
sa maison une épouse odieuse ? Va, abandonne l'Olympe, demeure auprès
de ton favori ; et, toujours près de lui en proie aux chagrins,
prodigue-lui tes soins ; qu'il te choisisse pour son épouse ou pour son
esclave. Quant à moi, je ne veux point m'exposer à l'opprobre en,
renouvelant les nœuds de cet hymen : c'est alors que toutes les
Troyennes m'accableraient de justes reproches. Mon cœur, hélas ! est dévoré
de tristesse et d'amertumes.
Ce discours irrite la reine de Paphos. In-grate, répond-elle,
garde-toi d’exciter ma colère : crains que dans ce transport je ne te
délaisse, et ne te haïsse autant que je signalai envers toi mon amour.
Je saurai par mes ar-tifices faire renaître entre les deux peuples la
discorde et la guerre : toi, tu en seras la vic-time fatale.
A ces mots, Hélène, saisie de crainte, s'éloigne en silence,
et, couverte de son voile éclatant, se dérobe aux yeux de toute les
Troyennes : la déesse précédait ses pas.
Lorsqu'elles entrent dans le palais de Pâris, les femmes d'Hélène
se rendent à leurs travaux. La princesse monte aux appartemens élevés
du palais. Vénus, déesse des ris, prend un siège, et le place auprès
du prince : là s'assied la belle Hélène,
en détournant les yeux.
Tu sors ainsi du combat ! dit-elle : que n'y périssais-tu plutôt
par la main du vaillant guerrier auquel j'avais uni ma destinée ! Tu te
vantais, cependant, de l'emporter sur Ménélas en force, en courage, et
en adresse à lancer le javelot. Va, défie encore Ménélas au combat :
mais non ; je t'exhorte plutôt à fuir les danger de la guerre, à ne
plus paraître avec Ménélas dans cette lice, et à ne plus te livrer
à cette fougue insensée, si, tu ne veux être aussitôt abattu par sa
lance.
Chère épouse, répondit Pâris, ne déchire point mon cœur
par ces reproches insultans. Aujourd'hui, secondé de Minerve Ménélas
m'a vaincu ; je puis le vaincre à mon tour : il est aussi des
dieux qui nous protègent. Mais réunissons nos cœurs, et livrons-nous
aux plus doux sentimens : jamais une si vive ardeur ne pénétra mon ame.
J'éprouvai moins de ravissemens, lorsque je voguai loin de Lacédémone,
t'enlevant sur mes vaisseaux rapides, et m'unis à toi dans l'île de
Cranaé par les liens de l'amour : tant je suis captivé par un heureux
charme, et t'aime en ce moment avec transport !
Il dit ; et porte ses pas vers la couche nuptiale : son épouse
le suit ; et ils se prodiguent les témoignages les plus ardens de leur
amour.
Cependant Ménélas, tel qu'un lion, courait ça et là
dans la foule, et cherchait des yeux son rival. Mais nul des Troyens ni
de leurs alliés ne put le montrer aux fils d'Atrée : ils ne lui
auraient point offert un asile, s'ils l'eussent aperçu ; car ils le haïssaient
tous autant que la noire Parque.
Troyens, Dardaniens et alliés, dit alors Agamemnon, vous voyez
que Ménélas, cher au dieu des combats, a remporté la victoire.
Remettez donc en nos mains Hélène et ses trésors, et payez-nous un
juste tribut, dont le souvenir transmette notre gloire aux races
futures.
Il
dit ; et mille cris d'applaudissemens s'élèvent de son armée.