Chant IV

Remonter

   
 

 

        Autour de Jupiter, dans leurs riches demeures,

Les Dieux, par leurs récits charmant le vol des heures,

Jetaient les yeux sur Troie, et dans leurs coupes d'or

Hébé du pur nectar épanchait le trésor.

Tout à coup Jupiter d'une épouse hautaine

Par ces mordants discours envenime la haine :

« Pallas d'Alalcomène avec Junon d'Argos

Veille sur Ménélas ; mais loin de ce héros,

Dans l'Olympe toujours ces déesses tranquilles

Restent de sa valeur les témoins immobiles,

Tandis que, de secours environnant Pâris,

Contre le sort cruel Vénus au doux souris

A défendu sa vie, et pourtant la victoire 

Du brave Ménélas n'a point trahi la gloire.

C'est à nous de fixer un avenir douteux :

Devons-nous des combats ressusciter les feux ?

Devons-nous, désarmant leur fougueuse vaillance,

Des deux peuples unis cimenter l'alliance ?

Si c'est la paix enfin que l'Olympe résout,

Les murs du roi Priam demeureraient debout,

Et Ménélas rendrait Hélène à sa patrie. »

      Il dit. Pallas, Junon redoublent de furie,

Et, comprimant leur lèvre en leur ressentiment.

L'une à côté de l'autre assises fièrement,

Roulent dans leur esprit la chute de Pergame.

Si Pallas, retenant le courroux qui l'enflamme,

Se tait, Junon trahit par ce langage altier

La colère où son cœur se livre tout entier :

« Dieu terrible ! quels mots a proférés ta haine !

Eh quoi ! je me flattais d'une espérance vaine !

Prodigue de sueurs en mes ardents travaux,

Devais-je, fatiguant mes immortels chevaux,

Rassembler ces soldats dont l'héroïque audace

Jura d'exterminer et Priam et sa race ?

Poursuis ! mais ne crois pas que, dociles sujets,

Tous les Dieux avec joie approuvent tes projets. »

     A ces mots, Jupiter, l'assembleur de nuages,

S'indigne : « Malheureuse ! ainsi donc tu m'outrages !

Priam et ses enfants sont-ils tes ennemis ?

Quelle injure envers toi, quel crime ont-ils commis ?

Chercheras-tu sans cesse, à sa perte acharnée,

Du superbe Ilion la dernière journée ?

Peut-être ses revers plairaient à ton orgueil,

Si de ses hauts remparts tu franchissais le seuil

Et dévorais vivants, dans ta barbare joie,

Priam, sa race entière et les peuples de Troie.

Fais selon tes désirs ; ne nous disputons plus.

Mais grave dans ton cœur mes ordres absolus :

Si je veux, déployant ma rigueur vengeresse,

Frapper quelque cité dont le sort t'intéresse,

Ne me résiste point, et renonce à l'espoir

De fléchir mon courroux, d'enchaîner mon pouvoir.

Ces remparts de Pergame, à mon culte dociles,

Je les livre à regret ; parmi toutes les villes

Où les fils de la terre, en peuple rassemblés,

Vivent sous le soleil et les cieux étoiles,

Pergame à mon amour eut des droits légitimes.

Là mes autels jamais n'ont manqué de victimes ;

Là fument les festins, doux partage des Dieux. »

     Il se tait ; mais Junon, la déesse aux grands yeux :

« Trois villes, Sparte, Argos et la vaste Mycène

Méritent dès longtemps ma faveur souveraine.

Eh bien ! quand leur aspect blessera tes regards,

Je ne t'empêche pas d'écraser leurs remparts ;

Mon courroux, respectant ta volonté suprême,

Fléchira sous un Dieu plus puissant que moi-même.

Toutefois, des travaux pour la Grèce entrepris

Ne va pas dans un jour m'enlever tout le prix.

Si ton pouvoir embrasse et les cieux et la terre,

Je marche ton épouse, et Saturne est mon père ;

Je suis déesse aussi ; mes droits valent les tiens.

Mais tous deux remplissons, moi tes vœux, toi les miens.

L'un à l'autre soumis, au ciel qui nous contemple

D'un mutuel respect montrons l'utile exemple.

Commande, et qu'à ta voix la docile Pallas

Au milieu des deux camps porte aussitôt ses pas,

Afin que les Troyens, ressaisissant le glaive,

Envers, ces Grecs si fiers osent briser la trêve ! »

      Des Dieux et des mortels le père souverain

Parle, et ces mots ailés ont retenti soudain :

« Va, Pallas ! obéis ; si les fils de la Grèce

Se livrent aux transports d'une orgueilleuse ivresse,

Que, bravant les traités, l'audace des Troyens,

Parjure tout à coup, en rompe les liens ! »

      D'un courroux plus ardent la déesse palpite ;

Des sommets de l'Olympe elle se précipite.

Comme aux yeux du cocher ou du guerrier tremblant,

Quand Jupiter l'ordonne, un astre scintillant

Apparaît, et, dans l'air plein de clartés nouvelles

Dissémine partout ses vives étincelles :

En traversant des cieux la vague immensité,

Minerve sur la terre avec rapidité

Descend, et les soldats de la Grèce et de Troie

Au même étonnement demeurent tous en proie.

« Sans doute, disent-ils, se regardant entr'eux,

Nous verrons naître encor les combats désastreux,

Ou le grand Jupiter, qui préside aux batailles,

Peut-être annonce un terme à tant de funérailles. »

Mais de Laodocus, digne fils d'Anténor,

       Minerve prend les traits, et d'un agile essor :

Court demander au loin à la foule innombrable

Le brave Pandarus, homme aux Dieux comparable.

A peine elle le trouve au milieu des soldats,

Qui, de longs boucliers chargeant leurs jeunes bras,

Pour offrir aux Troyens l'appui de leur courage,

De l'Esèpe avec lui quittèrent le rivage,

Légère, elle s'approche et l'excite en ces mots :

« Enfant de Lycaon, intrépide héros,

Voudras-tu m'obéir ? ta main osera-t-elle

Lancer à Ménélas une flèche mortelle ?

De quels dons précieux les Troyens et Pâris,

Le beau Pâris surtout t'accorderont le prix,

Si, dompté par tes coups, le vaillant fils d'Atrée

Laisse aux feux du bûcher sa dépouille abhorrée !

Frappe donc Ménélas, et vouant à Phébus

Des agneaux premiers-nés les solennels tributs,

Jure qu'à ton retour, la divine Zélée

Verra sur ses autels l'hécatombe immolée. »

      Abusé par ces mots, Pandarus à l'instant

S'empresse de saisir l'arc au bois éclatant,

Dépouille d'une chèvre et fougueuse et sauvage

Qu'il épia jadis sous un épais ombrage,

Et que, de sa retraite, en lui perçant le flanc,

Mourante, il abattit sur le rocher sanglant.

Des cornes qui planaient au-dessus de sa tête,

Seize palmes au moins ont mesuré le faîte,

Et par un ouvrier habilement polis,

Leurs contours d'un or pur rayonnent embellis.

Ses hardis compagnons dont l'élite s'amasse,

De leurs ronds boucliers lui présentent la masse,

Dans la peur que les Grecs n'accourent à grands pas,

Avant qu'il ait frappé le vaillant Ménélas.

Le héros tend son arc, sur la terre l'incline,

Et choisit la rapide et longue javeline,

Instrument de douleurs, qui, sorti du carquois,

Traversera les airs pour la première fois,

Puis, jurant à Phébus que, si le Grec succombe,

De ses jeunes agneaux une illustre hécatombe

Dans la sainte Zélée acquittera ses vœux,

Il prend le dard cruel, et son bras vigoureux,

Ajustant sur le nerf la pointe frémissante,

Attire vers son sein la corde obéissante.

Lorsque de l'arc immense, avec force tendu,

S'échappe un bruit terrible, un bruit inattendu,

Soudain la corde crie, et la flèche acérée

S'élance dans les rangs, de carnage altérée.

      Mais les Dieux fortunés, ô noble Ménélas !

Dans un si grand péril ne t'oublièrent pas,

Et, debout devant toi, Minerve la première

Ralentit de ce dard la fureur meurtrière.

L'airain loin de ton corps se détourne et s'enfuit :

Ainsi la mère, hélas ! tremblante au moindre bruit,

Protège, en écartant une importune mouche,

Le doux repos d'un fils endormi dans sa couche.

Pallas même, Pallas, d'un mouvement adroit,

Chassant le javelot, le dirige à l'endroit

Où, formant la largeur d'une double cuirasse,

A des agrafes d'or le baudrier s'enlace.

Dans l'assemblage épais de ces nœuds éclatants

Le trait fatal s'enfonce et perce en même temps

La cuirasse superbe et la forte ceinture

Qui souvent de la mort a repoussé l'injure.         

Sur son corps effleuré Ménélas a senti

Glisser le javelot par Minerve amorti ;

D'un sang noir tout à coup son armure est flétrie :

Sous la main d'une femme ainsi dans la Carie

En jets éblouissants la pourpre a coloré

L'ivoire dont un mors brillera décoré,

Tandis qu'en ses foyers une foule ravie

Admire vainement d'un regard plein d'envie

Ce précieux objet, qui doit être à la fois

L'ornement des coursiers et la gloire des rois.

Des cuisses aux talons le sang coule et bouillonne.

A l'aspect de ce sang Agamemnon frissonne.

Si Ménélas lui-même a frissonné, bientôt

Il renaît à l'espoir lorsque du javelot

Il voit le nerf tranchant et la pointe homicide

N'imprimer sur sa chair qu'une trace rapide.

Atride, environné de ses amis en pleurs,

Soupire, prend sa main et s'écrie : « 0 douleurs !

0 mon frère chéri ! je jurai donc ta perte,

Lorsqu'aux Troyens par moi ta valeur fut offerte !

Eh ! quoi ! foulant aux pieds leur solennel serment,

Ces Troyens ennemis t'ont frappé lâchement !

Mais les libations, mais le sang des victimes,

Mais la foi de nos mains ne scellent pas des crimes.

Si le Dieu de l'Olympe encor suspend ses coups,

Plus tard son bras vengeur doit les punir, et tous,

Entraînant au cercueil leurs enfants et leurs femmes,

De leur tête paieront ces trahisons infâmes.

Je l'espère en mon cœur : le jour, le jour luira

Où tombera Pergame, où son roi périra,

Où le grand Jupiter, qui dans les cieux réside,

Furieux, secouera sa redoutable égide.

Pourtant, ô Ménélas ! je gémirai toujours,

Si le destin remplit le cercle de tes jours.

Dans ma brûlante Argos j'irai cacher ma honte ;

Car soudain, emportés par une fuite prompte,

Les Grecs, se souvenant des foyers paternels,

Laisseront à Priam, à ses fils criminels

Hélène, quel sujet de triomphe et de joie !

Tu dormiras couché devant les murs de Troie,

Et, conquête interdite à nos vaillants efforts,

Ce rivage fatal consumera ton corps.

Trépignant sur ta tombe, outrageant ta mémoire,

Chaque Troyen dira : Que toujours la victoire

D'Agamemnon ainsi seconde le courroux !

Vainement il guida tant de Grecs contre nous ;

Réduit à repartir avec sa flotte vide,

Il laissa Ménélas, ce guerrier intrépide.

Mots cruels ! si jamais ils doivent retentir,

Puisse en ses vastes flancs la terre m'engloutir ! »

      Mais le blond Ménélas : « Que ton cœur se rassure !

Crains d'alarmer les Grecs ! L'éclatante ceinture,

La pesante cuirasse et le fort baudrier

Ont garanti mon sein de l'airain meurtrier »

      « 0 mon frère ! à la mort que ta souffrance échappe !

S'écrie Agamemnon; un enfant d'Esculape

Te versera le baume et les sucs bienfaisants

Dont le charme adoucit les maux les plus cuisants. »

      A son héraut fidèle aussitôt il s'adresse :

« Vole, ô Taltbybius ! et que ta voix s'empresse

D'appeler en ces lieux l'habile Machaon,

Du savant Esculape illustre rejeton !

Un Troyen, ou peut-être un Lycien perfide

A percé Ménélas d'une flèche rapide ;

Le vainqueur insolent rit de notre malheur ;

Pour lui seul est la gloire et pour nous la douleur. »

    II dit. Dans tous les rangs Talthybius docile,

En cherchant Machaon, marche d'un pas agile ;

Enfin, il l'aperçoit debout près des guerriers

Qui délaissant Tricca, nourrice des coursiers,

Vinrent aux champs troyens signaler leur courage ;

Il approche, s'arrête et lui tient ce langage :

« Accours, fils d'Esculape ! Atride en ce moment

Réclame de tes soins l'utile empressement.

Un Troyen, ou peut-être un Lycien perfide

A percé Ménélas d'une flèche rapide ;

Le vainqueur insolent rit de notre malheur ;

Pour lui seul est la gloire et pour nous la douleur. »

      Machaon, frémissant dans son âme alarmée,

Sur les pas du héraut parcourt la vaste armée,

Et parvient au lieu même où le blond Ménélas,

En cercle environné des chefs et des soldats,

Reposait, et debout, aux Immortels semblable,

Montrait dans ses tourments un calme inébranlable,

Machaon de l'armure a d'abord retiré

La redoutable flèche au crochet acéré ;

Des nœuds du baudrier ensuite il débarrasse

La ceinture d'airain et la riche cuirasse,

Cherche l'endroit frappé par le fer menaçant,

Examine la plaie, en exprime le sang,

Et verse habilement le baume salutaire

Dont son père à Chiron dut le savant mystère.

Tant qu'on s'empresse autour de ce vaillant guerrier,

Les Troyens que protège un large bouclier,

S'avancent, et les Grecs, revêtant leurs armures,

Rappellent leur valeur pour venger leurs injures.

      Alors on n'eût point vu, comme un lâche soldat,

Agamemnon languir dans la peur du combat ;

Loin de rester caché, loin de fuir, il s'élance,

Et pour de grands exploits prépare sa vaillance.

Prompt à tout disposer, il a quitté soudain

Ses chevaux et son char étincelant d'airain,

Et tandis que d'espoir son âme est enflammée,

Issu de Piraïs et fils de Ptolémée,

Eurymédon, fidèle à son commandement,

Enchaîne à ses côtés l'attelage écumant ; 

Car ce roi courageux, qui partout se prodigue

Craint de sentir son corps brisé par la fatigue.

Lui-même il vole à pied parmi les rangs nombreux.

Trouve-t-il quelque part des soldats valeureux ?

Debout, par ce langage il redouble leur zèle :

« Argiens ! soutenez votre gloire immortelle ;

Combattez ! triomphez ! Jupiter, Dieu sauveur,

Sur les traîtres jamais n'étendra sa faveur.

Oui, ceux qui, les premiers, ont commis un parjure.

Deviendront des vautours la sanglante pâture,

Et leurs femmes en deuil et leurs jeunes enfants

Suivront sur les vaisseaux nos soldats triomphants. »

      Voit-il quelques guerriers dont la valeur balance ?

Ces reproches cruels blâment leur indolence :

« Indignes Argiens, ô timides soldats !

De ce lâche repos vous ne rougissez pas !

Quelle morne stupeur vous retient immobiles ?

Pourquoi languissez-vous, pareils aux faons débiles,

Qui, des champs et des bois traversant la longueur.

S'arrêtent hors d'haleine et privés de vigueur ?

Attendez-vous qu'aux bords de la mer blanchissante

La foule des Troyens accoure menaçante,

Pour voir si Jupiter voudra du haut des deux

Etendre sur vos fronts son bras victorieux ? »

« Ainsi, distribuant ou l'éloge ou le blâme,

De la gloire partout il réveille la flamme.

Puis, il tourne ses pas aux lieux où les Crétois

Servent Idoménée, et s'arment à sa voix.

Tel qu'un fort sanglier, ce héros magnanime

Déploie aux premiers rangs l'audace qui l'anime,

Et Mérion conduit le dernier bataillon.

Fier de les contempler, alors Agamemnon,

Roi des hommes, ému d'une vive allégresse,

Au prince de la Crète avec douceur s'adresse :

« Idoménée, ô toi qu'entre tous les guerriers

Je préfère à ces Grecs aux rapides coursiers !

Dans les joyeux banquets, sur les champs du carnage,

Partout on te décerne un légitime hommage ;

Le vin qu'avec mesure on verse à nos héros,

Dans la coupe d'honneur pour toi coule à grands flots.

Au gré de tes désirs comme moi tu peux boire.

Lève-toi donc, combats, soutiens ta vieille gloire. »

« Oui, dit le chef crétois, je l'ai promis ; toujours

Mon glaive t'offrira son fidèle secours.

Mais parle, et qu'aussitôt, par ta voix animée,

Des Grecs aux longs cheveux se rassemble l'armée !

Coupables les premiers, les perfides Troyens

Des traités solennels ont brisé les liens.

Plus de retards ! courons attaquer des parjures !

Leur ruine et leur mort expirent nos injures. »

      Plein de joie, à ces mots, dans les rangs des soldats

Vers les Ajax Atride a dirigé ses pas.

Tous deux armés, tous deux, unissant leur bravoure,

Marchent ; des fantassins la foule les entoure.

Comme un nuage obscur, dans les plaines de l'air,

Au souille du Zéphyr en roulant sur la mer,

Plus noir que la poix même et messager d'orage,

Menace l'Océan d'un terrible ravage,

Quand du faîte des monts le pâtre épouvanté

Ramène ses troupeaux vers un antre écarté :

Telle, de boucliers, de lances hérissée,

En bataillons épais la jeunesse pressée,

Accourt. A cet aspect, le joyeux souverain :

« 0 vous, princes des Grecs aux cuirasses d'airain !

Magnanimes Ajax ! je vous ferais outrage

Si j'excitais encor votre fougueux courage.

Je n'en ai pas besoin ; car, exhorté par vous,

Votre peuple respire un valeureux courroux.

Pallas! Phébus et toi Jupiter, roi du monde !

De tous les Grecs ainsi que l'ardeur nous seconde,

Et bientôt de Priam les remparts ennemis

Tomberont, par nos mains ravagés et soumis. »

      Ailleurs, loin des Ajax, Agamemnon contemple

L'orateur de Pylos donnant un noble exemple ;

Alastor, Chromius et le puissant Hémon,

Bias, pasteur du peuple, et le grand Pélagon

L'entourent ; à sa voix, déjà le front présente

De chars et de coursiers une masse imposante ;

Comme un ferme rempart, des nombreux fantassins

Il met aux derniers rangs les belliqueux essaims,

Et, placée au milieu, sans chemin pour la fuite,

La troupe la plus faible à combattre est réduite.

Le vieillard prudemment ordonne aux écuyers

De contenir l'essor de leurs ardents coursiers :

« N'allez point, sur la foi d'une valeur peu sage,

Seuls jusqu'aux rangs troyens vous frayer un passage !

Amis ! n'attaquez plus, mais ne reculez pas !

On verrait la terreur s'attacher à vos pas.

Quand sur un char voisin l'un d'entre vous s'élance,

Pour sa défense au moins qu'il saisisse la lance !

Voilà par quels moyens, au triomphe excités,

Nos aïeux détruisaient les remparts des cités. »

      Ainsi du vieux Nestor la longue expérience

De la guerre aux soldats révélait la science.

A cet heureux spectacle, Atride radieux :

« Intrépide vieillard ! a-t-il dit, plût aux

Dieux Que de tes deux genoux la souplesse solide

Secondât la valeur qui dans ton sein réside !

Puisse l'âge cruel qui brise tout ton corps,

Retomber sur autrui ! Tu serais jeune alors. »

      Mais Nestor : « Que ne suis-je à ces jours de victoire

Où d'Ereuthalion le trépas fit ma gloire !

Nul mortel à la fois n'obtient tous les bienfaits.

Si les ans aujourd'hui m'accablent de leur faix,

Je puis, tel est l'emploi qui reste à la vieillesse,

De ma prudence au moins éclairer la jeunesse.    

J'irai, je paraîtrai parmi les cavaliers,

Prompt à les enhardir par mes conseils guerriers ;    

Plus confiants que moi dans leur force et leur âge,     

Ils brandiront la lance, instrument de carnage. »

      Nestor parle, et, rempli d'un plaisir orgueilleux,

Atride, impatient, s'avance jusqu'aux lieux

Où se rassemble auprès du vaillant Ménesthée

Des fiers guerriers d'Athènes une élite indomptée.

Des Céphalléniens réunis sous ses lois

Le sage Ulysse encor diffère les exploits,

Et du bruyant combat ces peuples intrépides

N'entendent pas frémir les clameurs homicides.

Quand déjà les Troyens et les Grecs courroucés,

D'une rivale ardeur au carnage poussés,

S'ébranlent, les deux chefs attendent en silence

Qu'un autre bataillon vers la plaine s'élance.

Le monarque irrité les gourmande tous deux :

« 0 fils de Pétéus, ce prince issu des Dieux,

Et toi, souple artisan de cruels stratagèmes,

Quel effroi vous saisit ? n'êtes-vous plus vous-mêmes ?

Pourquoi rester oisifs ? Dans le feu des combats

Toujours le premier poste a réclamé vos bras.

Ciel ! tandis qu'à ma voix, des fêtes de la Grèce

Avec les autres chefs partageant l'allégresse,

Libres, vous savourez des banquets opulents

Le vin délicieux et les mets succulents,

Vous verriez sans regret dix phalanges entières

Agiter avant vous leurs lances meurtrières ! »

      Ulysse avec courroux jette les yeux sur lui :

 « Agamemnon ! quels mots de tes lèvres ont fui ?     

Nous, céder à la peur ! tu verras dans l'attaque

Si le père chéri du jeune Télémaque

Osera, le premier réveillant lé dieu Mars,

Enfoncer des Troyens les bataillons épars.

Ta bouche a proféré des reproches frivoles. »

      Atride, en souriant, ajouté ces paroles :

« Divin fils de Laërte ! Ulysse ! je ne dois

Ni blamer ta valeur, ni t'imposer mes lois.

Ta pensée est la mienne, et dans ton sein respiré

Une âme où la raison exerce un doux empire.

Je le sais ; mais allons ! si ma voix t'a blesse,

Que ce tort par les Dieux soit bientôt effacé ! »

En achevant ces mots, le magnanime Atride

 Vers d'autres combattants marche d'un pas rapide.

Entouré de coursiers et de superbes chars,

Diomède debout se montre à ses regards ;

Près de lui, Sthénélus, enfant de Capanée,

Enchaînait son audace au repos condamnée.

Atride à cet aspect s'étonne, et furieux

Laisse voler dans l'air ces mots injurieux

« 0 toi, fils du vaillant et généreux Tydée !

Quel trouble a donc saisi ton âme intimidée ?

Pourquoi, vers tous les rangs loin de tourner tes pas,

Mesures-tu de l'œil la lice des combats ?

Ton père, en s'élançant dans les champs de la guerre,

Ne livrait point son cœur à cet effroi vulgaire.

Devant ses compagnons il courait s'illustrer ;

Jeune encor, mes regards n'ont pu le rencontrer ;

Mais la voix des humains jusques à mes oreilles

De sa rare vaillance a transmis les merveilles.

Suivi de Polynice, en ces temps où de Mars

La terreur menaçait Thèbe aux divins remparts,

Jaloux d'associer notre haine à sa haine,

Messager sans armée, il parut dans Mycèné.

Quand le peuple déjà leur avait accordé

De nos meilleurs soldats le secours demandé,

Jupiter, nous montrant de sinistres présages,

Changea notre pensée, effraya nos courages

Ils partirent ; un fleuve aux tournoyantes eaux,

L'Asopus sur ses bords couronnés de roseaux

Les accueillit tous deux, et dans Thèbe, ton père

D'ambassadeur des Grecs remplit le ministère.

Le palais d'Etéocle y voyait à loisir

Les Thébains des banquets savourer le plaisir ;

Etranger, au milieu de leur foule ennemie,

Conservant dans son sein sa valeur raffermie,

Protégé de Pallas, cet homme au cœur ailier

Seul à divers combats osa les défier,

Et, prompt à remporter une noble victoire,

Il triompha. Pourtant, offensés de sa gloire,

Les enfants de Cadmus, ces dompteurs de coursiers,

Ordonnèrent sa mort à cinquante guerriers,

Que le divin Méon, le vaillant Polyphonte

Guidaient, prêts à venger leur défaite et leur honte.

Mais ton père évita ce piège clandestin,

Leur fit subir à tous un terrible destin,

Et seul, grâces aux Dieux, sauvé de sa furie,

Méon de ce désastre informa leur patrie.

Tel florissait Tydée et, débile soldat,

Son fils brille au Conseil, mais non point au combat. »

      Diomède se tait, et d'un roi qu'il révère,

Entend sans murmurer le reproche sévère.

Mais Sthénélus répond : « Tu sais la vérité ;

Atride ! comme nous, fais parler l'équité.    

Oui, nous nous proclamons plus braves que nos pères ;

Thèbe vit nos exploits dans nos anciennes guerres,

Lorsque, nous confiant d'un cœur religieux

Au bras de Jupiter, aux oracles des Dieux,

Nous entrâmes vainqueurs avec moins de cohortes

Dans les remparts sacrés de la ville aux sept portes.

Eux, par leur imprudence ils succombèrent tous.

Ne compare donc plus nos pères avec nous. »

Diomède sur lui jette un regard farouche :

« Ami ! que le reproche expire dans ta bouche !

Car je ne blâme point le pasteur des humains,

Qui des combats aux Grecs ouvre encor les chemins,

La gloire le suivra, si leur noble courage

Dans la sainte Pergame apporte le carnage.        

S'ils succombent, pour lui quelle immense douleur !

Mais viens, et rappelons notre mâle valeur. »

      Diomède, à ces mots, revêtu de ses armes,

S'élance de son char, et répand les alarmes ;

L'airain, que sa poitrine agite avec fracas,

Glacerait de terreur les plus hardis soldats.

      Quand le sombre Océan, tourmenté par l'orage,

Du rapide Zéphyre entend frémir la rage,

Loin de la haute mer le flot impétueux

Contre les caps aigus roule tumultueux,

S'enfle, mugit, se brise, et la plage grondante

Blanchit, couverte au loin d'une écume abondante :

Ainsi les Grecs serrés, en ne s'arrêtant pas,

S'amassent l'un sur l'autre et volent aux combats.

Tandis que chaque prince à leur tête s'élance,

L'armée avec respect garde un profond silence,

Et ces guerriers, muets à l'aspect de leurs rois,

Semblent dans leur poitrine avoir perdu leur voix.

Un vif éclat jaillit de leurs belles armures.

Mais parmi les Troyens règnent de sourds murmures.

Comme, aux accents plaintifs de leurs tendres agneaux,

Sous le toit d'un pasteur riche en nombreux troupeaux,

La foule des brebis, gémissante, se mêle,

Lorsqu'un lait blanc et pur coule de leur mamelle :

Ainsi leur vaste armée a fait dans tous les rangs

Retentir un langage et des sons différents,

Tant des peuples divers l'amas confus se presse !

Mars guide les Troyens ; des enfants de la Grèce   

Pallas aux yeux d'azur excite la fureur.

Partout courent la Fuite et la pâle Terreur,

Et la Discorde enfin, de sang insatiable,

Qui, du farouche Mars compagne impitoyable,

Faible d'abord, s'élève et monstre impérieux,

A les pieds sur la terre et le front dans les cieux ;

Elle franchit les rangs, redouble le carnage,

Et des peuples rivaux envenime la rage.

Dans un espace étroit espace, chaque parti

Se heurte, un bruit affreux a soudain repenti.

Resplendissants, d'airain, les guerriers se provoquent,

Et les ronds boucliers, les lances s'entrechoquent.

Des vainqueurs, des vaincus les sinistres accents

Éclatent furieux, se traînent gémissants.

Pendant que sur la terre à longs flots le sang coule,

Des cris pleins d'épouvanté ont tonné dans la foule :

Tels les torrents d'hiver, de la hauteur des monts

Bruyamment descendus dans les ravins profonds,

En se précipitant de leur immense source,

Confondent de leurs eaux l'impétueuse course,

Roulent, et le berger, qui frissonne d'horreur,

De loin entend rugir leur rapide fureur.

      Fils de Thalysias, le troyen, Échépole   :

Combat aux première rangs ; Antiloque l'immole ;

Il a frappé son casque, le trait acéré

Pénètre jusqu'à l'os du crâne déchiré.

Le héros qu'envahit la nuit des funérailles,

Tombe comme une tour dans le choc des batailles.

Le brave Éléphénor, enfant de Chalcodon,

Des Abantes hardis guidant le bataillon,

Le saisit par les pieds et sur l'arène impure

L'entraîne loin des dards pour ravir son armure.

Triomphe d'un instant ! Agénor qui le voit

Se pencher, Agénor lui porte un coup adroit,      

Et dans son flanc, privé du bouclier solide,      

Plonge l'airain tranchant d'une lance homicide.

A peine de sa vie il a brisé les nœuds,

Les Troyens et les Grecs comme des loups fougueux

Autour du héros mort s'échauffent au carnage ;

Chaque homme frappe un homme et le frappe avec rage.

      Un jeune et beau guerrier, un fils d'Anthémion,

Simoïsius tombe ; il reçut ce doux nom,

Lorsque du mont Ida sa mère descendue,

Des vastes champs troyens parcourant l'étendue,

L'enfanta dans ce jour où ses parents chéris

Visitaient leurs troupeaux auprès du Simoïs ;

Moissonné dans sa fleur, et vaincu sans défense,

Il ne leur rendit pas lés soins de son enfance.

A peine aux premiers rangs il accourt empressé,

Par la lance d'Ajax son sein droit est blessé ;

Lorsqu'à travers son dos la pointe tout entière

Vient ressortir, il meurt couché dans la poussière :   

Tel sur l'humide bord d'un immense marais

Croissait un peuplier ceint de rameaux épais ;

Mais si de l'ouvrier l'étincelante hache

Pour le courber en roue, au sol profond l'arrache,

Renversé par le fer, il tombe, et ses débris

Languissent sur la rive oubliés et flétris.

Ajax a dépouillé l'ennemi qu'il terrasse,

Quand un guerrier, couvert d'une riche cuirasse,

Un des fils de Priam, Antiphus aussitôt

Dans la foule sur lui dirige un javelot.

Il manque le héros et la flèche mortelle

Atteint du noble Ulysse un compagnon fidèle ;

Le courageux Leucus sur des monceaux de morts

Déjà de la victime allait traîner le corps,

Et sous le trait aigu qui dans l'aîné le frappe,

Il roule ; de sa main le cadavre s'échappe.

Ulysse dans son cœur de colère a frémi ;

Armé d'un fer brillant, pour venger son ami,

Vers les premiers Troyens il s'élance et s'arrête,

Portant de tous côtés une vue inquiète.

En cédant à ses coups, l'ennemi dispersé

Fuit, mais le trait d'Ulysse en vain n'est pas lancé ;

Démocoon frappé succombe sa victime ;

Des amours de Priam ce fils illégitime

Arriva d'Abydos qui voyait dans son sein

Des cavales pour lui bondir l'agile essaim

L'airain s'est enfoncé dans sa tempe sanglante ;

La nuit voile ses yeux ; sur l'arène tremblante

Il tombe, et son armure au loin a retenti.

Des plus braves Troyens l'essor est ralenti ;

Hector fléchit lui-même, et les fils de la Grèce,

Poussant jusques au ciel des clameurs d'allégresse,

Entrainent les lambeaux des cadavres épars,

Et d'un vol plus ardent poursuivent les fuyards.

     Apollon indigné du faite de Pergame

Crie aux Troyens ; « Amis ! vous que la gloire enflamme,

Ne cédez pas aux Grecs ! de leur peuple guerrier

Les corps ne sont couverts ni de roc, ni d'acier,

Et de l'airain tranchant que votre bras décoche,

Un rempart protecteur n'écarte point l'approche.

Achille qu'enfanta Thétis aux beaux cheveux,

Oisif sur ses vaisseaux, ne s'arme plus pour eux ;

Il cuve dans son âme un courroux inflexible. »

      Ainsi du haut des murs tonne ce Dieu terrible.

Mais Pallas, de la Grèce animant la fureur,

Sème dans tous les rangs le tumulte et l'horreur.

      Au même instant, Diore, enfant d'Amaryncée,

Des liens du trépas victime entrelacée,

Succombe. Contre lui dans ces sanglants hasards,

Un guerrier qui d'Enos déserta les remparts,

Piroüs, fils d'Imbras et chef du peuple thrace,

D'un rocher raboteux lance la lourde masse,

Et ce bloc, instrument d'un insolent exploit,

Auprès de la cheville, au-dessus du pied droit

Le frappe ; les deux nerfs et les os se déchirent ;

Abattu sur l'arène où ses forces expirent,

A ses chers compagnons il tend les mains ; alors,

Le fer de l'ennemi lui traverse le corps.

Ses intestins sanglants tombent dans la poussière,

Et son mourant regard se ferme à la lumière.

      L'étolien Thoas a blessé près du cœur

Le fougueux Piroüs qui s'élançait vainqueur.

Il court sur sa victime et de la javeline

Tire l'airain cruel plongé dans sa poitrine ;

Terrible, armé du glaive, il lui perce le flanc ;

Et voit fuir aussitôt sa vie avec son sang.

Mais il ne peut encor lui prendre son armure ;

Sans craindre de Thoas la force et la stature,

Prompts à le repousser, les Thraces chevelus

Ont allongé leur pique autour de Piroüs ;

Thoas recule : ainsi, couvrant un vaste espace,

Le chef des Epéens et le chef de la Thrace,

Sur le sable étendus, reposent ; autour d'eux

Meurent de toutes parts mille guerriers fameux.

Si dans ce choc bruyant un mortel intrépide,

Garanti de la lance ou du glaive homicide,

Était venu, conduit par la main de Pallas,

Parcourir sans danger l'arène des combats,

Parmi tous les héros de Troie et de la Grèce,

Il n'aurait pu d'un seul accuser la faiblesse ;

Car, dans ce jour terrible, en foule amoncelés,

Le front dans la poussière, ils tombaient immolés.