Chant III

Remonter

    
 

 

       Lorsque les chefs nombreux ont rangé les soldats,

Les Troyens à grands cris précipitent leurs pas ;

Ils s'élancent : ainsi des phalanges de grues,

Sur l'Océan rapide en désordre accourues,

Fuyant l'immense pluie et les sombres hivers,

De perçantes clameurs épouvantent les mers,

Et, du sommet des cieux, par la rage animées,

Portent le deuil, la guerre et la mort aux Pygmées.

Les Grecs silencieux, respirant les combats,

Brûlent de se prêter le secours de leurs bras.

      Comme un épais brouillard, du faîte des montagnes,

Au souffle du Notus, envahit les campagnes,

Plus que la nuit encor propice au malfaiteur,

Couvre ses attentats d'un voile protecteur,

Et, des bergers craintifs aveuglant la paupière,

Dérobe à leurs regards jusqu'au jet d'une pierre :

Ainsi de tous côtés la poudre des sillons

Sous les pieds des soldats s'élève en tourbillons.

Dès que chaque parti de plus près se menace,

Pâris, semblable aux Dieux, étale son audace ;

Sa forte main brandit deux pesants javelots ;

L'arc recourbé, le glaive ont frémi sur son dos ;

La peau d'un léopard s'y déroule, et sa lance

De tous les chefs des Grecs provoque la vaillance.

Le brave Ménélas le reconnaît enfin.

Si le fougueux lion, irrité par la faim,

En parcourant les monts, trouve sur son passage

Le cerf au bois superbe ou la chèvre sauvage,

Des chiens impétueux et des jeunes chasseurs 

Il ne redoute pas les efforts agresseurs,     

Et, les crins hérissés, dans son horrible joie,

Dévore avidement sa palpitante proie :

Tel, jaloux de vengeance et d'orgueil enflammé,

A l'aspect de Pâris, Ménélas tout armé

Saute loin de son char ; mais Pâris, à sa vue,

Immobile, frappé d'une, crainte imprévue,

Abjure la menace, et, pour fuir le trépas,

Dans les rangs des Troyens se replonge à grands pas.

Quand du fond des taillis dont l'épaisseur le cache,

Un serpent monstrueux en longs replis s'arrache,

Le voyageur frissonne, et, soudain arrêté,

La pâleur sur le front, s'enfuit épouvanté :

Ainsi le beau Pâris devant le fils d'Atrée

Recule, et la terreur dans son âme est entrée.

Hector le voit ; Hector, en présence de tous,

Par ce sanglant reproche exhale son courroux :

« Misérable Pâris, ô séducteur infâme,

Qui, fier de ton visage, as le cœur d'une femme !

Plût aux Dieux que jamais tu n'eusses vu le jour,

Ou qu'avant ton hymen, dans l'infernal séjour !...

Mais non : ta lâcheté, justement méprisée,

Des Grecs aux longs cheveux excite la risée.

Ces Grecs pensaient qu'au moins le ciel t'avait doté

D'une vaillance égale à ta vaine beauté,

Et tu n'as dans le sein ni force, ni courage.

Étais-tu lâche ainsi, quand un lointain rivage

Avec tes compagnons te voyait sur les flots

Enlever et la femme et la sœur des héros ?

Pourquoi ? pour affliger ta patrie et ton père,

Pour enivrer de joie une armée étrangère,

Pour combler ton opprobre... Ah ! tu n'osas donc pas

Dans la lice guerrière attendre Ménélas ? 

Tu connaîtrais, vaincu par sa fureur jalouse,

De quel homme vaillant tu possèdes l'épouse.

A quoi t'eussent servi ton luth, tes longs cheveux,

Ta beauté, de Vénus ce présent merveilleux,

Lorsqu'il t'aurait jeté sur la poudreuse arène?

Les Troyens, mais la crainte au malheur les entraîne,

Pour se venger des maux que tu leur fis souffrir,

D'un vêtement de pierre auraient dû te couvrir. »

      Pâris, égal aux Dieux, ainsi parle à son frère :

« Hector ! j'ai mérité ce reproche sévère.

Mais ton âme inflexible en ton cœur ulcéré

Est semblable à la hache au tranchant acéré,

Qui déracine un chêne, à grands coups le déchire,

Et sous un bras savant le façonne en navire.

N'insulte pas aux dons de la blonde Vénus.

Quels que soient les présents que l'homme ait obtenus,

L'homme, puisque leur chois, n'est pas en sa puissance,

A la bonté du ciel doit sa reconnaissance.

Si tu veux qu'aujourd'hui j'affronte les combats,

Des Grecs et des Troyens désarme tous les bras ;

Que, la lance à la main, au milieu de la plaine,

Ménélas et Pâris se disputent Hélène !

Le vainqueur, l'emmenant dans ses riches foyers,

Gardera sa personne et ses biens tout entiers.

A l'ombre des traités, dans une paix profonde,

Le Troyen restera sur sa rive féconde,

Et les Grecs reverront, en repassant les flots,

Les femmes d'Achaïe et les coursiers d'Argos. »

      Il dit. Hector, rempli d'une vive allégresse,

S'avance entre les fils de Troie et de la Grèce,

Saisit par le milieu sa lance et ses soldats

Suspendent d'un seul coup la marche de leurs pas.

Les Grecs aux longs cheveux dirigent sur sa tête

De pierres et de traits une immense tempête,

Mais Atride s'écrie : « Argiens ! arrêtez !

Et retenez les dards par vos mains apprêtés.

Pour nous parler sans doute Hector vers nous s'élance. »

      On obéit : partout règne un profond silence.

Aux deux peuples rivaux Hector dit : « Écoutez !

0 généreux Troyens ! et vous, Grecs redoutés !

Pâris, cet artisan d'une guerre inutile,

Demande qu'à sa voix sur la terre fertile

Vous posiez tous ici l'armure des combats,

Et vous verrez Pâris et le fier Ménélas,

Seuls entre les deux camps mesurant leur courage,

D'Hélène et de ses biens disputer le partage ;

Que le vainqueur l'emmène, et pour nous désormais

La foi de nos serments raffermira la paix. »

      A ces mots, on se tait, quand Ménélas s'écrie :

« Guerriers, écoutez-moi ! par le chagrin flétrie,

Mon âme dès longtemps déplore les revers Que tous,

Grecs et Troyens, pour ma cause ont soufferts,

Depuis que de Pâris l'impudence et le crime

Armèrent contre lui ma fureur légitime.

Meure celui des deux qui doit subir la mort !

Et nous, séparons-nous d'un mutuel accord.

Troyens ! sacrifiez, en terminant la guerre,

L'agneau blanc au Soleil, et le noir à la Terre,

Et d'une autre victime au monarque éternel

Les Grecs immoleront le tribut solennel.

Que lui-même Priam à nos serments préside,

Priam et non sa race insolente et perfide,

Et que nul n'ose plus, à la face des deux,

Rompre la foi jurée ay souverain des Dieux !

L'esprit des jeunes gens est ardent et mobile ;

Mais qu'un vieillard paraisse, et sa prudence habile

Consultant le passé, prévoyant l'avenir,

Éclaire deux partis prompts à se réunir. »

      Il parle, et les soldats de la Grèce et de Troie

Partagent les transports d'une commune joie ;

Tous, espérant la fin de ces sanglants hasards,

Retiennent les coursiers, s'élancent de leurs chars,

Déposent sur le sol leur armure rivale,

Et ne laissent entr'eux qu'un léger intervalle.

      Par Hector envoyés, tandis que deux hérauts

Vont prévenir Priam et chercher les agneaux,

Agamemnon commande : à ses ordres fidèle,

Talthybius, jaloux de signaler son zèle,

Choisit près des vaisseaux, sur les bords de la mer,

La victime promise au puissant Jupiter.

     Dans son rapide essor loin des cieux descendue,

D'Hélène aux bras d'albâtre Iris cherchant la vue,

Emprunte à Laodice et ses traits et son nom ;

Jeune fils d'Anténor, le prince Hélicaon,

Grâce à l'heureux hymen qui l'unit avec elle,

Des filles de Priam posséda la plus belle.

Seule, dans les réduits de son appartement.

Occupant ses loisirs, Hélène en ce moment

Brode un voile de pourpre, et son active aiguille

Sur le tissu flottant où son adresse brille,

Dessine les combats dont à deux camps rivaux

Le dieu Mars pour sa cause imposa les travaux.

Iris aux pieds légers vers elle se dirige :

      « Viens ! ô nymphe chérie, et contemple un prodige.

Les Troyens soumettant les coursiers à leur frein,

Et les Grecs revêtus de cuirasses d'airain,

Ces peuples ennemis dont la fureur naguère

Livrait toute la plaine aux horreurs de la guerre,

En silence appuyés sur leurs grands boucliers,

Reposent dans l'oubli des exploits meurtriers.

Tous ont fixé près d'eux leurs piques dans l'arène.

Toutefois, enflammés d'une jalouse haine,

Le vaillant Ménélas et le divin Pâris

S'arment, et du vainqueur tu deviendras le prix. »

      Hélène, par ces mots doucement attendrie,

Regrette son époux, ses parents, sa patrie,

D'un voile radieux se couvre, et, sans délais,

Versant des pleurs d'amour, s'éloigne du palais,

Mais non pas seule ; Ethra, la fille de Pithée,

Et Clymène aux grands yeux l'ont ensemble escortée

Jusqu'aux portes de Scée où siégeaient les vieillards,

Rangés en cercle étroit au-dessus des remparts.

Là Panthoüs, Priam, monarque respectable,

Hicétaon, de Mars nourrisson redoutable,

Le noble Ocalégon, le prudent Anténor,

Thymétès, et Lampus, et Clytius encor,

Du champ de la bataille exclus par la vieillesse,

Habiles discoureurs, signalaient leur sagesse,

Comme au sommet d'un arbre on entend dans les bois

Des cigales chanter l'harmonieuse voix.

A peine vers la tour Hélène est parvenue,

Les vieux chefs des Troyens s'enflamment à sa vue ;

Soudain volent ces mots qu'ils prononcent tout bas :

« Ce n'est point sans raison qu'au milieu des combats

Les deux peuples armés d'Argos et de Pergame

Souffrent tant de malheurs pour une telle femme.

Nos regards ont cru voir une divinité.

Mais malgré tout l'éclat de sa rare beauté,

Qu'elle épargne, rendue aux rives étrangères,

A nous comme à nos fils d'éternelles misères ! »

      Ainsi parlent entr'eux les vieillards enchantés,

Et Priam, appelant Hélène à ses côtés :

« Ma fille ! viens t'asseoir ; que ton cœur reconnaisse

L'époux et les parents si chers à ta jeunesse !

Le ciel, et non pas toi, causant tous nos malheurs.

Suscita ces combats, source amère de pleurs.

Mais dis-moi : quel guerrier à mes yeux se présente ?

Sa démarche est superbe et sa taille imposante.

Si d'autres en stature ont pu le surpasser,      

Par la beauté du moins qui pourrait l'effacer ?

Oh ! qu'il est noble et fier ce héros que j'admire !

D'un roi dans son maintien la majesté respire. »

      Hélène a répliqué : « Mon père ! à ton aspect

Tout mon cœur s'est ému de crainte et de respect.

Plût aux Dieux que la mort eût prévenu mon crime,

Quand, fuyant d'un époux la couche légitime,

Mes compagnes, ma fille et mes parents chéris,

J'attachai mes destins aux destins de Pâris !

Tel ne fut pas mon sort ; je vins en sa patrie

Consumer dans les pleurs ma jeunesse flétrie.

Mais, si de ce mortel tu demandes le nom,

C'est un puissant héros, le grand Agamemnon,

Roi juste sur le trône et terrible à la guerre ;

Malheureuse ! autrefois je l'appelais mon frère...

Que ne l'est-il encore ! » A ces mots, le vieillard

Sur Atride à loisir arrêtant son regard :

« 0 toi, monarque heureux parmi tous les monarques !

Les Dieux de leur faveur t'ont prodigué les marques.

Car la foule des Grecs est soumise à tes lois.

Vers le Sangarius je courus autrefois.

Sur les bords de ce fleuve en vignobles fertiles,

Je vis les Phrygiens, ces écuyers habiles,

Et les peuples d'Otrée et du divin Mygdon

Rassembler dans un camp leur vaste bataillon ;

Je combattais pour eux, lorsque mâle guerrière,

La fougueuse Amazone envahit leur frontière.

Mais ces Grecs à l'œil noir se pressent plus nombreux. »

    Ulysse tout à coup a passé devant eux :

« Ma fille! quel héros s'avance avec noblesse ?

S'il le cède en stature au maître de la Grèce,

Sa poitrine est plus large, et ses armes d'airain

Reposent près de lui sur le fécond terrain.

Comme un bélier, couvert de sa toison superbe,

Guide les blancs agneaux qui bondissent sur l'herbe,

Il s'élance, et ses pas volent de rang en rang. »

      Fille de Jupiter, Hélène ainsi reprend :

« C'est le fils de Laërte. Une stérile plage

Dans le pays d'Ithaque a nourri son jeune âge ;

Tu vois le sage Ulysse ; à ses prudents discours

L'artifice et l'adresse ont présidé toujours. »

      « Femme ! dit Anténor, tu lui rends bien justice.

Le brave Ménélas et le divin Ulysse,

Pour ta cause jadis venus en mon palais,

De l'hospitalité reçurent les bienfaits.

J'étudiai leurs mœurs, leur esprit, leur génie.

Lorsque de nos Troyens la foule réunie

Dans le sein du Conseil admettait ses deux rois,

Tous deux à notre estime ils obtenaient des droits.

Debout, si Ménélas l'emportait en stature,

Assis, le roi d'Ithaque aux traits de sa figure.

Donnait plus de noblesse et plus de gravité.

Parlaient-ils ? Ménélas, simple avec dignité,

Prodigue de raison, avare de paroles,

Renonçait, quoique jeune, aux ornements frivoles.

Ulysse se levait après un lent effort ;

Sans remuer son sceptre, immobile, d'abord

Il semblait, les regards attachés à la terre,

Ou frappé de folie ou saisi de colère.

Mais par sa grande voix lorsque les mots féconds

S'échappaient de son sein, comme en épais flocons

La neige des hivers se précipite et roule,

A force d'éloquence il subjuguait la foule ;

Aucun autre mortel n'eût lutté contre lui,

Et sur son front jamais tant d'éclat n'avait lui. »

      Quand Priam voit Ajax s'élancer dans la plaine,

Pour la troisième fois il interroge Hélène :

« Seul au-dessus de tous quel noble combattant

Lève son large dos et son front éclatant ?

Parle. » Hélène au long voile a répondu : « Mon père !

C'est le rempart des Grecs dans les champs de la guerre,

C'est l'intrépide Ajax. Ailleurs s'offre à tes yeux

Le prince Idoménée, homme semblable aux Dieux.

L'élite des Crétois autour de lui s'arrête.

Souvent, lorsqu'il venait des rives de la Crète,

Par le fier Ménélas reçu dans nos foyers,

Il vit s'ouvrir pour lui nos murs hospitaliers.

D'autres Grecs à l’œil noir font briller leur audace

Je pourrais te citer et leur nom et leur race.

Cependant mes regards ne trouvent pas encor

Deux héros, chefs du peuple, et Pollux et Castor,

Pollux, au pugilat cet athlète indomptable,

Et Castor, des coursiers ce vainqueur redoutable.

Tous trois aux mêmes flancs nous puisâmes le jour.

Lacédémone a-t-elle en son riant séjour

Retenu ces guerriers ou, si vers ce rivage

Leur flotte belliqueuse a conduit leur courage,

Craignent-ils de combattre, accablés de l'affront

Dont le poids douloureux retombe sur mon front ? »

     Elle dit, mais déjà leur dépouille chérie

Reposait dans le sol de la douce patrie.

      Les hérauts à grands pas traversent la cité,

Portant les deux agneaux, gage du saint traité ;

Et dans l'outre le vin, joyeux fruit de la terre.

Chargé des coupes d'or et du riche cratère,

Le respectable Idée excite le vieux roi.

« Fils de Laomédon ! ô Priam ! lève-toi !

Des Grecs et des Troyens l'élite fraternelle,

Pour cimenter leur foi, dans la plaine t'appelle.

Quand le divin Pâris, le vaillant Ménélas

Tous deux au nom d'Hélène auront armé leurs bras,

A l'ombre des traités, dans une paix profonde,

Le Troyen restera sur sa rive féconde,

Et les Grecs reverront, en repassant les flots,

Les femmes d'Achaïe et les coursiers d'Argos. »

      Le vieillard, frissonnant d'une crainte mortelle,

Parle à ses compagnons et le beau char s'attelle ;

Il y monte aussitôt, saisit les rênes d'or,

Et voit à ses côtés se placer Anténor.

Les dociles chevaux, hors des portes de Scée,

S'élancent vers la plaine en leur course empressée.

      Lorsqu'entre les deux camps dans son rapide vol 

Le char est arrivé, sur le fertile sol

Le couple descendu s'avance dans la lice.

Le puissant fils d'Atrée et le prudent Ulysse

Se lèvent ; les hérauts dans l'urne aux larges flancs

Mélangent d'un vin pur les flots étincelants,

Rassemblent chaque offrande, et sur les mains royales

Avec un soin pieux versent les eaux lustrale.

D'abord Agamemnon s'empare du couteau

Qui brille suspendu près du vaste fourreau,

Puis, courbant des agneaux la tête obéissante,

Il coupe sur leur front la laine éblouissante ;

Tandis que les hérauts aux chefs grecs et troyens

Vont la distribuer, debout parmi les siens,

Atride lève au ciel ses mains et sa prière :

« 0 Jupiter, 0 toi, notre souverain père !

Protecteur de l'Ida, très-grand, très-glorieux!

Soleil qui peux entendre et voir tout dans les cieux !

Terre ! Fleuves, et vous, infernales déesses,

Des parjures mortels puissantes vengeresses !

Recevez nos serments ! Dans ce combat fatal,

Si le fils de Priam immole son rival,

D'Hélène et de ses biens lui laissant le partage,

Nos vaisseaux voyageurs quitteront ce rivage ;

Si le blond Ménélas l'envoie aux sombres bords,

Qu'Ilion rende Hélène avec tous ses trésors,

Et qu'un juste tribut, garant de notre gloire,

Aux mortels à venir en lègue la mémoire !

Pour moi, si du trépas, châtiment de Pâris,

Priam et ses enfants me refusent le prix,

Mon fer saura punir leur lâche perfidie,

Et contr'eux ils verront ma colère hardie

Lutter jusques à l'heure où j'aurai sans retour

De ces sanglants débats trouvé le dernier jour. »

       Le corps des deux agneaux que son glaive déchire,

Déposé sur la terre, en palpitant expire.

Mais tous puisent dans l'urne un vin religieux,

Le versent, et priant les habitants des deux :

« Glorieux Jupiter ! Dieux vengeurs des injures !

Quels que soient les premiers qui deviennent parjures,

De leur crâne entr'ouvert que le sang avili

S'épanche, comme au loin ce vin a rejailli !

Périssent leurs enfants, et qu'un vainqueur farouche

De leurs femmes en deuil déshonore la couche ! »

      Ces vœux vers Jupiter ne sont point parvenus.

Mais Priam, héritier du puissant Dardanus :

« Grecs aux forts brodequins ! vous, Troyens ! qu'on m'écoute !

Des hauts murs d'Ilion si je reprends la route,

C'est que mes yeux craintifs ne pourraient voir, hélas !

Ce fils que j'aime tant combattre Ménélas.

Jupiter et les Dieux, arbitres des batailles,

Savent à qui le sort garde les funérailles. »

    Quand le divin vieillard, enlevant les agneaux,

Sur le char magnifique a posé leurs lambeaux,

Il y monte ; Anténor à ses côtés se place,

Et retournant vers Troie, ils franchissent l'espace.

      Hector, fils de Priam, Ulysse, enfant des Dieux,

Mesurent du combat le terrain spacieux ;

Dans un casque d'airain où leur bras les agite,

Ils consultent les sorts dont la marque prescrite

Aux regards des deux camps décidera bientôt

Qui devra le premier lancer son javelot.

Des Troyens et des Grecs alors la foule prie,

Et chacun vers les Dieux levant les mains, s'écrie :

« Protecteur de l'Ida, très-grand, très-glorieux!

Jupiter ! de nos maux que l'auteur odieux,

Victime dévouée au monarque des ombres,

Descende aujourd'hui même en ses demeures sombres,

Et d'une sainte paix que les nœuds raffermis

Réunissent enfin deux peuples ennemis ! »

      Le magnanime Hector d'une main inquiète

A balancé le casque en détournant la tête ;

Le sort nomme Pâris, et le champ des combats

Voit dans leurs rangs divers s'asseoir tous les soldats

Près des coursiers fougueux, près des riches armures

Dont l'art sut varier les savantes peintures.

Pâris, divin époux d'Hélène aux beaux cheveux,

De ses armes revêt l'appareil belliqueux.

Le brodequin superbe à ses pieds s'entrelace ;

Son frère Lycaon lui prête sa cuirasse ;

Le glaive aux clous d'argent à son dos suspendu,

Le large bouclier sur son bras étendu

Brillent ; à flots épais sur sa tête guerrière

Du casque menaçant se dresse la crinière ;

La lance sans effort s'agite dans sa main.

Ménélas, comme lui, prend ses armes d'airain.

      Tous les deux, se jetant les regards de la haine,

Volent hors de la foule au milieu de l'arène.

Les Grecs et les Troyens, témoins de leur fureur,

Sont frappés de surprise et saisis de terreur,

Quand, pour lutter de près, on brandissant la lance,

Dans l'espace marqué le couple ardent s'élance,

Armé du javelot, le Troyen le premier

Atteint de Ménélas le vaste bouclier.

Inutiles efforts ! par l'airain repoussée,

La pointe se recourbe et retombe émoussée.

Ménélas, invoquant l'arbitre des humains :

      « Permets, ô Jupiter ! que, puni par mes mains,

Cet injuste agresseur, cet infâme adultère

Succombe, et que, glacé d'un effroi salutaire,

Tout mortel désormais tremble d'injurier

L'ami dont il reçut l'accueil hospitalier ! »

      Il a parlé ; son bras décoche un dard rapide

Qui frappe du Troyen le bouclier splendide ;

Le trait impétueux bientôt de part en part

De ce rond bouclier traverse le rempart,

Et perçant la cuirasse, ouvrage magnifique,

Vainqueur, auprès du flanc déchire la tunique.

Mais le fils de Priam, en ce fatal moment,

Pour fuir le noir trépas, s'incline adroitement.

Ménélas, qui saisit l'étincelante épée,

Poursuivant la victime à la mort échappée,

Sur le cimier du casque appesantit son bras,

Lorsque le fer se rompt en trois et quatre éclats.

Elevant ses regards vers la voûte céleste,

Il gémit : « De nos Dieux ô toi le plus funeste !

Perfide Jupiter ! mon courroux satisfait

Espérait de Pâris châtier le forfait,

Et mon glaive se brise, et ce dard inutile

Ne prête à ma valeur qu'un instrument fragile ! »

      D'un plus ardent transport Ménélas a frémi ;

Il vole, et, s'emparant du panache ennemi,

Entraîne vers les Grecs son rival qui chancelle ;

Déjà brille à ses yeux une gloire immortelle,

Et du casque abaissé l'inflexible lien

Serre le faible cou du malheureux Troyen,

Quand Vénus a soudain rompu cette lanière,

Que forma d'un taureau la dépouille grossière.

Ménélas qui s'indigne, abusé dans ses vœux,

Voit le casque léger suivre son bras nerveux,

En balance dans l'air la tournoyante masse,

Et la jette aux guerriers dont le soin la ramasse.

Alors, contre Pâris il fond la lance en main,

Et brûle d'assouvir son courroux inhumain ;

Mais Vénus, tant les Dieux ont de force en partage !

L'enlève, et dans le sein d'un ténébreux nuage

L'emporte vers la chambre où le lit somptueux

Exhale des parfums les flots voluptueux.

    Au sommet de la tour Hélène retirée

Des Troyennes en foule y siégeait entourée ;

La déesse l'aborde et presse doucement

Les odorants replis de son long vêtement ;

Puis, sous les traits vieillis d'une esclave fidèle,

Qui dans Lacédémone, assidue auprès d'elle,

Pleine d'un tendre amour, préparait autrefois   

      La laine magnifique à ses agiles doigts :

« Viens ! Pâris, rayonnant de parure et de grâce, 

Sur la couche d'hymen t'invite à prendre place 

Viens voir comme il est beau ! Ce n'est pas un guerrier

Qui retourne à l'instant d'un combat meurtrier ;

Pour la danse légère on dirait qu'il s'apprête,

Ou plutôt qu'il repose au sortir d'une fête. »

    Ce cou brillant, ce sein qu'agité le plaisir,

Ces regards enflammés d'amour et de désir,

Tout décèle Vénus aux yeux perçants d'Hélène,

Qui, surprise et troublée, exhale ainsi sa haine :

« Cruelle ! veux-tu donc me séduire toujours ?

De quelqu'autre mortel si tu sers les amours,

Les peuples phrygiens, la douce Méonie . 

Me verront-ils tramer à mon ignominie ?

Ah ! puisque Ménélas, triomphant d'un rival,

Me ramène aujourd'hui vers le foyer natal,

Pourquoi viens-tu, formant une trame nouvelle,

Lui reprendre une femme, hélas ! trop criminelle ?

Mais non, éloigne-toi ; fuis le chemin des Dieux ;

Ne touche plus du pied l'Olympe radieux.

Auprès de ce Troyen, objet de ta tendresse,

Va, retourne t'asseoir ; sur lui veille sans cesse,                      

Et, pour fruit de tes soins recueillant le mépris,

Sois l'épouse ou plutôt l'esclave de Pâris.

Pour moi, je n'irai pas. Quelle éternelle honte,

S'il faut que sur sa couche, à ta voix, je remonte !

Des Troyennes partout le blâme me suivrait.

Mon cœur déjà succombe au poids d'un long regret. »

    La divine Vénus a palpité de rage :

« Misérable ! réprime un orgueil qui m'outrage.

Je peux dans ma fureur te quitter sans retour ;

Tremble de voir ma haine égaler mon amour !

J'allumerai la guerre entre la Grèce et Troie,

Et d'un cruel destin tu deviendras la proie. »

      Hélène a frissonné ; sur son front pâlissant

Elle jette les plis d'un voile éblouissant,

Et seule avec Vénus, qu'elle suit en silence,

Des filles d'Ilion trompe la vigilance.

Lorsque toutes les deux, s'éloignant sans délais,

Ont atteint de Pâris le superbe palais,

La belle Hélène voit ses femmes empressées 

Reprenant à l'envi leurs tâches commencées,

Dans la chambre d'hymen, réduit cher à Pâris,

Elle monte. Vénus, déesse au doux souris,

Apporte un siège ; Hélène, en détournant la vue,

S'y place, et d'une voix par le courroux émue :

« Eh bien ! te voilà donc à la mort dérobé !

Sous mon premier époux que n'as-tu succombé !   

Naguère tu disais que toujours sa vaillance

Cédait à ton audace, à ton bras, à ta lance !

Ose encor défier ton superbe vainqueur

Mais le blond Ménélas te percerait le cœur.

Ne combats plus ; la mort punirait ton parjure. »

 Femme ! répond Pâris, épargne-moi l'injure.

De Minerve appuyé, Ménélas en ce jour

Triomphe, mais je puis triompher à mon tour ;

 Il est aussi des Dieux qui protègent Pergame.

Viens nous unir d'amour ; une moins vive flamme

Brûlait mon jeune cœur quand mes légers vaisseaux,

Loin de Sparte autrefois t'emportant sur les eaux,

Abordaient Cranaé, cette île enchanteresse,

Où d'un premier bonheur nous connûmes l'ivresse.

Je t'aime davantage, et l'amoureux plaisir

Allume en tous mes sens un plus tendre désir. »

      Il marche, et dans ses bras son épouse entraînée

Repose près de lui sur le lit d'hyménée.

Cependant Ménélas d'un pas précipité,

Tel qu'une bête fauve, au loin court irrité,

Et son ardent regard cherche en quelle retraite

De Pâris à ses coups la frayeur s'est soustraite ;

Alliés ni Troyens ne lui cacheraient pas

Ce Pâris abhorré comme le noir trépas.

Alors Agamemnon, roi des hommes, s'écrie :

« Troyens ! et vous, guerriers, soutiens de leur patrie !

Puisque mon frère a vu couronner ses efforts,

Restituez Hélène avec tous ses trésors,

Et qu'un juste tribut, garant de notre gloire,

Aux mortels à venir en lègue la mémoire ! »

      Ainsi parlait Atride, et les Grecs frémissants   

Applaudissaient leur roi par de joyeux accents.