Lorsque les chefs nombreux ont rangé les soldats,
Les Troyens à grands cris précipitent
leurs pas ;
Ils
s'élancent : ainsi des phalanges de grues,
Sur
l'Océan rapide en désordre accourues,
Fuyant l'immense pluie et les
sombres hivers,
De perçantes clameurs épouvantent
les mers,
Et,
du sommet des cieux, par la rage animées,
Portent
le deuil, la guerre et la mort aux Pygmées.
Les
Grecs silencieux, respirant les combats,
Brûlent
de se prêter le secours de leurs bras.
Comme un épais brouillard,
du faîte des montagnes,
Au
souffle du Notus, envahit les campagnes,
Plus que la nuit encor propice
au malfaiteur,
Couvre
ses attentats d'un voile protecteur,
Et, des bergers craintifs
aveuglant la paupière,
Dérobe à leurs regards
jusqu'au jet d'une pierre :
Ainsi
de tous côtés la poudre des sillons
Sous les pieds des soldats s'élève
en tourbillons.
Dès que chaque parti de plus
près se menace,
Pâris, semblable aux Dieux, étale
son audace ;
Sa forte main brandit deux
pesants javelots ;
L'arc
recourbé, le glaive ont frémi sur son dos ;
La
peau d'un léopard s'y déroule, et sa lance
De
tous les chefs des Grecs provoque la vaillance.
Le brave Ménélas le reconnaît
enfin.
Si le fougueux lion, irrité par la faim,
En parcourant les monts, trouve sur son passage
Le cerf au bois superbe ou la chèvre
sauvage,
Des chiens impétueux et des jeunes
chasseurs
Il ne redoute pas les efforts agresseurs,
Et, les crins hérissés, dans son horrible joie,
Dévore avidement sa palpitante proie :
Tel, jaloux de vengeance et d'orgueil enflammé,
A l'aspect de Pâris, Ménélas tout armé
Saute loin de son char ; mais Pâris, à sa vue,
Immobile, frappé d'une, crainte imprévue,
Abjure la menace, et, pour fuir le trépas,
Dans les rangs des Troyens se replonge à grands pas.
Quand du fond des taillis dont l'épaisseur le cache,
Un serpent monstrueux en longs replis s'arrache,
Le voyageur frissonne, et, soudain arrêté,
La pâleur sur le front, s'enfuit épouvanté :
Ainsi le beau Pâris devant le fils d'Atrée
Recule, et la terreur dans son âme est entrée.
Hector le voit ; Hector, en présence de tous,
Par ce sanglant reproche exhale son courroux :
« Misérable Pâris, ô séducteur infâme,
Qui, fier de ton visage, as le cœur d'une femme !
Plût aux Dieux que jamais tu n'eusses vu le jour,
Ou qu'avant ton hymen, dans l'infernal séjour !...
Mais non : ta lâcheté, justement méprisée,
Des Grecs aux longs cheveux excite la risée.
Ces Grecs pensaient qu'au moins le ciel t'avait doté
D'une vaillance égale à ta vaine beauté,
Et tu n'as dans le sein ni force, ni courage.
Étais-tu lâche ainsi, quand un lointain rivage
Avec tes compagnons te voyait sur les flots
Enlever et la femme et la sœur des héros ?
Pourquoi ? pour affliger ta patrie et ton père,
Pour enivrer de joie une armée étrangère,
Pour combler ton opprobre... Ah ! tu n'osas donc pas
Dans la lice guerrière attendre Ménélas ?
Tu
connaîtrais, vaincu par sa fureur jalouse,
De
quel homme vaillant tu possèdes l'épouse.
A quoi t'eussent servi ton
luth, tes longs cheveux,
Ta
beauté, de Vénus ce présent merveilleux,
Lorsqu'il
t'aurait jeté sur la poudreuse arène?
Les Troyens, mais la crainte au
malheur les entraîne,
Pour
se venger des maux que tu leur fis souffrir,
D'un vêtement de pierre
auraient dû te couvrir. »
Pâris, égal aux Dieux, ainsi parle à son frère :
« Hector ! j'ai mérité ce
reproche sévère.
Mais
ton âme inflexible en ton cœur ulcéré
Est
semblable à la hache au tranchant acéré,
Qui
déracine un chêne, à grands coups le déchire,
Et sous un bras savant le façonne
en navire.
N'insulte
pas aux dons de la blonde Vénus.
Quels
que soient les présents que l'homme ait obtenus,
L'homme, puisque leur chois,
n'est pas en sa puissance,
A la bonté du ciel doit sa
reconnaissance.
Si tu veux qu'aujourd'hui
j'affronte les combats,
Des
Grecs et des Troyens désarme tous les bras ;
Que, la lance à la main, au
milieu de la plaine,
Ménélas
et Pâris se disputent Hélène !
Le
vainqueur, l'emmenant dans ses riches foyers,
Gardera
sa personne et ses biens tout entiers.
A
l'ombre des traités, dans une paix profonde,
Le
Troyen restera sur sa rive féconde,
Et
les Grecs reverront, en repassant les flots,
Les femmes d'Achaïe et les
coursiers d'Argos. »
Il dit. Hector, rempli d'une vive allégresse,
S'avance
entre les fils de Troie et de la Grèce,
Saisit par le milieu sa lance
et ses soldats
Suspendent d'un seul coup la
marche de leurs pas.
Les
Grecs aux longs cheveux dirigent sur sa tête
De
pierres et de traits une immense tempête,
Mais Atride s'écrie : «
Argiens ! arrêtez !
Et
retenez les dards par vos mains apprêtés.
Pour
nous parler sans doute Hector vers nous s'élance. »
On obéit : partout règne un profond silence.
Aux deux peuples rivaux Hector
dit : « Écoutez !
0
généreux Troyens ! et vous, Grecs redoutés !
Pâris,
cet artisan d'une guerre inutile,
Demande qu'à sa voix sur la
terre fertile
Vous posiez tous ici l'armure
des combats,
Et
vous verrez Pâris et le fier Ménélas,
Seuls
entre les deux camps mesurant leur courage,
D'Hélène
et de ses biens disputer le partage ;
Que
le vainqueur l'emmène, et pour nous désormais
La
foi de nos serments raffermira la paix. »
A ces mots, on se tait, quand Ménélas s'écrie :
«
Guerriers, écoutez-moi ! par le chagrin flétrie,
Mon
âme dès longtemps déplore les revers Que
tous,
Grecs
et Troyens, pour ma cause ont soufferts,
Depuis
que de Pâris l'impudence et le crime
Armèrent contre lui ma fureur
légitime.
Meure
celui des deux qui doit subir la mort !
Et
nous, séparons-nous d'un mutuel accord.
Troyens ! sacrifiez, en
terminant la guerre,
L'agneau
blanc au Soleil, et le noir à la Terre,
Et
d'une autre victime au monarque éternel
Les Grecs immoleront le tribut
solennel.
Que
lui-même Priam à nos serments préside,
Priam et non sa race insolente
et perfide,
Et
que nul n'ose plus, à la face des deux,
Rompre
la foi jurée ay souverain des Dieux !
L'esprit des jeunes gens est
ardent et mobile ;
Mais qu'un vieillard paraisse,
et sa prudence habile
Consultant le passé, prévoyant
l'avenir,
Éclaire deux partis prompts à
se réunir. »
Il parle, et les soldats de la Grèce et de Troie
Partagent les transports d'une
commune joie ;
Tous,
espérant la fin de ces sanglants hasards,
Retiennent
les coursiers, s'élancent de leurs chars,
Déposent
sur le sol leur armure rivale,
Et
ne laissent entr'eux qu'un léger intervalle.
Par Hector envoyés, tandis que deux hérauts
Vont prévenir Priam et
chercher les agneaux,
Agamemnon commande : à ses
ordres fidèle,
Talthybius,
jaloux de signaler son zèle,
Choisit
près des vaisseaux, sur les bords de la mer,
La victime promise au puissant
Jupiter.
Dans son rapide essor loin des cieux descendue,
D'Hélène aux bras d'albâtre
Iris cherchant la vue,
Emprunte
à Laodice et ses traits et son nom ;
Jeune
fils d'Anténor, le prince Hélicaon,
Grâce à l'heureux hymen qui
l'unit avec elle,
Des
filles de Priam posséda la plus belle.
Seule,
dans les réduits de son appartement.
Occupant
ses loisirs, Hélène en ce moment
Brode
un voile de pourpre, et son active aiguille
Sur le tissu flottant où son
adresse brille,
Dessine les combats dont à
deux camps rivaux
Le
dieu Mars pour sa cause imposa les travaux.
Iris
aux pieds légers vers elle se dirige :
« Viens ! ô nymphe chérie, et contemple un prodige.
Les
Troyens soumettant les coursiers à leur frein,
Et les Grecs revêtus de
cuirasses d'airain,
Ces
peuples ennemis dont la fureur naguère
Livrait
toute la plaine aux horreurs de la guerre,
En
silence appuyés sur leurs grands boucliers,
Reposent dans l'oubli des
exploits meurtriers.
Tous ont fixé près d'eux
leurs piques dans l'arène.
Toutefois,
enflammés d'une jalouse haine,
Le vaillant Ménélas et le
divin Pâris
S'arment, et du vainqueur tu
deviendras le prix. »
Hélène, par ces mots doucement attendrie,
Regrette son époux, ses
parents, sa patrie,
D'un
voile radieux se couvre, et, sans délais,
Versant des pleurs d'amour, s'éloigne
du palais,
Mais
non pas seule ; Ethra, la fille de Pithée,
Et
Clymène aux grands yeux l'ont ensemble escortée
Jusqu'aux
portes de Scée où siégeaient les vieillards,
Rangés en cercle étroit
au-dessus des remparts.
Là Panthoüs, Priam, monarque
respectable,
Hicétaon,
de Mars nourrisson redoutable,
Le
noble Ocalégon, le prudent Anténor,
Thymétès, et Lampus, et
Clytius encor,
Du champ de la bataille exclus
par la vieillesse,
Habiles
discoureurs, signalaient leur sagesse,
Comme au sommet d'un
arbre on entend dans les bois
Des
cigales chanter l'harmonieuse voix.
A
peine vers la tour Hélène est parvenue,
Les
vieux chefs des Troyens s'enflamment à sa vue ;
Soudain volent ces mots qu'ils
prononcent tout bas :
«
Ce n'est point sans raison qu'au milieu des combats
Les
deux peuples armés d'Argos et de Pergame
Souffrent
tant de malheurs pour une telle femme.
Nos regards ont cru voir une
divinité.
Mais
malgré tout l'éclat de sa rare beauté,
Qu'elle
épargne, rendue aux rives étrangères,
A nous comme à nos fils d'éternelles
misères ! »
Ainsi parlent entr'eux les vieillards enchantés,
Et
Priam, appelant Hélène à ses côtés :
«
Ma fille ! viens t'asseoir ; que ton cœur reconnaisse
L'époux
et les parents si chers à ta jeunesse !
Le ciel, et non pas toi,
causant tous nos malheurs.
Suscita
ces combats, source amère de pleurs.
Mais
dis-moi : quel guerrier à mes yeux se présente ?
Sa démarche est superbe et sa
taille imposante.
Si
d'autres en stature ont pu le surpasser,
Par
la beauté du moins qui pourrait l'effacer ?
Oh ! qu'il est noble et fier ce
héros que j'admire !
D'un
roi dans son maintien la majesté respire. »
Hélène a répliqué : « Mon père ! à ton aspect
Tout mon cœur s'est ému de
crainte et de respect.
Plût aux Dieux que la mort eût
prévenu mon crime,
Quand,
fuyant d'un époux la couche légitime,
Mes
compagnes, ma fille et mes parents chéris,
J'attachai
mes destins aux destins de Pâris !
Tel
ne fut pas mon sort ; je vins en sa patrie
Consumer
dans les pleurs ma jeunesse flétrie.
Mais,
si de ce mortel tu demandes le nom,
C'est un puissant héros, le
grand Agamemnon,
Roi
juste sur le trône et terrible à la guerre ;
Malheureuse
! autrefois je l'appelais mon frère...
Que
ne l'est-il encore ! » A ces mots, le vieillard
Sur
Atride à loisir arrêtant son regard :
«
0 toi, monarque heureux parmi tous les monarques !
Les
Dieux de leur faveur t'ont prodigué les marques.
Car
la foule des Grecs est soumise à tes lois.
Vers
le Sangarius je courus autrefois.
Sur
les bords de ce fleuve en vignobles fertiles,
Je
vis les Phrygiens, ces écuyers habiles,
Et
les peuples d'Otrée et du divin Mygdon
Rassembler
dans un camp leur vaste bataillon ;
Je
combattais pour eux, lorsque mâle guerrière,
La
fougueuse Amazone envahit leur frontière.
Mais
ces Grecs à l'œil noir se pressent plus nombreux. »
Ulysse tout à coup a passé devant eux :
«
Ma fille! quel héros s'avance avec noblesse ?
S'il
le cède en stature au maître de la Grèce,
Sa
poitrine est plus large, et ses armes d'airain
Reposent
près de lui sur le fécond terrain.
Comme
un bélier, couvert de sa toison superbe,
Guide
les blancs agneaux qui bondissent sur l'herbe,
Il
s'élance, et ses pas volent de rang en rang. »
Fille de Jupiter, Hélène ainsi reprend :
«
C'est le fils de Laërte. Une stérile plage
Dans
le pays d'Ithaque a nourri son jeune âge ;
Tu
vois le sage Ulysse ; à ses prudents discours
L'artifice
et l'adresse ont présidé toujours. »
« Femme
! dit Anténor, tu lui rends bien justice.
Le
brave Ménélas et le divin Ulysse,
Pour
ta cause jadis venus en mon palais,
De
l'hospitalité reçurent les bienfaits.
J'étudiai
leurs mœurs, leur esprit, leur génie.
Lorsque
de nos Troyens la foule réunie
Dans
le sein du Conseil admettait ses deux rois,
Tous
deux à notre estime ils obtenaient des droits.
Debout,
si Ménélas l'emportait en stature,
Assis,
le roi d'Ithaque aux traits de sa figure.
Donnait plus de noblesse et plus de
gravité.
Parlaient-ils ? Ménélas, simple avec
dignité,
Prodigue de raison, avare de paroles,
Renonçait, quoique jeune, aux
ornements frivoles.
Ulysse se levait après un lent effort
;
Sans remuer son sceptre, immobile,
d'abord
Il semblait, les regards attachés à
la terre,
Ou frappé de folie ou saisi de colère.
Mais par sa grande voix lorsque les
mots féconds
S'échappaient de son sein, comme en
épais flocons
La neige des hivers se précipite et
roule,
A force d'éloquence il subjuguait la
foule ;
Aucun autre mortel n'eût lutté contre lui,
Et sur son front jamais tant d'éclat n'avait lui. »
Quand Priam voit Ajax s'élancer dans la plaine,
Pour la troisième fois il interroge Hélène :
« Seul au-dessus de tous quel noble combattant
Lève son large dos et son front éclatant ?
Parle. » Hélène au long voile a répondu : « Mon père !
C'est le rempart des Grecs dans les champs de la guerre,
C'est l'intrépide Ajax. Ailleurs s'offre à tes yeux
Le prince Idoménée, homme semblable aux Dieux.
L'élite des Crétois autour de lui s'arrête.
Souvent, lorsqu'il venait des rives de la Crète,
Par le fier Ménélas reçu dans nos foyers,
Il vit s'ouvrir pour lui nos murs hospitaliers.
D'autres Grecs à l’œil noir font briller leur audace
Je
pourrais te citer et leur nom et leur race.
Cependant
mes regards ne trouvent pas encor
Deux
héros, chefs du peuple, et Pollux et Castor,
Pollux,
au pugilat cet athlète indomptable,
Et
Castor, des coursiers ce vainqueur redoutable.
Tous
trois aux mêmes flancs nous puisâmes le jour.
Lacédémone
a-t-elle en son riant séjour
Retenu
ces guerriers ou, si vers ce rivage
Leur
flotte belliqueuse a conduit leur courage,
Craignent-ils
de combattre, accablés de l'affront
Dont
le poids douloureux retombe sur mon front ? »
Elle dit, mais déjà leur dépouille chérie
Reposait
dans le sol de la douce patrie.
Les hérauts à grands pas traversent la cité,
Portant
les deux agneaux, gage du saint traité ;
Et
dans l'outre le vin, joyeux fruit de la terre.
Chargé
des coupes d'or et du riche cratère,
Le
respectable Idée excite le vieux roi.
«
Fils de Laomédon ! ô Priam ! lève-toi !
Des
Grecs et des Troyens l'élite fraternelle,
Pour cimenter leur foi, dans la
plaine t'appelle.
Quand
le divin Pâris, le vaillant Ménélas
Tous
deux au nom d'Hélène auront armé leurs bras,
A l'ombre des traités, dans
une paix profonde,
Le
Troyen restera sur sa rive féconde,
Et les Grecs reverront, en
repassant les flots,
Les
femmes d'Achaïe et les coursiers d'Argos. »
Le vieillard, frissonnant d'une crainte mortelle,
Parle à ses compagnons et le
beau char s'attelle ;
Il y monte aussitôt, saisit
les rênes d'or,
Et voit à ses côtés se
placer Anténor.
Les
dociles chevaux, hors des portes de Scée,
S'élancent
vers la plaine en leur course empressée.
Lorsqu'entre les deux camps dans son
rapide vol
Le
char est arrivé, sur le fertile sol
Le
couple descendu s'avance dans la lice.
Le
puissant fils d'Atrée et le prudent Ulysse
Se
lèvent ; les hérauts dans l'urne aux larges flancs
Mélangent
d'un vin pur les flots étincelants,
Rassemblent
chaque offrande, et sur les mains royales
Avec
un soin pieux versent les eaux lustrale.
D'abord
Agamemnon s'empare du couteau
Qui
brille suspendu près du vaste fourreau,
Puis, courbant des agneaux la tête
obéissante,
Il coupe sur leur front la
laine éblouissante ;
Tandis que les hérauts aux
chefs grecs et troyens
Vont la distribuer, debout
parmi les siens,
Atride lève au ciel ses mains
et sa prière :
«
0 Jupiter, 0 toi, notre souverain père !
Protecteur de l'Ida, très-grand,
très-glorieux!
Soleil qui peux entendre et
voir tout dans les cieux !
Terre
! Fleuves, et vous, infernales déesses,
Des parjures mortels puissantes
vengeresses !
Recevez
nos serments ! Dans ce combat fatal,
Si
le fils de Priam immole son rival,
D'Hélène et de ses biens lui
laissant le partage,
Nos vaisseaux voyageurs
quitteront ce rivage ;
Si
le blond Ménélas l'envoie aux sombres bords,
Qu'Ilion rende Hélène avec
tous ses trésors,
Et
qu'un juste tribut, garant de notre gloire,
Aux
mortels à venir en lègue la mémoire !
Pour moi, si du trépas, châtiment
de Pâris,
Priam et ses enfants me
refusent le prix,
Mon
fer saura punir leur lâche perfidie,
Et contr'eux ils verront ma colère
hardie
Lutter
jusques à l'heure où j'aurai sans retour
De ces sanglants débats trouvé
le dernier jour. »
Le corps des deux agneaux que son glaive déchire,
Déposé sur la terre, en
palpitant expire.
Mais tous puisent dans l'urne
un vin religieux,
Le
versent, et priant les habitants des deux :
« Glorieux Jupiter ! Dieux
vengeurs des injures !
Quels
que soient les premiers qui deviennent parjures,
De
leur crâne entr'ouvert que le sang avili
S'épanche,
comme au loin ce vin a rejailli !
Périssent
leurs enfants, et qu'un vainqueur farouche
De
leurs femmes en deuil déshonore la couche ! »
Ces vœux vers Jupiter ne sont point parvenus.
Mais
Priam, héritier du puissant Dardanus :
« Grecs aux forts brodequins !
vous, Troyens ! qu'on m'écoute !
Des
hauts murs d'Ilion si je reprends la route,
C'est
que mes yeux craintifs ne pourraient voir, hélas !
Ce fils que j'aime tant
combattre Ménélas.
Jupiter et les Dieux, arbitres
des batailles,
Savent à qui le sort garde les
funérailles. »
Quand le divin vieillard, enlevant les agneaux,
Sur
le char magnifique a posé leurs lambeaux,
Il y monte ; Anténor à ses côtés se place,
Et
retournant vers Troie, ils franchissent l'espace.
Hector, fils de Priam, Ulysse, enfant des Dieux,
Mesurent
du combat le terrain spacieux ;
Dans
un casque d'airain où leur bras les agite,
Ils
consultent les sorts dont la marque prescrite
Aux
regards des deux camps décidera bientôt
Qui
devra le premier lancer son javelot.
Des
Troyens et des Grecs alors la foule prie,
Et
chacun vers les Dieux levant les mains, s'écrie :
«
Protecteur de l'Ida, très-grand, très-glorieux!
Jupiter
! de nos maux que l'auteur odieux,
Victime
dévouée au monarque des ombres,
Descende
aujourd'hui même en ses demeures sombres,
Et
d'une sainte paix que les nœuds raffermis
Réunissent
enfin deux peuples ennemis ! »
Le
magnanime Hector d'une main inquiète
A balancé le casque en détournant la tête ;
Le sort nomme Pâris, et le champ des combats
Voit
dans leurs rangs divers s'asseoir tous les soldats
Près
des coursiers fougueux, près des riches armures
Dont
l'art sut varier les savantes peintures.
Pâris,
divin époux d'Hélène aux beaux cheveux,
De
ses armes revêt l'appareil belliqueux.
Le
brodequin superbe à ses pieds s'entrelace ;
Son
frère Lycaon lui prête sa cuirasse ;
Le
glaive aux clous d'argent à son dos suspendu,
Le
large bouclier sur son bras étendu
Brillent
; à flots épais sur sa tête guerrière
Du
casque menaçant se dresse la crinière ;
La
lance sans effort s'agite dans sa main.
Ménélas,
comme lui, prend ses armes d'airain.
Tous les deux, se jetant les regards de
la haine,
Volent hors de la foule au milieu de l'arène.
Les Grecs et les Troyens, témoins de leur fureur,
Sont frappés de surprise et saisis de terreur,
Quand, pour lutter de près, on brandissant la lance,
Dans l'espace marqué le couple ardent s'élance,
Armé
du javelot, le Troyen le premier
Atteint
de Ménélas le vaste bouclier.
Inutiles efforts ! par l'airain
repoussée,
La
pointe se recourbe et retombe émoussée.
Ménélas,
invoquant l'arbitre des humains :
« Permets, ô Jupiter ! que, puni par
mes mains,
Cet injuste agresseur, cet infâme
adultère
Succombe,
et que, glacé d'un effroi salutaire,
Tout mortel désormais tremble
d'injurier
L'ami dont il reçut l'accueil
hospitalier ! »
Il a parlé ; son bras décoche un dard rapide
Qui
frappe du Troyen le bouclier splendide ;
Le
trait impétueux bientôt de part en part
De ce rond bouclier traverse le
rempart,
Et
perçant la cuirasse, ouvrage magnifique,
Vainqueur,
auprès du flanc déchire la tunique.
Mais
le fils de Priam, en ce fatal moment,
Pour fuir le noir trépas,
s'incline adroitement.
Ménélas,
qui saisit l'étincelante épée,
Poursuivant la victime à la
mort échappée,
Sur le cimier du casque
appesantit son bras,
Lorsque le fer se rompt en
trois et quatre éclats.
Elevant
ses regards vers la voûte céleste,
Il
gémit : « De nos Dieux ô toi le plus funeste !
Perfide
Jupiter ! mon courroux satisfait
Espérait
de Pâris châtier le forfait,
Et
mon glaive se brise, et ce dard inutile
Ne prête à ma valeur qu'un
instrument fragile ! »
D'un plus ardent transport Ménélas a frémi ;
Il vole, et, s'emparant du
panache ennemi,
Entraîne
vers les Grecs son rival qui chancelle ;
Déjà brille à ses yeux une
gloire immortelle,
Et
du casque abaissé l'inflexible lien
Serre
le faible cou du malheureux Troyen,
Quand
Vénus a soudain rompu cette lanière,
Que
forma d'un taureau la dépouille grossière.
Ménélas
qui s'indigne, abusé dans ses vœux,
Voit
le casque léger suivre son bras nerveux,
En
balance dans l'air la tournoyante masse,
Et
la jette aux guerriers dont le soin la ramasse.
Alors,
contre Pâris il fond la lance en main,
Et
brûle d'assouvir son courroux inhumain ;
Mais
Vénus, tant les Dieux ont de force en partage !
L'enlève,
et dans le sein d'un ténébreux nuage
L'emporte vers la chambre où
le lit somptueux
Exhale
des parfums les flots voluptueux.
Au sommet de la tour Hélène retirée
Des Troyennes en foule y siégeait
entourée ;
La
déesse l'aborde et presse doucement
Les
odorants replis de son long vêtement ;
Puis,
sous les traits vieillis d'une esclave fidèle,
Qui
dans Lacédémone, assidue auprès d'elle,
Pleine
d'un tendre amour, préparait autrefois
La laine magnifique à ses agiles doigts :
«
Viens ! Pâris, rayonnant de parure et de grâce,
Sur
la couche d'hymen t'invite à prendre place
Viens
voir comme il est beau ! Ce n'est pas un guerrier
Qui
retourne à l'instant d'un combat meurtrier ;
Pour
la danse légère on dirait qu'il s'apprête,
Ou
plutôt qu'il repose au sortir d'une fête. »
Ce cou brillant, ce sein qu'agité le plaisir,
Ces
regards enflammés d'amour et de désir,
Tout
décèle Vénus aux yeux perçants d'Hélène,
Qui, surprise et troublée,
exhale ainsi sa haine :
«
Cruelle ! veux-tu donc me séduire toujours ?
De
quelqu'autre mortel si tu sers les amours,
Les
peuples phrygiens, la douce Méonie .
Me verront-ils tramer à mon
ignominie ?
Ah
! puisque Ménélas, triomphant d'un rival,
Me ramène aujourd'hui vers le
foyer natal,
Pourquoi viens-tu, formant une
trame nouvelle,
Lui
reprendre une femme, hélas ! trop criminelle ?
Mais non, éloigne-toi ; fuis
le chemin des Dieux ;
Ne
touche plus du pied l'Olympe radieux.
Auprès
de ce Troyen, objet de ta tendresse,
Va, retourne t'asseoir ; sur
lui veille sans cesse,
Et,
pour fruit de tes soins recueillant le mépris,
Sois
l'épouse ou plutôt l'esclave de Pâris.
Pour
moi, je n'irai pas. Quelle éternelle honte,
S'il
faut que sur sa couche, à ta voix, je remonte !
Des
Troyennes partout le blâme me suivrait.
Mon
cœur déjà succombe au poids d'un long regret. »
La divine Vénus a palpité de rage :
«
Misérable ! réprime un orgueil qui m'outrage.
Je
peux dans ma fureur te quitter sans retour ;
Tremble
de voir ma haine égaler mon amour !
J'allumerai
la guerre entre la Grèce et Troie,
Et
d'un cruel destin tu deviendras la proie. »
Hélène a frissonné ; sur son front pâlissant
Elle
jette les plis d'un voile éblouissant,
Et
seule avec Vénus, qu'elle suit en silence,
Des
filles d'Ilion trompe la vigilance.
Lorsque
toutes les deux, s'éloignant sans délais,
Ont
atteint de Pâris le superbe palais,
La
belle Hélène voit ses femmes empressées
Reprenant
à l'envi leurs tâches commencées,
Dans
la chambre d'hymen, réduit cher à Pâris,
Elle
monte. Vénus, déesse au doux souris,
Apporte
un siège ; Hélène, en détournant la vue,
S'y
place, et d'une voix par le courroux émue :
«
Eh
bien ! te voilà donc à la mort dérobé !
Sous
mon premier époux que n'as-tu succombé !
Naguère
tu disais que toujours sa vaillance
Cédait
à ton audace, à ton bras, à ta lance !
Ose
encor défier ton superbe vainqueur
Mais
le blond Ménélas te percerait le cœur.
Ne
combats plus ; la mort punirait ton parjure. »
Femme ! répond Pâris, épargne-moi l'injure.
De
Minerve appuyé, Ménélas en ce jour
Triomphe,
mais je puis triompher à mon tour ;
Il est aussi des Dieux qui protègent Pergame.
Viens
nous unir d'amour ; une moins vive flamme
Brûlait
mon jeune cœur quand mes légers vaisseaux,
Loin
de Sparte autrefois t'emportant sur les eaux,
Abordaient
Cranaé, cette île enchanteresse,
Où d'un premier bonheur nous
connûmes l'ivresse.
Je
t'aime davantage, et l'amoureux plaisir
Allume
en tous mes sens un plus tendre désir. »
Il marche, et dans ses bras son épouse entraînée
Repose
près de lui sur le lit d'hyménée.
Cependant
Ménélas d'un pas précipité,
Tel qu'une bête fauve, au loin
court irrité,
Et
son ardent regard cherche en quelle retraite
De Pâris à ses coups la frayeur
s'est soustraite ;
Alliés
ni Troyens ne lui cacheraient pas
Ce Pâris abhorré comme le noir
trépas.
Alors Agamemnon, roi des hommes,
s'écrie :
«
Troyens ! et vous, guerriers, soutiens de leur patrie !
Puisque mon frère a vu couronner
ses efforts,
Restituez
Hélène avec tous ses trésors,
Et
qu'un juste tribut, garant de notre gloire,
Aux
mortels à venir en lègue la mémoire ! »
Ainsi parlait Atride, et les Grecs frémissants
Applaudissaient leur roi par de
joyeux accents.