A
ces mots, franchissant les portes de la ville,
Le
glorieux Hector poursuit sa course agile,
Et
son frère Pâris accompagne ses pas ;
Ils
brûlent tous les deux de l'ardeur des combats.
Comme
les matelots dont les rames brillantes
Ont
fatigué des mers les vagues indolentes,
Brisés
par le travail, respirent quand les Dieux
Leur
accordent le vent appelé par leurs vœux :
Tels
autour des héros qui soudain apparaissent,
Joyeux
de les revoir, tous les Troyens se pressent.
Un habitant d'Arna, le fier Ménesthius,
Né
de Philoméduse et d'Aréithoüs,
Succombe
sous Pâris, tandis que d'Elonée
Par
la lance d'Hector la vie est moissonnée ;
Auprès
des bords du casque, à la gorge blessé,
Ce
héros par le fer expire traversé.
Dans
les sanglants combats que sa valeur provoque,
Le
chef des Lyciens, Glaucus, fils d'Hippoloque,
Atteint
Iphinoüs, enfant de Dexias,
Qui,
monté sur son char, pensait fuir le trépas.
Glaucus,
armé d'un trait, à l'épaule le frappe ;
Il
tombe, et de son cœur l'existence s'échappe.
Cependant de la Grèce en ces champs meurtriers
Pallas
aux yeux d'azur voit périr les guerriers ;
Elle
part, et du haut de l'éternelle voûte
Vers
le saint Ilion précipite sa route.
Apollon
qui, placé sur le faîte des tours,
Souhaitait
aux Troyens prodiguer son secours,
Descend,
et tout à coup devant elle se montre ;
Près
du hêtre divin le couple se rencontre.
Le
puissant Apollon, issu du roi des cieux,
Le
premier fait parler son désir curieux :
«
Fille de Jupiter ! quelle haine t'enflamme,
Et
de l'Olympe ainsi t'entraîne vers Pergame ?
Veux-tu
donc, sans pitié pour le sort du Troyen,
Aux
fils de Danaüs réservant ton soutien,
Fixer
en leur faveur l'incertaine victoire ?
Un
plus sage parti t'assure plus de gloire.
Écoute
: des combats suspendons la terreur
Et
bientôt tous les Grecs, déployant leur fureur,
D'Ilion
assiégé trouveront la ruine,
Puisqu'à
perdre ses murs ta colère s'obstine. »
La déesse répond : « Qu'il en soit donc ainsi !
Car
c'est le même espoir qui m'a conduite ici.
Mais
comment du carnage arrêter la furie ? »
L'enfant de Jupiter, le roi Phébus s'écrie :
«
Eh bien ! du noble Hector, ce dompteur de coursiers,
Excitons
la valeur ; qu'en ses transports guerriers,
Seul
à seul il appelle au combat homicide
Dans
la foule des Grecs un soldat intrépide,
Et
l'un d'entre ces Grecs aux chaussures d'airain,
Admirant
son défi, l'acceptera soudain. »
Pallas cède à ses vœux. Mis dans la confidence
Du
projet qu'a formé leur céleste prudence,
Fils
chéri de Priam, Hélénus, en ces mots,
Debout
auprès d'Hector, conseille ce héros :
«
Mortel égal aux Dieux par ta sagesse austère,
Hector
! obéis-moi ; ne suis-je pas ton frère ?
Va
donc ! va, des combats bornant le cours sanglant,
Toi-même
provoquer le Grec le plus vaillant.
Ne
tremble pas encor que le destin t'immole ;
J'ai
pour garants les Dieux et leur
sainte parole.
»
Hector d'un vif plaisir palpite en l'écoutant ;
Entre
la double armée il s'avance à l'instant,
S'arrête,
et, saisissant le milieu de sa lance,
Au
Troyen immobile ordonne le silence,
Tandis
que de ses Grecs aux brodequins brillants
Agamemnon
contient les belliqueux élans.
Thébus
à l'arc d'argent et Pallas dont la joie
A
l'aspect des guerriers librement se déploie,
Pareils
à des vautours, escaladent tous deux
Du
puissant Jupiter l'arbre majestueux,
Et
des peuples assis les troupes amassées,
De
boucliers, de traits, de casques hérissées,
Se
pressent, comme on voit, à l'approche des vents,
La
mer profonde et noire enfler, ses flots mouvants.
Au milieu de la lice Hector soudain s'écrie :
«
Valeureux Grecs ! et vous, enfants de ma patrie !
Mon
courage m'inspire ; il me parle, écoutez.
Jupiter
n'a jamais avoué nos traités.
A
nos deux nations quels malheurs il prépare
Jusqu'au
jour qui, témoin d'un triomphe barbare,
Verra
près des vaisseaux les Argiens tomber,
Ou
Troie aux larges tours sous leurs coups succomber !
Mais
puisqu'ici combat l'élite de la Grèce,
Pour
lutter contre Hector qu'un seul guerrier paraisse !
Qu'il
vienne ! aux yeux de tous j'atteste Jupiter
Que,
si je dois périr immolé par son fer,
Sur
son profond navire il portera mes armes,
Et
rendra mon cadavre à ma patrie en larmes,
Afin
que les Troyens, leurs femmes et leurs fils
Du
bûcher funéraire honorent mes débris.
S'il
meurt, j'emporterai son armure dans Troie ;
Au
temple d'Apollon je suspendrai ma proie ;
Les
Grecs aux longs cheveux jusqu'à leurs forts vaisseaux
Traîneront
de son corps les précieux lambeaux,
Et
le vaste Hellespont les verra sur sa plage
D'un
tombeau solennel lui
consacrer l'hommage.
Dans
les âges futurs, en traversant les flots,
Les
voyageurs diront : « Là repose un héros
Qui
combattit Hector, ce guerrier magnanime,
Et,
quoique brave aussi, succomba sa victime. »
Si
tels sont leurs discours, mon noble souvenir,
Pour
ne mourir jamais, vivra dans l'avenir. »
Ces mots sont accueillis par un morne silence.
Chaque
soldat troublé se regarde et balance ;
Frappé
d'un tel défi, son courage confus
Tremble
de l'accepter, et rougit d'un refus,
Lorsqu'enfin
Ménélas profondément soupire,
Se
lève et fait parler la fureur qui l'inspire :
«
Femmes et non héros ! quelle honte pour nous,
Si
devant cet Hector les Grecs reculent tous !
Soyez
une onde impure, une immonde poussière,
Vous
qui restez sans gloire assis dans la carrière !
Eh
bien ! seul contre lui je m'arme...Dans les cieux
Le
destin des combats est au pouvoir des Dieux. »
A ces mots, il revêt sa magnifique armure.
Alors,
ô Ménélas, ta défaite était sûre ;
Hector,
cet ennemi plus vaillant et plus fort,
Tenait
entre ses mains l'instrument de ta mort,
Si,
prompts à t'arrêter, les princes de la Grèce
De
ton courage ardent n'eussent calmé l'ivresse.
Lui-même
Agamemnon dans ce fatal moment
Te
saisit la main droite, et dit en te nommant :
«
0 nourrisson des Dieux ! Ménélas ! ô mon frère !
Tu
t'égares !... comprime un élan téméraire.
Redoute
un agresseur plus courageux que toi,
Cet
Hector, pour les Grecs objet d'un juste effroi,
Et
dont Achille a peur de rencontrer la lance,
Achille,
ce héros qui te passe en vaillance.
Retourne
dans les rangs ; pour ce combat fatal
Les
Grecs susciteront un plus hardi rival.
Eût-il
un cœur de haine et de carnage avide,
Je
crois que, fatigué d'une lutte homicide,
Volontiers
pour s'asseoir il pliera les genoux,
S'il
fuit du grand Hector le terrible courroux. »
Ménélas de son frère écoute la sagesse.
Soudain
ses compagnons avec joie et vitesse
De
sa superbe armure ont détache le poids,
Lorsque
Nestor debout fait résonner sa voix :
«
Quel deuil envahira la Grèce désolée !
Dieux
! combien va gémir le vieux guerrier Pélée,
Ce
chef des Myrmidons, qui près de ses foyers
Jadis
m'interrogeait sur nos braves guerriers !
S'il
sait qu'au nom d'Hector frémit la Grèce entière,
Levant
les mains au ciel, ce vieillard en prière
Suppliera
que son âme, abandonnant son corps,
Descende
chez Pluton dans le palais des morts.
0
puissant Jupiter ! ô Phébus ! ô Minerve !
Pourquoi
faut-il que l'âge et m'accable et m'énerve ?
Que
ne suis-je à ces jours chers au cœur d'un héros,
Où,
jeune encor, j'ai vu les peuples de Pylos
Et
les Arcadiens sous les remparts de Phée,
Jaloux
de conquérir un glorieux trophée,
Rassembler
des deux parts leurs bataillons venus
Aux
bords du Céladon, aux bords du Jardanus !
Là
d'Ereuthalion, mortel aux Dieux semblable,
Brillait
aux premiers rangs l'audace inébranlable ;
Son
dos portait le fer instruit à tant d'exploits
Par
Aréithoüs, ce héros qu'autrefois
Chaque
homme et chaque femme à la belle ceinture
Surnommaient
le guerrier à la pesante armure,
Et
qui toujours sans arc, mais d'un bras affermi,
Du
poids de sa massue écrasait l'ennemi.
Secondé
par la ruse et non par le courage,
Lycurgue
le surprit dans un étroit passage,
Et,
d'un grand coup de lance en déchirant son flanc,
Le
renversa baigné dans les flots de son sang ;
Vainqueur,
il enleva son arme meurtrière.
Ce
présent du dieu Mars lui servit dans la guerre,
Mais
enfin, vieillissant au fond de son palais,
Il
en dota l'ami, témoin de ses hauts faits.
Lorsqu'Ereuthalion,
balançant la massue
Que
des mains du héros ses mains avaient reçue,
Provoquait,
insultait tous nos meilleurs soldats,
La
peur troublait leur âme et retenait leurs pas ;
Moi
seul plus jeune qu'eux, poussé par ma vaillance,
Moi
seul j'osai répondre à sa vaine insolence.
Pallas
me protégea ; ce rival grand et fort
Succomba
terrassé par mon puissant effort ;
Son
cadavre abattu couvrait un large espace.
Si
ma vigueur encor secondait mon audace,
Contre
Hector aussitôt je marcherais. Et vous,
Vous,
l'élite des Grecs, l'effroi vous glace tous ! »
Le vieillard a parlé ; sensible à ce reproche,
De
neuf vaillants héros un noble essaim approche.
Le
pasteur des humains, Atride le premier
Se
lève ; Diomède, impétueux guerrier,
Les
Ajax, revêtus d'une force indomptable,
Le
prince Idoménée, et Mérion semblable
Au
dieu Mars, du carnage implacable démon,
Eurypyle,
orgueilleux d'être issu d'Evémon,
Thoas,
fils d'Andrémon, et le divin Ulysse,
Prêts
à combattre Hector, paraissent dans la lice,
Quand
le vieillard, témoin de ce rival transport,
S'écrie
: « 0 mes amis ! interrogez le sort
Pour
savoir quel guerrier par ses coups intrépides
Saura
venger les Grecs aux brodequins solides.
A ce cruel combat s'il échappe aujourd'hui,
Pour
nous quelle allégresse, et quel honneur pour lui ! »
Les signes que des chefs trace la main rapide,
S'entassent
confondus dans le casque d'Atride,
Et
les peuples, leurs bras élevés vers les Dieux,
Priaient
en regardant l'immensité des cieux :
«
Jupiter ! pour tenter une lutte incertaine,
Nomme
Ajax, Diomède ou le roi de Mycène ! »
Par Nestor agité, le casque devant eux
Laisse
tomber le sort, objet de tous leurs vœux,
Le
sort d'Ajax. Alors un héraut qui s'empresse,
Commençant
par la droite, aux princes de la Grèce
Court
présenter la marque : aucun n'a reconnu
Le
signe tour à tour jusqu'à lui parvenu.
En
traversant les rangs, lorsqu'enfin il rencontre
Le
magnanime Ajax, à ses yeux il le montre ;
Ajax
qui l'a tracé, le reconnaît ; soudain
Le
héraut s'avançant le remet dans sa main.
Plein
de joie, à ses pieds Ajax jette le signe :
«
Mes amis ! oui, c'est moi, moi que le sort désigne.
De
plaisir comme vous je sens battre mon cœur,
Et
du divin Hector je serai le vainqueur.
Vous,
tandis que mon bras s'empare de la lance,
Implorez
Jupiter dans un pieux silence.
Tremblez
d'être entendus des Troyens et d'Hector.....
Mais
non... à votre voix donnez un libre essor.
Nous
ne craignons personne ; ou la force ou l'adresse,
Rien
ne pourra dompter ma fougueuse jeunesse,
Et
Salamine en moi, pour guider ses soldats,
N'a
point vu naître un homme inhabile aux combats. »
Il se tait, et, du ciel contemplant l'étendue,
Les
peuples Invoquaient le maître de la nue :
«
0 toi ! très-glorieux et très-grand Jupiter,
Qui
règnes sur l'Ida du sommet de l'éther !
Daigne
au vaillant Ajax accorder la victoire,
Ou
du moins, si d'Hector tu protèges la gloire,
Partage
entre tous deux un triomphe pareil ! »
Le héros, des combats revêtant l'appareil,
Etincelant
d'airain, se montre dans la plaine :
Tel
parait le dieu Mars, lorsqu'enflammé de haine,
Il
se mêle aux humains qui redoublent d'efforts,
Livrés
par Jupiter à de sanglants discords.
Ajax,
rempart des Grecs, sourit d'un air horrible ;
En
brandissant le poids de sa lance terrible,
D'un
pas précipité contre son ennemi
Il
court. Les Argiens d'allégresse ont frémi ;
Aux
membres des Troyens une frayeur subite
A
circulé ; d'Hector le cœur même palpite,
Mais
Hector ne peut fuir ; Hector ne peut manquer
Au
combat solennel qu'il vient de provoquer.
Superbe,
et d'une tour offrant la ressemblance,
Le
bouclier d'Ajax. devant lui se balance ;
Ce
chef-d'œuvre de l'art, que dans les murs d'Hylé
Du
savant Tychius les doigts ont ciselé,
Contient
de sept taureaux les dépouilles unies,
D'une
lame d'airain adroitement munies.
Ajax,
le sein couvert de cet abri puissant,
S'arrête
près d'Hector, et crie en menaçant :
«
Hector ! seul avec moi, dans ce combat funeste,
Tu
sauras de quels chefs la vaillance nous reste.
Par
haine envers Atride épargnant Ilion,
Sur
ses vaisseaux Achille, homme au cœur de lion,
Languit
en vain ; armés pour punir ta démence,
Assez
d'autres rivaux triompheront... commence. »
«
0 fils de Télamon ! Ajax ! noble guerrier !
Répond
le grand Hector au radieux cimier,
Va
! ne m'éprouve point comme un enfant débile
Ou
bien comme une femme à combattre inhabile.
Je
connais le péril dans les champs du trépas.
J'arme
du bouclier ou l'un ou l'autre bras.
Je
sais guider l'essor d'un fougueux attelage,
Et
joyeux, de pied ferme illustrer mon courage.
Mais
loin de te frapper par un coup clandestin,
A
force ouverte ici je tente le destin. »
Hector balance un trait qui, franchissant l'espace,
De
l'armure d'airain effleure la surface ;
Le
septième repli du large bouclier
Oppose
son obstacle à l'inflexible acier.
Décoché
par Ajax, un javelot rapide
Ébranle
du Troyen le bouclier solide ;
Dans
la riche cuirasse il pénètre en sifflant,
Déchire
la tunique et va percer le flanc.
Hector
prévient le coup, et sa tête inclinée
Trompe
dans son espoir la noire destinée.
On
croirait voir bondir en leurs chocs meurtriers
Des
lions dévorants ou de forts sangliers,
Quand
de leurs javelots tous deux se débarrassent,
Et,
rivaux furieux, de plus près se menacent.
L'inébranlable
Hector, sa lance dans la main,
Jusqu'au
cœur ennemi cherche un sanglant chemin ;
Mais
le fer se recourbe, et la pointe émoussée
Du
bouclier d'Ajax s'éloigne repoussée.
Ajax
se précipite, et du vaillant Hector
Sa
pique arrête enfin l'impétueux essor ;
Perçant
le bouclier dont la masse chancelle,
Il
le blesse à la gorge ; un sang épais ruisselle.
Hector
combat toujours, mais il n'ose approcher ;
Sa
forte main saisit un noir et lourd rocher,
Qui,
frappant le milieu de sa terrible armure,
A
l'airain ébranlé fait rendre un sourd murmure.
Un
autre, d'une meule égalant la largeur,
Gisait
aux pieds d'Ajax ; Ajax d'un bras vengeur
Le
ramasse, et dans l'air ce fardeau qui tournoie,
Roulant
avec fracas sur le héros de Troie,
Atteint
ses deux genoux... Hector tombe épuisé
Sous
les restes épars du bouclier brisé ;
Il
va périr... Phébus tout à coup le relève.
Déjà
le couple ardent allait tirer le glaive,
Lorsque,
pour le soustraire à de nouveaux dangers,
Des
hommes et des Dieux solennels messagers,
Talthybius,
Idée accourent dans l'arène
Au
nom des fils de Troie et des fils de Mycène,
Entre
les combattants l'un et l'autre avancés
Étendent
à la fois leurs sceptres abaissés,
Et
le héraut troyen, que sa vieillesse éclaire,
Leur
dicte prudemment ce conseil tutélaire :
«
Cessez, mes chers enfants! ce combat dangereux.
Jupiter
vous protège et vous aime tous deux ;
Votre
rare valeur à tous nous est connue ;
Mais
respectez la nuit ; car la nuit est venue. »
«
Eh bien ! répond Ajax, que, docile à ta loi,
Hector
ici commence à parler comme toi !
Puisque
de son défi l'orgueilleuse menace
Des
Grecs les plus fameux a provoqué l'audace,
Qu'il
cède le premier, et je cède à l'instant. »
«
Ajax ! reprend Hector au panache éclatant,
Si,
doué par un Dieu de force et de sagesse,
Sur
tous la lance en main tu l'emportes sans cesse,
Terminons
maintenant cette lutte. Le sort
Nous
garde une antre fois la victoire ou la mort.
Oui,
respectons la nuit. Cours des fils de la Grèce,
De
tes amis surtout ranimer l'allégresse,
Et
moi, dans la cité dont Priam est le roi,
Par
mon heureux retour je calmerai l'effroi
Des
femmes au long voile en qui Pallas contemple
Un
suppliant essaim prosterné dans son temple.
Mais
que de nos présents l'échange solennel
Soit
de notre râleur le garant éternel !
Puissent
nos camps rivaux dire tous deux ensemble :
«
La fureur les armait ; l'amitié les rassemble. »
Il parle. Ajax reçoit des mains de ce guerrier
Un
glaive aux clous d'argent, un riche baudrier,
Un
fourreau magnifique, et, pour gage fidèle,
Lui
donne une ceinture où la pourpre étincelle.
Le
couple se sépare. Hector parmi les siens
Retourne,
et les soldats jusqu'aux remparts troyens,
Voyant
aux mains d'Ajax sa vaillance ravie,
Conduisent
ce héros plein de force et de vie.
Par
les Grecs ramené, par Atride accueilli,
De
plaisir et d'orgueil Ajax a tressailli.
Dès
qu'il a vu les Grecs réunis dans sa tente,
Roi
des hommes, Atride au nom de tous présente
Un
pieux sacrifice au puissant Jupiter ;
Un
taureau de cinq ans sous le tranchant du fer
Meurt,
et, lorsque leurs bras, dans leur zèle unanime,
Ont
saisi, dépouillé, divisé la victime,
Sur
le foyer ardent les morceaux dispersés
Par
de longs javelots rougissent traversés.
Ces
apprêts achevés, la table qui se dresse
Les
voit tous du festin partager l'allégresse ;
Atride
honore Ajax, et, découpant le dos,
En
fait la large part de ce vaillant héros.
Quand
la soif est éteinte et la faim est calmée,
Le
vieillard qui naguère a conseillé l'armée,
Le
bienveillant Nestor révèle le dessein
Que
sa haute sagesse a conçu dans son sein :
«
Atrides et vous, chefs ! de leurs mânes sans nombre
Les
Grecs aux longs cheveux peuplent la rive sombre,
Et
déjà leur sang noir, que Mars a répandu,
Avec
le pur Scamandre a roulé confondu.
Suspendons
les combats ; dès l'aurore prochaine,
Recueillons
tous les corps qui gisent dans la plaine.
Nos
bœufs et nos mulets jusque vers les vaisseaux
De
leurs sanglants débris traîneront les monceaux ;
Dans
les feux dévorants leurs dépouilles mortelles
Brûleront
devant nous, pour que nos mains fidèles
Rapportent
a leurs fils leurs ossements pieux,
Quand
nous revolerons aux champs de nos aïeux.
Puis,
autour du bûcher que la terre amenée
A
leur tombeau commun s'élève destinée !
Hâtons-nous
; que des tours, y dressant leur hauteur,
De
la flotte et du camp soient l'appui protecteur !
Que
l'enceinte des murs par de solides portes
Laisse
entrer nos coursiers et passer nos cohortes,
Et
qu'un fossé profond, creusé hors des remparts,
Arrête
des Troyens les soldats et les chars !
Tremblons d'être accablés du poids de leur courage. »
Il
a dit ; tous les rois approuvent ce langage.
Cependant
les Troyens, inquiets et troublés,
Au
palais de Priam à l'envi rassemblés,
Près
de la citadelle accourent, et la foule
Vers
le bruyant Conseil se précipite et roule,
Quand
le sage Anténor parle ainsi le premier :
«
Peuple, de Dardanus magnanime héritier !
Et
vous, chefs étrangers, soutiens de notre empire !
Écoutez-moi
: sachez ce que mon cœur m'inspire.
Rendons
aux fils d'Atrée Hélène et ses trésors.
Parjures
au serment, nous combattons ; dès lors,
Je
ne prévois pour nous qu'un revers légitime,
Si
nous ne consentons à réparer le crime. »
Anténor s'est assis ; mais, rebelle à ses vœux,
Pâris,
divin époux d'Hélène aux beaux cheveux :
«
Anténor ! ce langage est peu fait pour me plaire.
Un
avis plus sensé t'épargnait ma colère.
Les
Dieux, si tu ressens cette lâche terreur,
Ont
frappé ton esprit de vertige et d'erreur.
Tu
veux que de ma couche Hélène se sépare !
Moi,
je n'y consens pas, Troyens ! je le déclare.
Quant
à ces biens nombreux gué j'apportai d'Argos,
Je
les rends ; je fais plus : j'en promets de nouveaux. »
Il se rassied. Priam, ce roi qui des Dieux même
Égale
en ses discours la sagesse suprême,
Se
lève : « Écoutez-moi, peuples de Dardanus !
Et
vous, fiers alliés, sur nos plages venus !
Sachez
ce qu'à présent mon esprit me conseille.
A
son poste assigné que chaque soldat veille,
Et
tous, selon l'usage, en gardant ces remparts,
D'un
abondant festin prenez d'abord vos parts.
Dès
l'aurore, marchant vers la flotte étrangère,
Idée
à Ménélas, au monarque son frère
Dira
par quels moyens le superbe Pâris
Termine
les débats pour sa cause entrepris,
S'ils
veulent, suspendant nos fureurs sanguinaires,
Allumer
pour nos morts les bûchers funéraires.
Nous
combattrons ensuite, afin que le destin
Fixe,
en nous séparant, le succès incertain. »
A peine du vieillard les ordres retentissent,
Les
peuples et les chefs à sa voix obéissent ;
Tous
prennent dans leurs rangs le nocturne repas.
Le
jour paraît ; Idée a dirigé ses pas
Jusqu'à
la flotte, auprès de la poupe d'Atride,
Où
la Grèce assembla son élite intrépide ;
Là,
debout, le héraut, en présence de tous,
A
haute vois s'écrie : « 0 fils d'Atrée ! et vous,
Princes
de tous les Grecs ! Priam, au nom de Troie,
Pour
vous offrir la paix, sur
ces plages m'envoie.
Pâris,
cet artisan de tant de maux soufferts,
(
Que n'est-il descendu dans la nuit des enfers ! )
Restituera
les biens qu'une terre lointain
L'a
vu sur ses vaisseaux ravir avec Hélène,
Et
même il y joindra les vastes monceaux d'or
Dont
ses riches palais recèlent le trésor.
Mais
il dit que jamais sa tendresse jalouse
Du
noble Ménélas ne cédera l'épouse ;
Les
Troyens à la rendre en vain l'ont exhorté.
Rois
! un autre message ici vous est porté.
Voulez-vous,
suspendant nos fureurs sanguinaires,
Allumer
pour nos morts les bûchers funéraires ?
Nous
combattrons ensuite, afin que le destin
Fixe,
en nous séparant, le succès incertain. »
Chacun se tait ; enfin le brave Diomède :
«
Aux offres de Pâris que nul encor n'accède !
Refusons
même Hélène : eh ! qui donc ne voit pas
Qu'Ilion
menacé touche au seuil du trépas ? »
Tous
les fils de la Grèce aussitôt applaudissent,
Et
d'un élan guerrier leurs cœurs charmés bondissent.
Alors
Agamemnon, s'adressant au Troyen :
«
Tu Sais le vœu des Grecs, et ce vœu, c'est le mien.
Apaisons,
j'y consens, par nos tributs funèbres
Les
mânes que l'enfer cache dans ses ténèbres ;
Au
bûcher sans délai livrons leurs ossements,
Et
toi, dieu de la foudre ! accepte nos serments ! »
Il a dit, et, garant de la pieuse trêve,
Vers
tous les Immortels son sceptre d'or s'élève.
Dans
la sainte Pergame, où, durant ce grand jour,
La
foule impatiente attendait son retour,
Idée
a reparu ; debout, au milieu d'elle,
A
peine il a redit son message fidèle,
On
s'empresse ; hâtant les funèbres apprêts,
Les
uns ont rassemblé les arbres des forêts ;
Les
autres dans les champs qu'ensanglanta la guerre,
Vont
recueillir les corps entassés sur la terre.
De
leur côté, les Grecs s'éloignent des vaisseaux
Pour
apporter le bois et les morts par monceaux.
Le soleil éclairait la campagne féconde,
Et,
quittant pour le ciel la mer calme et profonde,
S'élevait.
Dans ces lieux les peuples répandus,
Cherchant
à distinguer leurs guerriers confondus,
Les
placent sur des chars, lorsqu'une eau fraîche et pure
De
leurs membres sanglants a lavé la souillure.
Les
Troyens, dont Priam a défendu les pleurs,
Renferment
dans leur sein leurs muettes douleurs,
Et,
chargeant les bûchers du poids des funérailles,
Retournent
à pas lents dans leurs saintes murailles.
Les
Grecs, quand par leurs mains les feux sont allumés,
Marchent
vers leurs vaisseaux, de regrets consumés.
L'aube naissait à peiné, et dans les
cieux moins sombre ;
Pâle
et douteuse encor, luttait avec les ombres,
Lorsqu'autour
du bûcher les Grecs pieusement
Ont
d'un commun tombeau dressé le monument ;
Garni
de larges tours et de portes solides,
Un
mur y laissera passer les chars rapides,
Et
l'armée au dehors creuse un vaste fossé
Qu'un
long cercle de pieux a partout hérissé.
Auprès de Jupiter qui fait gronder l'orage,
Les
Dieux assis en foule observaient cet ouvrage,
Ce
grand travail des Grecs aux cuirasses d'airain,
Quand
Neptune : « Des cieux ô père souverain !
Quel
homme aux Immortels sur cette immense terre
Voudra
de ses desseins confier le mystère ?
Ne
vois-tu pas les Grecs, méprisant nos secours,
Sans
offrir d'hécatombe, édifier ces tours ?
De
l'aurore au couchant leur gloire au loin va luire,
Et
ces murs qu'avec moi Phébus daigna construire,
Ces
murs, antique orgueil du roi Laomédon,
Resteront
oubliés dans un vil abandon ! »
Jupiter s'en irrite : « 0 monarque de l'onde.
Qui
d'un coup de trident peux ébranler le monde !
Qu'as-tu
dit ? Laisse donc ce puéril effroi
A
des Dieux moins puissants et moins vaillants que toi
Partout
où le soleil épanche sa lumière,
Ta
gloire brillera de sa splendeur première.
Quand
les Grecs reverront le doux sol des aïeux,
Renverse
au fond des eaux leur mur audacieux,
Et
sur ces vastes bords dans le sable engloutie,
Périra
sans retour leur œuvre anéantie. »
Ainsi parlent les Dieux. Au coucher du soleil,
Les
Grecs de leurs travaux terminent l'appareil ;
Puis
les bœufs, égorgés par la foule empressée,
Tombent,
et du banquet la table s'est dressée.
Des
navires nombreux tout-à-coup sur les flots
Paraissent,
accourus des plages de Lemnos.
Le
riche Eunée, enfant de la belle Hypsipyle
Et
de Jason, pasteur d'une terre fertile,
Ami
des fils d'Atrée, offrait à ces deux rois
Le
tribut d'un vin doux mesuré mille fois.
Les
Grecs aux longs cheveux, répandus sur ces rives,
Pour
acheter le reste, ont donné des captives,
De
superbes taureaux, des peaux aux vastes plis,
De
l'airain et du fer habilement polis.
Durant
la nuit, les fils de Troie et de la Grèce
De
leurs joyeux festins ont prolongé l'ivresse.
Mais,
plein d'affreux projets, Jupiter a tonné ;
D'une
pâle frayeur leurs cœurs ont frissonné ;
Le
vin s'épanche ; avant de goûter le breuvage,
Au
Dieu, fils de Saturne, ils en versent l'hommage,
Et
sur leur couche enfin d'un sommeil bienfaisant
Les
chefs et les soldats savourent le présent.