Chant XXIV

Remonter

   
 

 

    La foule se sépare, et les nombreux soldats,

Dispersés sur la flotte, y prennent leur repas ;

Là, livrés au repos, ils dorment, mais Achille

Au sommeil, des humains vainqueur doux et tranquille,

Se refuse et regrette, accablé de douleur,

D'un compagnon chéri la force et la valeur,

S'agite sur son lit, repasse en sa mémoire

Les exploits de Patrocle et leur commune gloire,

Leurs travaux, leurs combats et ces flots orageux

Que franchit tant de fois leur zèle courageux.

Les larmes dans les yeux, les sanglots à la bouche,

Sur le dos, sur le flanc, sur le sein il se couche,

Puis, se lève, et, le cœur plein de chagrins amers,

Parcourt, sombre et pensif, le rivage des mers :

C'est là qu'errant dans l'ombre, il gémit et l'Aurore

Auprès de l'Océan l'entend gémir encore.

Enfin, lorsqu'à sa voix, les coursiers bondissants

Inclinent sous le joug leurs fronts obéissants,

Quand trois fois d'une main par la rage affermie

Attachant à son char la dépouille ennemie,

Il l'a traînée autour du modeste cercueil,

Dans sa tente il revient ensevelir son deuil.

Mais jaloux d'épargner l'affront d'une souillure

Au Troyen étendu dans une arène impure,

Apollon s'attendrit, et jetant sur Hector

L'étincelant rempart de son égide d'or,

Empêche qu'un vainqueur, barbare dans sa joie,

Ne déchire en lambeaux une si noble proie.

    Tel au divin Hector Achille furieux

Prodigue encor l'outrage. A cet aspect, les Dieux,

Les Dieux engagent tous le vigilant Mercure

A dérober le corps dont ils plaignent l'injure ;

Mais Junon et Pallas d'un semblable larcin,

Comme le roi des mers, condamnent le dessein ;

Contre Ilion, Priam et son peuple et sa race

Toutes deux nourrissaient une haine vivace,

Depuis qu'en sa cabane, ivre d'amour, Pâris

Osa de la beauté leur refuser le prix.

    L'Olympe douze fois des feux du jour s'éclaire ;

Phébus laisse en ces mots éclater sa colère :

« Dieux pervers et cruels ! quand naguère un héros,

Hector brûlait pour vous les cuisses des taureaux,

Quand il vous consacrait les chèvres les plus belles,

Vous craignez de sauver ses dépouilles mortelles,

Et sa mère, Priam, son épouse, son fils,

Tous ses peuples enfin, privés de ses débris,

Ne peuvent lui dresser dans leurs tristes murailles

Le bûcher solennel honneur des funérailles !

Eh quoi ! vous protégez cet insolent vainqueur

Qui renferme en son sein un inflexible cœur !

Comme un lion, poussé par sa force et sa rage,

Sur des brebis s'élance affamé de carnage,

Achille ne connaît, dans sa farouche ardeur,

Ni la sainte pitié, ni l'austère pudeur,

La pudeur qui, propice ou redoutable au monde,

Des biens comme des maux est la source féconde.

Si d'abord un parent, de regrets dévoré,

Pleure la mort d'un frère ou d'un fils adoré,

Le temps finit son deuil ; les Parques souveraines

Mettent la patience en nos âmes humaines.

Mais Achille irrité sur les débris d'Hector

S'acharne plus féroce et plus terrible encor ;

A son char il suspend et traîne dans le sable

Autour de ce tombeau son corps méconnaissable.

Pense-t-il s'illustrer par un noble courroux ?

Ah ! malgré sa valeur, qu'il tremble devant nous !

Le barbare ! il outrage une poussière vaine. »

Junon aux bras d'albâtre exhale ainsi sa haine

« Phébus à l'arc d'argent ! si dans un rang égal

Nous avions dû placer Hector et son rival,

Tu pourrais t'indigner, mais Hector dans Pergame,

Mortel, ne fut nourri que du lait d'une femme,

Tandis qu'au sang des Dieux Achille doit le jour ;

Thétis que j'entourai des soins de mon amour,

D'un roi qu'ils protégeaient par des nœuds d'hyménée

Vit s'unir à son sort l'heureuse destinée.

Tous en furent témoins ; toi-même dans tes chants,

Perfide conseiller, protecteur des méchants,

Assis à nos banquets, tu daignas sur ta lyre

De ce jour nuptial célébrer le délire. »

    Mais Jupiter : « Abjure un langage hautain.

Ces héros n'auront point un semblable destin.

De tous les habitants d'une cité que j'aime

Hector fut le plus cher aux Dieux comme à moi-même ;

Prodigue de présents, à mon autel jamais

Hector ne refusa ces victimes, ces mets,

Et ces libations, notre juste partage.

Mais ne le laissons pas dérober à l'outrage.

Achille de ce rapt serait bien vite instruit ;

Car Thétis sur lui veille et le jour et la nuit.

Que l'un des Dieux ici mande cette Déesse,

Et je ferai parler la voix de ma sagesse,

Pour qu'Achille, échangeant trésor contre trésor,

Rende à l'or de Priam le cadavre d'Hector.

    Iris, exécutant le céleste message,

Dans sa bruyante course, émule de l'orage,

Passe entre les rochers d'Imbros et de Samos,

Effleure mollement la surface des flots,

S'élance, et, se plongeant au sein des noires ondes.

Fait gémir de la mer les retraites profondes :

Ainsi le plomb pêcheur dont l'agile fardeau

Se suspend et s'attache aux cornes d'un taureau,

Disparaît à nos yeux, quand au poisson avide

Il se présente armé de l'hameçon perfide.

Dans sa grotte, au milieu des nymphes de la mer,

Thétis pleure le fils à son amour si cher,

Ce fils qui devant Troie, et loin de sa patrie,

Doit bientôt du trépas assouvir la furie,

Lorsque vers elle, au fond de l'humide palais,

L'impatiente Iris accourt : « Point de délais !

Déesse ! lève-toi ; viens. Jupiter t'appelle,

Jupiter dont tu sais la sagesse éternelle. »

« Pourquoi, répond alors Thétis aux pieds d'argent,

Pourquoi réclame-t-il mon zèle diligent ?

Je crains des Immortels la nombreuse assemblée ;

Du poids d'un long chagrin mon âme est accablée.

N'importe ! j'obéis à son arrêt divin ;

Le puissant Jupiter n'ordonne pas en vain. »

    A ces mots, au départ la Déesse s'apprête ;

Du voile le plus noir enveloppant sa tête,

Sur les traces d'Iris elle vole, et les eaux

S'empressent d'écarter leurs liquides monceaux.

Du rivage à l'Olympe en une course égale

Toutes les deux bientôt franchissent l'intervalle,

Et trouvent entouré du cortège des Dieux

Jupiter dont la voix ébranle au loin les cieux.

Sur le trône désert que Minerve lui cède,

Thétis s'assied. Charmant la douleur qui l'obsède,

Junon offre à ses mains la belle coupe d'or.

Quand Thétis du nectar a bu le doux trésor,

Elle lui rend la coupe, et dans la foule immense

Des hommes et des Dieux le père ainsi commence :

« Tu viens donc dans l'Olympe, ô divine Thétis !

Bien qu'un profond chagrin accable tes esprits.

Je le sais ; mais connais l'objet de mon message.

En deux partis rivaux tout le ciel se partage ;

Pour Hector, pour ton fils, ravageur des cités,

Entr'eux depuis neuf jours les Dieux sont agités ;

Ils voudraient que d'Hector à des transports funestes

Le meurtrier d'Argus osât ravir les restes,

Et je veux, par tendresse et par égard pour toi,

Qu'Achille de l'honneur suive la noble loi.

Descends au camp des Grecs et soudain qu'il apprenne

Combien des Immortels il soulève la haine !

Dis-lui surtout combien je m'irrite de voir

Sa fureur conserver Hector en son pouvoir,

Et qu'il doit, redoutant ma trop juste colère,

Restituer un fils à la rançon d'un père.

Priam ira lui-même, excité par Iris,

D'Hector près des vaisseaux racheter les débris. »

   Thétis aux pieds d'argent, à Jupiter docile,

De l'Olympe a volé dans la tente d'Achille ;

Là de fréquents soupirs il gémit oppressé,

Et de ses compagnons voit l'essaim empressé

Tuer pour le festin dont la table se dresse,

Une grande brebis à la toison épaisse.

En s'approchant de lui, la mère du héros

Le flatte de la main et lui parle en ces mots :

« Mon fils ! jusques à quand trouveras tu des charmes

A te ronger le cœur dans le deuil et les larmes ?

Des banquets, de l'amour perds-tu le souvenir ?

A la femme qu'on aime il est doux de s'unir.

Ton existence, hélas ! par le sort est bornée ;

Vers toi déjà la Mort, l'avide Destinée

Marchent. Écoute-moi : du monarque des dieux

Je t'apporte en ton camp l'arrêt impérieux.

L'Olympe est indigné ; ta fureur inhumaine

De Jupiter surtout a provoqué la haine.

Car tu retiens Hector, mais cède à la raison ;

De son cadavre enfin accepte la rançon.  

« Eh bien ! a répondu le héros magnanime,

Qu'on m'offre des présents et je rends ma victime.

Le maître de l'Olympe ordonne ; j'obéis. »

    Ainsi près de la flotte et la mère et le fils

S'entretiennent longtemps, et Jupiter envoie

Sa messagère ailée aux murs sacrés de Troie :

« Iris ! vers Ilion abaisse ton essor.

A mes ordres soumis, pour racheter Hector,

Que Priam, de ses dons prodiguant la richesse,

Se rende, près d'Achille, aux vaisseaux de la Grèce !

Que le peuple troyen ne l'accompagne pas !

Un héraut vénérable, escortant seul ses pas,

Sur le rapide char conduira dans la ville

Le guerrier qui tomba sous le divin Achille.

Par Mercure guidé, qu'il méprise la mort !

Le meurtrier d'Argus protégera son sort,

Et, loin de l'égorger, Achille dans sa tente

Préservera ses jours d'une attaque insultante ;

Ce n'est point un impie, un traître, un furieux.

Le mortel suppliant sera cher à ses yeux. »

    Il parle. D'un essor, rival de la tempête,

Au palais de Priam Iris vole et s'arrête,

Et n'y trouve que deuil, larmes, gémissements.

Rangés près du vieillard, ses fils à tous moments.

Dans l'enceinte des cours assis sous les portiques.

Mouillent de pleurs amers leurs habits magnifiques,

Vêtu d'un long manteau, Priam, en se roulant,

Sur son cou, sur son front jette un sable brûlant.

Les filles du monarque et ses brus désolées

Frappent de cris plaintifs les voûtes ébranlées,

En plaignant les guerriers si vaillants, si nombreux.

Envoyés par les Grecs au séjour ténébreux.

A l'aspect de Priam que l'épouvante glace,

La Déesse s'approche et parlant à voix basse :

« 0 fils de Dardanus ! vieillard ! rassure-toi.

Se ne t'apporte point la douleur et l'effroi ;

Jupiter, qui de loin déplore ta misère,

Daigne ici m'envoyer, propice messagère.

Accomplis ses décrets : pour racheter Hector,

Vers la plage des mers dirige ton essor ;

De tes dons opulents prodigue la richesse

Et marche, près d'Achille, aux vaisseaux de la Grèce,

Que le peuple troyen ne t'accompagne pas !

Un héraut vénérable, escortant seul tes pas,

Sur le rapide char conduira dans la ville

Le guerrier qui tomba sous le divin Achille.

Par Mercure guidé, méprise donc la mort.

Le meurtrier d'Argus protégera ton sort,

Et, loin de t'égorger, Achille dans sa tente

Préservera tes jours d'une attaque insultante ;

Ce n'est point un impie, un traître, un furieux ;

Le mortel suppliant sera cher à ses yeux. »

    Iris aux pieds légers de Priam se sépare.

Le vieillard à ses fils ordonne qu'on prépara

L'agile chariot qui, soudain amené,

Roulera vers le camp, par les mules traîné ;

Il prescrit d'y placer une large corbeille,

Descend jusqu'à la chambre où, splendide merveille,

Mille objets précieux reposent renfermés

Dans les hauts murs de cèdre aux lambris parfumés,

Puis, appelant Hécube : « O malheureuse mère !

Jupiter, m'envoyant la céleste courrière,

M'excita, de mon fils pour obtenir le corps,

A désarmer Achille à force de trésors.

Dis quelle est ta pensée ; explique-toi sans feinte.

Pour moi, du camp des Grecs je veux franchir l'enceinte ;

C'est là l'unique espoir qui reste à mes douleurs. »

    Hécube lui répond les yeux baignés de pleurs :

« Hélas ! la voilà donc cette sagesse austère

Que célébrait ton peuple et qu'admirait la terre !

Quoi ! seul près des vaisseaux tu porterais tes pas,

Et pourrais affronter, sans crainte du trépas,

L'aspect de ce guerrier dont la valeur fatale

Plongea tes fils nombreux dans la nuit sépulcrale !

Ton cœur est donc de fer ! Dès qu'il t'aura pu voir,

Content de te garder captif en son pouvoir,

Ce perfide ennemi, ce meurtrier sauvage

Restera sans respect ni pitié pour ton âge.

Viens plutôt, viens, suis-moi ; tous les deux désormais

Pleurons seuls à l'écart, assis dans le palais.

Quand la Parque a d'Hector filé la destinée,

Elle a voulu, bornant sa vie infortunée,

Que, sous l'œil d'un barbare et loin de ses parents,

Il servît de pâture aux dogues dévorants.

Que ne puis-je, égalant le supplice à l'outrage,

Sur Achille immolé satisfaire ma rage,

Avec mes propres mains lui déchirer le flanc,

Me nourrir de son cœur, m'abreuver de son sang !

Hector, loin de céder à des terreurs infâmes,

Mourut pour les Troyens et pour leurs belles femmes.

Sans le fuir, sans le craindre, il reçut le trépas. »

    Mais le divin Priam. « Non, ne me retiens pas.

Tu ne saurais, oiseau de sinistre présage,

Dans mon sein paternel ébranler mon courage.

Si d'un pareil message un homme était porteur,

Fût-il prêtre, devin ou sacrificateur,

Nous pourrions de mensonge accuser sa promesse,

Mais j'entendis moi-même et je vis la Déesse ;

Je pars ; j'accomplirai son ordre souverain.

Sur la flotte des Grecs aux cuirasses d'airain

D'Achille contre moi que le fer se déploie !

Menacé du trépas, j'y consens avec joie,

Pourvu que, dans mes bras serrant mon cher Hector,

De mon deuil en mourant je me repaisse encor. »

    Le vieillard, découvrant ses coffres magnifiques,

En retire avec soin douze longues tuniques,

Douze robes, autant de voiles fastueux,

De superbes manteaux, de tapis somptueux.

Il apporte de plus quatre bassins solides,

Dix talents d'or pesés et deux trépieds splendides,

Et cette coupe enfin que, noble ambassadeur,

Il obtint dans la Thrace aux jours de sa grandeur.

Pour racheter son fils, sa douleur paternelle

N'épargnera pas même une coupe si belle.

Par ces mots outrageants le monarque a chassé

Aux portes du palais le peuple ramassé :

« Misérables ! fuyez ! dans vos maisons désertes

N'avez-vous pas encore à déplorer vos pertes ?

Quand Jupiter, m'étant un fils plein de valeur,

M'accable, venez-vous jouir de ma douleur ?

Vous sentirez aussi combien sa mort vous laisse

Plus exposés aux coups des enfants de la Grèce.

Dieux ! avant qu'Ilion à mes yeux soit détruit,

Puisse-je être plongé dans l'infernale nuit ! »

    De son sceptre frappés, les Troyens par la fuite

Evitent son courroux. Priam gourmande ensuite

Pamnon, Hippothoüs, Déiphohe, Agathon,

Pâris, Dion, Polite, Hélénus, Antiphon ;

Contre ces neuf guerriers il lance la menace ;

« Hâtez-vous, vils enfants, opprobre de ma race!

Au lieu de mon Hector, sous les Grecs en courroux

Près des légers vaisseaux que n'êtes-vous morts tous !

A quels affreux malheurs ma vieillesse est en proie !

J'avais des fils vaillants dans cette immense Troie.

Je n'en conserve aucun, ni le divin Mestor,

Ni le brave Troïle, hélas ! ni cet Hector,

Qui semblait, orgueilleux de sa beauté suprême,

Non issu d'un mortel, mais enfant d'un Dieu même.

Mars les a fait périr, et seuls ils sont restés

De brebis, de chevreaux ces voleurs détestés,

Ces menteurs qui, nourris dans la danse et l'ivresse,

De mon peuple épuisé dévorent la richesse.

Ne vous hâtez-vous pas ? Le chariot attend.

Placez-y ces trésors, et partons à l'instant. »

Il commande et ses fils, redoutant son reproche,

S'empressent d'obéir. Le chariot s'approche,

Et, d'une habile main chef-d'œuvre tout nouveau,

De la vaste corbeille accepte le fardeau.

Bientôt, de la cheville, en leur docile zèle,

Ils détachent le joug dont le buis étincelle,

Que surmonte un bouton et que, d'étroits anneaux

Environnent encor de leurs cercles égaux.

Dès qu'ils ont suspendu la flottante courroie

Où neuf fois la coudée en longueur se déploie,

Ce joug, par un grand clou fortement arrêté,

Du timon éclatant rejoint l'extrémité,

Et le bouton épais qu'un triple nœud enlace,

A l'angle des deux bois unit leur double masse.

Quand du fond de la chambre ils ont apporté l'or

Et les dons destinés à la rançon d'Hector,

Le chariot, rempli de ce riche assemblage,

Des mules au pied ferme a reçu l'attelage,

Magnifique présent que le prince troyen

Devait à l'amitié du peuple mysien.

On voit aussi venir un couple infatigable

Des chevaux qu'il soignait dans leur superbe étable,

Et sous le haut portique, aidé de son héraut,

Son zèle prévoyant les attelle aussitôt.

De douleur accablée, Hécube gémissante

Accourt ; à son époux sa main droite présente

La large coupe d'or, qui, pour fléchir le ciel,

Versera le vin pur et doux, comme le miel.

Debout devant le char : « Tiens ! répands ce breuvage

Si, malgré moi, tu veux aller jusqu'au rivage,

Demande un prompt retour au Dieu dont les regards

Des sommets de l'Ida planent sur nos remparts.

D'un signe protecteur réjouissant ta vue,

A la droite des cieux, que du haut de la nue

Vole l'aigle puissant, son oiseau préféré,

Et de tous ses décrets ministre révéré !

Si l'aigle t'apparaît, sous cet heureux auspice

Ne crains pas d'entreprendre un voyage propice.

Sinon, suis mes conseils ; garde-toi de vouloir

Marcher vers les vaisseaux, quel que soit ton espoir. »

    Priam semblable aux Dieux répond soudain : « 0 femme !

Je ne résiste pas au désir de ton âme.

Pour attendrir le cœur du maître des humains,

L'homme sage vers lui doit élever les mains. »

A ces mots, du palais l'active surveillante

Apporte le bassin et l'aiguière brillante,

S'approche de Priam, et, quand du flot lustral

A coulé sur ses doigts le limpide cristal,

En contemplant le ciel, au milieu de l'enceinte

Le monarque debout verse l'offrande sainte :

« 0 père souverain des mortels et des Dieux !

Protecteur de l'Ida très-grand, très-glorieux !

Permets qu'en suppliant j'arrive auprès d'Achille.

Qu'à ma droite soudain ton aigle au vol agile,

Ton puissant messager, ton oiseau le plus cher

Se montre à mes regards dans les plaines de l'air

Du camp grec sans terreur je vais prendre la route. »

    Tel priait le vieillard et Jupiter l'écoute.

L'aigle, infaillible augure, intrépide chasseur,

De son large plumage étalant la noirceur,

Paraît, et, balancé sur le faite des nues,

Déploie avec orgueil ses ailes étendues,

Comme du beau palais d'un mortel opulent

Les deux portes d'airain s'écartent en roulant.

Pendant que l'aigle allier plane au-dessus de Troie,

Tous les cœurs ont frémi d'espérance et de joie.

Priam, qui sur le char s'élance impatient, 

Franchit la vaste cour, le portique bruyant.

D'abord le chariot voit par les soins d'Idée

Des mules aux pieds sûrs la vitesse guidée ;

Puis, armé de son fouet, Priam dans la cité

Pousse de ses chevaux l'essor précipité ;

De ses nombreux amis la foule répandue,

Les yeux noyés de pleurs, l'accompagne éperdue,

Comme s'il s'avançait au-devant du trépas.

Lorsqu'enfin vers la plaine il dirige ses pas,

Ses gendres et ses fils retournent dans Pergame

Renfermer la douleur qui déchire leur âme.

    Alors, des deux Troyens contemplant le départ,

Jupiter prend pitié du malheureux vieillard ;

Il s'adresse a Mercure : « 0 toi, Dieu secourable,

Qui tends à l’infortune un appui favorable !

Pars aussitôt ; des airs franchis l'immensité ;

Guide aux vaisseaux Priam par ta voix, excité,

Et que, de tous les Grecs trompant la vigilance,

Jusqu'au fils de Pelée il parvienne en silence ! »

     Le meurtrier d'Argus d'un diligent essor

Attache à ses deux pieds les talonnières d'or,

Qui sur la terre immense ou sur l'humide plaine

L'emportent, et des vents accompagnent l'haleine.

Muni de la baguette, instrument précieux,

Qui des humains endort ou réveille les yeux,

Il vole et, s'empressant d'accomplir son message,

Du rapide Hellespont aborde le rivage,

Et dans les champs troyens marche resplendissant

Sous les traits gracieux d'un prince adolescent.

    Lorsque les deux vieillards ont vu fuir dans l'espace

Le grand tombeau d'Ilus que leur course dépasse,

Au fleuve parvenus, des mules, des chevaux

Ils retiennent les pas, afin que dans ses eaux

De leur soif un moment l'ardeur se désaltère.

Les ténèbres déjà s'étendaient sur la terre.

Pourtant autour de lui le héraut regardant

A vu de près Mercure, et soudain : « Sois prudent.

0 fils de Dardanus ! consulte ta sagesse.

J'aperçois un guerrier et le danger nous presse.

Si, pour nous immoler, il marche contre nous,

Viens ; fuyons, ou plutôt embrassons ses genoux. »

Le vieillard, dont les sens d'épouvanté frémissent,

S'arrête ; sur son corps tous ses poils se hérissent.

 Mercure alors s'avance et lui saisit la main :

« 0 mon père ! dit-il, par cet obscur chemin,

Aux charmes du repos quand la terre livrée

Goûte un sommeil profond durant la nuit sacrée,

Parle : où diriges-tu ces mules, ces coursiers ?

Ne crains-tu point les Grecs, ennemis meurtriers,

Les Grecs qui, respirant la guerre et la ruine,

Errent de toutes paris sur la rive voisine ?

A quoi penserais-tu, si dans l'ombre l'un d'eux

Te voyait conduisant tant de trésors pompeux ?

Tu n'es plus jeune et c'est un vieillard qui t'escorte.

Comment fuir le trépas qu'un agresseur t'apporte ?

Mais, loin de t'attaquer, pour toi je combattrais ;

Car d'un père chéri j'ai cru revoir les traits. »

    Priam a répliqué : « Mon fils ! sur moi sans doute

La main d'un Dieu s'étend et protège ma route ;

D'un compagnon nouveau j'ai trouvé le secours.

La bonté, la sagesse inspirent tes discours.

Dans ton port, sur ton front quelle majesté brille !

Oui, tu dois être issu d'une illustre famille. »

« Il est vrai, lui répond le meurtrier d'Argus.

Mais parle-moi, vieillard ! sans détours ambigus.

Pour sauver ces trésors échappés à la guerre,

Demandes-tu l'abri d'une plage étrangère,

Ou, saisis de terreur, à la destruction

Abandonnez-vous tous le divin Ilion ?

Je sais qu'Hector n'est plus, Hector dont le courage

A nul d'entre les Grecs ne cédait l'avantage. »

— « Guerrier ! qui donc es-tu ? de mon fils généreux

Tu semblés déplorer le destin malheureux. »

— « En me parlant d'Hector tu veux sonder mon âme.

J'ai vu souvent, j'ai vu ce vengeur de Pergame

Frapper les Argiens d'un fer victorieux

Et s'ouvrir vers la flotte un chemin glorieux.

Oisifs, nous l'admirions ; la colère d'Achille

Retenait dans le camp notre armée immobile.

Sur le même navire en ces lointains climats

Je vins avec Achille affronter les combats.

Entre les Myrmidons fameux par sa puissance,

Le riche Polyctor me donna la naissance ;

Sous le fardeau de l'âge accablé comme toi,

Ce prince eut six enfants ; le septième, c'est moi,

Et pour suivre un héros par le sort désignée,

Ma valeur aborda cette rive éloignée.

Maintenant je venais d'un regard curieux

Interroger ces champs ; car les Grecs furieux,

Aux premiers feux du jour, demain sous tes murailles

S'apprêtent à porter la terreur des batailles ;

Le repos les indigne et leurs rois vainement

Tenteraient d'enchaîner leur noble empressement. »

—« Tu sers Achille, eh bien ! parle-moi sans contrainte ;

Sur le sort de mon fils daigne éclairer ma crainte.

Est-il près des vaisseaux ? de ses membres meurtris

Achille aux chiens cruels livra-t-il les débris ? »

— « Des chiens et des oiseaux loin d'être la pâture,

Vieillard ! au camp des Grecs il gît sans sépulture ;

Le douzième soleil a brillé dans les airs

Depuis que son cadavre, en conservant ses chairs,

Repose, protégé contre les vers avides

Qui dévorent de Mars les victimes livides.

Chaque matin, d'un bras par la haine affermi

Le fier Achille autour du tombeau d'un ami

Le traîne, mais en vain ; dans sa fureur extrême,

Il n'a pu le flétrir ; si tu venais, toi-même

Admirerais combien ce corps dans sa blancheur

Garde tout son éclat et toute sa fraîcheur.

Le sang a disparu ; les nombreuses blessures

Se ferment et partout s'effacent les souillures ;

Car les Dieux fortunés, ne l'abandonnant pas,

Le chérissent toujours au-delà du trépas,

Tant pour lui dans leur cœur ils avaient de tendresse ! »

Le vieillard s'est ému d'une douce allégresse.

« Mon enfant ! répond-il, sans cloute aux Immortels

Il est juste d'offrir des présents solennels.

Dans son palais mon fils, quand il vivait encore,

N'oubliait pas les Dieux que tout l'Olympe adore, 

Et ces Dieux bienveillants, par un juste retour,

Se souviennent de lui dans l'infernal séjour.

Tiens ! reçois, ô guerrier ! cette coupe éclatante.

Conduis-moi près d'Achille, et jusque sous sa tente. »

—Je suis jeune, ô vieillard ! tu m'éprouves !... mais non.

Moi, sans l'aveu d'Achille accepter un tel don !

Je crains au fond de l'âme et respecte mon maître,

Qui, lâchement trompé, me punirait peut-être.

Toutefois, traversant ou la terre ou les flots,

Dusse-je te mener dans la célèbre Argos,

Je suis prêt à partir ; la valeur de ton guide

Garantira tes jours d'une atteinte homicide. »

    Le secourable Dieu, sur le char se plaçant,

Prend les rênes, saisit le fouet retentissant,

Aux mules, aux coursiers souffle une noble audace,

Des fossés et des tours franchit le vaste espace,

Et parvient vers le poste où les premiers soldats,

Tranquilles, de la nuit apprêtaient le repas.

Là d'un profond sommeil il frappe leurs paupières,

Et, des portes d'airain repoussant les barrières,

Fait entrer à la fois le vieillard affligé

Et le lourd chariot de trésors tout chargé.

Ils arrivent bientôt à la tente d'Achille,

Impénétrable abri, que son peuple docile

A construit d'un sapin avec art façonné ;

Le toit de joncs épais s'élève couronné,

Et de poteaux serrés un rempart inflexible

Compose do la cour l'enceinte inaccessible.

Une poutre solide en interdit l'abord ;

Le bras d'Achille seul l'emporte sans effort,

Et trois Grecs ont besoin de leur vigueur puissante

Pour lever ou baisser cette masse pesante.

Mercure ouvre le seuil au monarque empressé,

Introduit les présents, et du char élancé :

« Priam ! je suis un Dieu ; vois le divin Mercure

Descendu de l'Olympe avec la nuit obscure ;

Jupiter m'envoya pour te servir d'appui.

Dans les cieux maintenant je remonte vers lui.

Les Dieux ne doivent point sur la race mortelle

Étendre ouvertement leur faveur solennelle.

Aux yeux d'Achille ainsi je veux me dérober ;

Toi, marche ; à ses genoux ne crains pas de tomber ;

Ne crains pas d'attester, pour vaincre sa colère,

Sa mère aux beaux cheveux, son enfant et son père. »

    A ces mots, de l'Olympe il reprend les sentiers.

Confiant au héraut les mules, les coursiers,

Priam descend du char, et gagne d'un pas ferme

La tente où du guerrier la douleur se renferme ;

Ses amis à l'écart veillaient. Automédon,

Alcime, du dieu Mars courageux rejeton,

Lui servaient son repas ; la table encor dressée

Voyait sa soif éteinte et sa faim émoussée.

Alors le grand Priam, trompant leurs yeux jaloux,

S'approche du héros, se jette à ses genoux,

Et baise cette main terrible, meurtrière,

Qui de ses fils nombreux a borné la carrière.

Quand le pâle assassin par un arrêt fatal

Condamné pour jamais à fuir le sol natal,

Dans un riche palais vient chercher un asile,

Il entre et voit frémir l'assemblée immobile :

Tels, portant l'un sur l'autre un rapide regard,

Les compagnons d'Achille à l'aspect du vieillard

S'étonnent ; le héros, qui s'étonne lui-même,

Contemple de ses traits la majesté suprême.

Le roi Priam supplie un vainqueur odieux :

« Souviens-toi de ton père, Achille égal aux Dieux !

Ton père est de mon âge, hélas ! et sa faiblesse

Se traîne vers le seuil de la triste vieillesse.

Peut-être ses voisins, conjurés contre lui,

De périls et de mort l'entourent aujourd'hui,

Et nul bras protecteur ne défend son empire.

Seul, mais instruit du moins qu'Achille encor respire,

Il jouit dans son cœur, espérant chaque jour

D'un enfant bien-aimé le glorieux retour.

Pour moi, que de chagrins le sort cruel m'envoie !

Lorsque vinrent les Grecs dans notre immense Troie,

J'avais cinquante fils. 0 père malheureux !

Je crois avoir perdu tous ces fils généreux.

Dix-neuf au même sein puisèrent la naissance ;

Les femmes qu'à mon lit soumettait ma puissance,

Enfantèrent le reste, et Mars dans son courroux

Déjà du plus grand nombre a brisé les genoux.

Le seul qui me restait, vengeur de sa patrie,

Vient pour nous de mourir, vaincu par ta furie,

Hector !... mais un espoir me conduit sur ces bords ;

Prêt à le racheter, j'apporte des trésors.

Ah ! respecte les Dieux ; plains surtout ma misère.

Achille ! en me voyant, souviens-toi de ton père.

Plus digne de pitié, j'ai fait ce qu'avant moi

Jamais aucun mortel n'eût tenté sans effroi ;

Du meurtrier d'un fils que ma douleur implore,

Mes lèvres ont pressé la main sanglante encore. »

    Achille, au souvenir de son père chéri,

Repousse faiblement le vieillard attendri ;

Tous les deux ont frémi d'un trouble involontaire,

Et tandis que Priam, prosterné jusqu'à terre,

Pleure le brave Hector, Achille désolé

Pleure Pelée absent, et Patrocle immolé.

De leurs gémissements le cours n'a pas de trêve ;

La tente en est remplie. Achille enfin se lève,

Lorsqu'il a de son sein rassasié de pleurs

Étouffé les regrets et chassé les douleurs ;

Pour lui tendre la main, vers Priam il se penche,

Puis, sur ses blancs cheveux et sur sa barbe blanche

Jette un regard plaintif, et ce langage ailé

Des lèvres du héros soudain s'est envolé :

« Infortuné ! quels maux tu souffris dans ton âme !

Comment jusqu'en ces lieux des remparts de Pergame

Viens-tu, seul, implorer le mortel dont le bras

Te ravit tant de fils fameux dans les combats ?

Ton cœur est donc de fer ! Place-toi sur ce siège.

Comprimons le chagrin dont le poids nous assiège.

Pourquoi toujours gémir ? Tel est l'arrêt des Dieux :

La souffrance pour nous et le bonheur pour eux.

Sur le seuil du palais où Jupiter demeure,

Reposent deux tonneaux qui, remplis d'heure en heure,

Prodiguent aux humains ou le bien ou le mal

Quand de ces deux tributs le partage est égal,

Notre sort tour à tour est propice et funeste ;

Le malheureux, déchu de la bonté céleste,

Sur la terre féconde à la faim condamné,

Dans l'opprobre et l'exil languit abandonné,

Et, promenant partout son errante misère,

Des femmes et des Dieux éprouve la colère.

Ainsi, dès le berceau, comblé de tous les dons,

Mon père commandait aux nombreux Myrmidons,

Florissait en grandeur, en pouvoir, en richesse,

Et mortel, pour épouse obtint une déesse.

Mais Jupiter permit qu'il connût les revers ;

Il gémit sans enfants dans ses foyers déserts ;

Moi, son seul fils, hélas ! loin du natal rivage

Je périrai bientôt à la fleur de mon âge,

Et je ne pais encore, au déclin de ses jours,

De mes soins consolants lui vouer le secours.

Je reste sur ces bords, armé de mon audace,

Pour forger ton malheur et celui de ta race.

Nous savons de quel sort tu jouis autrefois,

Vieillard ! on te voyait réunir sous tes lois

Lesbos, que de Macar le sceptre avait régie,

Et l'immense Hellespont et la riche Phrygie.

Roi d'états opulents, père d'enfants nombreux,

Parmi tous les mortels on te nommait heureux,

Et les Dieux ennemis autour de tes murailles

Ont traîné les combats, le deuil, les funérailles !

Pourtant ne garde plus d'éternelles douleurs ;

Sois patient ; que sert de répandre des pleurs ?

Tu ne peux de ton fils ranimer l'existence.

Pour de nouveaux malheurs réserve ta constance. »

    Mais le divin Priam : « 0 nourrisson des Dieux !

Ne me fais pas asseoir, tant que loin de mes yeux

Hector, mon cher Hector, privé de sépulture,

Restera dans ton camp sur une couche obscure, 

Rends-le moi sans délais et souffre qu'à prix d'or

J'achète le bonheur de le revoir encor.

Accepte une rançon qui calme ta furie,

Et puisses-tu rentrer au sein de ta patrie,

0 toi qui m'accordas le bienfait précieux

De contempler toujours la lumière des cieux ! »

    Achille alors, les yeux étincelants de rage :

« O Priam ! ne va point m'irriter davantage.

Je dois te rendre Hector ; du vieillard de la mer

La fille m'apporta l'ordre de Jupiter.

Tu ne peux me cacher qu'aux vaisseaux de la Grèce

Un des Dieux immortels a guidé ta vieillesse.

Jamais, fût-il encore à la fleur de ses ans,

Trompant de mes soldats les regards vigilants,

Un homme n'eût osé parmi tant de cohortes

Franchir cette barrière et soulever ces portes.

Garde-toi dans mon sein d'augmenter ma douleur,

Et, quoique suppliant, tremble dans ton malheur

Que, du grand Jupiter méprisant la menace,

De mon camp sans pitié ma fureur ne te chasse. »

    Priam en frissonnant s'incline et loin de lui,

Tel qu'un fougueux lion, Achille s'est enfui.

Achille n'est point seul ; Automédon, Alcime,

Qui remplacent le mieux Patrocle en son estime,

Accompagnent ses pas, fidèles écuyers,

Et, délivrant du joug les mules, les coursiers,

Vers un siège brillant conduisent sous la tente

Le vénérable Idée à la voix éclatante ;

Ôtant du chariot les vastes monceaux d'or,

Magnifique rançon de la tête d'Hector,

Au cadavre sanglant pour couverture unique

Ils laissent deux manteaux, une riche tunique.

Achille cependant ordonne qu'à grands flots

Versant les doux parfums aux membres du héros,

Les femmes de son camp loin des regards d'un père

Remplissent en secret ce pieux ministère,

De peur qu'à cet aspect, le vieillard irrité

Ne s'indigne encor plus dans son cœur attristé,

Et que, de Jupiter dédaignant la parole,

Enflammé de courroux, lui-même il ne l'immole.

Les captives en foule épanchent sur le corps

L'eau pure et les parfums aux odorants trésors ;

Le manteau, la tunique, étalant leur richesse,

L'entourent à longs plis. Achille avec tristesse,

Sur le lit funéraire et sur le chariot,

Aidé de ses amis, le dépose aussitôt,

Puis, soupire en nommant son compagnon fidèle :

« Oh ! ne m'accuse pas dans la nuit éternelle,

Patrocle ! si jamais tu sais que j'ai rendu

Le cadavre d'Hector à son père éperdu.

La rançon que j'obtiens suffit à ma colère,

Et je garde à ton ombre une part du salaire. »

    En terminant ces mots, Achille s'est hâté

De rentrer dans la tente où Priam est resté ;

Sur le siège élégant, qu'il occupait en face,

Près du mur opposé, soudain il se replace :

« Ton fils, selon tes vœux, est racheté, vieillard !

Et sur un lit funèbre il repose à l'écart ;

Tu le remporteras au lever de l'aurore.

Maintenant des festins occupons-nous encore.

La belle Niobé ne les négligea pas,

Quand jadis sous ses yeux un horrible trépas

Dans son propre palais ravit à sa tendresse

Six filles et six fils florissants de jeunesse.

Aux uns de l'arc d'argent Phébus lança les coups ;

Sur les autres Diane étendit son courroux ;

Leur mère, se vantant de sa nombreuse race,

S'égalait à Latone en sa superbe audace ;

Mais deux vengeurs, armés contre ses douze enfants,

Les immolèrent tous sous leurs bras triomphants.

Durant neuf jours, hélas ! ces victimes glacées

Dans leur sang confondu nagèrent entassées ;

Jupiter, défendant aux peuples d'approcher,

Avait rendu les cœurs durs comme le rocher.

Quand, le dixième jour, les habitants célestes

Eurent de tant de morts enseveli les restes,

Niobé, de ses pleurs interrompant le cours,

De quelque nourriture accepta le secours.

Parmi les monts déserts et les rocs du Sipyle,

Où les nymphes, dit-on, choisirent leur asile,

Les nymphes dont les pas, réglés par leurs accorda,

Du fleuve Achéloüs viennent fouler les bords,

Cette, mère plaintive, en pierre transformée,

Ressent encor des Dieux la haine envenimée.

Divin vieillard ! comme elle oublions nos destins

Et livrons-nous ensemble aux plaisirs des festins.

Après, dans Ilion, de les larmes amères

Tu pourras inonder ces dépouilles si chères.

A ces mots, de son siège Achille s'élançant

D'une blanche brebis a fait couler le sang ;

Ses amis, détachant la toison éclatante,

Apprêtent les lambeaux de la chair palpitante,

Et par le fer des dards ces lambeaux suspendus

Sur le vaste foyer rougissent étendus.

Les corbeilles, de l'art ingénieux ouvrage,

Font circuler les pains qu'Automédon partage.

Achille sert les mets ; tous y portent la main ;

Lorsque s'éteint leur soif et s'apaise leur faim,

Priam admire Achille, et jette un œil avide

Sur ce front où des Dieux la majesté réside ;

Le héros à son tour admire le vieillard,

Sa profonde sagesse et son noble regard ;

L'un sur l'autre longtemps ils attachent leur vue,

Et d'un égal plaisir leur grande âme est émue,

Quand Priam le premier : « 0 rejeton des Dieux !

Laisse-nous savourer un repos précieux.

Hélas! depuis le jour où ta main meurtrière

A mon malheureux fils arracha la lumière,

Le doux sommeil encor n'a point fermé mon œil ;

J'ai gémi, j'ai pleuré, consumé par le deuil ;

Dans l'enceinte des cours sur une fange impure

Je me roulais ; mon cœur dévorait sa torture.

Ma lèvre desséchée aujourd'hui seulement

A goûté ce vin noir et pris cet aliment.

De nombreux serviteurs une troupe docile,

Pour apprêter deux lits, court à la voix d'Achille ;

Les captives, portant d'étincelants flambeaux,

S'avancent sans délais, et les riches manteaux,

Les ondoyants tapis, les moelleuses tuniques

S'étendent par leurs soins sous les vastes portiques.

Mais l'esprit du héros se déguise avec art :

« Couche en dehors, dit-il, ô généreux vieillard !

Sans cesse des projets conçus par leur prudence

Nos princes dans mon sein versent la confidence ;

Si dans l'obscurité de la rapide nuit

L'un d'eux te découvrait, de ta présence instruit,

Le pasteur des humains, Agamemnon peut-être

Retiendrait le dépôt dont je t'ai laissé maître.

Mais réponds sans détour : quand tes soins paternels

Rendront au noble Hector les honneurs solennels,

Dis-moi combien de jours veulent ses funérailles,

Et j'accorde une trêve aux fureurs des batailles. »

— « Si je peux à mon fils ériger un tombeau,

Tu combleras mes vœux par ce bienfait nouveau.

Dans nos murs, tu le sais, la crainte nous enchaîne,

Et jusqu'à la forêt la distance est lointaine.

Après neuf jours de pleurs, le dixième soleil

Boit du commun banquet éclairer l'appareil ;

Une tombe, élevée à la onzième aurore,

Recevra le héros que Pergame déplore,

Et puis, si du Destin tel est l'ordre fatal,

Nous pourrons des combats redonner le signa!. »

« Priam ! il sera fait comme ton cœur l'espère ;

Tant que tu le voudras, je suspendrai la guerre. »

Achille, du vieillard pour dissiper l'effroi,

Lui saisit la main droite en gage de sa foi.

Priam et le héraut, préoccupés sans cesse,

Restent devant la tente où leur couche se dresse.

Achille dans la paix d'un asile écarté

S'endort, et Briséis repose à son côté.

    Les Dieux et les guerriers, durant la nuit entière.

Laissent le doux sommeil peser sur leur paupière ;

Mercure ne dort point et cherche le moyen

D'éloigner des vaisseaux le monarque troyen,

En échappant aux yeux de cette garde sainte

Qui, près du camp placée, en protège l'enceinte.

Incliné sur sa tête, il l'éveille en ces mots :

« Vieillard ! tu ne crains pas ce perfide repos !

Achille te respecte et, sur la foi d'Achille,

Parmi tes ennemis tu sommeilles tranquille !

Hector te coûte, hélas ! d'innombrables trésors.  

Mais qu'Atride et les Grecs te sachent sur ces bords,

Pour t'arracher vivant à leurs mains vengeresses,

Tes fils auraient besoin de tripler leurs largesses. »

    Le monarque effrayé réveille son héraut ;

Par Mercure conduit, l'attelage bientôt,

En traversant les rangs de l'armée étrangère,

Trompe tous les regards dans sa fuite légère ;

Le fleuve sinueux de Jupiter issu,

Le Xanthe aux flots profonds sur ses bords l'a reçu,

Et Mercure, emporté par ses rapides ailes,

Regagne le sommet des voûtes éternelles,

Au moment où l'Aurore, en montant dans les airs,

De ses voiles dorés couvrait tout l'univers.

    Cependant les vieillards s'avançaient vers Pergame

Et de fréquents soupirs s'exhalaient de leur âme,

Tandis que derrière eux les mules aux pieds sûrs

Conduisaient le cadavre et s'approchaient des murs.

Du faîte de la tour où sa tendresse veille,

A la blonde Vénus une femme pareille,

Cassandre la première a d'un œil alarmé

Vu debout sur le char son père bien-aimé,

Le héraut dont la ville entend la voix célèbre,

Et le corps étendu dans la couche funèbre.

Tout Ilion frémit du bruit de ses sanglots :

« Troyennes et Troyens. le voici ce héros,

Cet Hector qui jadis, vivant et plein de gloire,

Rendait au peuple entier la joie et la victoire. »

Hommes et femmes, tous, de douleur agités.

Vers les portes soudain se sont précipités ;

Devançant près du char une foule éplorée,

La veuve du héros, sa mère vénérée

S'arrachent les cheveux, et d'un époux, d'un fils

Touchent la tête pâle et les sanglants débris.

Autour d'elles sans doute, à la tristesse en proie,

Jusqu'au soleil couchant, sous les portes de Troie

Les peuples rassemblés et gémissant encor

Eussent baigné de pleurs le cadavre d'Hector,

Mais du haut de son char : « Cédez-moi le passage.

Dit Priam, que je puisse avec cet attelage

Conduire le cadavre en mes foyers ! après,

Vous vous rassasîrez de vos justes regrets. »

    La foule qui s'écarte, à cet ordre docile,

Au chariot roulant laisse un chemin facile.

Dans le riche palais les deux vieillards alors.

Arrivent ; sur un lit ils déposent le corps,

Et les chanteurs, formant une funèbre plainte,

De ce royal séjour font retentir l'enceinte.

Lorsqu'aux sons cadencés des hymnes gémissants

Les femmes ont uni leurs douloureux accents,

Pour ouvrir par son deuil cette lugubre fête,

Du héros dans ses mains tenant la noble tête,

Andromaque commence : « 0 cher époux la mort

 A la fleur de tes ans a terminé ton sort.

Dans ma demeure, hélas ! où tu me laisses veuve,

D'un malheur éternel je subirai l'épreuve.

Ce fils, gage commun de nos tristes amours,

N'atteindra pas, je crois, le printemps de ses jours.

Pergame auparavant du haut de ses murailles

Tombera.. Tu n'es plus, toi qui dans les batailles

Aimais à protéger par tes coups triomphants

Les femmes au cœur chaste et leurs tendres enfants

Les vaisseaux ennemis vers des plages nouvelles

Les traîneront bientôt et moi-même avec elles.

Mon fils ! tu m'y suivras ; un vainqueur inhumain

A de honteux emplois condamnera ta main ;

Peut-être dans ton sang sa fureur assouvie

Du sommet d'une tour te jettera sans vie,

Et ta mort vengera les mânes outragés

Des frères ou des fils par Hector égorgés ;

Ton père à tant de Grecs a fait mordre la terre !

Il n'était pas clément dans la terrible guerre.

Quel deuil pour tes parents et pour tous les Troyens !

Hector ! mais nuls regrets n'égaleront les miens,

Sur ta couche de mort d'une main défaillante

Tu ne m'as point cherchée, et ta lèvre tremblante

Ne m'a point murmuré ces paroles d'amour,

Dont ta fidèle épouse, et la nuit et le jour,

Dans ses malheurs du moins éprouvant quelques charmes,

Se souviendrait sans cesse en répandant des larmes. »

Ainsi de ses sanglots les airs retentissaient,

Et témoins de son deuil, ses femmes gémissaient.

Hécube aussi s'approche ; inconsolable mère,

Hécube à leurs regrets unit sa plainte amère :

    « Hector ! de mes enfants ô le plus cher pour moi !

Les Dieux dont la faveur descend toujours sur toi,

Ont protégé ta vie, et, vengeant ta mémoire,

Jusqu'au sein de la mort ils respectent ta gloire.

Pour gémir sous les fers dans Imbros, dans Samos,

Sur les sauvages bords de l'aride Lemnos,

Mes autres fils, vendus par le fougueux Achille,

Captifs, ont sans retour franchi la mer stérile.

Mais toi, son fer aigu te donna le trépas ;

Sans ranimer Patrocle immolé par ton bras,

Autour de son tombeau, te prodiguant sa haine,

Un insolent vainqueur te foula sur l'arène.

Pourtant dans nos palais ton cadavre apporté

Conserve sa fraîcheur et garde sa beauté ;

On dirait qu'Apollon, t'enlevant la lumière,

De ses traits les plus doux a touché ta paupière. »

Telle gémit Hécube ; excité par ses pleurs,

Un deuil universel répond à ses douleurs.

Hélène, la troisième, au cadavre s'adresse : «

 Hector ! ami fidèle, ô toi que ma tendresse

A tes frères nombreux a préféré toujours,

Que n'ai-je pu mourir avant ces tristes jours

Où le divin Pâris vers l'hymen et le crime

Dans Pergame entraîna sa crédule victime !

Jamais en ses remparts où j'ai langui vingt ans,

Jamais je n'entendis tes discours insultants.

Si tes sœurs au beau voile ou ton auguste mère

(Priam me témoignait l'indulgence d'un père)

Me lançaient quelquefois un reproche jaloux,

Ta voix conciliante apaisait leur courroux.        

Je pleure sur ton sort et pleure sur moi-même.

Il n'est plus un Troyen qui me plaigne ou qui m'aime ;

Mon seul aspect, de tous irritant la fureur,

Dans le vaste Ilion n'inspire que l'horreur. »

    Du peuple à ces accents la plainte redoublée

Se mêle, quand Priam à la foule assemblée

Commande : « Hâtez-vous ; courez vers nos forêts.

Sans redouter les Grecs et leurs pièges secrets ;

Car sur ses noirs vaisseaux Achille oisif encore

Ne nous combattra plus qu'à la douzième aurore. »

    A ces mots tout s'empresse et devant les remparts

Les mules et les bœufs ont amené les chars ;

Le bois durant neuf jours s'amasse, lorsqu'au monde

Le dixième soleil rend sa clarté féconde,

Les Troyens, en pleurant,, du héros valeureux

Apportent les débris qu'ils Jettent dans l'es feux.

    A peine on voit briller l'Aurore aux doigts de rose

Près du foyer brûlant où le guerrier repose,

Ils s'assemblent ; leurs mains du bûcher tout entier

Dans les flots d'un vin noir éteignent le brasier.

Ses frères, ses amis, regrettant son courage,

Gémissent, et les pleurs mondent leur visage.

Des ossements blanchis le précieux trésor,

Recueilli par leurs soins, remplit une urne d'or

Des voiles ondoyants la pourpre la recouvre,

Et pour la recevoir quand le fossé qui s'ouvre,

D'un grand rempart de rocs est fortement scellé,

Le sol du monument s'élève amoncelé.

Là, tandis que des Grecs aux chaussures solides

Les gardes redoutant les attaques perfides,

Veillent de toutes parts, loin du tombeau pieux,

Dociles à Priam, ce nourrisson des Dieux,

Les Troyens affligés que son palais rassemble,

Au banquet solennel vont assister ensemble.

    Ainsi dans Ilion le peuple par son deuil

Du belliqueux Hector honorait le cercueil.