Chant VIII

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        L'Aurore matinale, éclairant l'univers,

A de son voile d'or enveloppé les airs,

Lorsque le roi tonnant que l'Olympe redoute,

Monte au plus haut sommet de la céleste voûte ;

Le Conseil s'y rassemble, et les hôtes des cieux

Aux accents de sa voix tremblent silencieux :

« Écoutez-moi, vous tous, Dieu superbe ou déesse !

Sachez ce qu'en mon sein médite ma sagesse :

Ne me résistez pas ; mais, dociles sujets,

Laissez-moi sans retard accomplir mes projets.

Vers l'un ou l'autre camp si l'un de vous s'échappe,

Qu'il rentre dans l'Olympe, et ma foudre le frappe,

Ou je le précipite au gouffre souterrain

Scellé d'un seuil de fer et de portes d'airain,

Dans cet obscur Tartare, abîme solitaire,

Aussi loin de l'enfer que le ciel de la terre.

Là le traître apprendra, saisi d'un morne effroi,

Que nul parmi les Dieux ne l'emporte sur moi.

Voulez-vous qu'à vos yeux mon pouvoir se révèle ?

Attachez une chaîne à la voûte éternelle ;

Tous à ses anneaux d'or ensemble suspendus

Vous vous consumeriez en efforts assidus,

Sans remuer les cieux, sans m'ébranler moi-même,

Et moi, si telle était ma volonté suprême,

Au faite de l'Olympe enchaînant l'univers,

J'enlèverais le ciel et la terre et les mers,

Tant la force divine et la puissance humaine

Cèdent à l'ascendant de ma loi souveraine ! »

      Il a dit ; au réveil de son ardent courroux,

De surprise muets, les Dieux frémissent tous,

Quand Pallas : « 0 des rois maître redoutable !

Père des Immortels ! ta force est indomptable.

Mais des Grecs belliqueux nous pleurons le trépas ;

Pour t'obéir, s'il faut renoncer aux combats,

Permets que nos conseils à ta haine funeste

Puissent de ces guerriers ravir le dernier reste ! »

      Jupiter lui répond avec un doux souris :

« Prends courage, ô Pallas ! fille que je chéris 

Ma bouche vainement fait parler la colère ;

Je veux avoir pour toi l'indulgence d'un père. »

      Du couple aux pieds d'airain, à la crinière d'or,

A peine sous le joug il enchaîne l'essor,

L'or de ses vêtements à son corps s'entrelacs.

Le fouet d'or à la main, sur le char il se place,

Et, frappé de ses coups, l'attelage a volé

Entre la terre immense et le ciel étoile.

Bientôt l'Ida fertile en ruisseaux, en ombrages,

Cet Ida, nourricier des animaux sauvages,

Au sommet du Gargare, où l'encens immortel

Dans un champ séparé parfume son autel,

Voit le père des Dieux, le monarque du monde

Fixer de ses chevaux la course vagabonde,

Les détacher du joug et répandre sur eux

D'un nuage profond les replis ténébreux ;  

Il s'assied, plein de gloire, et contemple avec joie

Les vaisseaux de la Grèce et les remparts de Troie.

      Quand ils ont sous la tente achevé leur repas,

Les Grecs aux longs cheveux préparent les combats.

Les Troyens, moins nombreux, dans le sein de leur ville, 

Sous la nécessité courbant un front docile,

Armés pour leurs enfants, pour leurs femmes armés,

D'une égale fureur marchent tous enflammés.

Les portes avec bruit s'entr'ouvrent, et la foule,

Écuyers, fantassins, se précipite et roule.

     Les deux peuples rivaux, dans la plaine élancés,

L'un sur l'autre à l'envi tombent à coups pressés ;

Leurs traits, leurs boucliers, leurs efforts se confondent.

Des vaincus, des vainqueurs les clameurs se répondent ;

Le tumulte et l'effroi courent de rang en rang ;

Le sol est inondé d'un long fleuve de sang.

Tant que le jour sacré s'élève, les traits volent ;

La foule des deux parts sous les coups qui l'immolent,

Tombe ; quand du soleil le disque radieux

A poursuivi son cours vers la moitié des deux,

Dans ses balances d'or à la fois inclinées,   

Des Grecs et des Troyens posant les destinées,  

Jupiter interroge, arbitre solennel,   

Les deux poids de la mort, ce sommeil éternel !

Le jour fatal des Grecs vers la terre s'abaisse,

Et le sort des Troyens vers l'Olympe se dresse.

      Alors, lançant ses feux sur le Grec étonné,

Des hauteurs de l'Ida Jupiter a tonné.

Glacé par la terreur, chaque visage est blême ;

Tout fuit. Idoménée, Agamemnon lui-même,

Les deux vaillants Ajax reculent ; mais Nestor,

Nestor, l'appui des Grecs, résiste seul encor ;

Pâris, divin époux de la superbe Hélène,

Frappe un de ses coursiers d'une flèche certaine,

Et l'animal, atteint au sommet de son front,

Place où naît la crinière, où le trépas est prompt,

Se cabrant de douleur, et se roulant de rage,

Épouvante aussitôt le fougueux attelage.

Mais, le glaive à la main, tandis que le vieillard

Cherche à couper les traits qui flottent au hasard,

Dans les rangs des vainqueurs un char léger qui passe

Présente à ses regards un héros plein d'audace,

Hector ; l'infortuné sans doute allait périr,   

Quand d'une forte voix, fier de le secourir,

Diomède s'écrie : « Astucieux Ulysse !

Où vas-tu, comme un lâche, abandonnant la lice ?

Tremble qu'un ennemi, s'il suit tes pas errants,

N'enfonce dans ton dos ses traits déshonorants.

Reste et que notre bras, à Nestor nécessaire,

L'arrache à la fureur d'un farouche adversaire. »

      Inutile conseil ! sans l'avoir entendu,

Ulysse vers les mers fuit toujours éperdu.

Quoique seul, s'exposant pour le fils de Nélée,

Diomède s'élance à travers la mêlée,

Devant son char s'arrête et fait voler ces mots 

« Vieillard ! crains la valeur de ces jeunes héros.

Tes forces, que de Mars les travaux ont brisées,

Sous le fardeau des ans succombent épuisées ;

Ton serviteur lui-même a perdu sa vigueur,

Et ne peut des chevaux ranimer la langueur.

Sur mon char viens juger ces deux, coursiers agiles,

Dans l'attaque et la fuite également utiles,

Ces deux coursiers de Tros, messagers de terreur,

Qu'à l'intrépide Énée enleva ma fureur.

Laisse mes écuyers guider ton attelage ;

Nous, dans les rangs troyens répandant le carnage,

Montrons à cet Hector, à ce fier ennemi,

De quel courroux ma lance en mes mains a frémi. »

     Il dit, et le vieillard, renonçant à la fuite,

De ses propres coursiers a cédé la conduite

Au brave Sthénélus, au sage Eurymédon ;

Les rênes d'or en main, armé de l'aiguillon,

Sur le char du guerrier à ses côtés il monte,

Excite les chevaux et d'une course prompte

Tous deux joignent Hector qui s'élançait contr'eux.

Diomède décoche un trait audacieux,

Dont le fer, infidèle à sa fureur trompée,

Dans la poitrine atteint le jeune Eniopée ;

Ce fils de Thébéus roule, et son âme a fui ;

L'attelage d'un bond recule devant lui.

A cet aspect, Hector que la douleur accable,

Quitte son compagnon étendu sur le sable ;

Il part désespéré ; ses chevaux haletants

Sans un guide nouveau ne restent pas longtemps.

Il découvre d'Iphite un enfant intrépide,

Le noble Archeptolème, et sur le char rapide

L'appelle en lui plaçant les rênes dans la main.

Alors se préparait un carnage inhumain.

      Tels qu'un essaim d'agneaux, les Troyens dans la ville

Allaient réfugier leur valeur inutile,

Si le père des Dieux, comprenant leur danger,

N'eût contre le destin voulu les protéger.

Aux pieds de Diomède il lance son tonnerre ;

Le feu brille ; le soufre embrase au loin la terre,

Les coursiers sous le char s'abattent, et Nestor

S'épouvante et laissant tomber les rênes d'or :

« Diomède! fuyons ! Jupiter t'abandonne ;

C'est un autre guerrier que sa force environne.

Mais, s'il le veut, demain il nous rendra l'appui

Que sur le front d'Hector il étend aujourd'hui.

Du puissant Jupiter le plus brave lui-même

Ne saurait enchaîner la volonté suprême. »

 « Par ta bouche, ô vieillard ! la sagesse a parlé

Mais d'un chagrin cruel mon cœur est accablé.

Au Conseil des Troyens Hector dira peut-être :

Diomède m'a fui dès qu'il m'a vu paraître.

Puisse la terre alors s'entr'ouvrir devant moi !

      — « Fils du vaillant Tydée ! abjure un tel effroi.

Dût la haine d'Hector calomnier ta gloire,

Pergame à ses discours refuserait de croire ;

Il ne convaincrait pas tant de veuves en deuil

Dont ta lance a plongé les époux au cercueil. »

      Le vieillard des coursiers armés d'ongles solides

Dans l'épaisseur des rangs pousse les bonds rapides.

De leurs cris furieux, de leurs dards meurtriers

Hector et les Troyens pressent les deux guerriers :

Le magnanime Hector, en menaçant, s'écrie :

« Lâche fils de Tydée ! autrefois ta patrie

T'offrait, dans les festins où tu régnais sur tous,

La coupe la plus large et les mets les plus doux.

Maintenant aux honneurs succédera le blâme ;

On te méprisera, car tu n'es qu'une femme                              

Va donc, vierge timide ! avant que, sous mes yeux

Escaladant nos tours d'un pied victorieux,

Tu traînes aux vaisseaux nos épouses captives,

J'aurai précipité ton âme aux sombres rives. »

      A ces mots, dans son cœur le Grec hésite encor ;

Tandis qu'il veut trois fois contre l'ardent Hector

Se retourner, trois fois tonnant sur le Gargare,

En faveur des Troyens Jupiter se déclare.

Mais Hector : « Lyciens ! enfants de Dardanus !

Soyez hommes, amis ! ne vous reposez plus.

Je vois que Jupiter accomplit sa promesse :      

Le triomphe pour moi, la chute pour la Grèce !

Les insensés ! ces murs, frêle retranchement,

A mon choc vigoureux s'opposent vainement ;  

Mes chevaux sans effort franchiront ce passage.

Que les feux dévorants arment notre courage !      

J'irai sous les débris de leurs vaisseaux brûlés   

Exterminer les Grecs de fumée aveuglés. »

     Puis, de ses prompts coursiers redoublant la vitesse :

« Xanthe, Podarge, Ethon, Lampus, volez sans cesse !

Si la belle Andromaque, avant que son amour

Offre à son jeune époux le banquet du retour,

Prodigue à vos désirs le vin qui désaltère

Et du plus doux froment le présent salutaire,

Payez-moi de tels soins. Allez ! élancez-vous,

Et contre l'ennemi tournez votre courroux.

Puisse Nestor céder à nos mains indignées

Ce grand bouclier d'or aux brillantes poignées,

Ce bouclier pesant, splendide, précieux,

Chef-d'œuvre dont la gloire a monté jusqu'aux cieux !

Et Diomède aussi, qu'il livre à notre audace

L'ouvrage de Vulcain, sa superbe cuirasse !

Ravissons ces trésors, et les enfants d'Argos

Fuiront tous, cette nuit, sur leurs légers vaisseaux. »

      Il a parlé ; Junon qui de courroux frissonne,

En ébranlant le ciel, s'agite sur son trône :

« 0 toi dont le trident fait trembler l'univers,

Des Grecs mourants ton cœur ne plaint pas les revers !

Par leurs riches tributs dans Aiguës, dans Hélice

Ils implorent toujours ta bonté protectrice ;

Souhaite leur victoire ! ah ! si nous voulions bien,

Nous tous, leurs protecteurs, repousser le Troyen,

Jupiter, consumé d'une amère tristesse,

Seul assis sur l'Ida, pleurerait sa faiblesse. »

« Junon ! reprend des mers le monarque irrité,

Quel vain discours échappe à ta témérité ?

N'attaquons pas le dieu dont Saturne est le père 

Instruits de son pouvoir, redoutons sa colère. »

     Cependant les chevaux, les hommes tour à tour

Se heurtent refoulés des vaisseaux à la tour.

Hector, que Jupiter veut couronner de gloire,

Semblable à Mars, accourt, et, fier de sa victoire,

Va brûler ces vaisseaux, quand l'auguste Junon

Inspire un nouveau zèle au cœur d'Agamemnon. »  

Vers la flotte des Grecs le monarque s'élance ;

Le grand manteau de pourpre en sa main se balance.

Au navire d'Ulysse il arrête ses pas,

Afin que sa voix tonne, au milieu des soldats,

De la tente d'Ajax à la tente d'Achille.

Confiants dans leur force et leur courage habile,

Ces deux jeunes guerriers, sans crainte des assauts,

Aux deux confins du camp traînèrent leurs vaisseaux.

C'est là qu'Agamemnon d'une voix formidable :

« 0 peuples argiens ! quelle honte m'accable !

Héros en apparence, et lâches combattants !

Quel opprobre ! où sont-ils vos discours insultants ?

Quand la chair des taureaux, le vin à pleines coupes

Dans la sainte Lemnos réjouissaient nos troupes,

Alors chacun de vous disait, je m'en souviens,

Qu'il vaudrait au combat cent et deux cents Troyens.

Mais Hector seul paraît... l'effroi glace vos âmes,

Et la flotte est promise aux dévorantes flammes.

0 père des mortels ! qui donc parmi les rois

A subi tant de maux et perdu tant d'exploits ?

Pourtant, depuis le jour où sur mes nefs solides,

Malheureux, j'ai vogué vers ces rives perfides,

Je n'ai passé jamais devant tes beaux autels 

Sans les enrichir tous de mes dons solennels ;

La graisse des taureaux dont je frappais la tête,

De Troie aux forts remparts demandait la conquête.

Daigne exaucer du moins le plus cher de mes vœux,

0 Jupiter! épargne un peuple généreux,

Et permets que la fuite arrache aux fils de Troie

Les débris tout sanglants de leur mourante proie. »

     Il parlait ; Jupiter, attendri par ses pleurs,

De son peuple consent à borner les malheurs.

Céleste messager, dans sa tranchante serre

Portant le faon craintif d'une biche légère,

Un aigle tout à coup se jette palpitant

Sur les pieux degrés de l'autel éclatant

Où les Grecs consacraient leurs solennels hommages

Au puissant Jupiter, arbitre des présages.

Lorsqu'ils ont aperçu l'oiseau du roi des cieux,

Ils vont sur les Troyens fondre plus furieux.

     Parmi tant de guerriers pas un seul ne précède

Sur son rapide char le char de Diomède ;

Du fossé qu'il franchit s'élançant le premier,

Diomède renverse un illustre guerrier ;

Un Troyen, de Phradmon rejeton intrépide,

Agélaüs fuyait, quand la lance homicide

Lui traverse le dos ; il tombe anéanti,

Et ses armes d'airain au loin ont retenti.               

     Des Atrides vainqueurs le couple redoutable,

Les Ajax, revêtus d'une force indomptable,

Le prince Idoménée et son brave écuyer,

Mérion comparable à Mars, dieu meurtrier,

Et l'enfant d'Evémon, l'invincible Eurypyle,

Imitant sa valeur en triomphes fertile,

Escortent le héros ; le neuvième avec eux,

Teucer accourt, tendant l'arc flexible et nerveux.

Du fils de Télamon le bouclier lui prête

Contre le choc des dards un sûre retraite.

Toutes les fois qu'Ajax soulève cet appui,

L'impatient Teucer regarde autour de lui,

Lance ses javelots aux Troyens qu'il immole,

Et, comme vers sa mère un jeune enfant revole,

Sous l'abri protecteur du brillant bouclier,

Triomphant sans péril, vient se réfugier.

     Quel Troyen le premier descend au sombre empire ?

Orsiloque d'abord, Ormène ensuite expire ;

Chromius, Ophéleste, Amopaon, Détor,

Le divin Lycophonte et Mélannippe encor

Tombent ; son arc puissant abat dans la mêlée

Sur le fertile sol la foule amoncelée.

Atride, à cet aspect, d'allégresse a frémi ;

Il s'approche : « 0 Teucer ! ô mon fidèle ami !

Poursuis! Deviens l'honneur des Grecs et de ton père ! 

Quoique tu fusses né d'une couche étrangère,

Télamon, te comblant de paternels bienfaits,

Te nourrit, t'éleva dans son propre palais.

Que ton nom jusqu'à lui parvienne dans la Grèce

Je le promets ; mon cœur remplira ma promesse : 

Si l'altière Pallas, si le grand Jupiter

Laissent ces murs altiers s'écrouler sous mon fer,

Quand la plus riche part me sera décernée,

Un trépied, une esclave à ton lit destinée,

Ou bien un char superbe avec ses deux chevaux,

Tel est le digne prix offert à tes travaux. »

     Teucer a répondu : « 0 glorieux Atride !

Que te sert d'exciter ma jeunesse intrépide ?

Par moi-même animé d'un généreux espoir,

Je combats sans relâche et de tout mon pouvoir.  

Depuis que les vaincus retournent vers Pergame,

Que d'ennemis dompta la valeur qui m'enflamme !

Huit javelots, munis d'hameçons déchirants,

De huit jeunes Troyens sans défense expirants

Ont percé la poitrine, et pourtant mon courage  

Ne peut encor frapper ce dogue plein de rage. »     

Le héros contre Hector par la haine entraîné     

Décoche un dard nouveau ; mais le dard détourné,

Atteint du vieux Priam un enfant magnanime,

Le fier Gorgythion, que loin des murs d'Esyme,

Brillante des attraits d'une divinité,

Jadis Castianire en ses flancs a porté.

Comme le pavot baisse une tête épuisée       

Sous les fruits d'un jardin et l'humide rosée : 

Tel sous le casque il penche un front appesanti.    

Mais de l'arc de Teucer un second trait parti

Menace en vain Hector ; car Apollon lui-même

Le repousse et l'envoie au sein d'Archeptolème ;

Ce guerrier, qui volait vers le combat sanglant,

Tombe et ses prompts coursiers reculent en tremblant.

Là son âme se brise et sa force avec elle.

Hector sent dans son cœur une douleur cruelle,

Et bien que déplorant ce coup inattendu,

Laisse son compagnon dans la poudre étendu,

Regarde, près de lui voit Cébrion son frère,

Le charge de tenir les guides, sur la terre,

En poussant un grand cri, hors du char éclatant

Se jette, et de douleur, de courroux palpitant,

S'emparant d'un rocher, contre Teucer s'élance ;

Teucer dans son carquois prend un trait, le balance,

L'ajuste sur la corde... 0 terreur ! il reçoit  

La pierre raboteuse en un fatal endroit,

Vers l'épaule où de l'os la solide structure

Du col à la poitrine établit la jointure ;   

Le nerf est déchiré, le poignet engourdi ;

Alors, sur ses genoux le héros étourdi

Chancelle, tombe, roule, et la flèche brillante

Avec son arc échappe à sa main défaillante.

Mais Ajax voit son frère et, loin de l'oublier,

Vient étendre sur lui son large bouclier ;

Deux de ses compagnons, Alastor, Mécistée,

Accourent et par eux la victime emportée

Retourne en gémissant vers les bords de la mer.

Les Troyens, raffermis par le grand Jupiter,

Chassent droit au fossé les peuples de la Grèce.

Hector aux premiers rangs signale sa vitesse ;

La fureur dans ses yeux brille. Comme un limier

Attaque le lion ou l'ardent sanglier,

Bondit d'un pas léger, roule un regard avide,

Et sur leurs reins attache une dent intrépide :

Tel Hector, poursuivant les Grecs aux longs cheveux,

Voit le dernier fuyard sous son bras courageux

Tomber dans le fossé. Que de guerriers expirent !

Enfin près des vaisseaux les vaincus se retirent,

Et là tous, vers le ciel levant leurs bras pieux, 

Implorent à grands cris l'assistance des Dieux.

Hector de toutes parts lance dans la carrière

L'essor de ses chevaux à la belle crinière ;

Il a, tant le courroux enflamme ses regards !

Les yeux de la Gorgone et du farouche Mars.

     Junon aux bras d'albâtre, à cette horrible vue.

Frissonne, et de pitié son âme s'est émue.

Ces mots ailés ont fui de ses lèvres : « Hélas !

Dit-elle en s'adressant à la sage Pallas ;

0 toi ! fille du Dieu qui balance l'égide,

Quand les Grecs vont remplir leur destin homicide.

Quand ils meurent vaincus, ne pouvons-nous donc pas

Pour la dernière fois suspendre leur trépas ?

Un seul homme, artisan de ce vaste carnage,

Hector, fils de Priam, les immole à sa rage. »   

     Minerve aux yeux d'azur lui répond « Plût aux dieux

Que sous la main des Grecs, aux champs de ses aïeux

Hector eût expiré !... Mon inflexible père

M'oppose obstinément son injuste colère.

Il ne se souvient plus qu'en ses dangers pressant,

Hercule vers le ciel poussa des cris perçants,

Et qu'il vit sa valeur, de mes soins assistée,

Échapper mille fois au courroux d'Eurysthée.

Ah ! si j'avais prévu qu'un superbe mépris

D'un service pareil dût être un jour le prix, 

Lorsqu'Alcide, envoyé dans les demeures sombres,

Ravit le chien hurlant du monarque des ombres.

Dans l'eau du Styx profond englouti pour jamais,

Il n'eût pas des enfers quitté le noir palais.

Jupiter me déteste et Thétis gémissante,

Lui flattant le menton d'une main caressante,

Le pria d'entourer de son appui vengeur

Achille, des cités ce hardi ravageur ;

Un jour viendra pourtant où son âme attendrie

M'appellera du nom de sa fille chérie.

Junon ! soumets au joug nos vigoureux coursiers

Et je vais revêtir mes ornements guerriers.

Voyons si cet Hector, ce défenseur de Troie

A notre aspect fatal tressaillera de joie.

Sans doute les Troyens dé leurs chairs en lambeau

Rassasîront alors les chiens et les corbeaux ;

Tous auront pour cercueil les vaisseaux de la Grec

     Fille du grand Saturne, immortelle déesse,

Junon aux bras d'albâtre, en son agile essor,

Attelle les coursiers parés de tresses d'or.

De son côté Minerve, au palais de son père,

De ce Dieu tout-puissant qui lance le tonnerre,

Laisse à ses pieds couler le voile radieux,

De ses habiles doigts ouvrage ingénieux,

Endosse la cuirasse, et, saisissant ses armes ;

Se prépare aux combats, source de tant de larme

Sur le splendide char elle monte, et ses mains

Prennent la lance énorme et terrible aux humain

La lance qui renverse aux plaines de la guerre

La foule des héros, objet de sa colère.

Junon presse du fouet les chevaux bondissants,

Et les portes du ciel sur leurs gonds mugissants

Roulent sans le secours des vigilantes Heures

Dont le groupe assidu, gardien de ces demeures,

Par un nuage épais pour les Dieux tour à tour

Ouvre ou ferme le seuil de l'immortel séjour.

Voilà par quel chemin l'une et l'autre déesse

Dirige des coursiers la docile vitesse.

     Du sommet de l'Ida le souverain des cieux

Contemplant de leur char l'essor ambitieux,

Transporté de fureur, à ses côtés appelle

La nymphe aux ailes d'or messagère fidèle :

« Va, cours, ô prompte Iris ! ramène ici leurs pas.

Et préviens entre nous de funestes débats !

Si tu me mets un frein à leur rebelle audace,  

Je jure d'accomplir ma terrible menace :     

J'abattrai leurs coursiers dans ce rapide vol ;

Loin du siège tremblant toutes deux sur le sol

Rouleront ; les débris du char réduit en poudre

Voleront dispersés sous les coups de ma foudre ;

Et dix ans révolus verront encor leur front

Garder de mon courroux l'ineffaçable affront.

Qu'ainsi Minerve apprenne à révérer son père !

Junon excite moins ma haine et ma colère,

Junon qui, dans l'orgueil de son cœur criminel,

Oppose à mes projets un obstacle éternel. »         

     La nymphe, d'un essor prompt comme la tempête,

De l'Ida pour l’Olympe abandonne le faite,

Et du couple immortel, qui s'élance aux combats,

Légère, au premier seuil court arrêter les pas.

Alors, accomplissant le céleste message :

« Où volez-vous ? Pourquoi cet aveugle courage   

Déesses ! Jupiter ne veut plus qu'aujourd'hui

Les Dieux aux Argiens prodiguent leur appui.

Sachez quel châtiment punira votre audace.

Je jure, m'a-t-il dit, d'accomplir ma menace : 

J'abattrai leurs coursiers dans ce rapide vol ; 

Loin du siège tremblant toutes deux sur le sol

Rouleront ; les débris du char réduit en poudre

Voleront dispersés sous les coups de ma foudre,

Et dix ans révolus verront encor leur front

Garder de mon courroux l'ineffaçable affront.

Qu'ainsi Minerve apprenne à révérer son père
Junon excite moins ma haine, et ma colère,

Junon, qui, dans l’orgueil de son cœur criminel,

Oppose à mes projets un obstacle éternel. »

Impudente ! Veux-tu, dans ta folle insolence

Lever sur  Jupiter le fardeau de ta lance ?

      En proférant ces mots, d’un vol précipité

Iris part, et des airs franchit l’immensité.

Junon dit à Pallas : «  O déesse intrépide !

Fille du Dieu puissant qui balance l’égide

Minerve! n'allons pas en faveur des humains

Contre le roi du monde armer nos faibles mains.

Que l'un des peuples vive, et que l'autre périsse,

Et qu'il règle leur sort au gré de son caprice !

      Quand Junon dans l'Olympe a retourné, soudain

Des Heures, à sa voix, le diligent essaim

Attache les coursiers à la crèche divine ;

Contre les murs brillants le char oisif s'incline,

Et sur deux sièges d'or le couple furieux

Gémit encor, mêlé dans la foule des Dieux.

     Du faîte de l'Ida vers la céleste voûte

Jupiter des coursiers a dirigé la route ;

Neptune les délie et sur l'estrade enfin

Place le char couvert d'un long voile de lin.

A peine Jupiter est monté sur son trône,

Sous ses pieds tout l'Olympe et s'ébranle et résonne.

Mais Pallas et Junon, demeurant à l'écart,

Muettes, loin de lui détournent leur regard.

Jupiter, devinant leurs secrètes pensées :

« Téméraires! pourquoi ces douleurs insensées ?

Vos bras ne se sont point fatigués en luttant

Pour perdre ces Troyens que vous haïssez tant.

Tous les Dieux ne pourraient, dans leur vaine démence, 

Changer ma volonté, tant ma force est immense !

Avant de voir la guerre et ses jeux pleins d'horreur,

Vos membres ont frémi d'une prompte terreur.

Car je vous l'avais dit : fidèle à ma menace,       

Ma foudre n'aurait pas épargné votre audace ;     

Je brisais votre char, et vous n'eussiez jamais

De l'Olympe immortel regagné les sommets. »

      Ainsi de Jupiter la voix les injurie ;

Alors toutes les deux, redoublant de furie,

L'une à côté de l'autre assises fièrement,

Et comprimant leur lèvre en leur ressentiment,

Roulent dans leur esprit la chute de Pergame ;

Si Pallas, retenant le courroux qui l'enflamme.

Se tait, Junon trahit par ce langage allier

La colère où son cœur se livre tout entier :

« Que dis-tu ? De l'Olympe ô maître redoutable !

Nous connaissons trop bien ta force insurmontable.

Mais des Grecs belliqueux nous pleurons le trépas.

Pour t'obéir, s'il faut renoncer aux combats,

Permets que nos conseils à ta haine funeste

Puissent de ces guerriers ravir le dernier reste ! »

« Demain, fière Junon ! déesse aux larges yeux !

Si tu le veux, demain, répond le roi des cieux,

Tu verras Jupiter d'une main vengeresse

Lancer de plus grands maux sur le camp de la Grèce.

Hector triomphera jusqu'au jour de dangers

Où, vengeur de Patrocle, Achille aux pieds légers,

Debout près des vaisseaux, affrontera la masse

Des bataillons pressés dans un étroit espace.

Telle est la loi du sort. Je brave ton courroux,   

Dussent tes pas errants, pour éviter mes coups,

Atteindre les confins de la mer et du monde,

Où Saturne et Japet dans leur prison profonde,

Sans jouir des bienfaits ni des vents, ni du jour,

De l'immense Tartare habitent le séjour.

Mon pouvoir ne craint pas ta rebelle insolence. »

      Junon aux bras d'albâtre a gardé le silence.

Cependant le soleil, dont la clarté pâlit,

Au fond de l'Océan bientôt s'ensevelit;

Il attire la nuit sur la terre féconde.

Le Troyen à regret le voit s'enfuir dans l'onde.

Mais cette nuit, trois fois objet de leur désir,

Aux cœurs de tous les Grecs cause un égal plaisir.

     Le Xanthe impétueux a vu, loin de la plage,

Dans un lieu non encor souillé par le carnage,

Tous les soldats troyens arrêtant leur essor

Descendre de leurs chars pour écouter Hector,

Qui, cher à Jupiter, entre ses mains balance

Le fardeau de sa longue et formidable lance

Dont le grand cercle d'or et la pointe d'airain

De leurs feux dans les rangs jettent l'éclat lointain, 

Et soudain, appuyé sur cette arme puissante,

Il élève en ces mots sa voix retentissante :

« Enfants de Dardanus ! alliés généreux !

Écoutez : j'espérais que dans ce jour heureux    

Sur la flotte et le camp je lancerais la flamme,

Et rentrerais vainqueur dans la haute Pergame ;

Mais la nuit vient sauver, en couvrant l'univers,

Les Grecs et leurs vaisseaux rangés ail bord des mers ;

Elle ordonne : cédons ! que le banquet s'apprête !

Aux coursiers dont les crins embellissent la tête,

Ôtez leur joug, près d'eux placez leur aliment,

Et du sein de la ville amenez promptement

Les bœufs et les brebis engraissés dans l'étable ;

Le froment nourricier et le vin délectable ;

Puis, rassemblez le bois ; que les foyers brûlants

Vers le ciel jusqu'au jour dardent leurs feux brillants !

Si sur le vaste dos de la plaine liquide

Les Grecs tentent, la nuit, une fuite rapide,

Puissent-ils, dans leur flotte avec peine échappée

Par des flèches atteints, par nos lances frappes,

Rentrée en leur patrie, y panser leurs blessures!

Cet exemple effraîra les nations futures

Qui voudraient, ramenant les combats meurtriers ;

Attaquer lés Troyens, ces dompteurs de coursiers.

Hérauts aimés des cieux ! remplissez mon message :

Jeunes adolescents, vieillards blanchis par l'âge,

Que tous sur Ilion veillent silencieux

Du faîte de nos tours construites par les Dieux ;

Et que dans nos maisons le zèle de nos femmes

Attise des foyers les vigilantes flammes,

De crainte que les Grecs, assaillants imprévus,

N'envahissent nos murs de guerriers dépourvus !

Obéissez ; demain d'autres soins vous attendent ;

Demain, si Jupiter et les Dieux me défendent,

J'irai ; je chasserai ces dogues ennemis

Que de leurs noirs vaisseaux le destin a vomis.

Peuples ! durant la nuit gardons-nous bien encore,

Et nous courrons, armés dès la naissante aurore,

Sur la flotte des Grecs réveiller le dieu Mars.

Je verrai si je dois jusque vers nos remparts

Fuir devant Diomède, ou d'une main vaillante

Le frapper et ravir sa dépouille sanglante.

Je l'avoue un héros, s'il résiste à mes coups.

Mais non ; j'en crois plutôt mon généreux courroux.

Au lever du soleil, contre lui je m'élance

Et, le premier, il meurt abattu par ma lance ;

Ses soldats le suivront dans la nuit du trépas.

A l'égal de Phébus, à l'égal de Pallas,

Grâce aux Dieux immortels, que ne puis-je sans cesse

Vivre comblé d'honneurs, vivre exempt de vieillesse,

Comme pour tous les Grecs que trahira le sort,

Ce jour doit être un jour de ruine et de mort ! »

      Il parle ; on applaudit. Lès chevaux hors d'haleine

Respirent, délivrés du joug qui les enchaîne ;

Tandis qu'un nœud les lie à côté de leurs chars,

Les Troyens de la ville, amènent sans retards

Les bœufs et les brebis engraissés dans l'étable,

Le froment nourricier et le vin délectable.

Ils rassemblent le bois, et sur l'aile des vents  

Un doux parfum s'élève en tourbillons mouvants.

Mais les Dieux fortunés, refusant les offrandes, 

Montrent un cœur rebelle à leurs vaines demandes ;

Pergame aux murs sacrés, Priam et ses sujets

Du céleste courroux demeurent les objets. 

Sur le champ des combats, pleins d'orgueil et de joie,

Veillent près des brasiers tous les guerriers de Troie.

Quand les airs font silence, et qu'à flots argentés

La lune épanche au loin ses mobiles clartés,

L'immensité du ciel, en déchirant ses voiles,

Laisse entrevoir le chœur des splendides étoiles ;

Dans l'éther calme et pur on découvre à la fois

Les monts et leurs sommets, les vallons et leurs bois,

Et des astres roulants la vue enchanteresse

Verse au cœur du berger une douce allégresse :

Tels du fleuve aux vaisseaux partout mille foyers,

Environnés chacun de cinquante guerriers,

Brillent, et les coursiers, sur la rive du Xanthe,

Debout, mangeant l'avoine et l'orge blanchissante,

Attendent, près des chars, à la lueur des feux,

Le retour de l'aurore au trône radieux.