Chant I

Remonter

   
 

 

       Muse ! chante avec moi la colère d'Achille,

 Colère formidable, en longs malheurs fertile,

 Qui, livrant au trépas tant de Grecs valeureux,

 Envoya chez Pluton leurs mânes généreux,

 Et laissa leurs débris, couchés sans sépulture,

 Des oiseaux et des chiens devenir la pâture.

 Ainsi de Jupiter s'accomplissaient les lois,

 Du jour où, s'allumant pour la première fois,

 La discorde enflamma d'un courroux homicide

 Et le divin Achille et le puissant Atride.

      Quel Dieu les désunit ? Apollon dont le bras

 Déchaîna sur le camp la peste et le trépas,

 Depuis qu'Agamemnon, provoquant sa colère,

 De son prêtre Chrysès insulta la misère.

 Et les peuples mouraient. Chargé du sceptre d'or,

 Des bandeaux d'Apollon et d'un riche trésor,

 Pour racheter sa fille, aux vaisseaux de la Grèce

 Chrysès avait traîné sa plaintive vieillesse ;

 Il implorait l'armée et ses deux chefs altiers :

 « Atrides, et vous Grecs aux brodequins guerriers,

 Que les Dieux, habitants de la voûte éternelle,

 De Priam à vos coups livrent la citadelle !

 Puissiez-vous en vainqueurs revoir votre pays !

 Mais céder, à mon or ma Chryséis;

 Craignez de Jupiter cet enfant redoutable,

 Phébus qui lance au loin sa flèche inévitable. »

       Tous les Grecs par leurs cris demandent à leurs rois

 Qu'on reçoive ses dons, qu'on respecte ses droits;

 Mais tel n'est pas l'arrêt d'Atride qui le chasse,

 Ajoutant au refus l'outrage et la menace :

 «0 vieillard ! que jamais ton aspect odieux

 Sur nos profonds vaisseaux n'importune mes yeux,

 Ou tes bandeaux, ton sceptre, inutile défense,

 Ne t'empocheraient point d'expier cette offense.

 Pour la captive, ici je ne la rendrai pas ;

 Loin des champs paternels j'entraînerai ses pas,

 Et l'exil dans Argos sera son héritage,

 Ma couche son emploi, le fuseau son partage.

 Ta fille en mon palais vieillira dans mes fers.

 Toi, ne m'irrite plus; si tes jours te sont chers,

 Fuis ! » Le vieillard, tremblant a cette voix puissante,

 Silencieux au bord de la mer mugissante,

 S'éloigne des vaisseaux et fait monter ses vœux

 Vers le Dieu qu'enfanta Latone aux beaux cheveux :

 « Phébus à l'arc d'argent, qui vois Ténédos, Sminthe,

 La divine Cilla révérer ta loi sainte,

 Protecteur de Chrysa, satisfais mon désir !

 Si mes mains, dans le temple orné pour ton plaisir,

 Des chèvres, des taureaux ne furent jamais lentes

 A brûler en ton nom les cuisses succulentes,

 Venge-moi; que les traits, instruments de douleurs,

 Aux fils de Danaüs fassent payer mes pleurs ! »

       Ainsi priait Chrysés. Apollon qui l'écoute,

 Furieux, de l'Olympe abandonne, la voûte;

 L'arc, le riche carquois, les sifflants javelots

 Dans son fougueux élan résonnent sur son dos ;

 Pareil à la nuit sombre, il accourt invisible,

 S'assied loin de la flotte et tend l'arc invincible;

 Un bruit rempli d’effroi s'en échappe ; d'abord

 Les chiens et les mulots succombent; puis la  mort

 S’empare de l’armée et des bûchers s’allument,

 Chargés des corps nombreux que leurs flammes consument.

    Les flèches d'Apollon sur le camp désolé

 Volent durant neuf jours. Mais Achille a parlé ;

 Le peuple se rassemble à la dixième aurore;

 Car Junon plaint les Grecs que le fléau dévore ;

 Inspiré par Junon dans ces mortels dangers,

 Au milieu du Conseil Achille aux pieds légers

 Se lève : « Atride ! ainsi nos poupes fugitives

 Vont encor sur les mers errer loin de ces rives,

 Si toutefois le sort nous permet d'échapper

 A la peste, aux combats unis pour nous frapper,

 Mais avant qu’Ilion ait vus disparaître,

 Consultons un devin, interrogeons un prêtre,

 Ou l'un de ces mortels, interprètes pieux

 Des songes envoyés par le maître des cieux.

 Est-ce donc pour l'oubli d'un vœu, d'une hécatombe,

 Que sur nous de Phébus la vengeance retombe,

 Et, content du sang pur des chèvres, des agneaux,

 Voudra-t-il à ce prix retirer ses fléaux ? »

       Il s'assied ; d'Apollon le respectable élève,

 Calchas, fils de Thestor, parmi les Grecs se lève ;

 Calchas, dont les regards, prompts à tout réunir,

 Embrassent le passé, le présent, l'avenir ;

 Calchas, le plus habile entre tous les augures

 Que Phébus instruisit dans les choses futures,

 Des Grecs vers Ilion amena les vaisseaux,

 Et son cœur bienveillant prend pitié de leurs maux.

 « Achille aimé des Dieux ! tu demandes quels crimes

 Des fureurs d'Apollon nous rendirent victimes.

 Eh bien ! je le dirai; mais tu me promettras

 L'appui de ta parole et l'appui de ton bras.

 Le maître souverain que la Grèce redoute,

 D'un langage hardi s'indignera sans doute.

 Un prince est trop puissant, quand son orgueil jaloux

 Sur un inférieur fait peser son courroux;

 La vengeance, captive en son âme ulcérée,

 M'en éclate que mieux pour être différée.

 Défendras-tu mes jours ? » — « Révèle sans effroi

 La volonté des Dieux confiée a ta foi.

 0 Calchas ! j'en atteste Apollon qui t'inspire,

 Et par qui des destins le voile se déchire :

 Nul Grec prés des vaisseaux, moi vivant, à mes yeux,

 Ne portera sur toi son bras audacieux,

 Dût la voix désigner Agamemnon lui-même,

 Qui marche enorgueilli de son pouvoir suprême. »

 L'infaillible devin s'est rassuré : « Le Dieu

 Ne venge point l'oubli d'un tribut ni d'un vœu;

 Mais à l'or du pontife, à sa douleur plaintive

 Atride insolemment refusa la captive,

 Et Phébus nous punit en déchaînant l'essor

 Un mal qui nous consume et nous menace encor.

 Voulons-nous que Phébus sur les fils de la Grèce

 Cesse d'appesantir la peste vengeresse?

 Que la vierge aux yeux noirs, libre d'Agamemnon,

 Vers un père chéri retourne sans rançon,

 Et qu'enfin  dans Chrysa notre hécatombe offerte

 Apaise un Dieu terrible armé pour notre perte ! »

 II s'assied à ces mots. Agamemnon troublé

 Se lève au même instant, de tristesse accablé ;

 Une sombre fureur fermente dans son âme,

 Et ses yeux irrités brillent comme la flamme.

 Il lance sur Calchas un sinistre regard :

 « Prophète de malheurs ! téméraire vieillard !

 Ta voix, nous prodiguant la menace importune,

 T'aime qu'à présager le deuil et l'infortune ;

 Jamais tu n'as rien dit, rien fait que d'odieux.

 Aujourd’hui même encor parlant au nom des Dieux,

 Tu prétends qu'Apollon déchaîne sa colère,

 Parce que je refuse une fille à son père.

 Puissé-je dans Argos l'emmener sous mes lois !

 La chaste Clytemnestre, épouse de mon choix,

 Me plaisait moins jadis; au travail façonnée,

 De noblesse, d'esprit et de grâces ornée,

 Chryséis des talents lui dispute le prix.

 N'importe, je consens à rendre Chryséis ;

 J'y conviens, puisqu'il faut que la raison domine.

 Le salut de mon peuple, et non pas sa ruine,

  Tel est, mon vœu. Mais seul je ne souffrirai pas

 Qu'on m'ôte sans pudeur le fruit de mes combats.

 Une autre récompense est l’objet que j’envie;

 Car, vous le voyez tous, la mienne m'est ravie. »

       « 0 toi le plus avare entre tous les humains !

 Roi superbe! s'écrie Achille, dans tes mains

 Penses-tu voir les Grecs tomber une largesse ?

 Ils n'ont pas en commun réservé de richesse.

 Ce butin des cités, ces vastes monceaux d'or,

 Distribués déjà, ne peuvent l'être encor.

 Loin de désobéir lorsque le ciel commande,

 Rends ta captive au Dieu qui te la redemande,

 Et les Grecs daigneront pour salaire nouveau

 T'offrir un prix trois fois et quatre fois plus beau,

 Si Jupiter, témoin d'une sanglante lutte,

 De Troie aux forts remparts nous accorde la chute. »

 Agamemnon reprend : «  Achille égal aux Dieux !

 Adjure les détours d'un cœur insidieux;

 Je connais ta valeur, mais quoique sûr de vaincre,

 Ne crois pas me tromper, ne crois pas me convaincre.

 Tu veux donc, de mon bien m'enlevant la douceur,

 Rester de Briséis tranquille possesseur !

 Tu m'imposes la loi de livrer ma captive !.....

 Eh bien ! si Chryséis déserte cette rive,

 Qu'un nouveau prix, égal au prix que j'ai perdu,

 Par les Grecs généreux me soit au moins rendu,

 Ou je me vengerai d'un refus inutile

 Sur l'esclave d'Ajax, ou d'Ulysse, ou d'Achille.

 Oui, j'irai dans leur camp moi-même l'enlever,

 Et malheur à celui qui m'oserait braver !

 Maintenant, d'autres soins réclament notre zèle.

 Rassemblons de rameurs une élite fidèle ;

 Qu'un vaisseau noir, lancé sur le gouffre des eaux,

 Avec la belle esclave emporte les taureaux,

 Et qu'un sage guerrier préside au sacrifice,

 Idoménée, Ajax, ou le divin Ulysse,

 Ou bien toi, de Pelée ô fils ambitieux !

 Puisses-tu désarmer la colère des cieux ! »

 Achille aux pieds légers d'un regard, le menace :

 « 0 mortel revêtu d'impudence et d'audace !

 Quels Grecs consentiront à voler sur tes pas

 Vers des périls cachés ou de hardis combats ?

 Des belliqueux Troyens ai-je à punir l'outrage ?

 Dans Phthie aux champs féconds apportant le ravage,

 Jamais pour me ravir mes bœufs ou mes chevaux,

 Les Troyens n'ont armé leurs bataillons rivaux;

 Car des monts ombragés, des mers retentissantes

 Élèvent entre nous leurs barrières puissantes.

 Accourus sous ton joug; pour venger Ménélas,

 Nous vous comblons de joie, et servons des ingrats !

 Insolent ! quoi ! toujours tes orgueilleux caprices

 Insultent, lâchement mes éclatants services !

 Tu voudrais m'arracher, au mépris de mes droits,

 Ce trésor dont les Grecs pavèrent mes exploits !

 Pourtant, je ne crois pas qu'au moment du partage,

 Un prit égal au tien honore mon courage,

 Quand nos soldats vainqueurs auront de toutes parts

 Ravagé d'Ilion les superbes remparts.

 Si mes mains des combats soutiennent la fatigue,

 C'est le premier des lots toujours qu'on te prodigue,

 Et moi, lassé d'efforts, j'emporte en mes vaisseaux

 Le fruit modique et cher des plus rudes assauts.

 Puisqu'on charge d'affronts ma vaillance flétrie,

 Je vogue sur ma flotte aux champs de ma patrie,

 Et je ne pense point, qu'avili sur ces bords,

 Tu puisses amasser ni butin ni trésors. »

     « Fuis donc, si tu le veux ! Ici rien ne t'arrête.

 Assez d'autres sous moi prosterneront leur tête.

 Jupiter me protégé..... 0 le plus odieux

 De tous les rois, enfants du monarque des Dieux !

 Tu respires toujours la guerre et la discorde.

 On vante ta valeur, mais le ciel te l'accorde.

 Va-t'en ! je ne retiens ni tes guerriers, ni toi;

 Cours à tes Myrmidons dicter encor la loi.

 Ton cœur à son courroux vainement s'abandonne.

 C'est à toi de frémir. Comme Phébus l'ordonne,

 Avec mes compagnons, sur un de mes vaisseaux,

 La fille de Chrysés repassera les eaux,

 Et j'irai t'enlever, malgré ton insolence,

 La belle Briséis, ce prix de ta vaillance.

 Glacé d'un juste effroi, tu sentiras combien

 Mon suprême pouvoir l'emporte sur le tien ;

 Tes pareils trembleront s'ils prennent la licence

 D'égaler leur faiblesse à ma toute-puissance. »

 L'ardent Achille hésite en son cœur ulcéré

 S'il doit, portant la main sur le glaive acéré,

 Écarter les soldats, frapper le fils d'Atrée,

 0u dompter la fureur dans son sein concentrée.

 Il délibère encor, et son fer menaçant

 Étincelle. Pallas du haut des cieux descend ;

 Junon aux bras d'albâtre auprès de lui l'envoie ;

 Car sur les deux rivaux sa faveur se déploie.

 Debout, derrière Achille arrêtant son essor,

 La déesse saisit sa chevelure d'or,

 Visible pour lui seul, se dérobe à la foule,

 Et terrible, en ses yeux la flamme brille et roule.

 Prompt à se retourner, l'impétueux héros

 La reconnaît, s'étonne et fait voler ces mots :

 « Fille de Jupiter, du maître de l'égide,

 Viendrais-tu contempler l'insolence d'Atride ?

 Je jure son trépas, je tiendrai mon serment.

 Il va de son orgueil subir le châtiment. »

      Minerve aux yeux d'azur répond soudain : « Achille !

 Je venais apaiser ta colère indocile,

 Et j'ai quitté l'Olympe, espérant qu'à ma voix,

 Ton cœur de la sagesse écoutera les lois.

 Junon aux bras d'albâtre auprès de toi m'envoie ;

 Car sur les deux rivaux sa faveur se déploie.

 Cesse donc de poursuivre un débat inhumain ;

 Arrête, et que le fer reste oisif dans ta main.

 N'exhale ta fureur qu'en superbes murmures.

 Je le déclare : un jour, réparant tes injures,

 Je t'offrirai des biens trois fois plus précieux ;

 Mais contiens tes transports; cède à l'arrêt des cieux. ».

      Achille a répliqué : « J'obéis, ô déesse !

 Il vaut mieux réprimer ma haine vengeresse.

 Qui respecte les Dieux, à les Dieux pour amis. »

 À peine le héros, a Minerve soumis,

 Prend la riche poignée, et d'une main pesante

 Replonge en son fourreau l'arme retentissante,

 Minerve a regagné l'Olympe radieux,

 Ou règne Jupiter parmi les autres Dieux.

      Mais le fils de Pelée en ces mots pleins d'outrage

 Laisse éclater encor son implacable rage :

 « 0 monarque enivré d'orgueil et de dédain,

 Insolent comme un dogue et lâche comme un daim

 Vers de secrets périls, aux champs de la vaillance

 Jamais de tes guerriers tu n'as guidé la lance ;

 Le plus faible danger te semble le trépas,

 Et dans ce vaste camp, que tu ne défends pas,

 Lorsqu'un de tes rivaux blâme tes injustices,

 Tu préfères voler le prix de ses services.

 Roi mangeur de ton peuple avili sous tes lois,

 Tu m'auras insulté pour la dernière fois.

 Oui, d'un serment fatal le nœud sacré m'engage :

 Par ce sceptre puissant, qui, privé de feuillage,

 Sur le mont paternel à son tronc arraché,

 Ne reverdira plus, à jamais desséché,

 Et que porte aujourd'hui dans sa main équitable

 Des lois de Jupiter le gardien respectable,

 Je jure que d'Achille, en combattant sans lui,

 Tous les Grecs expirants regretteront l'appui;

 Toi, furieux de voir leur foule abandonnée

 Sous l'homicide Hector tomber exterminée,

 Tu te déchireras le sein dans ta douleur

 Pour avoir du plus brave outragé la valeur. »

      Sur la terre, à ces mots, jetant la lourde masse

 De ce sceptre aux clous d'or qu'atteste son audace,

 Il se rassied. Atride a frémi de courroux.

 Mais l'auguste Nestor se lève aux yeux de tous,

 Nestor qui fait toujours, au déclin d'un long âge,

 Retentir de sa voix l'harmonieux langage ;

 Éloquent orateur des peuples de Pylos,

 Plus douée que le miel, sa parole à longs flots

 S'épanche ; des mortels que Pylos, ville sainte,

 Nourrit en même temps dans sa natale enceinte,

 Deux générations passèrent, et Nestor

 Voit fleurir la troisième et la gouverne encor.

 Plein d'amour pour les Grecs, il parle avec sagesse :

 « Dieux puissants ! un grand deuil envahira la Grèce.

 Combien s'applaudiront Priam et ses enfants,

 Quelle joie est promise aux Troyens triomphants,

 S'ils savent vos débats, vous dont le camp révère

 La prudence au Conseil et l'audace à la guerre !

 Mais, plus jeunes tous deux, respectez-moi; jadis

 J'avais pour compagnons des hommes plus hardis,

 Qui, daignant consulter ma sage expérience,

 Ne me refusaient pas leur noble confiance.

 Non, je ne vis jamais, non, je ne verrai plus

 Tant de fameux héros, Cénée, Exadius,

 Dryas, pasteur du peuple, et le beau Polyphème,

 Pirithoüs, Thésée, émule des Dieux même;

 Ces guerriers, les plus fiers parmi tous les mortels

 Que la terre ait portés dans ses flancs maternels,

 De l'habitant des monts, du Centaure sauvage,

 Courageux ennemis, domptèrent le courage.

 Abandonnant Pylos et ses climats lointains,

 J'accourus, à leur voix, partager leurs destins,

 Et par leur mâle exemple instruite à la victoire,

 Ma valeur jeune encor s'enflamma pour la gloire.

 Des héros d'aujourd'hui le plus audacieux

 Aurait fui le danger de combattre avec eux ;

 Je les voyais pourtant céder à mon empire.

 Suivez donc les conseils que la raison m'inspire ;

 C'est le plus sûr parti. Quel que soit ton pouvoir,

 Abjure prudemment un téméraire espoir,

 Agamemnon ! renonce à ravir cette esclave

 Par les enfants des Grecs accordée au plus brave.

Toi, ne va point lutter contre un pareil rival

 Achille ! car jamais tu ne seras l'égal

 Du monarque puissant que le sceptre décore,

 Et que de sa faveur Jupiter même honore.

 Si ta race est divine et ton bras valeureux,

 Il marche souverain d'un peuple plus nombreux.

 Atride ! calme aussi ton ardente furie,

 Et ne t'irrite plus, moi-même je t'en prie,

 Contre Achille qui seul dans ces cruels combats

 Comme un ferme rempart défend tous nos soldats. »

 « 0 vieillard. lui répond le magnanime Atride,

 Sans cesse à tes discours la justice préside.

 Cet homme aspire à voir tous les Grecs lui céder ;

 II veut régner toujours et toujours commander.

 Vain espoir ! si des Dieux il obtint son courage,

 Ces Dieux souffriront-ils qu'il profère l'outrage ? »

 Achille, lui lançant les regards du courroux :

 « Je serais le plus lâche et le plus vil de tous,

 Si de tes volontés je subissais l'injure.

 Les Grecs t’obéiront ; moi, jamais. Je le jure,

 Et qu'au fond de ton cœur ces mots restent gravés ;

 Par un autre ou par toi si mes droits sont bravés,

 Je cède ma captive au lieu de la défendre ;

 Puisqu'ils me l'ont donnée, ils peuvent la reprendre

 Mais des biens renfermés au fond de mon vaisseau

 Me crois pas, malgré moi, me ravir le monceau.

 Aux yeux de nos guerriers montre cette insolence,

 Et soudain ton sang noir ruisselle sur ma lance. »

 Lorsque les deux héros par ces fougueux discours

 De leur jalouse haine ont déchaîné le cours,

 Ils se lèvent; leur voix sépare l'assemblée.

 La fureur dans le sein, l'ardent fils de Pelée

 Vers ses larges vaisseaux retourne ; sur ses pas

 Marchent rapidement Patrocle et les soldats.

      Atride, cependant, à l'orageux empire,

 Aidé de vingt rameurs, livre un léger navire,

 Y fait monter Ulysse et place à son côté

 L'hécatombe choisie et la jeune beauté.

 Sur l'humide chemin on vogue et dans les ondes

 S'empressant de jeter  leurs souillures immondes,

 Près des flots inféconds les peuples à  Phébus

 Des chèvres, des taureaux consacrent les tributs,

 Et bientôt vers le ciel en épaisse fumée

 S'élève la vapeur de la chair consumée.

 Tandis qu'on s'occupait de ces rites pieux,

 Fidèle à sa menace, Atride furieux,

 Appelant les hérauts, ses dociles ministres,

 Les chargeait durement de ces ordres sinistres ;

 « Cours, ô Talthybius! Eurybate! obéis.

 De la tente d'Achille enlevez Briséis.

 Si l'imprudent bravait ma volonté suprême,

 Suivi de mes soldats, j'irais, j'irais moi-même

 L'arracher de ses mains...  Qu'il tremble ! sur son front

 S'imprimerait alors un plus cruel affront. »

 Les hérauts, consternés d'un terrible message,

 De la stérile mer suivent la longue plage,

 Ne marchent qu'à regret et, côtoyant les eaux,

 Gagnent des Myrmidons le camp et les vaisseaux.

 Près de son noir navire, assis devant sa tente,

 Achille, de fureur l'âme encor palpitante,

 Ne se réjouit pas à leur soudain aspect.

 Les envoyés, muets de trouble et de respect

 S'arrêtent, et voyant leur crainte qui balance,

 Achille le premier a rompu le silence :

      « Salut, ô messagers des hommes et des Dieux !

 Venez ; vous n'êtes point criminels à mes yeux.

 Atride seul m'offense, alors qu'il vous envoie

 Ravir en Briséis une si belle proie.

 Cours, ô divin Patrocle ! Amène sans retard

 L'esclave condamnée à ce fatal départ.

 Et vous, nobles hérauts, témoins de mon outrage,

 Apprenez les serments prononcés par ma rage;

 Attestez-les aux Dieux, aux mortels, à ce roi

 Dont l'insolent pouvoir s'appesantit sur moi :

 Si des autres guerriers que le sort extermine,

 Mon courage peut seul empêcher la ruine,

 Je ne m'armerai plus ;... car jamais l'insensé

 Ne prévoit l'avenir, ou ne songe au passé ;

 Autour de nos vaisseaux son aveugle colère

 Laisse périr les Grecs sans appui tutélaire. »

 Il a dit et Patrocle, à son ordre soumis,

 Conduit hors de la tente et livre Briséis.

 Les hérauts vers le camp retournent ; la captive

 Se traîne sur leurs pas, gémissante et craintive.

      Loin de ses compagnons, Achille, l'œil en pleurs,

 Vers les flots languissants court porter ses douleurs ;

 Puis, étendant les mains, il s'assied, et sa vue

 De l'immense Océan mesure l'étendue.

 « 0 ma mère ! dit-il, de mes rapides jours

 Puisqu'un jaloux destin précipite le cours,

 Le maître du tonnerre, illustrant ma mémoire,

 Aurait dû m'accorder au moins un peu de gloire.

 Il me voue à l'opprobre. Atride avec mépris,

 Pour flétrir mes exploits, m'en arrache le prix. »

      Il parlait en pleurant. Dans ses grottes profondes,

 Thétis qui reposait près du vieux roi des ondes,

 Entend d'un fils chéri les douloureux sanglots,

 Telle qu'une vapeur, monte au-dessus des flots,

 S'assied à ses cotés, d'une main caressante

 Le flatte, et l'appelant de sa voix gémissante :

 « Mon fils ! pourquoi ces pleurs ? quel mal peut t'affliger ?

 Ne me le cache pas, je veux le partager. »

      Achille aux pieds légers profondément soupire

 « Ma mère ! tu sais tout; pourquoi te le redire ?

 Tu sais que notre glaive à la destruction

 Livra les murs sacrés du noble Eétion,

 Qu'un immense butin enrichit cette plage,

 Et que les fils des Grecs, dans un juste partage,

 Donnèrent à leur roi la fille de Chrysès,

 Du prêtre d'Apollon qui lance au loin ses traits.

 Mais pour la racheter, dans ses mains vénérables

 Chrysès nous apportant des présents innombrables,

 Chargé des saints bandeaux, du sceptre souverain,

 Vers la flotte des Grecs aux cuirasses d'airain

 Marche et vient supplier, en sa morne tristesse,

 L'armée et les deux chefs qui règnent sur la Grèce.

 Tous les Grecs par leurs cris demandent à leurs rois

 Qu'on reçoive ses dons, qu'on respecte ses droits ;

 Mais tel n'est pas l'arrêt d'Atride qui le chasse,

 Ajoutant au refus l'outrage et la menace.

 Le vieillard indigné se retire ; le Dieu,

 Du prêtre qu'il honore accomplissant le vœu,

 Nous lance un trait fatal et les peuples succombent ;

 L'un sur l'autre entassés, de toutes parts ils tombent.

 Le vaste camp, hélas ! sous les dards meurtriers

 Voit chaque jour en foule expirer ses guerriers,

 Lorsqu'un savant augure à la fin nous révèle

 Du céleste courroux, la cause criminelle.

 Je parle le premier de fléchir Apollon ;

 Transporté, de fureur, l'ardent Agamemnon

 Se lève tout-à-coup, et contre moi profère

 Un souhait menaçant qu'il ose satisfaire.

 Quand les Grecs aux yeux noirs sur les flots complaisants

 Emportent vers Chrysa l'esclave et les présents,

 Les hérauts, s'acquittant d'un sinistre message,

 M'ôtent dans Briséis le prix de mon courage.

 Mais toi, si tu le peux, pour un fils qui t'est cher,

 Va, monte dans l'Olympe implorer Jupiter.

 Si ta voix, si ton bras servirent sa puissance,

 Rappelle-lui tes droits à sa reconnaissance.

 Au palais paternel souvent tu t'applaudis

 De l'avoir soustrait seule à des complots hardis.

 Tous les Dieux immortels, Junon, Pallas, Neptune,

 Liguant contre leur maître une haine commune,

 Voulurent l'enchaîner ; mais, ô déesse ! alors

 Tu vins, tu repoussas leurs insolents efforts.

 Ce géant aux cent bras, plus puissant que son père,

 Dans les cieux Briarée, Égéon sur la terre,

 Au sein du vaste Olympe à ta voix appelé,

 Raffermit Jupiter sur son trône ébranlé,

 Et près de lui, superbe, étincelant de gloire.

 Aux Dieux épouvantés arracha la victoire.

 Redis-lui tes bienfaits, et tombe à ses genoux.

 Qu'il guide des Troyens le belliqueux courroux !

 Sur ses tremblants vaisseaux, que la Grèce victime

 Jouisse de son roi qui lâchement l'opprime,

 Et puisse Atride enfin pleurer l'affront sanglant

 Dont il osa des Grecs flétrir le plus vaillant ! »

 « Hélas! répond Thétis, les veux baignés de larmes,

 Pourquoi t'ai-je enfanté, nourri dans les alarmes ?

 Que ne peux-tu, tranquille auprès de tes vaisseaux,

 Vivre sans cesse exempt de chagrins et de maux !

 Mon fils ! bien peu d'instants composeront ta vie,

 Qui cependant languit, aux douleurs asservie ;

 Car jamais nul mortel n'aura compté des jours

 Pleins de tant d'infortune et si prompts dans leur cours.

 Mais, si pour le malheur mes palais t'ont vu naître,

 Vers l'Olympe neigeux je m'élance, et peut-être

 Du Dieu qui lait gronder son tonnerre vainqueur,

 Ma plaintive prière attendrira le cœur.

 Pour toi, contre les Grecs gardant ta juste rage,

 Sur ta rapide flotte enchaîne ton courage.

 Hier, avec les Dieux, le roi de l'univers

 A voulu visiter, jusqu'aux bornes des mers,

 La sage Ethiopie, où la troupe éternelle

 Savoure des banquets la pompe solennelle.

 Quand le douzième jour dans son palais d'airain

 Aura vu remonter le maître souverain,

 Je m'y rendrai moi-même, et mon amour espère,

 En tombant a ses pieds, fléchir le cœur d'un père. »

 La déesse, dit ces mots, se retire, et son fils,

 Dévoré de regrets, pleure encor Briséis,

 Cette belle captive a la riche ceinture,

 Que lui ravit l'auteur d'une mortelle injure.

      Cependant, de Chrysa prêt à toucher le bord,

 Ulysse a mesuré la profondeur du port ;

 Par l'essaim des rameurs les voiles détendues

 Aux flancs du noir vaisseau reposent suspendues ;

 On abaisse le mat, on relâche les nœuds,

 On jette l'ancre, et tous, dans un sol sablonneux

 Par des câbles puissants tenant la nef captive,

 Conduisent l'hécatombe et parcourent la rive.

 Du vaisseau voyageur la menant vers l'autel,

 Ulysse rend l'esclave à l'amour paternel,

 Aborde le pontife et lui tient ce langage :

 « Chrysès! d'Agamemnon j'accomplis le message ;

 Il délivre ta fille, et je voue, en son nom,

 Une sainte hécatombe au terrible Apollon,

 Pour désarmer ce Dieu, dont la main vengeresse

 Frappe de ses fléaux les peuples de la Grèce. »

 il se tait. Chryséis s'avance sur ses pas,

 Et le joyeux vieillard la reçoit dans ses bras.

 Lorsque avec ordre autour de l'autel magnifique

 Les Grecs ont disposé l'offrande pacifique,

 L'orge sacrée attend, et puis le flot lustral

 Sur leurs pieuses mains épanche son cristal.

 Chrysès lève les bras vers l'immortelle voûte ;

 Il prie à haute voix: « Dieu protecteur! écoute !

 Phébus à l'arc d'argent, dont l'œil toujours veilla

 Sur Chrysa, Ténédos et la sainte Cilla,

 Si déjà ta fureur, par mes vœux enflammée,

 Pour me venger des Grecs accabla leur armée,

 Sauve-les maintenant; j'implore ta bonté. »

 Jusqu'au cœur d'Apollon sa prière a monté.

 Des victimes d'abord, lorsqu'on a versé l'orge,

 On élève la tête et le fer les égorge ;

 La graisse a recouvert leurs membres découpés,

 Et de morceaux sanglants deux fois enveloppés.

 Par les soins de Chrysès l'aride bois s'allume ;

 Il répand un vin noir ; le foyer brille et fume.

 Quand des cuisses la flamme a consumé les parts,

 Les jeunes Grecs, munis de broches à cinq dards,

 Goûtent les intestins, aux pointes acérées

 Fixent les autres chairs en lambeaux séparées,

 Et hors des feux ardents par le vieillard nourris

 Retirent des taureaux les rougissants débris.

 Ces apprêts terminés, du festin qui se dresse

 Les convives nombreux partageant l'allégresse,

 Apaisent à loisir et leur soif et leur faim;

 Lorsque les échansons se présentent enfin,

 La coupe, d'un vin pur à grands flots couronnée,

 De main en main circule, et, toute la journée,

 Apollon satisfait entend du haut des airs

 Résonner le péan aux sublimes concerts.

 Mais, quand devant la nuit le soleil se retire,

 Tous vont se reposer près du profond navire.

 A l'heure où dans les cieux la fille du matin,

 L'Aurore aux doigts de rosé à l'horizon lointain

 Rayonne, grâce au vent que Phébus leur envoie,

 La voile blanchissante et s'enfle et se déploie ;

 On redresse le mat, et le flot écumant

 Gémit sous le vaisseau qui fuit légèrement.

 Au vaste camp des Grecs lorsque sa course arrive,

 Par de larges supports au sable de la rive

 L'équipage l'enchaîné, et l'armée en son sein

 Voit de tous les rameurs se disperser l'essaim.

 Mais le fils de Pelée, Achille aux pieds rapides

 Nourrit de son courroux les transports homicides ;

 Assis près de sa flotte, aux Conseils, aux combats

 Il ne signale plus ni sa voix ni son bras,

 Et pourtant dans son cœur que le regret consume,

 Des exploits meurtriers le désir se rallume.

     Quand Ici douzième aurore a brillé dans les cieux,

 Guidé par Jupiter, le cortège des Dieux

 Vers l'Olympe remonte, et, d'un essor agile,

 Thétis, pour exaucer les prières d'Achille,

 Loin des flots de la mer, dès le réveil du jour,

 Vole au plus haut sommet du céleste séjour,

 Sur la cime éclatante où le fils de Saturne

 Seul, siégeant à l'écart, repose taciturne;

 C'est là qu'auprès du Dieu qui les fait trembler tous,

 Thétis, de la main gauche embrassant ses genoux,

 De la droite touchant son menton vénérable,

 Exhale en mots plaintifs la douleur qui l'accable :

 « Si jamais dans l'Olympe, ô père des humains !

 J'employai pour ta cause ou ma voix ou mes mains,

 Exauce mes souhaits; prête ton assistance

 A ce fils dont le sort a borne l'existence,

 Et qu'Atride lui-même, en bravant tous ses droits,

 Dépouille insolemment du fruit de ses exploits.

 Venge Achille ; aux Troyens accorde la victoire

 Jusqu'au jour où les Grecs le combleront de gloire. »

      Ainsi parlait Thétis ; le Dieu qui l'écoutait,

 Le Dieu de la tempête et s'étonne et se tait.

 A ses genoux divins Thétis s'attache encore :

 « Donne on refuse-moi le signe que j'implore.

 Prononce donc sans crainte, et que, je sache, au moins

 Si de mon déshonneur les Dieux seront témoins. »

      Du sein de Jupiter un long soupir s'exhale :

 « Combien de maux suivront ta demande fatale !

 J'irriterai Junon, qui par d'amers discours,

 A la face des Dieux, m'injuria toujours,

 Junon, qui, m'accusant de protéger Pergame !...

 Mais ton cœur obtiendra le bienfait qu'il réclame.

 Fuis pourtant ses regards; prends confiance en moi.

 Un signe de mon front te garantit ma foi ;

 Lorsque j'accorde aux Dieux ce signe inviolable,

 Ma promesse est sacrée et reste inébranlable. »

      Jupiter, confirmant un arrêt solennel,

 Baisse ses noirs sourcils de son front éternel,

 Et les cheveux divins, agités sur sa tête,

 Du grand Olympe an loin ont ébranlé le faite.

      Tandis qu'abandonnant l'Olympe et Jupiter,

 Thétis court se plonger dans la profonde mer,

 An seuil de son palais le roi du ciel se montre ;

 Tous les Dieux, se levant, marchent à sa rencontre ;

 Leur foule avec respect s'arrête et devant eux

 Sur son trône immortel il s'assied radieux.

 Mais l'altière Junon, le soupçonnant encore,

 A bientôt deviné qu'an lever de l'aurore,

 Thétis aux pieds d'argent, fine du roi des flots,

 Accourut prés de lui pour tramer des complots.

 « Perfide époux ! quel Dieu de son lâche artifice,

 Dit-elle avec aigreur, t'a rendu le complice ?

 Sans cesse, méditant sur l'arrêt des destins,

 Tu formes loin de  moi des projets clandestins ;

 Jamais ton cœur ne s'ouvre au cœur de ton épouse. »

 Le roi des Dieux répond : « 0 déesse jalouse !

 Junon ! n'espère pas que tes yeux indiscrets

 Découvrent aisément, mes importants secrets ;

 Il en est que tu peux, sage dépositaire,

 Apprendre avant le ciel, connaître avant la terre ;

 Mais ce que mon pouvoir dérobe aux autres Dieux,

 Tu n'en saurais percer le sens mystérieux. »

 Junon aux larges yeux en ces termes réplique :

 « Pourquoi m'accables-tu de ce reproche inique ?

 Dieu terrible ! jamais, quel que fût ton dessein,

 Jamais je n'en cherchai le secret dans ton sein ;

 Ta volonté puissante est par moi vénérée.

 Mais je crains que Thétis, fille du vieux Nérée,

 Suppliante à tes pieds, n'ait, par son art vainqueur,

 Aux injures d'Achille intéressé ton cœur ;

 Un signe de ta tête a scellé ta promesse

 D'honorer ce héros et de perdre la Grèce. »

 Mais le Dieu de l'orage : « Importune Junon !

 Tu me poursuis toujours de ton jaloux soupçon !

 Ne fuirai-je donc pas ta colère implacable ?

 L'arrêt que j'ai porté demeure irrévocable.

 Plus tu braves mes lois, plus je te haïrai,

 Plus ton cœur souffrira, de tourments déchiré.

 Mes vœux seront remplis ainsi qu'ils doivent l'être :

 Va t'asseoir en silence ; obéis à ton maître.

 Tous les Dieux réunis ne te sauveraient pas,

 Si je levais sur toi mon invincible bras. »

 Il menaçait encore, et, muette de crainte,

 Junon s'assied, frémit et dévore sa plainte.

 Les Dieux : dans le palais de leur chef souverain

 Gémissent tous. Alors l'industrieux Vulcain,

 Ému d'un tendre amour pour son auguste mère,

 Cherche a la consoler dans sa tristesse amère :

 « Quel funeste avenir, si le sort des mortels

 Excite dans les cieux des débats éternels !

 Plus de joie aux festins où la discorde règne.

 Soumise à Jupiter, que ta fierté le craigne !

 Sa superbe fureur, si tu la provoquais,

 Jetterait le désordre eu nos riants banquets.

 Ce Dieu, roi de l'Olympe, et maître de la foudre,

 Peut nous précipiter de nos trônes en poudre.

 Rien ne saurait changer ses arrêts absolus.

 Ma mère ! à son courroux ne t'expose donc plus,

 Mais que de tes discours la douceur le fléchisse,

 Et Jupiter pour nous redeviendra propice. »

 Vulcain se lève, prend la coupe aux larges bords,

 Et l'offrant à Junon : « Comprime tes transports.

 Veux-tu que je te voie, ô ma mère chérie !

 Subir de Jupiter la haine et la furie ?

 En vain à ses efforts j'opposerais les miens.

 Malheur à qui le brave ! Hélas ! je m'en souviens :

 Quand j'osai te défendre, il punit mon audace,

 Me saisit par le pied, me lança dans l'espace ;

 Loin du seuil éternel je roulai tout un jour,

 Et, lorsque le soleil eut achevé son tour,

 Je tombai dans Lemnos, où, respirant à peine,

 Je vis les Sintiens m'accueillir sur l'arène. »

 Junon aux bras d'albâtre avec grâce a souri,

 Et, prenant le breuvage aux mains d'un fils chéri,

 Elle sourit encor. Vulcain verse à la ronde

 Le doux nectar puisé dans une urne profonde,

 En efforts maladroits se consume, et des Dieux

 Le rire inextinguible éclate dans les cieux.

  Jusqu'au soleil couchant, dans une molle ivresse,

 L'Olympe des festins savoure l'allégresse,

 Et, tandis qu'Apollon, par ses divins accents

 Prolonge du banquet les plaisirs ravissants,

 Les Muses, secondant sa lyre radieuse,

 Cadencent tour à tour leur voix mélodieuse.

 Lorsque l'astre du jour se plonge dans les flots,

 Les Dieux, impatients du nocturne repos,

 Regagnent leurs palais où de ses mains habiles

 Vulcain leur façonna d'industrieux asiles.

 Jupiter, roi tonnant de l'Olympe étoilé,

 Sur sa couche secrète, à tous les yeux voilé,

 Monte et, quand de ses nœuds un doux sommeil l'enlace,

 Junon au trône d'or à ses côtés se place.