Chez Laërte

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LA   PAIX   OU   CHEZ   LAERTE

 

   Pendant que Télémaque, Eumée et le bouvier s'ar­rêtaient de danser et, renvoyant les femmes, se don­naient au sommeil dans l'ombre du manoir, les deux époux goûtaient les plaisirs de l'amour, puis les charmes des confidences réciproques. Elle lui racontait, cette femme divine, tout ce qu'en ce manoir, elle avait enduré, lorsque des prétendants la troupe détestable immolait tant de bœufs et tant de moutons gras et faisait ruisseler le vin de tant de jarres, — et tout cela pour elle ! Le rejeton des dieux, Ulysse, lui narrait les chagrins qu'il avait causés aux ennemis, puis sa propre misère et toutes ses traverses. Elle écoutait ravie, et le sommeil ne vint lui clore les paupières qu'après qu'il eut fini de tout lui raconter.

   Il commença par la défaite des Kikones, puis sa visite au bon pays des Lotophages ; du Cyclope, il conta les crimes et comment il avait châtié ce monstre sans pitié, qui lui avait mangé ses braves compagnons ; il dit son arrivée et l'accueil empressé qu'il reçut chez Éole, puis, le renvoi, hélas ! inutile, au pays, et le sort le jetant aux coups de la tempête, et ses cris déchirants sur la mer aux poissons ! l'escale à Télépyle, en pays lestrygon, et le bris de la flotte et le meurtre de tous ses compagnons guêtres et la fuite d'Ulysse, avec son noir vaisseau ; il conta tout au long la ruse de Circé et ses inventions, le voyage aux séjours humides de l'Hadès sur son navire à rames, et l'ombre du devin Tirésias de Thèbes, et tous ses compagnons de jadis retrouvés, et sa mère revue, qui l'avait enfanté et nourri tout petit, et les chants entendus des Sirènes marines, et les Pierres Errantes, Charybde la divine et Skylla, que personne, jamais, au grand jamais, sans souffrir, ne passa, et l'île du Soleil et le meurtre des Vaches, et le croiseur frappé de la foudre fumante, et Zeus, le Haut-Tonnant, abattant d'un seul coup tous ses nobles amis, et lui seul échappant aux Parques de la mort.

   Il dit son arrivée en cette île océane où Calypso la nymphe, qui brûlait de l'avoir pour époux, l'enfermait au creux de ses cavernes et, prenant soin de lui, lui pro­mettait encore de le rendre immortel et jeune à tout ja­mais, mais sans pouvoir jamais le convaincre en son cœur ; il dit son arrivée en terre phéacienne après beau­coup d'épreuves, et le cœur de ces gens l'accueillant comme un dieu, lui donnant un vaisseau pour rentrer au pays avec un chargement d'or, de bronze et d'étoffes. C'est par là qu'il finit, lorsque, domptant ses membres, le doux sommeil dompta les soucis de son cœur.

   Mais Pallas Athéna, la déesse aux yeux pers, eut alors son dessein. Quand elle crut qu'Ulysse, au lit de son épouse, avait rassasié de sommeil tout son cœur, elle éveilla l'Aurore en son berceau de brume, et, sur son trône d'or, l'aube, pour apporter aux hommes la lumière, monta de l'Océan.

   Ulysse se leva de sa couche moelleuse et dit à son épouse :

   ulysse. — Femme, nous avons eu, l'un et l'autre déjà, tout notre poids d'épreuves : mon retour te mettait dans l'angoisse et les pleurs ; loin du pays natal, Zeus et les autres dieux entravaient mes désirs et me comblaient de maux. Nous voici de nouveau réunis en ce lit, où tendaient tous mes vœux ; il faudra m'occuper des biens qu'en ce manoir, nous possédons encore, et des troupeaux que ces bandits m'ont décimés. Oh ! je saurai moi-même en ramener en prise, et beaucoup, sans compter ceux que les Achéens auront à me donner pour refaire le plein de toutes mes étables... Mais je voudrais d'abord aller à mon verger revoir mon noble père, que le chagrin torture... Je connais ton bon sens ; mais écoute un avis : au lever du soleil, le bruit va se répandre que j'ai, dans ce manoir, tué les prétendants ; regagne ton étage avec tes chambrières ! restes-y ! n'interroge et ne reçois personne !

   Il dit. A ses épaules, il mit ses belles armes, fit lever Télémaque, Eumée et le bouvier, et leur fit prendre à tous un attirail de guerre. Dociles à sa voix, quand ils eurent vêtu leurs armures de bronze, la porte fut ouverte : on sortit du manoir ; Ulysse les menait ; le jour régnait déjà ; mais, d'un voile de nuit, Athéna les couvrait pour les faire évader au plus tôt de la ville...

 

SECONDE DESCENTE AUX ENFERS

 

   Répondant à l'appel de l'Hermès du Cyllène, les âmes des seigneurs prétendants accouraient : le dieu avait en mains la belle verge d'or, dont il charme les yeux des mortels ou les tire à son gré du sommeil. De sa verge, il donna le signal du départ ; les âmes, en poussant de petits cris, suivirent...

   Dans un antre divin, où les chauves-souris attachent au rocher la grappe de leurs corps, si l'une d'elles lâche, toutes prennent leur vol avec de petits cris : c'est ainsi qu'au départ, leurs âmes bruissaient. Le dieu de la santé, Hermès, les conduisait par les routes humides ; ils s'en allaient, suivant le cours de l'Océan : passé le Rocher Blanc, les portes du Soleil et le pays des Rêves, ils eurent vite atteint la Prairie d'Asphodèle, où les ombres habitent, fantômes des défunts, et c'est là qu'ils trouvèrent, près de l'ombre du fils de Pelée, près d'Achille, les ombres de Patrocle, du parfait Antiloque et d'Ajax, le plus beau par la mine et la taille de tous les Danaens ; seul, le fils de Pelée le surpassait encore. Ils entouraient Achille, quand l'ombre de l'Atride Agamemnon survint. Elle était tout en pleurs et menait le cortège de ceux qui, chez Égisthe, avaient trouvé la mort et subi le destin.

   Ce fut l'ombre d'Achille qui parla la première :

   achille. — Atride, nous pensions que, de tous les héros, Zeus, le joueur de foudre, n'avait jamais aimé personne autant que toi : quand on sait quelle armée de braves te suivait au pays des Troyens, aux jours de nos épreuves, à nous, gens d'Achaïe ! Mais la Parque de mort avant l'heure est venue te prendre, toi aussi !... hélas, nul ne l'évite ! il suffit d'être né !... Qu'il t'aurait mieux valu subir la destinée et mourir en Troade, au milieu des honneurs, en plein commandement ! Car les Panachéens auraient dressé ta tombe, et quelle grande gloire tu léguais à ton fils ! Ah ! c'est pitié, la mort où t'a pris le destin !

   Mais l'ombre de l'Atride en réponse lui dit :

   agamemnon. — 0 bienheureux Achille, ô toi, fils de Pelée, qui, tout semblable aux dieux, succombas loin d'Argos, là-bas dans la Troade, et pour qui sont tombés, luttant sur ton cadavre, les meilleurs des Troyens et des fils d'Achaïe !... Ah ! je revois encor, dans l'orbe de poussière, ton grand corps allongé, tes chevaux délaissés, et tout ce jour de lutte, qui n'aurait pas fini sans l'orage de Zeus !... En ce soir de bataille, nous avons rapporté ton cadavre aux vaisseaux. On le mit sur ton lit ; on lava ce beau corps dans l'eau tiède ; on l'oignit.

   » Sur toi, les Danaens, pleurant à chaudes larmes, coupaient leurs chevelures. Mais ta mère, sitôt qu'elle apprit la nouvelle, sortit des flots, suivie des déesses marines, et soudain, sur la mer, monta son cri divin, et tous les Achéens en avaient le frisson. Ils se seraient enfuis au creux de leurs vaisseaux, si un homme, Nestor, ne les eût retenus ; en sa vieille sagesse, il fut, comme toujours, l'homme du bon conseil : « Arrêtez, Argiens ! restez, fils d'Achaïe ! c'est sa mère qui sort des flots, accompagnée des déesses marines! elle est venue revoir le corps de son enfant ! » A ces mots de Nestor, la crainte abandonna nos grands cœurs d'Achéens. Et l'on vit se dresser autour de toi les filles du Vieillard de la Mer, qui, pleurant et criant, revêtirent ton corps de vêtements divins.

   » Puis, de leur belle voix, les neuf Muses ensemble te chantèrent un thrène en couplets alternés : parmi les Achéens, tu n'aurais vu personne qui n'eût les yeux en larmes, tant leur allaient au cœur ces sanglots de la Muse. Là, nous t'avons pleuré dix-sept jours, dix-sept nuits, hommes et dieux ensemble.

   » Au dix-huitième jour, on te mit au bûcher et, sur toi, l'on tua un monceau de victimes, tant de grasses brebis que de vaches cornues ! puis, tu brûlas, couvert de tes habits divins et de parfums sans nombre et du miel le plus doux. Autour de ton bûcher, pendant que tu brû­lais, les héros achéens, gens de pied, gens de char, jou­taient avec leurs armes : quel tumulte et quel bruit !

   » Quand le feu d'Héphaestos eut consumé tes chairs, au matin nous recueillîmes tes os blanchis, qu'on lava de vin pur, qu'on oignit de parfums. Ta mère nous donna une amphore dorée, qu'elle disait avoir reçue de Dionysos ; mais du grand Héphœstos, cette urne était l'ouvrage. On y versa tes os blanchis, ô noble Achille, avec ceux de Patrocle, le fils de Menœteus. Dans une autre urne, on mit les restes d'Antiloque, celui qu'après la mort de Patrocle, ton cœur honora sans rival parmi tes compagnons. Puis, pour eux et pour toi, toute la sainte armée des guerriers achéens érigea le plus grand, le plus noble des tertres, au bout du promontoire où s'ouvre l'Hellespont : on le voit de la mer ; du plus loin, il appelle les regards des humains qui vivent maintenant ou viendront après nous. Puis ta mère apporta les prix incomparables qu'elle avait obtenus des dieux pour les concours de nos chefs achéens. En l'honneur d'un héros, tu pus voir en ta vie nombre de jeux funèbres, quand, à la mort d'un roi, les jeunes gens se ceignent et s'apprêtent aux luttes ; mais ton cœur et tes yeux n'auraient pu qu’admirer ces prix incomparables, que nous donnait pour toi Thétis aux pieds d'argent !... Il fallait que les dieux te chérissent bien fort !... C'est ainsi qu'à ta mort, a survécu ton nom et que toujours Achille aura, chez tous les hommes, la plus noble des gloires !... Mais moi, qu'ai-je gagné à terminer la guerre ? Si Zeus m'a ramené, c'est qu'il voulait pour moi cette mort lamentable, sous les coups d'un Égisthe ! d'une femme perdue !

   Tandis qu'ils échangeaient ces paroles entre eux, Hermès, le messager rayonnant, survenait avec les prétendants qu'Ulysse avait tués. Surpris à cette vue, les deux rois approchèrent, et l'ombre de l'Atride aussitôt reconnut le fils de Mélaneus, ce noble Amphimédon, que, jadis en Ithaque, il avait eu pour hôte. L'ombre d'Agamemnon, la première, parla :

   agamemnon. — Quel malheur en ces lieux t'amène, Amphimédon ? Dans l'ombre souterraine, que veut cette levée de héros du même âge !... car, à faire en la ville une levée de princes, on n'eût pas mieux choisi ! Est-ce donc Posidon qui coula vos vaisseaux, en levant contre vous le flot des grandes houles et les vents de malheur ? auriez-vous succombé sous les coups d'ennemis, lorsque, sur un rivage, vous enleviez de beaux troupeaux, bœufs et moutons ?... Réponds à ma demande : oublies-tu que je suis ton hôte ?... je m'en vante ! Là-bas, en compagnie du divin Ménélas, j'étais allé chez toi, quand nous pressions Ulysse de nous suivre vers Troie sur ses vaisseaux à rames. Il nous fallut un mois de voyage outre-mer, et quelle traversée ! pour décider enfin le preneur d'Ilion.

   L'ombre d'Amphimédon lui fit cette réponse :

    amphimédon  — Je me souviens de tout, ô nourrisson de Zeus ! Tu dis vrai et je vais te répondre en tous points : écoute de nos vies le triste dénoûment. Ulysse était absent, toujours absent, et nous courtisions son épouse. Elle, sans repousser un hymen abhorré, n'osait pas en finir, mais rêvait notre mort sous l'ombre de la Parque. Veux-tu l'une des ruses qu'avait ourdies son cœur ? Elle avait au manoir dressé son grand métier et, feignant d'y tisser un immense linon, nous disait au passage : « Mes jeunes prétendants, je sais bien qu'il n'est plus, cet Ulysse divin ; mais, malgré vos désirs de presser cet hymen, permettez que j'achève ; tout ce fil resterait inutile et perdu : c'est pour ensevelir notre seigneur Laërte ; quand la Parque de mort viendra tout de son long le coucher au trépas, quel serait contre moi le cri des Achéennes, si cet homme opulent gisait là sans suaire !

     » Elle disait et nous, à son gré, faisions taire la fougue de nos cœurs. Sur cette immense toile, elle passait les jours. La nuit, elle venait aux torches la défaire. Trois années, son secret dupa les Achéens. Quand vint la quatrième, à ce printemps dernier, nous fûmes avertis par l'une de ses femmes, l'une de ses complices ; alors on la surprit juste en train d'effiler la toile sous l'apprêt, et si, bon gré, mal gré, elle dut en finir, c'est que nous l'y forçâmes. La pièce était tissée tout entière, lavée ; elle nous la montrait ; la lune et le soleil ne sont pas plus brillants.., C'est alors qu'un mauvais génie jetait Ulysse à la pointe de l'île, où vivait le porcher.

   » Il y trouva son fils, qui, sur son noir vaisseau, revenait justement de la Pylos des Sables. Ils firent contre nous leurs plans de mâle mort, puis revinrent tous deux en notre illustre ville. Mais Ulysse suivait, conduit par le porcher ; devant lui, Télémaque avait montré la route. Revêtu de haillons, Ulysse ressemblait au pire des vieux pauvres ; personne d'entre nous, même les plus âgés, ne pouvait reconnaître ce brusque revenant ! On l'accabla de mots insultants et de coups, et lui, dans son manoir, eut le cœur d'endurer les coups et les insultes. Mais, enfin réveillé par le Zeus à l'égide, il enleva avec son fils les belles armes et les mit au trésor en fermant les verrous ; le traître alors nous fit présenter par sa femme l'arc et les fers brillants, instruments de la joute, mais aussi de la mort pour nous, infortunés ! Or, l'arc était si dur que nul ne put bander, tant s'en fallait, la corde !... Mais, quand aux mains d'Ulysse le grand arc arriva, nous eûmes beau crier qu'on le lui refusât, quoi qu'il en pût bien dire, Télémaque le lui envoya par Eumée.

   » A peine le héros d'endurance avait-il cet arc entre les mains qu'il en tendait la corde et traversait les fers, et quelle aisance avait cet Ulysse divin ! Puis, debout sur le seuil, il vida du carquois ses traits au vol rapide et, d'un œil furieux visant Antinoos, notre chef, il tira... Et ses flèches de deuil en percèrent bien d'autres ! Il visait devant lui : nous tombions côte à côte ! il était évident qu'un dieu guidait ses coups. Puis, à travers la salle, ils nous tuaient partout, n'écoutant que leur rage : un bruit affreux montait de crânes fracassés, dans les ruisseaux de sang qui couraient sur le sol... Et voilà, fils d'Atrée, quelle fut notre mort. Dans le manoir d'Ulysse, à cette heure, nos corps gisent sans sépulture ; les nôtres au logis ne savent toujours rien ; ils auraient de nos plaies lavé le sang noirci ; ils nous exposeraient et nous lamenteraient, dernier hommage aux morts !

   L'ombre d'Agamemnon, reprenant la parole :

   agamemnon. — Heureux fils de Laërte, Ulysse aux mille ruses ! c'est ta grande valeur qui te rendit ta femme ; mais quelle honnêteté parfaite dans l'esprit de la fille d'Icare, en cette Pénélope qui jamais n'oublia l'époux de sa jeunesse ! son renom de vertu ne périra jamais, et les dieux immortels dicteront à la terre de beaux chants pour vanter la sage Pénélope... O forfaits que trama la fille de Tyndare pour livrer à la mort l'époux de sa jeunesse ; quels poèmes d'horreur tes hommes en feront ! et le triste renom qu'en aura toute femme, même la plus honnête !

   Tels étaient les discours qu'ils échangeaient entre eux, dans la maison d'Hadès, aux profondeurs du monde.

   Descendus de la ville, ils atteignaient bientôt les murs du beau domaine, que Laërte jadis avait pu s'acquérir à force de travail : là était sa maison, entourée des hangars où s'asseyaient, mangeaient et se couchaient les gens qu'il avait condamnés au travail de sa terre ; il avait avec lui, pour soigner sa vieillesse, une très vieille femme amenée de Sicile, et c'est là qu'il vivait, loin de la ville, aux champs.

   Ulysse, alors,  dit à  ses  gens  et à son  fils :

   ulysse. — Vous entrerez tout droit dans la maison de pierre et, pour notre repas, vous tuerez aussitôt le cochon le plus gras ; je m'en vais aller voir ce que pense mon père, s'il me reconnaîtra, si ses yeux parleront ou ne verront en moi qu'un inconnu, après une si longue absence.

   Il dit et, leur donnant son attirail de guerre, il envoya ses gens tout droit à la maison, puis courut s'informer au verger plein de fruits. Il entra dans le grand enclos : il était vide ; Dolios et ses fils et ses gens étaient loin ; conduits par Dolios, ils ramassaient la pierre pour le mur de clôture.

   Ulysse dans l'enclos ne trouva que son père, bêchant au pied d'un arbre. Or, le vieillard n'avait qu'une robe sordide, noircie et rapiécée. Une peau recousue, nouée à ses mollets et lui servant de guêtres, le garait des épines, et des gants à ses mains le protégeaient des ronces ; sur la tête, il avait, pour se garer du froid, sa toque en peau de chèvre.

   Tout cassé de vieillesse, le cœur plein de chagrin, il apparut aux yeux du héros d'endurance, et le divin Ulysse ne put tenir ses larmes. Il s'arrêta auprès d'un poirier en quenouille. Son esprit et son cœur ne savaient que résoudre : irait-il à son père, le prendre, et l'embrasser, et tout lui raconter, son retour, sa présence à la terre natale ?... Il pensa, tout compté, qu'il valait mieux encore essayer avec lui des paroles railleuses.

   C'est dans cette pensée qu'il alla droit à lui, cet Ulysse divin. Tête baissée, Laërte était là qui bêchait.

   Arrivé près de lui,  son noble  fils parla :

   ulysse. — Vieillard, tu te connais aux travaux du jardin : quelle tenue ! quels arbres ! vigne, figuiers, poiriers, oliviers et légumes, tu ne négliges rien..., du moins en ton verger, car, — laisse-moi te dire et ne te fâche pas, — sur toi, c'est autre chose ! Le soin te manque un peu ; quelle triste vieillesse ! quelle sale misère ! et quels linges ignobles ! Ce n'est pas un patron qui te néglige ainsi pour punir ta paresse ! A te voir, rien en toi ne trahit l'esclavage, ni les traits, ni la taille ! tu me semblés un roi ou l'un de ces vieillards qui n'ont plus dans la vie qu'à se baigner, manger, puis dormir à la douce. Mais allons ! réponds-moi sans feinte, point par point : quel est donc ton patron! à qui donc ce verger ?... Autre chose à me dire ; j'ai besoin de savoir : est-il vrai que la terre où je suis soit Ithaque ? quand je venais ici, un passant, rencontré en chemin, me l'a dit... Oh! c'est un pauvre esprit, qui n'a su me donner aucun détail précis ni même me répondre au sujet de mon hôte... Je demandais s'il vit ou si la mort l'a mis aux maisons de l'Hadès. Mais, puisque te voilà, écoute et me comprends. Jadis, en mon pays, un homme vint chez nous que j'accueillis en hôte, comme tant d'autres gens qui me venaient de loin : jamais ami plus cher n'est entré sous mon toit ! Il se disait d'Ithaque et vantait sa naissance, ayant pour père un fils d'Arkésios, Laërte. Je l'emmenai chez moi, le traitai de mon mieux et lui donnai mes soins : j'avais maison fournie ! Au départ, je lui fis les présents qu'il convient, car il eut sept talents de mon bel or ouvré, sans compter un cratère à fleurs, tout en argent, douze robes, autant de manteaux non doublés et, pour finir, il prit à son choix quatre fem­mes, parmi mes plus jolies et fines travailleuses. Mais Laërte, en pleurant, lui fit cette réponse:

   laerte. — Étranger, c'est ici le pays que tu cherches ; mais il est au pouvoir de bandits sans pudeur. Tu perdis les présents dont tu comblas cet hôte !... Ah ! s'il vivait encor, si tu l'avais trouvé en ce pays d'Ithaque, cadeaux, accueil d'ami, il ne t'eût reconduit que sa dette payée ; n'est-ce pas l'équité de rendre à qui nous donne ?... Mais allons ! réponds-moi sans feinte, point par point : voilà combien d'années que tu reçus chez toi cet hôte malheureux ? Car c'est mon fils, le pauvre ! ou, du moins, il le fut ! Mais, loin de tous les siens et du pays natal, les poissons de la mer l'auraient-ils dévoré ?... sur terre, serait-il devenu la pâture des fauves et rapaces ?... Ni sa mère, ni moi, qui l'avions mis au jour, n'avons pu le pleurer et le voir au linceul !... Ni sa femme, qui lui coûta tant de présents, la sage Pénélope, ne put, comme il convient, lamenter son époux autour du lit funèbre et lui fermer les yeux, dernier hommage aux morts ! Mais autre chose encor ; j'ai besoin de savoir : quel est ton nom, ton peuple, et ta ville et ta race ? où donc est le croiseur qui chez nous t'amena ?... ton divin équipage ?... nous viens-tu, passager, sur un vaisseau d'autrui ? ont-ils repris la mer, quand tu fus débarqué ?

   Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :

   ulysse. — Oui, je vais là-dessus te répondre sans feinte. Moi, je suis d'Alybas où j'ai mon beau logis ; mon père est Aphidas, fils de Polypérnon, qui fut roi, et mon nom, à moi, est Épérite. Je rentrais de Sicile ; hors de ma route, un dieu m'a jeté sur vos bords ; mon navire est mouillé loin de la ville, aux champs... Pour Ulysse, voici quatre ans passés déjà que, dans notre pays, il est venu, le pauvre ! puis en est reparti. Au départ, il avait les oiseaux à sa droite ; en le reconduisant, je l'en félicitais, et lui, tout en marchant, me disait son bonheur !... Nous avions bien l'espoir de reprendre, tous deux, ces échanges d'accueils et de brillants cadeaux !

   Il disait ; la douleur enveloppait Laërte de son nuage sombre et, prenant à deux mains la plus noire poussière, il en couvrait ses cheveux blancs, et ses sanglots ne pouvaient s'arrêter. Le cœur tout remué, Ulysse commençait à sentir ses narines picotées par les larmes.

  Il regarda son père ; il s'élança, le prit, le baisa et lui dit :

   ulysse. — Mon père ! le voici, celui que tu de­mandes... Je reviens au pays, après vingt ans d'absence !... Mais trêve de sanglots, de larmes et de cris ! Écoute ! nous n'avons pas un instant à perdre ! Car, j'ai, sous notre toit, tué les prétendants ; j'ai vengé mon honneur et soulagé mon âme, en punissant leurs crimes.

   Mais Laërte, prenant la parole, lui dit :

   laerte. — Si j'ai bien devant moi Ulysse, mon enfant, je ne veux me fier qu'à des marques certaines.

   Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :

   ulysse. — Que tes yeux tout d'abord regardent la blessure que jadis au Parnasse, un sanglier me fit de sa blanche défense : c'est toi qui m'envoyas, et mon au­guste mère ; car chez Autolycos, mon aïeul maternel, m'attendaient les cadeaux qu'à l'un de ses voyages, il vous avait ici promis de me donner... Une autre preuve encor ? dans les murs de ce clos, je puis montrer les arbres que j'avais demandés et que tu me donnas, quand j'étais tout petit ; après toi, je courais à travers le jardin, allant de l'un à l'autre et parlant de chacun ; toi, tu me les nommais. J'eus ces treize poiriers, ces quarante figuiers, avec ces dix pommiers ! Voici cinquante rangs de ceps, dont tu me fis le don ou la promesse ; chacun d'eux a son temps pour être vendangé, et les grappes y sont de toutes les nuances, suivant que les saisons de Zeus les font changer.

   Mais Laërte, à ces mots, sentait se dérober ses genoux et son cœur : il avait reconnu la vérité des signes que lui donnait Ulysse. Au cou de son enfant, il jeta les deux bras, et le divin Ulysse, le héros d'endurance, le reçut défaillant. Mais il reprit baleine ; son cœur se réveilla ; pour répondre à son fils, il prononça ces mots :

   laerte. — Au sommet de l'Olympe, dieux, vous régnez encor, s'il est vrai, Zeus le père ! que tous ces  prétendants ont payé leurs folies et leurs impiétés. Mais voici que me prend une crainte terrible : c'est que les gens d'Ithaque sur nous vont accourir ; partout des messagers vont porter la nouvelle aux Képhalléniotes !

   Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :

   ulysse. — Laisse-là ce souci ! que ton cœur soit sans crainte !... Mais rentrons au logis qui borde le verger ! C'est là que Télémaque, Eumée et le bouvier, envoyés devant moi, ont dû nous préparer le repas au plus vite.

   Il l'emmène, à ces mots, vers la jolie maison. Ils arrivent bientôt au grand corps du logis. Ils trouvent Télémaque, Eumée et le bouvier, qui tranchaient force viandes et déjà mélangeaient le vin aux sombres feux.

   Mais Laërte au grand cœur était entré chez lui. Sa vieille de Sicile au bain l'avait conduit, frotté d'huile, vêtu de son plus beau manteau. Debout auprès de lui et versant la vigueur à ce pasteur du peuple, Athéna le rendait et plus grand et plus fort que jadis aux regards.

   Il quitta la baignoire, et son fils étonné, quand il le vit en face pareil à l'un des dieux, lui dit, en élevant la voix, ces mots ailés :

   ulysse. — Oh ! père, assurément, c'est l'un des Éternels qui te montre à nos yeux et plus grand et plus beau !

   Laërte, posément, le regarda et dit :

   laerte. — Ah ! pourquoi, Zeus le père, Athéna ! Apollon ! hier, en notre maison, pourquoi n'étais-je pas ce qu'autrefois je fus, quand, avec mon armée de Képhalléniotes, je pris au bout du cap, là-bas en terre ferme, la forte Néricos ? c'est moi qu'on aurait vu, l'ar­mure sur le dos, marcher aux prétendants et nous en délivrer et, dans notre manoir, rompre bien des genoux ! et la joie t'eût rempli le cœur au fond de toi !

   Tandis qu'ils échangeaient ces paroles entre eux, les autres achevaient les apprêts du repas ; en ligne, prenant place aux sièges et fauteuils, on se mettait à table, quand le vieux Dolios rentra avec ses fils. Le vieux les ramenait des champs, très fatigués : la vieille de Sicile, leur mère, avait couru là-bas les appeler ; tout en les élevant, c'est elle qui donnait ses bons soins au vieillard appesanti par l'âge.

   En revoyant Ulysse, leurs cœurs le reconnurent. Mais ils restaient debout, en proie à la surprise.

   Ulysse les reçut de ses mots  les plus doux :

   ulysse. — Vieillard ! prends place à table ! quittez cette stupeur ! Nous avons tous, depuis longtemps, grand appétit ; mais, sans toucher au pain, nous restions là, dans ce logis, à vous attendre !

   Il dit ; mais Dolios, lui ouvrant les deux bras, venait droit à son maître et prenait le poignet d'Ulysse et le baisait et disait, élevant la voix, ces mots ailés :

   dolios. — Ami, tu nous reviens ! tous nos vœux t'appelaient ; mais nous n'espérions plus !... Puisque la main des dieux te ramène, salut ! sois heureux à jamais par la grâce du ciel !... Mais sans feinte réponds ; j'ai besoin de savoir : la sage Pénélope sait-elle ton retour et ta présence ici ? ou faut-il l'avertir ?

   Ulysse l'avisé  lui fit  cette  réponse :

   ulysse. — Elle sait tout, vieillard ! ne t'occupe de rien !

   Il dit et Dolios, sur l'escabeau luisant, s'assit et, comme lui, ses enfants s'empressaient autour du noble Ulysse et lui prenaient les mains et lui disaient leurs vœux ; puis, côte à côte, auprès de Dolios, leur père, ils allèrent s'asseoir.

   Pendant qu'à la maison, ils faisaient ce repas, déjà la Renommée, rapide messagère, avait couru la ville. Elle allait, racontant le sort des prétendants et leur fin lamentable. Et la foule, accourue de partout à sa voix, assiégeait de ses cris, de ses gémissements, la demeure d'Ulysse. Chacun y prit ses morts pour les ensevelir. On mit sur des croi­seurs les morts des autres villes ; on chargea des pêcheurs d'aller les reporter, chacun à son foyer. Puis le peuple d'Ithaque à l'agora s'en vint, le cœur plein de tristesse.

   Quand, le peuple accouru, l'assemblée fut complète, Eupithès se leva. Un deuil inconsolable avait empli son cœur : car le divin Ulysse, de sa première flèche, lui avait abattu son fils Antinoos.

   C'est en pleurant sur lui qu'il prenait la parole    :

   eupithès. — Contre les Achéens, mes amis, quels forfaits n'a pas commis cet homme !... Il est parti, nous emmenant sur ses vaisseaux une foule de braves : il a perdu ses gens, perdu ses vaisseaux creux !... Il revient, et voyez ! il nous tue les meilleurs des chefs képhalléniotes. Allons ! Il ne faut pas qu'il s'enfuie vers Pylos ou la divine Élide, chez les rois épéens... Marchons ! nous resterions à jamais décriés ! jusque dans l'avenir, on dirait notre honte, si nos frères, nos fils demeuraient saris vengeurs ! Pour moi, je ne saurais avoir goût à la vie ; je préfère la mort, la descente au tombeau. Non ! ne leur laissons pas le temps de s'embarquer!

   Il disait, et ses pleurs excitaient la pitié de tous les Achéens. Mais le divin aède et le héraut survinrent : ils sortaient du manoir d'Ulysse, où le sommeil venait de les quitter, et chacun, à les voir au milieu de la foule, demeurait étonné.

   Médon prit la parole et posément  leur  dit :

   médon. — Gens d'Ithaque, deux mots ; ce n'est pas sans l'aveu des dieux, des Immortels, qu'Ulysse a fait cela. Car j'ai vu, de mes yeux, une divinité debout auprès de lui, sous les traits de Mentor. C'était un Immortel qui tantôt l'excitait, visible à ses côtés, et tantôt, dans la salle, allait troubler les autres qui succombaient en tas.

   Il disait et le peuple entier verdit de crainte.

   Alors, pour leur parler, un héros se leva, le vieil Halithersès, un des fils de Mastor, qui, seul d'entre eux, voyait avenir et passé. C'est pour le bien de tous qu'il prenait la parole :

   halithersès. — C'est votre lâcheté, amis, qui fit cela ! Vous ne nous avez crus, ni moi, ni le pasteur de ce peuple, Mentor, quand nous voulions brider les folies de vos fils !... Vous laissiez leurs forfaits s'accomplir !... Les impies ! ils pillaient le domaine, ils outrageaient la femme du maître qui jamais ne devait revenir !... Mais songeons au présent ! acceptez mes conseils : ne marchons pas contre eux ! c'est courir, de nous-mêmes, au-devant du malheur.

    Il dit ; en grand tumulte, la plus forte moitié du peu­ple se leva ; mais les autres, restés en séance, blâmaient l'avis d'Halithersès et, derrière Eupithès, ils s'élançaient aux armes. Toute bardée de bronze aux reflets aveu­glants, une troupe se forme au devant de la ville, dans la vaste campagne. Eupithès, l'insensé ! en a pris la conduite : il espérait venger le meurtre de son fils ; mais, sans en revenir, c'est là-bas qu'il devait finir sa destinée.

   Athéna dit alors à Zeus,  fils de Cronos :

   athéna. — Fils de Cronos, mon père, suprême Majesté ! réponds à ma demande ! n'as-tu pas en ton cœur quelque dessein caché ? vas-tu faire durer cette guerre funeste et sa mêlée terrible ?... ou veux-tu rétablir l'accord des deux partis ?

   Zeus, l'assembleur des nues, lui fit cette réponse :

   zeus. — Pourquoi ces questions, ma fille, et ces demandes ? Fais comme il te plaira ; mais voici mon avis. Puisque les prétendants ont été châtiés par le divin Ulysse, pourquoi ne pas sceller de fidèles serments ? il garderait le sceptre ; nous, aux frères et fils de ceux qui sont tombés, nous verserions  l'oubli, et, l'ancienne amitié les unissant entre eux, on reverrait fleurir la richesse et  la paix.

   Il dit et redoubla le zèle d'Athéna, qui partit, s'élançant des sommets de l'Olympe...

   Ils avaient leur content de ce repas si doux et le divin Ulysse, le héros d'endurance, avait pris la parole :

   ulysse. — Que l'on sorte pour voir et veiller aux approches.

   Il dit, et l'un des fils de Dolios sortit, pour obéir à l'ordre. A peine sur le seuil, voyant toute la troupe, il cria vers Ulysse ces paroles ailées :

   le chœur. — Les voici ! ils sont là ! aux armes ! et plus vite !

   Il disait : se levant, tous revêtent leurs armes, les six garçons du vieux, Ulysse, et les trois autres ; Laërte et Dolios prennent aussi des armes, soldats chenus, ser­vants de la nécessité. Tout revêtus de bronze aux reflets aveuglants, ils ouvrent la grand'porte et, sur les pas d'Ulysse, ils quittent la maison. Mais la fille de Zeus, Athéna, approchait : de Mentor, elle avait et l'allure et la voix et, joyeux de la voir, le héros d'endurance appelait Télémaque. Il disait à son fils, cet Ulysse divin :

   ulysse. — Télémaque, c'est l'heure ! entre dans la mêlée ! souviens-toi seulement, en cet instant des braves, de ne pas entacher le renom des aïeux ; car on a jusqu'ici vanté de par le monde leur force et leur courage.

   Posément, Télémaque le regarda et dit :

   télémaque. — Si tel est ton désir, tu pourras voir, mon père, que, suivant tes paroles, ce cœur n'entache pas le renom de ta race.

   Il dit et, plein de joie,  Laërte s'écriait :

   laerte. — Quel jour pour moi, dieux qui m'aimez ! je suis heureux ! j'entends, sur la valeur, mon fils se quereller avec mon petit-fils !

   Athéna, la déesse aux yeux pers,  intervint :

   athéna. — 0 fils d'Arkésios, le plus cher des amis ! adresse ta prière à la Vierge aux yeux pers, à  Zeus  le   père  aussi  !   puis    brandis   et  envoie   ta pique à la grande ombre !

   Et Pallas Athéna animait le vieillard d'une vigueur nouvelle : il invoque aussitôt la fille du grand Zeus, puis brandit et envoie sa pique à la grande ombre qui, d'Eupithès, atteint le casque aux joues de bronze ; sans repousser le coup, le bronze cède et craque ; l'homme, à grand bruit, s'effondre, et ses armes résonnent. Sur ceux du premier rang, Ulysse tombe alors avec son noble fils : du glaive et de la pique, de revers et de taille, ils frappent ; sous leurs coups, tous auraient succombé et perdu le retour, si la fille du Zeus à l'égide, Athéna, n'eût pas poussé un cri qui, tous, les arrêta :

   athéna. — A, quoi bon, gens d'Ithaque, cette cruelle guerre ? sans plus de sang, quittez la lutte, et tout de suite.

   A ces mots d'Athéna, tous ont verdi de crainte : la terreur fait tomber les armes de leurs mains ; le sol en est jonché. La voix de la déesse ne leur laissant au cœur que le désir de vivre, ils s'enfuient vers la ville. Le héros d'endurance, avec un cri terrible, se ramasse ; il bondit, cet Ulysse divin, et l'on eût dit un aigle à l'assaut de l'éther. Mais le fils de Cronos, de sa foudre fumante, frappe le sol devant la déesse aux yeux pers, et, tournée vers Ulysse, la fille du dieu fort, Athéna, lui commande :

   athéna. — Arrête ! Mets un terme à la lutte indécise, et du fils de Cronos, du Zeus à la grand-voix, redoute le courroux !

   A la voix d'Athéna, Ulysse, tout joyeux dans son cœur, obéit : entre les deux partis, la concorde est scellée par la fille du Zeus à l'égide, Athéna.