MARI
ET
FEMME
Ulysse
l'avisé dit alors à son fils :
ulysse.
— Télémaque, va t'en appeler de ma part
la nourrice
Euryclée ; j'aurais à lui donner un ordre auquel je tiens.
Sur ces mots, Télémaque obéit à son père et,
secouant la
porte, il dit à la nourrice :
télémaque.
— Debout ! et vite ici ! vieille des
anciens
jours, qui surveilles chez nous nos femmes de service!... Viens !
mon père t'appelle ; il voudrait te parler !
Il dit et,
sans qu'un mot s'envolât de ses lèvres, la vieille ouvrit la porte
du grand corps de logis et,
marchant sur les pas de Télémaque, entra.
Ils trouvèrent Ulysse au milieu des cadavres :
il était tout
souillé de poussière et de sang. On eût
dit un lion qui vient de dévorer
quelque bœuf à l'enclos :
son poitrail et ses deux bajoues ensanglantées
en font une épouvante... Des pieds au
haut des bras, c'est ainsi que le
corps d'Ulysse était
souillé.
En voyant tous ces morts et ces ruisseaux de
sang, devant un tel exploit, la vieille allait pousser
la clameur de triomphe. Ulysse l'arrêta et contrat
son envie, puis, élevant la voix, lui dit ces mots
ailés :
ulysse.
— Vieille, aie la joie au cœur! Mais
tais-toi !... pas un cri ! triompher sur les morts
est
une impiété ! C'est le destin des dieux qui les tue, et leurs
crimes ; mais dis-moi : des servantes qui sont en ce manoir,
lesquelles m'ont trahi, lesquelles sont fidèles ?
La nourrice Euryclée lui fit cette réponse :
euryclée.
— Mon
fils, je te dirai toute la vérité.
Des cinquante servantes qui sont
en ce manoir et que j'avais dressées à toutes les besognes, à
travailler la laine et subir l'esclavage, il en est douze
en tout dont l'audace éhontée fut sans respect
pour moi, pour Pénélope même...
Télémaque achevait seulement de grandir ; sa mère interdisait
qu'il commandât aux
femmes !...
Mais laisse! que je monte
à l'étage brillant avertir ton épouse : un dieu l'a fait dormir.
Ulysse
l'avisé lui fit cette réponse :
ulysse.
— Elle
?... non! pas encore !... avant de
l'éveiller, fais-moi venir ici
les filles que tu vis
tramer des vilenies.
Il disait
: traversant la grand'salle, la vieille alla dire aux servantes de
venir au plus tôt.
Mais appelant son fils, Eumée et le bouvier,
Ulysse leur disait ces paroles ailées :
ulysse.
— Commencez à l'instant ! qu'on emporte
les morts !... que les femmes vous aident ! et vous prendrez ensuite
l'éponge aux mille trous pour laver à grande eau tables et beaux
fauteuils. Quand vous aurez remis tout en ordre au manoir,
de la salle trapue emmenez les
servantes ! faites leur
rendre l'âme à la pointe du glaive, sans en épargner une :
c'est fini d'Aphrodite et des plaisirs de nuit aux bras des
prétendants !
Il disait ;
dans la salle, entrait déjà la troupe
des filles infidèles.
Poussant des cris affreux, versant des pleurs à
flots, il leur fallut d'abord emporter les cadavres et ranger tous
ces morts au porche de la cour,
dans l'entrée de l'enceinte : Ulysse commandait et
pressait la besogne ; il fallait obéir. Elles prirent
ensuite l'éponge aux mille trous pour laver à
grande eau tables et beaux fauteuils. Puis Télémaque,
Eumée et le bouvier raclèrent tout le sol
à la pelle entre les murs épais ; les femmes emportaient
au dehors cette boue.
Lorsque, dans la grand'salle, tout fut remis en
ordre, on fit
sortir les femmes de la salle trapue ; on entassa leur troupe en un
coin de la cour, entre le pavillon et la solide enceinte :
impossible de fuir !
Posément,
Télémaque avait dit à ses gens :
télémaque.
— Il ne sera pas dit qu'une mort
honorable ait terminé la vie de celles qui versaient
l'opprobre sur ma mère et sur ma propre tête et qui passaient les
nuits au lit des prétendants !
Ce disant, il prenait le câble du navire à la
proue azurée et le tendait du haut de la grande
colonne autour du pavillon, de façon que les pieds
ne pussent
toucher terre... Grives aux larges ailes,
colombes qui vouliez regagner
votre nid, vous donnez au
filet dressé sur le buisson, et vous
voilà couchées au sommeil de la mort... Ainsi,
têtes en ligne et le lacet passé
autour de tous les cols, les filles subissaient la mort la
plus atroce, et leurs pieds s'agitaient un instant, mais très bref.
Alors Mélanthios fut sorti dans la cour. Au
devant de l'entrée, on lui trancha d'abord, d'un
bronze sans pitié, le nez et les oreilles, puis son
membre arraché fut
jeté,
tout sanglant, à disputer aux chiens et, d'un cœur furieux, on
lui coupa enfin et les mains et les pieds.
S'étant
lavé ensuite et les pieds et les mains, on rentra vers Ulysse :
l'œuvre était accomplie.
Ulysse était en train de dire à la nourrice :
ulysse.
— Pour chasser
l'air
mauvais, vieille, apporte du
soufre et donne-nous du feu : je veux soufrer la salle. Puis va chez
Pénélope et la prie de
venir avec ses chambrières ; dépêche-nous aussi
toutes les autres femmes.
La
nourrice Euryclée lui fit cette réponse :
euryclée.
— Là-dessus, mon enfant, ton discours
est parfait. Mais il faut te vêtir: je m'en vais t'apporter
la robe et le manteau ! tu ne peux
pas rester avec ces seuls
haillons sur tes larges épaules : on le prendrait très mal.
Ulysse
l'avisé lui fit cette réponse :
ulysse. — C'est du feu que, d'abord,
je veux en cette salle.
Sur ces mots, la nourrice Euryclée obéit. Elle
apporta du
feu. Elle apporta du soufre. Ulysse en imprégna salle, manoir et
cour. Puis la vieille s'en fut aux grands appartements raconter la
nouvelle et dépêcher les femmes, qui, se jetant au cou d'Ulysse et
le fêtant et lui prenant les mains, couvraient de leurs baisers sa
tête et ses épaules ; l'envie de sangloter, de gémir le prenait
doucement, car son cœur les
reconnaissait toutes.
Mais la vieille Euryclée montait chez sa maîtresse
: elle riait tout haut à l'idée d'annoncer que l'époux était là !
ses genoux bondissaient ; ses pieds
sautaient les marches. Elle était
au chevet de la reine ; elle dit :
euryclée.
— Lève-toi, Pénélope ! que tes yeux:
chère enfant, revoient enfin l'objet de tes vœux
éternels !...
Ulysse est revenu : il est dans son manoir! qu'il a tardé
longtemps!... Mais viens!
Il a tué les fougueux prétendants qui pillaient sa maison, lui
dévoraient ses biens et maltraitaient son fils.
La plus
sage des femmes, Pénélope, reprit :
pénélope.
— Bonne mère, es-tu
folle?
un dieu
peut donc troubler la tète la
plus sage ! et donner la sagesse à l'esprit le plus faux !
toi, si posée jadis, c'est un dieu qui l'égaré ! Par tous ces
racontars, ah ! pourquoi te jouer de ce cœur douloureux ? pourquoi
me réveiller du sommeil qui
mettait sur ces paupières closes un joug plein de douceur ?
Je n'ai jamais si bien dormi depuis qu'Ulysse est allé voir là-bas
cette Troie de malheur, — que le nom en périsse ! Mais, allons !
redescends ! retourne à la grand'salle ! Si, pour cette nouvelle,
une autre de nos femmes m'eût tirée du sommeil, crois bien que, sans
tarder, ma colère l'aurait renvoyée du manoir ! mais toi, il me faut
bien excuser ta vieillesse !
La nourrice Euryclée lui fit cette réponse :
euryclée.
— Mais qui se joue de toi, mafille
? En vérité, Ulysse est de retour ! il est à la maison! c'est comme
je te dis ! C'était lui l'étranger
que, tous, ils outrageaient : Télémaque savait
de longtemps sa présence, mais
prudemment gardait le secret de son père, pour lui donner le temps de punir ces
bandits.
A ces
mots, Pénélope en joie sauta du lit, prit
en ses bras la vieille et, les yeux pleins de larmes, lui dit ces
mots ailés :
pénélope.
— Bonne mère, ah ! vraiment, tu ne
me trompes pas ? Si, comme tu le dis, il est à
la maison,
comment donc a-t-il pu, à lui tout seul, abattre cette troupe
éhontée ? Car chez nous, c'est toujours
en nombre qu'ils étaient.
La nourrice Euryclée lui fit cette réponse :
euryclée.
— Je n'ai rien vu, rien su ; je n'ai rien entendu que le fracas du
meurtre ; apeurées,
nous restions dans le fond de nos chambres, entre
les murs épais et toutes portes closes. De la
grand'salle, enfin, Télémaque, ton fils, que son
père envoyait, me cria de venir. Quand je revis
Ulysse,
c'était parmi les morts, debout ; autour
de lui, leurs cadavres pressés
couvraient le sol battu... Si tu les avais vus, quelle joie
pour ton cœur !... On les a mis
en tas aux portes de la cour ; il a fait un grand feu ; il a
brûlé du soufre ; la salle est
toute belle ; il m'envoie te
chercher ; suis-moi ! que vos deux cœurs s'unissent
dans la joie, après tant de souffrances !...
Tes vœux de si longtemps, les
voilà donc remplis : tu
l'as à ton foyer ; il est vivant ; chez lui, il a pu
retrouver et sa femme et son fils !... et tous ces prétendants,
fauteurs de tant de maux, il a pu s'en venger en sa propre maison !
La plus
sage des femmes, Pénélope, reprit :
pénélope.
— Bonne mère, contiens tes transports
et tes rires !... Le revoir au logis ! ah ! tu sais le bonheur que,
tous, nous en aurions, moi surtout et ce fils, qui nous a dû le
jour. Mais comment croire un mot des récits que tu fais ?... Si quelqu'un vint
tuer les nobles prétendants, c'est un dieu qu'indignaient leur
audace et leurs crimes ! quand on les abordait, qu'on fût noble ou
vilain, ils n'avaient pour tout homme
au monde que mépris ; c'est leur
folie qui leur valut ce
son affreux !... Mais loin de l'Achaïe, mon Ulysse a perdu la
journée du retour et s'est perdu
lui-même.
La nourrice Euryclée lui fit cette réponse :
euryclee.
— Quel mot s'est échappé de l'enclos
de tes dents, ma fille ?... Il est ici ! il est à son foyer, celui
que tu pensais n'y voir rentrer jamais... Cœur toujours incrédule,
est-ce donc une preuve assurée
qu'il te faut ?...
Cette plaie que jadis lui
fit le sanglier à la blanche défense, j'en avais vu la marque, en
lui donnant le bain ; je voulais te le dire, à toi ; mais,
des deux mains me prenant à la gorge, il me ferma la bouche : il
avait son projet !... Viens ! suis-moi : je te mets ma propre vie en
gage et, si je mens, tue-moi de la pire des morts !
La plus sage des femmes,
Pénélope, reprit :
pénélope.
— Bonne mère, je sais ta prudence
achevée ! mais peux-tu déjouer les plans des
Éternels ?...
Quoi qu'il en soit, allons retrouver mon enfant : je veux voir s'ils
sont morts, les seigneurs prétendants, et qui les a tués.
De
l'étage, à ces mots, la reine descendit. Quel
trouble dans son cœur ! Elle se demandait si, de loin, elle
allait interroger l'époux ou s'approcher
de lui et, lui prenant la tête et
les mains, les baiser. Elle entra... Elle avait franchi le seuil de pierre :
dans la lueur du feu, contre l'autre muraille, juste en face
d'Ulysse, elle vint prendre un siège ; assis, les yeux baissés, sous
la haute colonne, il attendait le mot que sa vaillante épouse, en le
voyant, dirait. Mais elle se
taisait, de surprise accablée.
Elle resta longtemps à le considérer, et ses
yeux tour à
tour reconnaissaient les traits d'Ulysse
en ce visage ou ne pouvaient plus voir que ces mauvais haillons.
Son fils,
en la tançant, lui dit et déclara :
télémaque.
— Ton coeur est trop cruel, mère
! ô méchante mère ! de
mon père, pourquoi t'écarter
de la sorte ?... auprès de lui, pourquoi ne
vas-tu pas t'asseoir, lui parler,
t'enquérir ?...
fut-il jamais un cœur de femme aussi fermé ?... s'éloigner d'un
époux quand, après vingt années de longs maux et d'épreuves, il
revient au pays !... Ah ! ton cœur est toujours plus dur que le
rocher !
La plus sage des femmes, Pénélope reprit :
pénélope.
— Mon enfant, la surprise est là,
qui tient mon
cœur. Je ne puis proférer un mot,
l'interroger, ni même dans les
yeux le regarder en face ! Si vraiment c'est Ulysse qui
rentre en sa maison, nous nous reconnaîtrons, et, sans peine, l'un
l'autre, car il est entre nous de ces marques secrètes, qu'ignorent
tous les autres.
A ces mots, le divin Ulysse eut un sourire, et
vite, à Télémaque, il dit ces mots ailés, le héros
d'endurance :
ulysse.
— Laisse donc, Télémaque ! ta mère en
ce manoir veut encor m'éprouver !... Bientôt, elle pourra me
reconnaître, et mieux : je suis sale, tu
vois, et couvert de haillons ; son mépris la retient
de voir
Ulysse en moi ! Mais nous, tenons conseil pour le meilleur succès :
bien souvent, quand on n'a tué dans le pays qu'un homme et qui n'a
pas grands vengeurs de sa mort, il faut abandonner sa patrie
et les siens ! Nous avons abattu
le rempart de la ville, ce que l'île comptait de plus
nobles garçons : qu'en penses-tu, dis-moi ?
Posément, Télémaque
le regarda et dit :
télémaque.
— C'est à toi d'y veiller, père :
de par le
monde, ta sagesse au conseil est, dit-on,
sans égale ; il n'est pas un mortel qui pourrait y
prétendre.
Ulysse l'avisé lui fit
cette réponse :
ulysse.
— Je vais donc t'exposer ce que je
crois le
mieux. Allez d'abord au bain et changez-y de robes ! puis faites
prendre aux femmes leurs vêtements sans tache ! et, pour vous
entraîner, que le divin aède, sur sa lyre au chant clair, joue
quelque danse alerte. A l'entendre au dehors, soit qu'on passe en la
rue, soit qu'on habite autour, on dira : « C'est la noce ! ». Car il
faut que la mort des seigneurs prétendants ne soit connue en ville
qu'après notre départ, quand nous aurons gagné notre verger des
champs. Là, nous aurons le temps de chercher quel secours Zeus
pourra nous offrir.
Dociles à sa voix, les autres obéirent. Ils
allèrent au
bain ; ils changèrent de robes, firent
parer les femmes, puis le divin
chanteur prit sa lyre bombée et, comme il éveillait en leurs
cœurs le désir de la douce
musique et des danses parfaites,
bientôt le grand manoir résonnait sous les
pas des hommes et des femmes à la belle ceinture, et, dans le
voisinage, on disait à ce bruit :
le
chœur.
— Un mari
nous la prend, la reine courtisée !... la pauvre ! déserter cette
grande demeure !... n'avoir pas eu le cœur d'attendre que revînt
l'époux de sa jeunesse !
Et l'on parlait ainsi sans connaître l'affaire. Mais
Ulysse au grand cœur était entré chez
lui ;
le baignant, le frottant
d'huile, son intendante Eurynomé
l'avait revêtu d'une robe et d'une belle écharpe ;
sur sa tête, Athéna répandait la beauté ; on voit
l'artiste habile, instruit par
Héphaestos et Pallas
Athéna de toutes leurs recettes, nieller, or sur argent,
un chef-d'œuvre de grâce : c'est ainsi qu'Athéna, sur sa tête
et son buste, faisait couler la grâce ; sortant de la baignoire, il
rentra tout pareil d'allure aux
Immortels.
En face
de sa femme, il reprit le fauteuil qu'il venait de quitter et lui
tint ce discours :
ulysse.
—
Malheureuse ! jamais, en une faible
femme, les dieux, les habitants des manoirs de l'Olympe,
n'ont mis un cœur plus sec... C'est bien !... Nourrice, à toi de me
dresser un lit : j'irai dormir tout seul ; car, en place de cœur,
elle n'a que du fer.
La plus sage des femmes, Pénélope, reprit :
pénélope.
— Non ! malheureux ! je n'ai ni mépris
ni dédain ; je reprends tout mon calme et
reconnais en toi celui qui, loin d'Ithaque, partit
un jour sur
son navire aux longues rames... Obéis,
Euryclée ! et va dans notre
chambre aux solides mitrailles nous préparer le lit que ses
mains avaient fait ; dresse les bois du cadre et mets-y le coucher,
les feutres, les toisons, avec
les draps moirés !
C'était là sa façon d'éprouver son époux. Mais
Ulysse indigné méconnut le dessein de sa fidèle
épouse :
ulysse.
— O femme, as-tu bien dit ce mot
qui me
torture?...
Qui donc a déplacé mon
lit ?
le plus habile n'aurait pas
réussi sans le secours d'un dieu qui, rien qu'à le vouloir,
l'aurait changé de place. Mais il n'est homme en vie, fût-il plein
de jeunesse, qui
l'eût
roulé sans peine. La façon de ce
lit, c'était mon grand secret ! C'est moi seul,
qui l'avais fabriqué sans un
aide. Au milieu de l'enceinte, un rejet d'olivier éployait son feuillage ;
il était vigoureux et son gros
fût avait l'épaisseur d'un
pilier : je construisis, autour, en blocs
appareillés, les murs de notre
chambre ; je la couvris
d'un toit et, quand je l'eus munie d'une
porte aux panneaux de bois
plein, sans fissure, c'est alors seulement que, de cet olivier
coupant la frondaison, je
donnai tous mes soins à équarrir
le fût jusques à la racine, puis,
l'ayant bien poli et dressé au cordeau, je le pris pour montant où
cheviller le reste; à ce premier montant, j'appuyai tout le
lit dont j'achevai le cadre ; quand je l'eus
incrusté d'or, d'argent et
d'ivoire, j'y tendis des courroies d'un cuir rouge éclatant... Voilà
notre secret!... la preuve
te suffît ?... Je voudrais donc
savoir, femme, si notre lit est
toujours en sa place ou
si, pour le tirer ailleurs, on a coupé le tronc de l'olivier.
Il disait : Pénélope sentait se dérober ses genoux et son cœur ;
elle avait reconnu les signes
évidents que lui donnait Ulysse ; pleurant et s'élançant
vers lui et lui jetant les bras autour du cou et le baisant au
front, son Ulysse, elle dit :
pénélope.
— Ulysse, excuse-moi !... toujours je
t'ai connu le plus sage des hommes ! Nous comblant
de chagrins, les dieux n'ont pas voulu nous
laisser l'un à l'autre à jouir du
bel âge et parvenir
ensemble au seuil de la vieillesse !... Mais
aujourd'hui, pardonne et sois sans amertume si,
du premier abord, je ne t'ai pas
fêté ! Dans le fond de mon
cœur, veillait toujours la crainte
qu'un homme ne me vînt abuser par ses contes ; il est tant de
méchants qui ne songent qu'aux
ruses ! Ah !
la fille de Zeus, Hélène l'Argienne, n'eût pas donné son lit à
l'homme de là-bas, si elle eût soupçonné que les fils d'Achaïe,
comme d'autres Arès, s'en iraient la reprendre, la rendre à son
foyer, au pays de ses pères ; mais un dieu la poussa vers cette
œuvre de honte ! son cœur auparavant n'avait pas résolu cette
faute maudite, qui fut, pour
nous aussi, cause de tant de maux ! Mais tu m'as convaincue !
la preuve est sans réplique ! tel est bien notre lit ! en dehors de
nous deux, il n'est à le connaître que la seule Aktoris, celle des
chambrières, que, pour venir ici, mon père me donna. C'est elle qui
gardait l'entrée de notre chambre aux épaisses murailles... Tu vois
: mon cœur se rend, quelque cruel
qu'il soit !
Mais Ulysse, à ces mots, pris d'un plus vif
besoin de
sangloter, pleurait.
Il tenait dans ses bras la femme de son cœur,
sa fidèle compagne !
Elle est douce, la terre, aux vœux des naufragés, dont
Posidon en
mer, sous l'assaut de la Vague et du vent, a brisé le solide navire
: ils sont là, quelques-uns qui, nageant vers la terre, émergent de
l'écume ; tout leur corps est
plaqué de salure marine ; bonheur ! ils prennent pied ! ils
ont fui le désastre !... La vue de son époux lui semblait aussi
douce : ses bras blancs ne pouvaient s'arracher à ce cou.
L'Aurore
aux doigts de rosés les eût trouvés pleurants, sans l'idée
qu'Athéna, la déesse aux yeux pers, eut d'allonger la nuit qui
recouvrait le monde : elle retint l'Aurore aux bords de l'Océan,
près de son trône d'or, en lui faisant défense de mettre sous le
joug pour éclairer les hommes, ses rapides chevaux Lampos et
Phaéton, les poulains de l'Aurore.
Ulysse
l'avisé dit enfin à sa femme :
ulysse.
— 0 femme, ne crois pas être au
bout des
épreuves ! Il me reste à mener jusqu'au bout,
quelque jour, un travail
compliqué, malaisé, sans mesure : c'est le devin Tirésias qui
me l'a dit, le jour que, débarqué à la maison d'Hadès, je consultai
son ombre sur la voie du retour pour mes gens et pour moi..., Mais
gagnons notre lit, ô femme ! il
est grand temps de dormir, de goûter le plus
doux des sommeils !
La plus sage des femmes,
Pénélope, reprit :
pénélope.
— Ton lit te recevra, dès que voudra
ton cœur, puisque les dieux t'ont fait rentrer
sous ton grand toit, au pays de
tes pères ! Mais puisqu'ils t'ont donné la pensée de me dire
qu'une épreuve te reste, voyons ! il faudra bien qu'un jour, je la
connaisse : la savoir tout de suite est peut-être
le mieux.
Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :
ulysse.
— Pauvre amie, à quoi bon me presser
de parler ? et pourquoi tant de
hâte !...
Je m'en vais te le dire et ne t'en rien cacher ; mais ton cœur n'aura
pas de quoi se réjouir, et moi-même, j'en souffre !...
Tirésias m'a dit d'aller de ville en ville, ayant entre mes bras une
rame polie, tant et tant qu'à la fin, j'arrive chez les gens qui
ignorent la mer. Et connais à ton tour quelle marque assurée le devin m'en
donna : sur la route, il faudra qu'un autre voyageur me demande
pourquoi j'ai cette pelle à
grains sur ma brillante épaule ; ce jour-là, je devrai, plantant ma
rame en terre, faire au
roi Posidon le parfait sacrifice d'un taureau, d'un bélier et
d'un verrat de taille à couvrir une truie ; puis, rentrant au logis,
si j'offre à tous les dieux,
maîtres des champs du ciel, la complète
série des saintes hécatombes, la
plus douce des morts me viendra de la mer ; je ne succomberai
qu'à l'heureuse vieillesse, ayant autour de moi des peuples
fortunés... Voilà ce que le sort, m'a-t-il dit, me
réserve !
La plus sage des femmes, Pénélope, reprit :
pénélope.
— Si c'est à nos vieux jours que
les dieux ont vraiment réservé le bonheur, espérons
échapper ensuite à tous les maux !
Pendant
qu'ils échangeaient ces paroles entre eux,
la nourrice Euryclée, aidée
d'Eurynomé, leur préparait le lit à la lueur des torches.
Quand
leurs soins diligents eurent garni de doux tissus les bois du cadre,
la nourrice rentra chez elle
pour dormir ; mais, leur servant de chambrière, Eurynomé
revenait, torche en main, pour leur ouvrir la marche.
Elle les
conduisit dans leur chambre et revint, les laissant au bonheur de
retrouver leur couche et ses droits d'autrefois.