Le massacre

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 LE    MASSACRE

   Or  le divin porcher, ayant pris  l'arc courbé, le portait   vers Ulysse. Mais tous les  prétendants le huaient dans  la  salle.

  Un de ces  jeunes fats s'en allait, répétant :

   le choeur. — Misérable porcher, à qui donc t'en vas-tu porter cet arc courbé ? Attends un peu, vieux fou ! auprès de tes pourceaux, abandonné de tous, les chiens coureurs que tu nourris te mangeront, si jamais Apollon et tous les autres dieux daignent nous écouter !

   Il disait. Le porcher remit l'arc en sa place. Mais Télémaque alors lui cria des menaces :

   télémaque. — Vieux frère, avance donc ! va lui porter cet arc ! Il t'en cuirait bientôt d'écouter tous ces gens ! Je vais te reconduire aux champs, à coups de pierres, car je suis ton cadet, mais non pas le moins fort : si j'étais aussi sûr que ma force et mon bras l'emportent sur tous ceux qui sont en cette salle, ma colère en mettrait à la porte plus d'un, car je connais leurs trames !

    Il dit, et tous les prétendants en joie de rire et, contre Télémaque, leur colère perdit un peu de son aigreur. Le porcher reprit l'arc ; à travers la grand'salle, il s'en fut le remettre aux mains du sage Ulysse, puis, ayant appelé la nourrice

   Euryclée au dehors, il lui dit :

   eumée. — Télémaque t'ordonne, ô très sage Euryclée, de fermer sur la salle vos portes en bois plein et, si vous entendiez ou des cris ou des coups dans notre enclos des hommes, que pas une au dehors ne sorte, et pas un mot !... mais restez au travail !

   Il disait : sans qu'un mot s'envolât de ses lèvres, la nourrice ferma la porte entre la salle et le corps du logis.

   Le bouvier, en silence, avait quitté la salle et, le long de l'enceinte, avait couru fermer le portail de la cour. D'un câble de byblos, qu'il trouva dans l'entrée, — c'était l'amarre d'un navire à deux gaillards, — il lia les deux barres, puis rentra dans la salle et, les yeux sur Ulysse, il reprit l'escabeau qu'il venait de quitter.

   Ulysse tenait l'arc, le tournait, retournait, tâtant de-ci de-là et craignant que les vers n'eussent rongé la corne en l'absence du maître, et l'un des prétendants disait à son voisin :

   le chœur. — Voilà un connaisseur qui sait jouer de l'arc !... pour sûr, il a chez lui de pa­reils instruments ou songe à s'en faire un !... Voyez comme ce gueux vous le tourne et retourne en ses mains misérables !

  Mais un autre de ces  jeunes fats s'écriait :

   le chœur. — Pour son plus grand profit, qu'il réussisse en tout, comme il va réussir à nous bander cet arc !...

   Or, tandis qu'ils parlaient, Ulysse l'avisé finissait de tâter son grand arc, de tout voir. Comme un chanteur, qui sait manier la cithare, tend aisément la corde neuve sur la clef et fixe à. chaque bout le boyau bien tordu, Ulysse alors tendit, sans effort, le grand arc, puis sa main droite prit et fit vibrer la corde, qui chanta tel et clair, comme un cri d'hirondelle.

   Pour tous les prétendants, ce fut la grande an­goisse : ils changeaient de couleur, quand, d'un grand coup de foudre, Zeus marqua ses arrêts. Le héros d'endurance en lut tout réjoui : il avait bien compris, cet Ulysse divin, que le fils de Cronos, aux pensers tortueux, lui donnait ce présage... Il prit la flèche ailée qu'il avait, toute nue, déposée sur sa table ; les autres reposaient dans le creux du carquois, — celles dont tâteraient bientôt les Achéens. Il l'ajusta sur l'arc, prit la corde et l'encoche et, sans quitter son siège, il tira droit au but...

   D'un trou à l'autre trou, passant toutes les haches, la flèche à lourde pointe sortit à l'autre bout, tandis que le héros disait à Télémaque :

   ulysse. — En cette grande salle, où tu le fis asseoir, ton hôte, ô Télémaque, fait-il rire de toi ? ai-je bien mis au but ?... et, pour tendre cet arc, ai-je fait trop d'efforts ?... Ah! ma force est intacte, quoi que les prétendants m'aient pu crier d'insultes ! Mais voici le moment ! avant qu'il fasse nuit, servons aux Achéens un souper que suivront tous les jeux de la voix et ceux de la cithare, ces atours du festin !

   Et, des yeux, le divin Ulysse fît un signe et son fils aussitôt, passant son glaive à pointe autour de son épaule, reprit en main sa lance, qui dressait près de lui, accotée au fauteuil, la lueur de sa pointe.

   Alors, jetant ses loques, Ulysse l'avisé sauta sur le grand seuil. Il avait à la main son arc et son carquois plein de flèches ailées. Il vida le carquois devant lui, à ses pieds, puis dit aux prétendants :

   ulysse. — C'est fini maintenant de ces jeux anodins !... Il est un autre but, auquel nul ne visa : voyons si je pourrais obtenir d'Apollon la gloire de l'atteindre !

   Il dit et, sur Antinoos, il décocha la flèche d'a­mertume. L'autre allait soulever sa belle coupe en or ; déjà, de ses deux mains, il en tenait les anses ; il s'apprêtait à boire ; c'est de vin, non de fin, que son âme rêvait !... qui donc aurait pensé que seul, en plein festin et parmi cette foule, un homme, si vaillant qu'il pût être, viendrait jeter la mâle mort et l'ombre de la Parque ?

   Ulysse avait tiré ; la flèche avait frappé Antinoos au col : la pointe traversa la gorge délicate et sortit par la nuque. L'homme frappé à mort tomba à la renverse ; sa main lâcha la coupe ; soudain, un flot épais jaillit de ses narines : c'était du sang humain ; d'un brusque coup, ses pieds culbutèrent la table, d'où les viandes rôties, le pain et tous les mets coulèrent sur le sol, mêlés à la poussière.

   Parmi les prétendants, quand on vit l'homme à terre, ce fut un grand tumulte : s'élançant des fauteuils, ils couraient dans la salle, et, sur les murs bien joints, leurs yeux cherchaient en vain où prendre un bouclier ou quelque forte lance. Ils querellaient Ulysse en des mots furieux :

   le chœur. — L'étranger, quel forfait ! tu tires sur les gens !... Ne pense plus jouter ailleurs ! ton compte est bon ! la mort est sur ta tête !... C'est le grand chef de la jeunesse en notre Ithaque, que tu viens de tuer ! Aussi, tu vas nourrir les vautours de chez nous.

   Ainsi parlaient ces fous, car chacun d'eux pensait qu'Ulysse avait tué son homme par mégarde et, quand la mort déjà les tenait en ses nœuds, pas un ne la voyait !

   Ulysse l'avisé les toisa et leur dit :

   ulysse. — Ah ! chiens, vous pensiez donc que, du pays de Troie, jamais je ne devais rentrer en ce logis ! vous pilliez ma maison ! vous entriez de force au lit de mes servantes ! et vous faisiez la cour, moi vivant, à ma femme !... sans redouter les dieux, maîtres des champs du ciel !... sans penser qu'un vengeur humain pouvait surgir !... Vous voilà maintenant dans les nœuds de la mort !

   Il disait ; la terreur les faisait tous verdir, et le seul Eurymaque trouvait à lui répondre :

   eurymaque. — Ulysse, ah ! si vraiment c'est toi qui nous reviens, notre Ulysse d'Ithaque ! tu peux avec raison parler aux Achéens de ces forfaits sans nombre, qu'ils ont commis dans ton manoir et sur tes champs... Mais le voilà gisant, celui qui les causa ! c'est cet Antinoos qui mettait tout en branle !... Ce n'est pas tant l'hymen que rêvait son envie ! il avait d'autres vues, que le fils de Cronos n'a pas favorisées : car il pensait régner sur ton pays d'Ithaque et sur ta belle ville, quand il aurait tué ton fils en trahison... Mais puisque le voilà puni par le destin, épargne tes sujets ! Nous allons t'apaiser, trouver dans le pays, soit en or, soit en bronze, de quoi te rembourser tout ce qu'on a pu boire et dévorer chez toi, en t'amenant chacun l'amende de vingt bœufs. Tant que ton cœur n'aura pas eu ce réconfort, nous ne pouvons trouver que juste ta colère.

   Ulysse l'avisé le toisa et lui dit :

  ulysse. — Pour me dédommager, vous pourriez, Eurymaque, m'apporter tous vos biens, et ceux de vos familles, et m'en ajouter d'autres ! mon bras continuerait encor de vous abattre tant que, de vos forfaits, je n'aurais pas tiré ma complète vengeance !... Vous n'avez devant vous que le choix : ou combattre ou chercher dans la fuite un moyen d'éviter les Parques et la mort !... Mais croyez-moi, la mort est déjà sur vos têtes : pas un n'échappera.

  A ces mots, ils sentaient se dérober sous eux leurs cœurs et leurs genoux.

  Eurymaque   reprit   à   nouveau   la   parole :

   eurymaque. — Amis, vous l'entendez ! rien ne peut arrêter ses mains infatigables ; puisqu'il tient le carquois et l'arc aux beaux polis, il va, du haut du seuil luisant, tirer ses flèches tant qu'il lui restera l'un de nous à abattre !... Ne pensons qu'à lutter !... Allons ! glaives au vent ! contre la pluie de mort, prenons pour boucliers nos tables et, fondant sur lui tous à la fois, tâchons de le chasser du seuil et de la porte et courons vers la ville appeler au se­cours : cet homme aurait tiré pour la dernière fois !

   A ces mots, Eurymaque avec un cri sauvage sortait son glaive à pointe. Mais le divin Ulysse le prévint et tira : la flèche, sous le sein, entra dans la poitrine et courut se planter dans le foie ; Eurymaque laissa tomber son glaive et, plongeant de l'avant, le corps plié en deux s'abattit sur la table, en renversant avec les mets la double coupe ; le front frappa le sol ; le souffle devint rauque ; le fauteuil, sous le choc des talons, culbuta; puis les yeux se voilèrent.

   Alors, tirant son glaive à pointe, Amphinomos bondit pour attaquer le glorieux Ulysse et dégager la porte. Mais déjà Télémaque lui plantait dans le dos, entre les deux épaules, sa lance, dont le fer sortit par la poitrine. Amphinomos tomba ; on l'entendit donner du front contre le sol, tandis que, vers le seuil, Télémaque courait sans avoir retiré sa lance à la grande ombre, car le risque était fort que l'un des Achéens l'assaillît de son glaive ou s'en vînt l'assommer quand il se baisserait.

   Il courut ; en deux bonds, il rejoignit son père et, montant sur le seuil, lui dit ces mots ailés :

   télémaque. — Mon père, je reviens ! je vais chercher pour toi un bouclier, deux piques, un bonnet tout en bronze qui t'entre bien aux tempes ; je m'armerai moi-même et j'armerai aussi Eumée et le bouvier : il vaut mieux nous couvrir.

   Ulysse l'avisé lui fît cette réponse :

   ulysse. — Cours, pendant que j'ai là mes flèches pour défense ; mais rapporte des armes avant que, de la porte où je vais être seul, ils ne m'aient délogé.

   Il disait : Télémaque obéit à son père. Il s'en fut au trésor et, dans les nobles armes, prit quatre boucliers, quatre paires de piques, quatre bonnets de bronze à l'épaisse crinière et revint, tout courant, aux côtés de son père avec son chargement. Ce fut lui qui, d'abord, se revêtit du bronze ; puis les deux serviteurs prirent les belles armes pour s'en couvrir aussi, et leur groupe se tint autour du sage Ulysse aux fertiles pensées.

   Mais lui, tant qu'il avait ses flèches pour défense, il tirait dans la salle, abattant chaque fois quelqu'un des prétendants qui tombaient côte à côte. A force de tirer, les flèches lui manquèrent. Alors, déposant l'arc contre l'un des montants de la salle trapue, il le laissa dressé au mur resplendissant, puis couvrit ses épaules d'un bouclier plaqué de cuir en quatre couches et sa tête vail­lante, d'un bonnet de métal ; enfin il prit en mains les deux robustes piques à la coiffe de bronze...

   Or, dans le plein du mur de la salle trapue, à la pointe du seuil, s'ouvrait une poterne qui menait au couloir ; mais elle était fermée de panneaux en bois plein, et le divin porcher, posté là par Ulysse, surveillait cette issue, la seule qui restât.

   S'adressant  à   la troupe, Agélaos leur dit :

   agélaos. — Amis, n'aurons-nous donc personne, pour monter jusqu'à cette poterne et prévenir le peuple, et crier au secours ?

   Le maître-chevrier,  Mélantheus,  répliqua  :

   mélanthios. — Mais ce n'est pas possible ! Regarde, Agélaos ! ô nourrisson des dieux ! De la porte d'honneur, qui mène dans la cour, c'est terriblement proche et l'entrée du couloir est tellement étroite ! un seul homme y tiendrait contre tous nos assauts, pour peu qu'il fût vaillant... Mais attendez ! je vais chercher pour vous des armes au trésor, car c'est là, ce ne peut être ailleurs, à mon avis, qu'Ulysse et son illustre fils ont déposé les armes.

   Sur ce, Mélanthios, grimpant à la muraille, sortit par les larmiers et, courant au trésor, y choi­sit douze piques, douze casques de bronze à l'épaisse crinière et douze boucliers, qu'il se hâta de rappor­ter aux prétendants.

   Les genoux et le cœur d'Ulysse défaillirent, quand il les vit couverts de bronze et brandissant leurs longues javelines : la tâche lui semblait trop lourde ! Il se hâta de dire à Télémaque ces paroles ailées :

   ulysse. — Télémaque, à coup sûr, c'est l'une des servantes qui nous vaut du logis cette lutte inégale, à moins que Mélantheus...

   Posément, Télémaque le regarda et dit :

   télémaque. — Non ! mon père ! c'est moi ! je suis le seul coupable : en quittant le trésor, je n'ai pas refermé les battants en bois plein ; je les ai laissés contre ; leur guetteur sut mieux faire !... Allons, divin Eumée, va fermer cette porte et tâche de savoir qui nous a fait le coup : serait-ce une des femmes ?... C'est plutôt Mélantheus, le fils de Dolios ?

   Pendant qu'ils échangeaient ces paroles entre eux, le maître-chevrier retournait au trésor afin d'en rapporter encor de belles armes. Mais le divin porcher le vit et se hâta de prévenir Ulysse, — ils étaient côte à côte :

   eumée. — Fils de Laërte, écoute ! ô rejeton des dieux, Ulysse aux mille ruses ! c'est bien celui que nous pensions, oh ! la canaille ! Le voilà qui retourne au trésor ; réponds-moi : faudra-t-il le tuer, si je suis le plus fort, ou te le ramener ici, que tu te venges de tant d'indignités commises sous ton toit ?

   Ulysse   l'avisé   lui   fit   cette   réponse :

   ulysse. — A nous deux, Télémaque et moi, nous tâcherons, malgré tous leurs assauts, de les tenir ici, ces nobles prétendants : vous ! courez au trésor ! jetez-le sur le dos ! liez-lui bras et jambes ! puis attachez la porte : je veux l'avoir en vie pour le bien torturer !

   Il dit : tout aussitôt, les autres obéirent. Arrivés au trésor, ils virent Mélantheus qui faisait tout au fond sa récolte des armes et ne pouvait les voir...

   Debout, auprès des deux montants, ils l'attendirent. Le maître-chevrier, quand il revint au seuil, tenait dans une main un casque magnifique et, dans l'autre, un de ces immenses boucliers que le héros Laërte avait porté au temps de sa prime jeunesse ; mais, rouillé, craquelé, les courroies décousues, il était aujourd'hui relégué dans un coin.

   Les deux bergers alors sautent sur Mélantheus, le tirent aux cheveux, le rejettent dedans et l'étendent à terre, déjà tout angoissé, puis le serrent à mort, mains et pieds attachés ; un cordage était là, qui sert à le hisser au haut d'une colonne, jusqu'au ras du plafond.

   C'est   toi   qui   le   raillais   alors,   porcher   Eumée :

   eumée. — Te voilà bien posté maintenant pour la nuit !... veille, ô Mélanthios ! c'est le lit qu'il te faut ! une couche moelleuse ! Ah ! tu ne risques pas de laisser passer l'heure ! Quand, sortant de la brume, au bord de l'Océan, l'Aurore montera sur son trône doré, n'oublie pas d'amener aux prétendants les chèvres pour le festin à préparer en ce logis !

   Et, le laissant pendu en ces nœuds de la mort, les deux autres, prenant leurs armes, refermèrent la porte aux bois luisants. Auprès du sage Ulysse aux fertiles pensées, ils revinrent tous deux.

   Ils étaient en présence, tous respirant l'audace, mais quatre d'un côté, alignés sur le seuil, et, de l'autre, en la salle, une foule de braves. Or, la fille de Zeus, Athéna, vint à eux ; de Mentor, elle avait et l'allure et la voix. Ulysse, tout joyeux en la voyant, lui dit:

   ulysse. — Sauve-nous du malheur, Mentor, et sou­viens-toi des services rendus par ton vieux compagnon : nous sommes du même âge !

   Mais, dans son cœur, ces mots étaient pour Athéna : il avait reconnu la meneuse d'armées. Les prétendants, de leur côté, la menaçaient ; le fils de Damastor, Agélaos, du fond de la salle, s'était mis à l'apostropher :

   agélaos. — Mentor, ferme l'oreille aux demandes d'Ulysse : pour sa seule défense, il veut te mettre en lutte avec les prétendants !... Sache bien nos desseins, et qui s'accompliraient : quand on aurait tué et le père et le fils, on te tuerait sur eux, pour prix de ta conduite ; ta tête en répondrait ! puis, quand le bronze vous aurait ôté la vie, on prendrait tous tes biens, et chez toi et dehors; on les mettrait au tas des richesses d'Ulysse, et tes fils ne pourraient plus vivre en ton manoir, ni ta fidèle épouse et tes filles, rester dans la ville d'Ithaque.

   Il dit ; mais, redoublant de courroux, la déesse inter­pellait Ulysse en ces mots irrités :

   athéna. —Ulysse, n'as-tu plus de force ni d'ardeur ?... Toi qui, pour les bras blancs de cette noble Hélène, neuf années sans faiblir, combattis les Troyens, qui tuas tant de gens dans la mêlée terrible et sus, par ta sagesse, enlever à Priam sa ville aux larges rues ! A l'heure où te voilà en tes maisons et biens, devant les prétendants ton cœur ne sait que geindre !... Mais, mon bon! reste là, debout à mes côtés, et me regarde faire ! tu verras de quel cœur, parmi les ennemis, Mentor, fils d'Alkimos, sait payer les bienfaits !

   Elle dit, mais laissa la bataille incertaine : elle voulait qu'Ulysse et son fils glorieux fissent la preuve encor de leurs force et courage. Changée en hirondelle et prenant son essor, elle alla se poser sur les poutres du faîte, noircies par la fumée.

   Parmi les prétendants, c'était Agélaos, le fils de Damastor, qui poussait au combat tous ceux qui survivaient et luttaient pour la vie, Eurynomos, Amphimédon, Démoptolème, et Pisandre, de la race de Polyctor, et le sage Polybe ; tels étaient, désormais, ceux qui, par leur valeur primaient les prétendants ; l'arc et sa pluie de flèches avaient couché les autres.

   S'adressant à la troupe, Agélaos leur dit :

   agélaos. — Amis ! voici la fin ! il lui faut ar­rêter ses mains infatigables : Mentor a disparu : vaine fanfaron-nade ! en travers de la porte, il ne reste plus qu'eux ! Lançons nos longues piques, mais pas tous à la fois ! Allons !... les six premiers ! tirez !... et plaise à Zeus de nous donner la gloire d'abattre cet Ulysse ! quand il sera tombé, nous nous moquons des autres !

   Il dit ; suivant son ordre, les six premiers tirèrent. Ils avaient bien visé ; mais Athéna fit dévier toutes leurs piques.

   Quand le divin Ulysse les vit manquer leur coup, il se reprit à dire, le héros d'endurance :

   ulysse. — Mes amis, un seul mot ! tirons tous dans le tas ! après tant de forfaits, ces gens parlent encor d'avoir notre dépouille !

   Il dit, et tous les quatre, en visant devant eux, lancent leurs javelines, et la pointe d'Ulysse perce Démoptolèrne, celle de Télémaque abat Euryadès, et celles du porcher et du bouvier atteignent Élatos et Pisandre. Les autres prétendants reculent vers le fond. Nos gens alors s'élancent et courent retirer des morts leurs javelines. Mais à nouveau, voici que, brandissant leurs piques, les prétendants tiraient. Athéna détourna la plupart de leurs coups : une pique frappa dans l'épaisse embrasure, une autre, dans le plein du panneau de la porte ; une troisième, au mur, planta sa lourde pointe, tandis qu'Amphimédon atteignait au poignet la main de Télémaque ; mais le bronze ne fit qu'égratigner la peau ; lancée par Ctésippos, une autre longue pique, en passant par-dessus le bouclier d'Eumée, lui éraillait l'épaule et, poursuivant son vol, allait tomber à terre.

   Autour du sage Ulysse aux fertiles pensées, on riposte, en dardant les piques dans le tas : Ulysse cette fois, le preneur d'Ilion, atteint Eurydamas, tandis que Télémaque abat Amphimédon ; le bouvier, Ctésippos, et le porcher, Polybe.

   Fier d'avoir atteint Ctésippos à la poitrine, l'homme qui paît les bœufs lui parlait en ces termes :

   philœtios. — Fils de Polythersès, allons ! le beau plaisant ! c'est fini des grands mots et des coups de folie ! laisse parler les dieux ! ce sont eux les plus forts ! mais reçois mon cadeau, en échange du pied que tu donnas naguère à ce divin Ulysse quêtant en son logis.

   Ainsi dit le pasteur des bœufs aux cornes torses...

   Ulysse alors, courant au fils de Damastor, le tue à bout de pique ; Télémaque, en plein ventre, atteint Liocritos, un des fils d'Evénor, et la pointe s'en va ressortir dans le dos.

   Il s'abat sur la face et son front bat le sol... Et voici qu'Athéna, déployant du plafond son égide qui tue, terrasse leurs courages. A travers la grand'salle, ils fuient épouvantés : tel, un troupeau de bœufs qu'au retour du printemps, lorsque les jours allongent, tourmente un taon agile. Mais Ulysse et les siens, on eût dit des vautours qui, du haut des montagnes, fondent, le bec en croc et les griffes crochues, sur les petits oiseaux qui tombent dans la plaine en fuyant les nuag es ; les vautours les massacrent ; rien ne peut les sauver, ni bataille ni fuite, et les hommes aussi ont leur part du gibier... C'est ainsi qu'en la salle, assaillis de partout, tombaient les prétendants, avec un bruit affreux de crânes fracassés, dans les ruisseaux du sang qui courait sur le sol.

   Mais, aux genoux d'Ulysse, Liodès s'est jeté : il les prend ; il supplie ; il dit ces mots ailés :

   liodès. — J'embrasse tes genoux, Ulysse ! épargne-moi !... pitié !... Je te le jure : jamais dans ce manoir, je n'ai rien dit, rien fait pour outrager tes femmes ! même, quand je voyais les autres mal agir, je mettais le holà ; mais ils continuaient de se souiller les mains sans vouloir m'écouter ! et leurs folies ont mérité ce sort affreux ! Vais-je tomber aussi, quand moi, je  n'ai  rien fait qu'être leur aruspice ?... n'est-il que ce paîment pour avoir bien agi ?

   Ulysse l'avisé le toisa et lui dit :

   ulysse. — C'est toi qui t'honorais d'être leur aruspice ! alors, tu dus souvent prier en ce manoir pour éloigner de moi la douceur du retour et me prendre ma femme et en avoir des fils !... Ah! non ! pas de pitié ! pas de fuite ! la mort !

   Et, de sa forte main, ramassant sur le sol l'épée qu' Agélaos mourant avait lâchée, il la lui plonge au col.

   Mais le fils de Terpès, l'aède Phémios, cherchait  à éviter la Parque ténébreuse, — lui qui n'avait jamais chanté que par contrainte, devant les prétendants. Tenant entre ses bras la cithare au chant clair, il restait indécis, auprès de la poterne : quitterait-il la salle ? irait-il au dehors, à l'autel du grand Zeus, protecteur de la cour, s'asseoir contre ces pierres où Laërte et son fils faisaient jadis brûler tant de cuisses de bœufs ?... dans la salle, irait-il prendre Ulysse aux genoux ?... Il crut, tout compte fait, que mieux valait encore se jeter aux genoux de ce fils de Laërte. Donc, ayant déposé sa cithare bombée entre un fauteuil aux clous d'argent ; et le cratère, il courut vers Ulysse et lui prit les genoux et dit en suppliant ces paroles ailées :

   phémios. — Je suis à tes genoux, Ulysse, épargne-moi !... ne sois pas sans pitié !... Le remords te prendrait un jour d'avoir tué l'aède, le chanteur des hommes et des dieux ! Je n'ai pas eu de maître ! en toutes poésies, c'est un dieu qui m'inspire ! je saurai désormais te chanter comme un dieu ! donc résiste à l'envie de me couper la gorge !... Demande à Télémaque ! il te dira, ton fils, que, si je suis ici, si, pour les prétendants, je chantais aux festins, je ne l'ai pas cherché, je ne l'ai pas voulu ! Mais, nombreux et puissants, c'est eux qui m'y forçaient.

  Sa Force et Sainteté Télémaque entendit ; il courut vers son père et dit en arrivant :

   télémaque. — Arrête ! que ton glaive épargne un innocent !... Sauvons aussi Médon, le héraut ! qui toujours a, dans notre demeure, pris soin de mon enfance !... pourvu que, sous les coups d'Eumée et du bouvier, il n'ait pas succombé ou ne se soit pas mis en travers de ta course !

   Mais Médon l'entendit, car cet homme de sens gisait sous un fauteuil : blotti et recouvert de la peau de la vache fraîchement écorchée, il avait évité la Parque ténébreuse... Il sort de son fauteuil ; il rejette la peau ; il court à Télémaque ; il lui prend les genoux et dit, en suppliant, ces paroles ailées :    

   médon. — Cher ami, me voici ! toi-même, épargne-moi ! et détourne de moi la pique de ton père ! il est si déchaîné ! je comprends sa fureur contre ces prétendants qui lui mangeaient ses biens, chez lui, les pauvres fous, et te traitaient si mal !

   Ulysse l'avisé dit avec un sourire :

   ulysse. — N'aie pas peur ! grâce à lui, te voilà hors d'affaire ! Que ton salut te prouve, et va le dire aux autres ! combien est préférable au crime la vertu. Mais sortez du manoir, l'illustre aède et toi ! Asseyez-vous dehors, dans la cour, loin du sang ! Il faut qu'en ce logis, ma besogne s'achève !

   Sur ces mots, le héraut et l'aède sortirent. Ils s'en furent s'asseoir à l'autel du grand Zeus ; mais leurs yeux inquiets voyaient partout la mort. Et partout, dans la salle, Ulysse regardait si quelque survivant, ne restait pas blotti, cherchant à éviter la Parque ténébreuse. Mais tous étaient couchés dans la boue et le sang : sous ses yeux, quelle foule ! on eût dit des poissons qu'en un creux de la rive, les pêcheurs ont tirés de la mer écumante ; aux mailles du filet, sur les sables, leur tas baille vers l'onde amère, et les feux du soleil leur enlèvent le souffle... C'est ainsi qu'en un tas, gisaient les prétendants.