Le jeu de l'arc

Remonter

   
 

 

 LE   JEU   DE   L'ARC

 

   Accourue à travers le beau manoir d'Ulysse, la troupe des servantes ranimait au foyer la danse de la flamme, quand, sortant de son lit, Télémaque apparut. Cet homme égal aux dieux avait mis ses habits, passé son glaive à pointe autour de son épaule, chaussé ses pieds luisants de ses belles sandales et pris sa forte lance à la pointe de bronze.

   Au seuil, il s'arrêta et dit à Euryclée :

   télémaque. — Nourrice, qu'a-t-on fait pour bien traiter notre hôte ? a-t-il trouvé chez nous le lit et le coucher ?... ou l'auriez-vous laissé sans prendre soin de lui ? Car je connais ma mère ! et cette âme si sage est parfois étonnante pour tirer du commun des mortels la canaille et, sans égards, chasser les plus honnêtes gens.

   La nourrice Euryclée lui fit cette réponse :

   euryclée. — Aujourd'hui, mon enfant, ne la mets pas en cause ! ce serait injustice ! Du vin ? il est resté à boire son content !... du pain lui fut offert, mais il n'avait pas faim ! Quand l'heure fut venue du lit et du sommeil, ta mère a dit aux femmes d'aller dresser un cadre ; mais il est si maudit du sort, si misérable que, pour dormir, il n'a voulu ni lit ni draps : il n'a pris que la peau fraîche encor de la vache et des peaux de moutons, pour se coucher dans l'avant-pièce où nous l'avons recouvert d'une cape.

   Sur ces mots d'Euryclée, Télémaque s'en fut, à travers la grand'salle , rejoindre à l'agora les Achéens guêtres.

   Mais la divine vieille appelait les servantes  :

   euryclée. — Allons vite à l'ouvrage ! qu'on balaie le logis! qu'on l'arrose et qu'on mette sur les fauteuils ouvrés la pourpre des tapis ! que d'autres, à l'éponge, essuient toutes les tables, puis nettoient le cratère et, dans leur double fond, les coupes en métal ! mais vous, à la fontaine, allez chercher de l'eau et rentrez au plus vite ! Nos prétendants ne vont pas tarder à venir; ils seront là de grand matin : c'est fête en ville.

   Elle dit : à sa voix, les femmes obéirent. Pendant que vingt allaient à la Fontaine Noire, les autres s'empressaient au travail dans les salles.

   On vit alors entrer les fougueux prétendants : tout de suite, ils se mirent à bien fendre le bois. Puis on vit revenir de la source les femmes. Puis, survint le porcher, poussant trois cochons gras, l'honneur de son troupeau, que, dans la belle enceinte, il laissa pâturer ; mais lui, s'en vint tout droit complimenter Ulysse :

   eumée. — Est-ce d'un meilleur œil que l'on te voit ici, notre hôte ? ou gardent-ils leurs façons insolentes ?

   Ulysse   l'avisé   lui   fit   cette   réponse :

   ulysse. — Eumée, puissent les dieux punir leurs infamies ! quelles impiétés trament ces bandits-là, sans ombre de pudeur, dans la maison d'un autre !

   Pendant qu'ils échangeaient ces paroles entre eux, survint Mélanthios, le maître-chevrier, avec la fine fleur de ses bardes de chèvres. Sous le porche sonore, il attacha ses bêtes et, s'approchant d'Ulysse, il lui dit en raillant :

   mélanthios. — L'étranger, toujours là pour quêter dans la salle et gêner les convives ! Quand prendras-tu la porte ? Décidément, je vois qu'avant de nous quitter, nos bras se tâteront : de la mendicité, tu dépasses les bornes ! Il est ailleurs qu'ici des festins d'Achéens !

   Ulysse l'avisé resta sans rien répondre, muet, branlant la tête et roulant la vengeance au gouffre de son cœur.

   En troisième, survint alors Philœtios : commandeur des bouviers, il arrivait du bac, qui passe chaque jour les gens qui se présentent.

   Il avait amené une vache stérile avec des chèvres grasses.

   Sous le porche sonore, il attacha ses bêtes et, s'approchant d'Eumée, lui fit cette demande :

   philœtios. — Porcher, quel est cet hôte ? C'est, dans notre maison, un nouvel arrivant. De quel peuple, chez nous, peut-il se réclamer ? a-t-il ici ou là famille et héritage ? le pauvre homme! il a l'air d'un vrai roi, d'un grand chef ! comme à rouler le monde les dieux brisent un homme et nous filent des maux, même quand on est roi !

   Puis, s'approchant d'Ulysse, il lui fit un salut de la main et lui dit ces paroles ailées :

   philœtios. — Salut, père étranger ! que puisse la fortune un jour te revenir! aujourd'hui, je te vois en proie à tant de maux !... Ah! Zeus le père! est-il, parmi les autres dieux, plus terrible que toi ? Sans pitié des mortels, que, pourtant, tu fis naître, tu les jettes en proie aux pires des souffrances... Une sueur m'a pris quand je t'ai vu, notre hôte, et mes yeux ont pleuré au souvenir d'Ulysse, car je le vois couvert de semblables haillons et courant par le monde !... s'il vit, s'il voit encor la clarté du soleil. Mais si la mort l'a mis aux maisons de l'Hadès, je veux pleurer toujours cet Ulysse éminent, qui me prit tout enfant, pour lui garder ses bœufs aux champs képhaléniotes. Maintenant, son troupeau ne peut plus se compter ! Jamais homme ne vit croître pareillement ses bœufs au large front... Mais, sur l’ordre d'intrus, je dois les amener ici, pour qu'on les mange !... En son propre manoir, sans pitié pour son fils, sans pensée pour les dieux et pour leur châtiment, ils ne comptent déjà que partager les biens du maître disparu ! Aussi, dans ma poitrine, mon cœur tourne et retourne un projet : le voici. Du vivant de son fils, je trouverais très mal d'aller avec mes bœufs dans un autre pays, chez les gens d'autre langue ; mais qu'il est plus cruel de rester à souffrir auprès des bœufs d'autrui ! Ah ! oui, depuis longtemps je me serais enfui chez un autre grand roi ; car il se passe ici des faits intolérables ! Mais je pense toujours à notre pauvre maître: s'il pouvait revenir et balayer d'ici les seigneurs prétendants !

   Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :

   ulysse. — Écoute-moi, bouvier ! car tu n'as pas la mine d'un sot ni d'un vilain, et je vois qu'en ton cœur peut entrer la sagesse. Donc, écoute mon dire et mon plus grand serment : si tu restes céans, je jure que céans, tu reverras Ulysse. Oui ! si tu le désires, tu verras de tes yeux la mort des pré­tendants qui font ici la loi.

   Le   maître   des   bouviers   lui   fit   cette    réponse :

    philœtios. — Étranger, que le fils de Cronos, accomplisse ce que tu nous dis là!  tu verrais ce que vaut et mon bras et ma   force.

   Pendant    qu'ils    échangeaient    ces     paroles    entre eux, les prétendants tramaient la mort de Télémaque. Mais voici qu'à leur gauche apparut le présage, un aigle qui montait vers l'azur en tenant une pauvre colombe. Amphinomos  prit donc la   parole  et leur dit :

   amphimomos. — Amis, notre projet ne réussira pas : Télémaque vivra... Ne songeons qu'au festin.

   Il dit : tous d'approuver ces mots d'Arnphinomos ; chez le divin Ulysse, aussitôt ils rentrèrent pour poser leurs manteaux aux sièges et fauteuils.

   On abattit de grands moutons, des chèvres gras­ses ; on fit cuire, on trancha les premières grillades ; on mélangea le vin dans le cratère ; Eumée distribua les coupes, et quand Philœtios, le grand chef des bouviers, eut réparti le pain dans les belles corbeilles, ce fut Mélanthios qui servit d'échanson. Dans la salle trapue, auprès du seuil de pierre, Télémaque à dessein avait mis pour Ulysse une petite table avec un pauvre siège ; il l'avait installé et servi de grillades ; il lui versait du vin dans une coupe d'or et lui disait ces mots :

   télémaque.    —  Reste   assis   maintenant  à  boire avec  les  hommes :  à  moi, de  te garer de   l'insulte et des  coups des  seigneurs prétendants. Cette maison n'est pas une place  publique : c'est la maison d'Ulysse, et j'en suis l'héritier.  Aussi  bien,  prétendants,  modérez   votre   humeur !   ni   menaces,   ni coups, si vous ne voulez pas de querelle et de rixe ! Il dit ;  tous s'étonnaient, les dents plantées aux lèvres, que  Télémaque osât  leur  parler de si haut. Antinoos, le fils d'Eupithès,  répliqua :

   antinoos.  — Laissons passer le   mot,  si   pénible qu'il soit.  Vous  avez  entendu comment il nous  me­nace !...   Ah!   le   fils   de   Cronos,   Zeus,   ne   l'a  pas voulu   :   sinon,   voilà longtemps déjà que  nous   l'au­rions   fait taire en son manoir, ce crieur  d'agora !

   Il dit ; mais Télémaque écoutait impassible. Les hérauts, ce jour-là, conduisaient par la ville une sainte hécatombe vers le bois d'Apollon où, pour fêter le dieu qui lance au loin ses flèches, le peuple aux longs cheveux s'assemblait sous l'ombrage. On retira du feu les grosses viandes cuites, on y trancha les parts et l'on fut à la joie de ce festin superbe ; ceux d'entre eux qui servaient mirent devant Ulysse un morceau tout semblable à celui qu'ils s'étaient eux-mêmes adjugé ; car le fils du divin Ulysse, Télémaque, en avait donné l'ordre.

   Mais Pallas Athéna ne mettait fin ni trêve aux cuisantes insultes des fougueux prétendants : la déesse voulait que le fils de Laërte, Ulysse, fût mordu plus avant jusqu'au cœur.

   Parmi les prétendants, il était une brute, du nom de Ctésippos ; il habitait Samé et comptait sur ses biens immenses pour gagner la main de Pénélope, en l'absence d'Ulysse.

   Aux  prétendants sans   frein,  ce  fut lui  qui parla :

   ctésippos. — J'ai deux mots à vous dire, ô fougueux prétendants !... L'hôte a, depuis longtemps, reçu sa part entière, et c'est fort bien ainsi ; il ne serait ni bon ni juste qu'on manquât d'égards envers les hôtes, qu'à son gré, Télémaque accueille en ce logis ! Mais je veux, moi aussi, lui faire mon cadeau, qu'il pourra reporter soit au garçon de bains, soit à quelqu'un des gens qui servent au manoir de ce divin Ulysse.

   Il dit. Sa forte main avait, dans la corbeille, saisi un pied de bœuf qu'il lança contre Ulysse ; d'un simple écart de tête, Ulysse l'évita, puis sourit en son cœur, d'un rire sardonique ! Le pied s'en fut taper dans l'épaisse muraille.

   Télémaque aussitôt gourmanda Ctésippos :

   télémaque. — Ctésippos, que ton cœur tienne pour une chance d'avoir manqué mon hôte et qu'il se soit garé ! Car moi, je t'envoyais en plein cœur cette pique, et ton père aurait eu à donner le banquet, mais pour tes funérailles, et non pas pour ta noce... Je ne veux plus chez moi de ces indignités ! Je suis d'âge à tout voir ; je comprends bien des choses, et le bon et le pire ; je suis sorti d'enfance, et pourtant quel spectacle il me faut endurer ! mes moutons égorgés, et mon vin englouti, et mon pain dévoré ! sans pouvoir, à moi seul, lutter contre le nombre. Mais allons ! renoncez à ces actes de haine ou, si c'est votre plan de me tuer moi-même à la pointe du bronze, j'y verrai tout profit ! j’aimerais mieux mourir que voir s’éterniser en ce manoir si beau ces actions indignes, mes hôtes maltraités, mes femmes de service traînées au déshonneur !

   Il dit. Tous se taisaient. Mais après un silence, Agélaos, le fils de Damastor, reprit :

   agélaos. — Amis, quand on vous dit des choses aussi justes, à quoi bon riposter en paroles de haine ? Mais veux-tu, Télémaque, un conseil d'amitié pour ta mère et pour toi ? je voudrais que votre âme, à tous deux, l'agréât ! Tant qu'un espoir restait au fond de votre cœur de voir en sa maison rentrer le sage Ulysse, nul ne trouvait mauvais que ta mère attendît et nous retînt chez toi !... c'était le bon parti !... il pouvait revenir, reparaître au logis !... Mais, aujourd'hui, c'est clair : il ne reviendra plus !... Donc va trouver ta mère, et dis-lui bien cela. Alors, mangeant, buvant, tu jouiras en paix de tout ton héritage, pendant qu'elle aura soin de la maison d'un autre.

   Posément, Télémaque le regarda et dit :

   télémaque. — Par Zeus, Agélaos ! et par les maux d'un père qui, loin de notre Ithaque, est mort ou vit errant ! ce n'est pas moi qui fais traîner ce mariage ! A ma mère, je dis d'épouser qui lui plaît et veux lui faire encor tous les cadeaux du monde ! Mais comment la chasser contre sa volonté ?... Dire un mot qui la force à quitter ce logis ? ah! Non ! le ciel m'en garde !

   Télémaque parlait. Mais Pallas Athéna, égarant leur raison, les fit tous éclater d'un rire inextinguible. Leurs mâchoires riaient sans qu'ils sussent pourquoi ; les vian­des qu'ils mangeaient se mettaient à saigner ; ils vou­laient sangloter, les yeux emplis de larmes.

   Alors Théoclymène, au visage de dieu :

   théoclymène. — Pauvres gens ! à quel mal êtes-vous donc en proie ?... de la tête aux genoux, la nuit vous enveloppe ; elle noie vos visages ; sous vos sanglots ardents, vos joues fondent en larmes ! Je vois le sang couler aux murs, aux belles niches... Et voici que l'auvent se remplit de fantômes ! Ils emplissent la cour ! ils s'en vont du côté du noroît, à l'Erèbe : dans les cieux, le soleil s'éteint, et la nuée de mort recouvre tout !

   Il dit : un joyeux rire accueillit ses paroles, et le fils de Polybe, Eurymaque, reprit :

   eurymaque.   —   Cet   hôte fraîchement débarqué  n'est qu'un fou ! guidez-le, jeunes gens, vers la porte, au plus vite ! qu'il aille à l'agora voir s'il fait nuit ici !

   Alors, Théoclymène au visage de dieu :

   théoclymène. — Eurymaque, je n'ai que faire de tes guides ! j'ai mes deux yeux, mes deux oreilles, mes deux pieds ; ma tête est bien solide, et mon esprit très sain ! Avec eux, je m'en vais. Car je vois arriver le malheur sur vos têtes, et nul n'échappera, nul ne s'en tirera parmi vous, prétendants, qui maltraitez les gens et tramez vos forfaits chez ce divin Ulysse.

   Et le devin, sortant du grand corps de logis, s'en fut chez Piraeos, qui lui fit bon accueil. Mais tous les prétendants, se regardant l'un l'autre, taquinaient Télémaque et riaient de ses hôtes. Un de ces jeunes fats s'en allait, répétant :

   le chœur. — Télémaque, on n'est pas plus mal­heureux en hôtes ! Regarde celui-là !... un vagabond, un gueux, qui veut du vin, du pain, mais du travail, jamais ! pas la moindre énergie ! un poids mort sur la terre !... Et l'autre qui se lève et qui fait le  devin !... Ecoute-moi, voyons, et prends le bon parti : jetons ces étrangers sous les bancs d'un navire et qu'on aille en Sicile en tirer le bon prix !

   Il dit ; mais Télémaque écoutait impassible ; muet, il regardait son père, ne sachant quand il voudrait enfin mater leur impudence.

   Or, la fille d'Icare, la sage Pénélope, assise en l'em­brasure sur sa riche escabelle, écoutait les propos de tous et de chacun, et c'était dans la salle un plantureux festin, tout de joie et de rires, pour lequel ils avaient immolé tant de bêtes ! Encor quelques instants, et le souper qu'allaient leur servir la déesse et le vaillant héros n'aurait pas son pareil pour le manque de charme ; mais c'est d'eux, les premiers, qu'était parti le crime.

   C'est alors qu'Athéna, la déesse aux yeux pers, vint mettre dans l'esprit de la fille d'Icare d'offrir aux prétendants l'arc et les fers polis. Par le haut escalier, la sage Pénélope descendit de sa chambre. Sa forte main tenait la belle clef de bronze à la courbe savante, à la poignée d'ivoire. Avec ses chambrières, elle alla tout au fond du trésor où le maître déposait ses joyaux avec son or, son bronze et ses fers travaillés ; là se trouvaient aussi l'arc à brusque détente et le carquois de flèches, tout rempli de ces traits, d'où viendraient tant de pleurs.

   C'est en Lacédémone, un jour, qu'en un voyage, Ulysse avait reçu ces présents d'Iphitos, l'un des fils d'Eurytos, semblable aux Immortels.

   Tous deux, en Messénie ils s'étaient rencontrés chez le sage Orsiloque : Ulysse y réclamait la dette que ce peuple avait envers le sien ; car des Messéniens, sur leurs vaisseaux à rames, avaient aux gens d'Ithaque volé trois cents moutons ainsi que leurs bergers. C'est comme ambassadeur, quoique tout jeune encore, qu'Ulysse était parti pour ce lointain voyage, député par son père et les autres doyens. Or, Iphitos cherchait ses cavales perdues, douze mères-juments et leurs mulets, sous elles, en âge de travail : elles devaient, hélas ! causer un jour sa perte, quand il irait trouver l'homme au cœur énergique, l'auteur des grands travaux, Héraclès, fils de Zeus !... En sa propre maison, sans redouter les dieux, sans respecter la table, où il l'avait reçu, où il allait l'abattre, Héraclès, l'insensé ! devait tuer cet hôte, pour prendre en son manoir les juments au pied dur.

   C'est elles qu'Iphitos cherchait en Messénie quand, rencontrant Ulysse, il lui donna cet arc, que le grand Eurytos jadis avait porté et qu'il avait laissé, en mourant, à son fils dans sa haute demeure. En retour, Iphitos avait reçu d'Ulysse une lance robuste avec un glaive à pointe. Ce jour avait fait d'eux les plus unis des hôtes ; s'ils n'avaient pas connu la table l'un de l'autre, c'est que le fils de Zeus, auparavant, tua Iphitos l'Eurytide, cet émule des dieux. Or, jamais le divin Ulysse n'emportait le cadeau d'Iphitos, quand, sur les noirs vaisseaux, il partait pour la guerre : il gardait au manoir ce souvenir d'un hôte et ne l'avait jamais porté que dans son île.

   Elle allait au trésor, cette femme divine. Elle était arrivée au seuil en bois de chêne que l'artisan jadis en maître avait poli et dressé au cordeau ; il en avait aussi ajusté les montants et les portes brillantes.

   Aussitôt détachée la courroie du corbeau, Pénélope au panneau introduisit la clef, fit jouer les verrous et poussa devant elle : comme meugle un taureau pâturant dans les prés, le beau battant mugit sous le choc de la clef, et la porte tourna. Pénélope monta sur une planche haute, où les coffres dressés renfermaient les habits couchés dans les parfums.

   Pénélope étendit la main et décrocha l'arc avec le fourreau brillant qui l'entourait. Puis, s'asseyant et les prenant sur ses genoux et pleurant à grands cris, la reine dégaina du fourreau l'arc du maître, et son cœur se reput de pleurs et de sanglots.

   Enfin, dans la grand'salle, elle revint auprès des nobles prétendants, ayant dans une main l'arc à brusque détente, dans l'autre le carquois ; ses femmes la suivaient, portant le coffre aux fers, si nombreux, et au bronze dont joutait ce grand roi.

   Elle apparut alors devant les prétendants, cette femme divine, et, debout au montant de l'épaisse embrasure, ramenant sur ses joues ses voiles éclatants, elle prit aussitôt la parole et leur dit :

   pénélope. — Ecoutez, prétendants fougueux qui, chaque jour, fondez sur ce logis pour y manger et boire les vivres d'un héros parti depuis longtemps ! Vous n'avez pu trouver d'autre excuse à vos actes que votre ambition de me prendre pour femme ! eh bien ! ô prétendants, voici pour vous l'épreuve : oui! voici le grand arc de mon divin Ulysse : s'il est ici quelqu'un dont les mains, sans effort, puissent tendre la corde et, dans les douze haches, envoyer une flèche, c'est lui que je suivrai, quittant cette maison, ce toit de ma jeunesse, si beau, si bien fourni ! que je crois ne jamais oublier, même en songe !

   Elle dit et donna l'ordre au divin porcher d'offrir aux prétendants l'arc et les fers polis. Eumée vint en pleurant les prendre et les offrir. Dans son coin, le bouvier pleurait aussi en revoyant l'arme du maître.

   Alors Antinoos se mit à le tancer :

   antinoos. — Ah! les sots campagnards ! pensant au jour le jour !... Ah ! couple de malheur! pourquoi verser des larmes et troubler en son sein le cœur de cette femme ?... Vous savez les tourments où la plonge déjà la perte de l'époux !... Si vous voulez rester à table, taisez-vous ! si vous voulez pleurer, sortez ! mais posez l'arc ! laissez aux prétendants cette lutte anodine : car cet arc bien poli, je ne crois pas qu'on puisse aisément le bander ! Non ! ce n'est pas ici, parmi tous ces convives, qu'Ulysse a son rival ; je l'ai vu de mes yeux et toujours m'en souviens ; j'étais pourtant bien jeune !

   Il disait, bien qu'au cœur, il gardât l'espérance de pouvoir tendre l'arc et traverser les fers ; mais c'est lui, le premier, qui goûterait des flèches envoyées par la main de l'éminent Ulysse, qu'à cette heure, assis en son manoir, il raillait en excitant les autres. Sa Force et Sainteté Télémaque leur dit :

     télémaque. — Ah ! misère ! c'est Zeus, c'est le fils de Cronos qui me trouble l'esprit. Ma mère, cette femme à l'esprit de sagesse, me prévient qu'elle va quitter cette maison, pour suivre un autre époux, et je ris et, d'un cœur léger, me divertis !... Mais allons, prétendants ! Vous avez vu le prix ! est-il femme pareille en terres achéennes, dans la sainte Pylos, dans Argos, dans Mycènes ? Mais vous le savez bien ! pourquoi vanter ma mère ? Allons ! pas de prétexte ! avancez sans retard et montrez-nous comment on peut bander cet arc ! car je veux essayer, moi aussi, de le tendre ! si je puis le bander et traverser les fers, alors plus de tristesse ! ma mère vénérée gardera ce manoir, sans aller chez un autre et sans me quitter, moi, qui serai désormais l'émule de mon père en ses plus beaux concours.

   Il dit et, son manteau de pourpre rejeté, il se dressa d'un bond, ôta le glaive à pointe pendu à son épaule et, pour planter les haches, vint tracer au cordeau et creuser un fossé, dont il buttait la terre autour de chaque manche. Pour tous les Achéens, ce fut une surprise de le voir disposer si bellement ces haches, dont jusqu'ici, pourtant, ses yeux ne savaient rien ! Puis, montant sur le seuil, debout, il fit l'essai. Trois fois, pour bander l'arc, il ébranla la corde. Trois fois, il dut lâcher, malgré tout son espoir ... Il s'y reprit encore, et peut-être allait-il réussir cette fois, quand Ulysse, d'un signe, arrêta son effort. Sa Force et Sainteté Télémaque leur dit :    

   télémaque. — Ah ! misère ! en ma vie serai-je faible et lâche ?... suis-je trop jeune encor pour compter sur mon bras ?... Mais puisque votre bras est plus fort que le mien, essayez de cet arc ! pour­suivons le concours !

   Il dit et, sur le sol, ayant déposé l'arc, il l'appuya aux bois des panneaux joints et lisses, coucha la flèche ailée sur le joli corbeau, puis reprit le fauteuil qu'il venait de quitter.

   Antinoos,  le fils d'Eupithès,  dit aux autres :

   antinoos. — De la gauche à la droite, allons ! que nos amis viennent tous, à la file, en commençant du même bout que l'échanson !

   Tous ayant approuvé ces mots d'Antihoos, ce fut le fils d'Œnops, Liodès l'aruspice, qui s'en vint le premier : son siège était au coin, tout près du beau cratère ; seul, il avait l'horreur de leurs impiétés et leur montrait son blâme. Donc il prit, le premier, l'arc et la flèche ailée et, montant sur le seuil, debout, il fit l'essai, mais ne put tendre l'arc. A tirer sur la corde, il eut bientôt lassé ses blanches mains débiles. Il dit aux prétendants :

   liodès. — Amis, ce n'est pas moi qui tendrai l'arc : à d'autres ! Mais cet arc va briser et le cœur et la vie à plusieurs de nos princes ! s'il est vrai que, cent fois mieux nous vaudrait mourir que vivre sans avoir enfin la récompense d'une si longue attente, après tant de journées passées en ce manoir ! S'il en est dont le cœur a pu former l'espoir d'épouser Pénélope, la compagne d'Ulysse, qu'ils tatent de cet arc ! qu'ils le voient seulement ! et nous verrons bientôt leurs cadeaux et leurs vœux s'en aller vers quelque autre Achéenne au beau voile ! Et, quant à Pénélope, c'est ou le plus offrant ou l'élu du destin qui sera son époux.

   Il dit et, sur le sol ayant déposé l'arc, il l'appuya aux bois des panneaux joints et lisses, coucha la flèche ailée sur le joli corbeau, puis reprit le fauteuil qu'il venait de quitter.

   Alors  Antinoos  se  mit à le tancer : 

   antinoos. — Quel mot s'est échappé de l'enclos de tes dents ! C'est un mot, Liodès, terriblement cruel ! j'enrage de l'entendre. Donc il faut que cet arc brise à bien des héros et le cœur et la vie, parce qu'un Liodès n'a pas pu le bander !... Si tu reçus le jour de ton auguste mère, ce n'est pas pour tirer de l'arc, lancer des flèches !... Laisse un peu ! tu vas voir nos braves prétendants !

   Il dit et,  s'adressant au maître-chevrier :

   antinoos. — Vite, Mélanthios ! ranime-nous le feu ! mets auprès du foyer une grande escabelle, couverte de toisons ; puis va chercher dans la réserve un pain de suif pour que nos jeunes gens chauffent l'arc et le graissent  !

   Il dit et Mélantheus, ranimant aussitôt la danse de la flamme, apporta l'escabeau, qu'il mit près du foyer, le couvrit de toisons, puis fut chercher le pain de suif dans la réserve.

   Quand on eut chauffé l'arc, les jeunes essayèrent : pas un ne le tendit ; la force leur manquait, et l'écart était grand !

   Parmi les prétendants, il ne resta bientôt, avec Antinoos que l'autre de leurs chefs, le divin Eurymaque ; leur valeur les mettait de beaucoup hors de pair.

   Or, s'étant concertés, Eumée et le bouvier se déci­daient ensemble à quitter le logis de leur maître divin. Derrière eux, le divin Ulysse se leva, sortit de la maison, et déjà, de la cour, ils franchissaient les portes, quand il les rappela doucement et leur dit :

   ulysse. — Bouvier et toi, porcher, puis-je vous dire un mot ?... vaudrait-il mieux me taire ?... J'obéis à mon cœur et je parle. Voyons ! seriez-vous en humeur de lutter pour Ulysse, si jamais il rentrait, si tout à coup le ciel le ramenait ici ?... de lui, des prétendants, auquel irait votre aide ? répondez ! n'écoutez que vos cœurs et vos âmes.

  Le   maître   des   bouviers   aussitôt   répondit :

   philœtios. — Puisses-tu, Zeus le père ! accoder à nos vœux que le maître revienne, que le ciel nous le rende.

  Eumée pareillement invoquait tous les dieux pour le retour du sage Ulysse en sa demeure.

   Quand il fut bien certain de connaître leurs cœurs, Ulysse, reprenant la parole, leur dit :

   ulysse. — Eh bien ! il est ici !... regardez-le !... c'est moi ! de tous mes serviteurs, c'est vous seuls que je vois, après tant de traverses, souhaiter mon retour ! Du moins, de tous les autres, n'ai-je pas entendu un vœu pour ma rentrée ! Aussi je vais vous dire en toute vérité ce que je compte faire : si quelque jour un dieu jette sous ma vengeance les nobles prétendants, je vous marie tous deux, je vous donne des biens, je vous bâtis une maison près de la mienne et, pour moi, désormais, vous êtes les amis, les frères de mon fils !... Mais, tenez, s'il vous faut une marque certaine, vos cœurs, sans plus douter, pourront me reconnaître.

   A ces mots, écartant ses haillons, il montra la grande cicatrice.

   Après l'avoir bien vue, avoir bien recherché leurs souvenirs du maître, ils jetèrent leurs bras, au cou du sage Ulysse et, tout en pleurs, avec amour, ils le baisaient au front, sur les épaules, et le maître en retour les baisait tous les deux sur le front et les mains, et le soleil couchant eût encor vu leurs pleurs, si, pour les arrêter, Ulysse n'avait dit :

   ulysse. — Laissez larmes et cris ! car il ne faudrait pas que, sortant de la salle, un de leurs gens nous vît et retournât le dire... Rentrons l'un après l'autre, et non pas tous ensemble ! moi d'abord, vous ensuite ! Et veillez au signal ! car ces fiers prétendants vont tous me refuser mon arc et mon carquois : alors, divin Eumée, à travers la grand'salle, viens m'apporter cet arc à moi-même, en mains propres ; puis tu diras aux femmes de fermer sur la salle leurs portes en bois plein et, si l'on entendait ou des cris ou des coups dans notre enclos des hommes, que pas une au dehors ne sorte ! et pas un mot ! mais qu'on,reste au travail !... Je te demande, à toi, divin Philœtios, de veiller au portail de la cour ; ferme-le ; mets prestement la barre et noue-la d'une corde.

   Sur ces mots, il rentra au grand corps du logis et reprit l'escabeau qu'il venait de quitter, et bientôt, après lui, les deux bergers rentraient chez le divin Ulysse.

   L'arc était maintenant dans les mains d'Eurymaque : il le tournait de-ci de-là, pour le chauffer à la lueur du feu, mais sans pouvoir le tendre, et son cœur glorieux éclatait de colère. En gémissant, il dit enfin et déclara :

   eurymaque. — Que je souffre, ah ! misère ! et pour moi et pour tous ! Ce n'est pas tant l'hymen qui cause mes regrets ! Je sais, en mon dépit, bien d'autres Achéennes, soit en cette cité d'Ithaque entre­deux-mers, soit dans les autres villes... Mais voir notre vigueur dépassée de si loin par le divin Ulysse !... et que pas un de nous n'ait pu tendre son arc !... quelle honte pour nous jusque dans l'avenir !

   Antinoos,   le   fils   d'Eupithès, répliqua :

   antinous. — Non ! il n'en sera rien, Eurymaque ! oublies-tu quelle fête, aujourd'hui, célèbre notre peuple ? et tu sais de quel dieu !... Comment tirer de l'arc aujourd'hui ? rien à faire ! mais que toutes les haches restent ainsi plantées ; personne ne viendra les enlever, je pense, en voulant pénétrer dans la salle d'Ulysse, chez le fils de Laërte !... Allons! que l'échanson nous remplisse les coupes ; que l'on fasse l'offrande, puis posons l'arc courbé ! Mais pour demain, donnez au maître-chevrier l'ordre de nous fournir la fleur de ses troupeaux : en l'honneur d'Apollon, du glorieux archer, nous brûlerons les cuisses et, reprenant l'essai, finirons le concours.

   Tous ayant approuvé ces mots d'Antinoos, la jeunesse remplit jusqu'aux bords les cratères ; pour les libations, on versa dans les coupes ; chacun fit son offrande et but tout son content. Ayant sa ruse en tête, Ulysse l'avisé prit alors la parole :

   ulysse. — Ecoutez, prétendants de la plus noble reine, mais d'abord Eurymaque et toi, Antinoos au visage de dieu. J'aurais une prière... Tu viens de prononcer une sage parole en disant qu'aujourd'hui, il vaut mieux laisser l'arc et s'en remettre aux dieux : demain, ils donneront la force à qui leur plaît. Mais voyons ! prêtez-moi cet arc aux beaux polis ; je voudrais essayer la vigueur de mes mains, voir s'il me reste encore un peu de cette force, qui jadis se trouvait en mes membres alertes, ou si la vie errante et le manque de soins me l'ont déjà fait perdre.

   Il dit ; mais le courroux des autres éclata : si le vieux allait tendre cet arc aux beaux polis !

   Antinoos prit la parole et le tança :

   antinoos. — Mais tu n'as plus ta tête, ô le plus gueux des hôtes ! Que te faut-il encore ? en noble compagnie, sans le moindre travail, tu sièges au festin, tu prends de tous les plats et tu peux écouter nos dires et propos ! Jamais un étranger, un mendiant put-il entendre ainsi nos dires ? Le vin au goût de miel t'a donc porté un coup ? Tu n'es pas le premier qu'il ait conduit à mal, pour l'avoir engouffré sans garder la mesure. C'est le vin qui tourna l'esprit d'Eurytion ! Ce Centaure fameux était chez les Lapithés, dans le manoir du valeureux Pirithoos. Il laissa dans le vin sa raison ; sa folie emplit de ses forfaits la maison de son hôte. Les héros en fureur se jetèrent sur lui. On le traîna dehors, dans la rue, hors du porche ; d'un bronze sans pitié, on moissonna sur lui son nez et ses oreilles ! Et lui, l'esprit toujours aveuglé, s'en alla, ne rêvant que vengeance en son cœur affolé. Il en vint cette guerre entre hommes et Centaures où, le premier de tous, succomba cet ivrogne ! Or, moi, si tu bandais cet arc, je te prédis un malheur aussi grand ! ne compte plus trouver d'appuis en ce pays ! au fond d'un noir vaisseau, nous t'enverrons d'où rien ne te puisse sauver ! Tiens-toi tranquille et bois, sans chercher des rivaux parmi cette jeunesse !

   Mais   Pénélope   alors,   la  plus   sage   des femmes :

   pénélope. — Je crois, Antinoos, qu'il n'est ni beau ni juste que l'on manque d'égards à l'hôte, quel qu'il soit, que mon fils a chez lui. Mais regarde cet homme ! si, grâce à la vigueur de son bras, il tendait, lui, le grand arc d'Ulysse, crois-tu qu'en sa maison, il pourrait m'emmener et m'avoir pour compagne ?... Mais lui-même, en son cœur, n'eut jamais cet espoir !... Non! que pas un de vous ne s'en fasse un chagrin ! vous pouvez banqueter ! rien n'est plus impossible !

   Eurymaque, le fils de Polybe, intervint :

   eurymaque. — Mais non ! fille d'Icare, ô sage Pénélope ! jamais nous n'avons cru qu'il pourrait t'emmener !... c'est si peu vraisemblable ! Mais nous serions honteux d'entendre hommes et femmes et jusqu'au moins vaillant des Achéens nous dire : « Ah ! ces gens sans vigueur ! d'un héros éminent ils recherchent l'épouse et ne peuvent bander son arc aux beaux polis, alors qu'un mendiant qui passe, un vagabond, tend sans peine la corde et traverse les fers ! » Voilà ce qu'on dirait pour notre déshonneur.

   Mais Pénélope alors, la  plus sage des  femmes :   

   pénélope. — Eurymaque, tu veux que le peuple vous loue, lorsque, sans respecter la maison du héros, vous venez la manger ! Où voyez-vous en tout ceci le déshonneur ? Non ! regardez cet hôte ! il est grand, bien bâti. Il se flatte d'avoir un père de sang noble. Allons ! donnez-lui l'arc aux beaux polis ! voyons s'il arrive à le tendre ! Pour moi, je vous le dis et vous verrez la chose : s'il tend l'arc, s'il obtient d'Apollon cette gloire, je lui donne les habits neufs, robe et manteau, un épieu ferré pour écarter de lui et les chiens et les hommes, un glaive à deux tranchants, les sandales aux pieds, et je le fais conduire en tels lieux que son cœur et son âme désirent.

   Posément,  Télémaque la regarda et dit :

   télémaque. — Ma mère, sur cet arc, aucun autre Achéen n'a le droit, comme moi, de prêt ou de refus, selon qu'il me convient ! Personne ne pourra forcer ma volonté : si même il me plaisait d'en faire le cadeau, pour toujours, l'étranger emporterait cet arc... Mais rentre à la maison et reprends tes travaux, ta toile, ta quenouille ; ordonne à tes servantes de se remettre à l'œuvre : l'arc est affaire entre hommes, d'abord affaire à moi, qui suis maître céans !

   Pénélope, en tremblant, regagna son  étage, le cœur rempli des mots si sages de son fils, et lorsqu'à son étage, elle fut remontée avec ses chambrières, elle y pleurait encore Ulysse, son époux, à l'heure où la déesse aux yeux pers, Athéna, vint jeter sur ses yeux le plus doux des sommeils.