LE
BAIN DE
PIEDS
Seul, le divin Ulysse restait en la grand'salle à
méditer, avec le secours d'Athéna, la mort des
prétendants. Mais déjà Pénélope, la plus sage des
femmes, descendait de sa chambre, ayant pris avec
elle deux de
ses chambrières, qui lui mirent auprès du foyer une chaise, où la
reine s'assit.
Œuvre d'Icmalios,
ce siège était plaqué d'ivoires et d'argent ; en bas, un marchepied
y tenait, recouvert d'une épaisse toison. C'est là que vint
s'asseoir la plus sage des femmes. Les filles aux bras blancs
sortaient de la grand'salle : avec les tas de pain, les unes
emportaient les tables et les coupes, que venaient de vider ces
hommes arrogants ; les autres, renversant la braise des torchères,
les rechargeaient de bois nouveaux pour éclairer la salle et la
chauffer.
Or,
Mélantho se prit à insulter Ulysse pour la
seconde fois :
mélantho.
— L'étranger ! penses-tu nous encombrer
encore ici
toute la nuit, rôdant par la maison, espionnant les femmes ?...
Prends la porte, vieux gueux !...
c'est assez du repas !... ou je vais, à grands coups de
tison, t'expulser !
Ulysse l'avisé la toisa et lui dit :
ulysse.
— Malheureuse, pourquoi me harceler ainsi
d'un cœur
plein de colère ? Je suis sale, il est vrai, et n'ai que des
haillons, et je vais mendiant par la ville :
que faire, quand le besoin nous
tient ?...
c'est le destin de tous
les gueux et vagabonds... Il fut un temps aussi où j'avais ma
maison, où les hommes vantaient mon
heureuse opulence ; que de fois j'ai donné à de pauvres errants,
sans demander leur nom, sans voir que leurs
besoins ! Ah ! par milliers,
j'avais serviteurs et le reste, ce qui fait la vie large et
le renom des riches. Mais le fils de Cronos, — sa volonté soit faite
! — Zeus m'a tout enlevé !... Femme, prévois le jour où tu perdras
aussi cet éclat qui te fait la reine de ces filles ! et
redoute l'humeur de ta dame
irritée ou le retour d'Ulysse ! il reste de l'espoir !...
Admettons qu'il soit mort et ne rentre jamais : son fils est encor
là ! tu sais ce qu'en a fait la grâce d'Apollon ; ne crois pas que
les yeux de Télémaque ignorent les crimes des servantes : ce n'est
plus un enfant.
Il dit. Mais Pénélope, la plus sage des femmes,
entendit et,
prenant à partie Mélantho, lui dit et déclara
:
pénélope.
— Je
t'y prends ! quelle audace ! Ah !
la chienne effrontée ! tes crimes finiront par te coûter la tête !
Tu le savais pourtant : tu m'avais entendu ; j'avais dit devant toi
qu'ici, dans ma grand'salle, je veux à l'étranger
parler de mon époux ; tu sais quel deuil m'accable !
Puis elle
dit à l'intendante Eurynomé :
pénélope.
— Allons, Eurynomé, apporte-nous un
siège avec une toison : que l'étranger s'asseye et
me parle et
m'entende ! je veux l'interroger.
Elle dit :
en courant, la vieille alla chercher pour
le divin Ulysse un siège bien
poli, y mit une toison, et
c'est là que s'assit le héros d'endurance,
tandis que Pénélope, la plus sage
des femmes, commençait
l'entretien :
pénélope.
— Ce que je veux d'abord te demander,
mon hôte, c'est ton nom et ton peuple, et ta ville et ta race.
Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :
ulysse.
—
0 femme ! est-il mortel, sur la terre sans
bornes, qui te pourrait blâmer ? Non ! ta gloire a monté
jusques aux champs du ciel! et l'on parle de toi comme d'un roi
parfait, qui, redoutant les dieux, vit
selon la justice. Pour lui, les
noirs sillons portent le blé et l'orge ; l'arbre est chargé
de fruits ; le troupeau croît sans cesse ; la mer pacifiée apporte
ses poissons, et les peuples prospèrent. Aussi, dans ta maison, tu
peux m'interroger sur tout ce
qu'il te plaît; mais ne demande pas ma race et ma patrie ; en me les
rappelant, tu ne feras
encor qu'augmenter mes souffrances : je suis si
malheureux !
Dans la maison d'autrui, il ne faut pas toujours gémir,
se lamenter ;
geindre sans fin n'est pas la meilleure attitude... qui
sait ? quelque servante
agacée ou toi-même, vous finiriez par mettre au compte de l'ivresse
ce déluge de larmes.
La plus sage des femmes, Pénélope reprit :
pénélope.
— Étranger, ma valeur, ma beauté, mes
grands
airs, les dieux m'ont tout ravi lorsque, vers
Ilion, les Achéens partirent,
emmenant avec eux Ulysse mon époux! Ah ! s'il me revenait
pour veiller sur ma vie, que mon renom serait et plus grand et plus
beau ! Je n'ai plus que chagrins : tant le ciel me tourmente !
Tout m'est indifférent, les
suppliants, les hôtes, et même
les
hérauts, qui servent le public. Le seul regret d'Ulysse me
fait fondre le cœur. Ils pressent cet hymen. Moi, j'entasse les
ruses. Un dieu m'avait d'abord
inspiré ce moyen. Dressant mon grand métier, je tissais au
manoir un immense linon et leur disais parfois : « Mes jeunes
prétendants, je sais bien qu'il n'est plus, cet Ulysse divin
!mais, malgré vos désirs de hâter cet hymen, permettez que
j'achève ! tout ce fil resterait inutile et perdu. C'est pour
ensevelir notre seigneur Laërte : quand la Parque de mort viendra,
tout de son long, le coucher au trépas, quel serait contre moi le
cri des Achéennes, si cet homme opulent gisait là sans suaire! » Je
disais, et ces gens, à mon gré, faisaient taire la fougue de leurs
cœurs. Sur cette immense toile, je tissais tout le jour ; mais, la
nuit, je venais, aux torches, la défaire. Trois années, mon secret
dupa les Achéens. Quand vint la
quatrième, à ce printemps dernier,
ils furent avertis par mes
femmes, ces chiennes, qui ne respectent rien. Ils vinrent me
surprendre : quels cris ! et quels reproches ! Il fallut en finir :
oh ! je ne voulais pas ! mais on sut m'y forcer. Maintenant je ne
sais comment fuir cet hymen ! je suis à bout
d'idées. Pour le choix d'un
époux, mes parents me harcèlent ; mon fils est irrité de voir
manger ses biens ; il comprend ; c'est un homme ; il est en âge
enfin de tenir sa maison ; il se ferait un nom par la grâce de
Zeus !... Quoi qu'il en soit,
dis-moi ta race et ta patrie ; car
tu n'es pas sorti du chêne légendaire ou de quelque rocher.
Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :
ulysse.
— Digne épouse du fils de Laërte, d'Ulysse !
pourquoi tenir si fort à connaître ma race ? Oh !
je vais te répondre ! Mais crains de redoubler les chagrins qui
m'obsèdent ! c'est le sort, quand
on est exilé
comme moi et depuis si longtemps ! Voici donc pour répondre à tes
vœux et demandes. Au large, dans la mer vineuse, est une terre,
aussi belle que riche, isolée dans les flots : c'est la terre de
Crète, aux hommes innombrables, aux quatre-vingt-dix villes dont
les langues se mêlent ; côte à
côte, on y voit Achéens, Kydoniens, vaillants Etéocrètes,
Doriens tripartites et Pélasges divins ; parmi elles, Cnossos,
grand'ville de ce roi Minos que le grand
Zeus, toutes les neuf années,
prenait pour confident.
Il était mon aïeul : son fils, Deucalion au grand cœur, m'engen-dra
et, pour frère, j'avais le roi Idoménée qui, sur les nefs
rostrales, suivit vers Ilion les
deux frères Atrides. Moi, qu'on appelle Aithon, j'étais le
moins âgé ; il était mon aîné par les ans et la force... C'est chez
nous que je vis Ulysse ; il s'en allait à Troie, quand il reçut
mon hospitalité : car la rage
des vents, au détour du Malée, l'avait jeté en Crète, et, mouillant
dans les Ports Dangereux d'Amnisos, sous l'Antre d'Ilithyie, il
n'avait qu'à grand'peine échappé
aux rafales. Vers la ville, il monta pour voir
Idoménée, son ami, disait-il, son hôte respecté. Mais, dix ou
onze fois, l'Aurore avait brillé depuis qu'Idoménée était parti vers
Troie, à bord des nefs rostrales. C'est donc moi qui, prenant Ulysse
en ma demeure, le traitai de mon mieux et l'entourai de soins :
j'avais maison fournie ! Pour lui et pour ses gens du reste de la
flotte, je levai dans le peuple le vin aux sombres feux, les bœufs à
immoler, les farines de quoi
contenter tous leurs cœurs. Douze jours, ces divins Achéens
nous restèrent : un grand coup de Borée, attisé par un dieu qui leur
voulait du mal, couchait tout sur le sol et leur fermait la mer.
Mais le treizième jour, comme le vent tombait, ils reprirent le
large.
A tant de
menteries, comme il savait donner l'apparence du vrai ! Pénélope écoutait, et larmes de couler, et
visage de fondre : vous avez vu l'Euros, à la fonte des neiges,
fondre sur les grands monts qu'à monceaux, le Zéphyr a chargés de
frimas, et la fonte gonfler le courant des rivières ; telles, ses
belles joues paraissaient fondre en larmes ; elle pleurait l'époux
qu'elle avait auprès d'elle ! Le cœur plein de pitié, Ulysse
contemplait la douleur de sa femme ; mais,
sans un tremblement des cils,
ses yeux semblaient de la corne ou du fer : pour sa ruse, il
fallait qu'il lui cachât ses larmes.
Quand elle
eut épuisé les sanglots et les pleurs, elle dit, reprenant avec lui
l'entretien :
pénélope.
— Étranger, je voudrais une preuve
à tes dires!
Si ton récit est vrai, si c'est toi qui reçus là-bas, en ton
manoir, mon époux avec ses équipages divins, quels vêtements,
dis-moi, avait-il sur le corps ?
que semblait-il lui-même ? et quelle était sa suite ? Ulysse
l'avisé lui fit cette réponse :
ulysse.
—Femme, après tant d'années, répondre
est difficile
! voilà près de vingt ans qu'il est venu chez nous, puis a quitté
notre île... Pourtant le
voici tel qu'aujourd'hui je le vois, cet Ulysse divin ! Il
avait un manteau double, teinté en pourpre, que fermait une
agrafe en or à double trou : c'était une œuvre d'art
représentant un chien, qui tenait entre ses deux pattes de devant
un faon tout moucheté ; le faon se
débattait, et le chien aboyait : nos gens s'en venaient
tous admirer cet ouvrage ! tous deux étaient en or ; et le chien
regardait le faon qu'il étranglait et, pour s'enfuir, les pieds
du faon se débattaient... Sur son corps, il avait une robe
luisante, plus mince que la peau
de l'oignon le plus sec,
— un rayon de soleil ; nos
femmes s'attroupaient pour mieux la regarder !... J'ignore
si, chez lui, Ulysse avait déjà ces mêmes vêtements : sur son
croiseur, en route, les avait-il reçus d'un compagnon, d'un
hôte ? il avait tant d'amis ! parmi les Achéens, combien peu
l'égalaient !... C'est ainsi qu'il reçut de moi un glaive en
bronze, un beau manteau de
pourpre et l'une de ces robes qui tombent
jusqu'aux pieds, le jour qu'avec respect, je pris
congé de lui, sur
les bancs du vaisseau... Un héraut le suivait, qui
semblait son aîné, mais de peu : il avait, — je puis te le
décrire, — le dos rond, la peau noire, une tête frisée ;
son nom est Eurybate ; Ulysse avait pour lui des égards sans
pareils et prisait ses avis plus que ceux d'aucun autre.
Il disait
: Pénélope sentait grandir encor son besoin de pleurer ; reprenant
la parole, elle lui répondit :
pénélope.
— Mon hôte, jusqu'ici, je t'avais en
pitié...
Désormais, j'ai pour toi sympathie et respect : reste en cette
maison !... C'est de moi qu'il avait les habits dont tu parles ; je
les avais tirés moi-même du
trésor... Cette agrafe brillante, c'est
moi qui l'avais mise ;
je voulais qu'il fût
beau !... Dire que jamais
plus, cette maison ni moi, nous ne l'accueillerons rentrant en son
pays.
Ulysse l'avisé lui fit cette
réponse :
ulysse.
— Digne épouse du fils de Laërte,
d'Ulysse !
cesse enfin de gâter ce visage si beau et de ronger ton cœur à
pleurer ton époux ! Je ne te blâme pas ! il est trop naturel de
pleurer un époux, l'ami de sa jeunesse, à qui l'on a donné des fils
de son amour, même quand ce n'est pas un émule des
dieux, comme on dit qu'est
Ulysse. Mais cesse de gémir et crois à ma parole, car c'est
la vérité sans détour que je dis. Ulysse va rentrer :
j'en ai eu la nouvelle non
loin d'ici, au bon pays de Thesprotie. Il vit ; il vous ramène un
gros butin de prix, quêté parmi le peuple. Mais son brave équipage
et son navire creux, il a tout vu sombrer dans les vagues vineuses,
quand, de l'Ile au Trident, il revenait, maudit de Zeus et d'Hélios.
Ses gens ayant mangé les vaches de ce dieu, pas un ne réchappa de la
houle des mers ; seul, porté sur sa quille, Ulysse fut jeté aux
bords des Phéaciens ; de tout cœur, ces parents des dieux l'ont
accueilli, honoré comme un dieu et comblé de cadeaux. Ils voulaient,
sain et sauf, le ramener chez lui : Ulysse auprès de toi serait
depuis longtemps. Mais il vit son profit à faire un long détour en
quête de richesses ; Ulysse n'est-il pas le plus entreprenant des
hommes de ce monde ? il n'a pas de rival ! Voilà ce que j'ai su par
le roi des Thesprotes : sur ses libations d'adieu, en son logis,
Phidon m'a fait serment que le navire était à flot, les gens tout
prêts, pour ramener Ulysse à la terre natale. Mais ce fut
moi d'abord que Phidon renvoya
sur un vaisseau thesprote qui, pour Doulichion, le grand
marché au blé, se trouvait en partance... Oui ! Phidon m'a montré
tout le tas des richesses que ramenait Ulysse, — de quoi bien vivre
à deux pendant dix âges d'homme. Le manoir était plein de ces objets
de prix. Ulysse était parti, disait-on, pour Dodone ; au feuillage
divin du grand chêne de Zeus, il voulait
demander conseil pour revenir à
la terre natale : après sa longue absence, devrait-il se
cacher ou paraître au grand
jour ?... Crois-moi : il est
sauvé ; il revient ; il approche ; avant qu'il soit
longtemps, il reverra les siens et la terre natale. Je dis la vérité
: en veux-tu le serment ? Par Zeus, par le plus grand
et le meilleur des dieux, comme
par ce foyer de l'éminent Ulysse, où me voici rendu, je dis
que tu verras s'accomplir tous mes mots. Oui, cette lune-ci, Ulysse
rentrera.
La plus
sage des femmes, Pénélope reprit :
pénélope.
— Ah ! puissent s'accomplir tes
paroles, mon hôte ! Tu trouverais chez moi une amitié si
prompte et des dons si nombreux que chacun, à te voir, vanterait ton
bonheur !... Mais moi, j'ai dans le cœur un sûr pressentiment
qu'Ulysse à son foyer ne reviendra jamais et que jamais tu
n'obtiendras la reconduite. Car il n'est plus ici de patrons comme
Ulysse, — mais y fut-il jamais ? — pour respecter un hôte et savoir
lui donner le congé ou l'accueil...
Mais lavez-lui les pieds et,
pour lui faire un lit, mes filles, garnissez de feutres et de
draps moirés un de nos cadres ; je veux qu'il soit au chaud pour
voir monter l'Aurore sur son trône doré et demain, dès l'aurore, il
faudra lui donner le bain et l'onction, pour que, dans la
grand'salle, auprès de Télémaque, il aille prendre place et plaisir
au festin. Et malheur à celui qui, d'un cœur envieux, le viendrait
outrager ! Ah ! celui-là chez
nous n'aurait plus rien
à faire, si
formidablement qu'il pût s'en
irriter. Car, mon hôte,
comment garderais-tu
l'idée
que, sur les autres femmes, je
l'emporte en esprit, en prudence
avisée,
si, pour dîner en mon
manoir, je te laissais dans cette saleté et ces
mauvais habits ! Notre
vie
est si courte ! A vivre sans
pitié pour soi-même et les autres, l'homme durant sa
vie ne reçoit en paîment que
malédictions, et, mort, tous le méprisent. A vivre sans
rigueur pour soi-même et les autres, on se gagne un renom que
l'étranger s'en va colporter par le monde, et bien des gens alors
vantent votre noblesse.
Ulysse
l'avisé
lui fit cette réponse :
ulysse.
— Digne épouse du fils de Laërte, d'Ulysse
! feutres et draps moirés ne me disent plus rien, depuis le jour
qu'à bord d'un vaisseau long-rameur,
je me suis éloigné des monts
neigeux de Crète : je
coucherai par terre, comme tant d'autres fois
où je n'ai pas dormi.
J'ai
passé tant de nuits sur
un lit misérable, tant de fois attendu que la divine Aurore apparût
sur son trône ! Et je n'ai pas, non
plus, envie d'un bain de pieds : près de toi, je
ne vois servir en ce logis que
filles qui jamais ne
toucheront mes pieds...,
à moins que tu n'aies là
quelque très vieille femme, au
cœur plein de sagesse,
que le malheur ait éprouvée autant que
moi ; celle-là, je veux bien
qu'elle touche à mes pieds.
La plus
sage des femmes, Pénélope, reprit :
pénélope.
— Personne n'eut jamais, cher hôte,
la sagesse et
la droite raison, qu'on trouve en tes discours... Mais j'ai là une
vieille, à l'esprit toujours grave, celle qui le nourrit, le pauvre
! et l'éleva ; ses bras l'avaient reçu, à peine mis au jour. Elle
est toute cassée, sans forces ;
mais c'est elle qui lavera tes pieds... Allons ! viens, toute
sage Euryclée! lève-toi, pour lui donner le bain ! C'est un
contemporain de ton maître, je crois : Ulysse aurait ces pieds ;
Ulysse aurait ces mains ! ah ! la misère est prompte à vous vieillir
un homme !
Elle dit ;
mais la vieille Euryclée se cachant des deux mains le visage,
pleurait à chaudes larmes et, disait, sanglotant :
euryclée.
— Ulysse ! mon enfant ! pour toi je
n'ai rien pu
! toi que Zeus exécra entre tous les humains, alors que tu servais
les dieux d'un cœur fidèle ! D'aucun autre mortel, le brandisseur de
foudre, Zeus, reçut-il jamais autant de gras cuisseaux, d'hécatombes
choisies ? Et quand tu demandais, pour
tant de sacrifices, une
vieillesse heureuse auprès d'un noble fils, c'est à toi, à
toi seul que Zeus a refusé la
journée du retour !... Ah ! comme
toi, notre hôte, peut-être
a-t-il connu, en des manoirs fameux, chez des hôtes lointains, le
mépris de servantes pareilles à ces chiennes qui, toutes, te
méprisent ! et c'est pour éviter leur blâme et leurs affronts, que
tu ne voudrais pas être baigné par elles ! Mais moi, c'est de grand
cœur que je veux obéir à la fille d'Icare, la plus sage des femmes,
et te laver les pieds, autant pour toi que pour Pénélope
elle-même, car une grande angoisse a levé dans mon
cœur !... Veux-tu savoir
pourquoi ? je m'en vais te le
dire : j'ai vu venir ici beaucoup de malheureux ; mais je
n'ai jamais vu pareille ressemblance
de démarche, de voix, de pieds
avec Ulysse !...
Ulysse
l'avisé lui fit cette réponse :
ulysse.
— Tous ceux qui nous ont vus, de
leurs yeux,
l'un et l'autre, retrouvent entre nous la même ressemblance ; mais
qui peut en parler, ô vieille !
mieux que toi ?
Il dit et,
s'apprêtant à lui laver les pieds, Euryclée s'en fut prendre un chaudron scintillant, y mit beaucoup
d'eau froide, puis ajouta l'eau chaude. Ulysse était allé s'asseoir
loin du foyer, en
tournant aussitôt le dos à la lueur, car son âme,
soudain,
avait craint que la vieille, en lui prenant
le pied, ne vît la cicatrice qui
révélerait tout. Or, à peine à ses pieds pour lui donner le
bain, la vieille reconnut le maître à la blessure qu'en
suivant au Parnasse les fils
d'Autolycos, Ulysse avait jadis reçue d'un sanglier à la
blanche défense.
De cet
Autolycos, sa mère était la fille, et ce héros passait pour le plus
grand voleur et le meilleur parjure ; Hermès, à qui plaisaient les
cuisseaux de chevreaux et d'agneaux qu'il brûlait, l'avait ainsi
doué et la bonté du dieu accompagnait ses pas.
Jadis
Autolycos, au gras pays d'Ithaque, était venu pour voir le nouveau
petit-fils que lui donnait sa fille. A la fin du repas, Euryclée
avait mis l'enfant sur ses genoux, en lui disant tout droit :
euryclée.
— Autolycos, c'est toi qui vas trouver un
nom pour ce
fils de ta fille, si longtemps souhaité.
Autolycos
alors avait dit en réponse :
autolycos.
— Mon gendre et toi, ma fille, donnez-lui
donc le nom que je m'en vais vous dire ! tant de gens en chemin
m'ont ulcéré le cœur (la terre en nourrit trop
de ces hommes et femmes!) que je
veux à l'enfant donner le nom d'Ulysse ! et, quand il
sera grand, qu'il s'en vienne au Parnasse, au manoir maternel, où
sont tous mes trésors : je lui veux en donner de quoi rentrer
content !
Et c'est
ainsi qu'Ulysse alla plus tard chercher ces
cadeaux magnifiques. Autolycos
lui-même et ses fils l'accueillirent à bras ouverts, avec
les mots les plus aimables ; sa grand'mère Amphithée, le serrant
dans ses bras, le baisa sur le front et sur ses deux beaux yeux.
Autolycos donna l'ordre à ses
vaillants fils d'apprêter le repas. Dociles à son ordre,
aussitôt ils amènent un taureau de cinq ans : on l'écorche, on le
pare et, membres dépecés, c'est en maîtres qu'on sait trancher menu
les viandes, les enfiler aux broches, les rôtir avec soin et diviser
les parts, puis, toute la journée jusqu'au soleil couchant, les
cœurs sont à la joie de ce repas d'égaux.
Au coucher du soleil,
quand vient le crépuscule,
on va goûter au lit
les présents du sommeil.
Mais
sitôt qu'apparaît dans son
berceau de brume l'Aurore aux doigts de roses, ils se mettent en
chasse : les chiens allaient
devant les fils d'Autolycos, et le
divin Ulysse accompagnait
ses oncles... Sous le
couvert des bois, on a gravi les
flancs escarpés du Parnasse, et bientôt l'on atteint les
combes éventées. C'est
l'heure où le soleil,
sortant des profondeurs de l'Océan
tranquille, éclaire les
campagnes. Voici les rabatteurs
arrivés dans un val, et les
chiens, devant eux, s'en vont, flairant les traces. Les fils
d'Autolycos suivent et, parmi eux, notre Ulysse divin brandit auprès
des chiens sa lance à la grande ombre.
Un
sanglier géant gîtait en cet endroit, tout au fond d'un hallier, que
jamais ne perçaient ni les vents les plus forts, ni les brumes
humides, ni les coups du soleil et ses plus clairs rayons :
l'abri était si dense que
la pluie elle-même n'y pouvait pénétrer ! les feuilles le jonchaient
en épaisse litière... La bête entend les
hommes et les chiens et les pas qui lui viennent dessus : fonçant
hors du fourré, toutes soies hérissées, les prunelles en feu, elle
était là, debout ; Ulysse, le premier, bondit en élevant, dans sa
robuste main, le long bois de la lance dont il compte l'abattre. La
bête le devance et le boute à la cuisse et, filant de côté, emporte
à sa défense tout un morceau de chair, sans avoir entamé cependant
jusqu'à l'os. Mais Ulysse, d'un heureux
coup,
l'avait
frappée en pleine épaule droite :
la pointe était sortie, brillante, à l'autre flanc, et la
bête, en grognant, roulait dans la poussière : son âme s'envolait !
Aussitôt, pour soigner cet Ulysse divin, les fils d'Autolycos se
mettent à l'ouvrage : ils bandent avec art la jambe du héros,
arrêtent le sang noir par le moyen d'un charme, puis hâtent le
retour au manoir paternel.
Guéri par
son aïeul et ses oncles, comblé de présents magnifiques, Ulysse par
leurs soins s'en revint promptement à son pays d'Ithaque, où son
retour joyeux mit dans la joie
son père et son auguste mère. Ils voulaient
tout savoir, l'accident et la plaie : il sut leur raconter
en détail cette chasse et comment il reçut le coup
du blanc boutoir, en suivant au
Parnasse les fils d'Autolycos.
Or, du plat de ses mains, la vieille, en le palpant
reconnut la blessure et laissa retomber le pied
dans le chaudron : le bronze retentit ; le chaudron
bascula ;
l'eau s'enfuit sur le sol... L'angoisse et le
bonheur s'emparaient de la vieille ; ses yeux se
remplissaient de larmes et sa
voix si claire défaillait.
Enfin,
prenant Ulysse au menton, elle dit :
euryclée.
— Ulysse, c'est donc toi !... c'est toi,
mon cher
enfant !...
Et moi qui ne l'ai pas aussitôt
reconnu !... Il était
devant moi ;
je le palpais, ce
maître !
Elle dit
et tourna les yeux vers Pénélope, voulant
la prévenir que l'époux était
là... Pénélope ne put rencontrer ce regard : Athéna
détournait son esprit et ses
yeux.
Mais Ulysse, de sa main droite, avait saisi la
nourrice à la gorge et, de son autre main, l'attirant
jusqu'à lui :
ulysse.
— Eh ! quoi, c'est toi, nourrice, dont le
sein m'a nourri, c'est toi qui veux me perdre,
lorsqu'après
vingt années de maux de toutes sortes, je reviens au pays?...
Puisqu'on ton cœur, les dieux ont
mis la vérité, tais-toi ! qu'en ce manoir, nul
autre ne le sache ! Car moi, je
t'en préviens et tu
verras la chose : si quelque jour un dieu jette
sous ma vengeance les nobles
prétendants, tu peux m'avoir nourri, je te traiterai, moi,
comme les autres femmes qui ne
sortiront pas en vie de ce manoir.
La très
sage Euryclée lui fit cette réponse :
euryclée.
— Quel mot s'est échappé de l'enclos
de tes dents, mon fils ? ne sais-tu pas le cœur
que je te
garde ?... et que rien ne m'ébranle ? le caillou le plus dur, le fer
ne tient pas mieux. Mais, écoute un avis et le mets en ton cœur : si
les dieux quelque jour jettent sous ta vengeance les nobles
prétendants, c'est moi qui te dirai, nom par nom, les servantes qui
t'ont, en ce manoir, trahi ou
respecté.
Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :
ulysse.
— Nourrice, laisse donc ! pourquoi me les
nommer ?
crois-tu que, de mes yeux, je ne saurai pas voir et connaître
chacune ?... Mais garde mon secret
et laisse faire aux dieux !
Il disait
et la vieille, à travers la grand'salle, s'en fut chercher de l'eau,
car tout son premier bain était là, répandu, puis, lui lavant les
pieds, les oignit d'huile fine. Ulysse alors, tirant son siège
auprès du feu, se mit à se chauffer ; ses loques maintenant
recouvraient sa blessure.
La plus
sage des femmes, Pénélope, reprit :
pénélope
— Mon hôte, je n'ai plus à te dire
qu'un mot. Voici l'heure où le lit va sembler
agréable,
quand, malgré les chagrins, on peut se laisser prendre aux douceurs
du sommeil ! Moi, c'est un deuil sans fin que me donnent les dieux.
Tout le jour, les sanglots et les pleurs me soulagent..., et puis,
j'ai mon travail, mes femmes, la maison ; il faut tout surveiller.
Mais quand revient la nuit pour endormir les autres, je reste sur
mon lit : l'aiguillon des chagrins,
qui m'assiègent le cœur, excite
mes sanglots...
Fille de
Pandareus, la chanteuse verdière se perche au plus épais des arbres
refeuillés, pour chanter ses doux airs quand le printemps renaît ;
ses roulades pressées emplissent
les échos ; elle pleure Itylos, l'enfant du roi Zéthos, ce
fils qu'en sa folie, son poignard immola... C'est ainsi que mon cœur
tiraillé se déchire : dois-je rester ici, auprès de mon enfant, tout
garder en l'état, défendre mon avoir, mes femmes, ce manoir aux
grands toits, ne songer qu'aux droits de
mon époux, à l'estime du peuple ? ou dois-je faire
un choix et
suivre l'Achéen dont les présents sans fin viendront, en ce manoir,
faire le mieux sa cour ? Mon fils, tant qu'il était petit et sans
calcul, m'empêchait de quitter, pour me remarier, ce toit de mon
époux. Il est grand maintenant ;
il entre à l'âge d'homme ; il désire ne plus me voir en ce
manoir, où ses biens dévorés par tous ces gens l'irritent.
Mais,
voyons, donne-moi ton avis sur un songe, que je m'en vais te dire...
Je voyais dans ma cour mes vingt oies qui, sortant de l'eau,
mangeaient le grain : leur vue faisait ma joie, lorsque, de la
montagne, un grand aigle survint qui, de son
bec courbé, brisa le col à
toutes ; elles gisaient en tas, pendant que, vers l'azur des
dieux, il remontait. Et, toujours en mon songe, je pleurais
et criais, et j'étais entourée
d'Achéennes bouclées,
qu'attiraient mes sanglots, et je pleurais mes oies que
l'aigle avait tuées... Mais sur le bord du toit, il revint se poser
et, pour me consoler, prenant la voix humaine : « Fille du glorieux
Icare, sois sans crainte ! Ceci
n'est pas un songe ; c'est bien, en vérité, ce qui va
s'accomplir ! Les prétendants seront ces oies ; je serai l'aigle,
envolé tout à l'heure, à présent revenu. Moi, ton époux, je vais
donner aux prétendants une mort misérable ! ». Il disait ; le
sommeil de miel m'avait quittée
: à travers le manoir, j'allai compter mes oies ; tout comme
à l'ordinaire, je les vis becqueter le grain auprès de l'auge.
Ulysse
l'avisé lui fit cette réponse :
ulysse.
— Femme, je ne vois pas que l'on
puisse donner
d'autre sens à ton rêve. De la bouche d'Ulysse en personne, tu sais
ce qui doit advenir : pour tous les prétendants, c'est la mort
assurée ; pas un n'évitera le trépas et les Parques.
La plus
sage des femmes, Pénélope, reprit :
pénélope.
— O mon hôte, je sais la vanité des
songes et
leur obscur langage !... je sais, pour les
humains, combien peu s'accomplissent ! Les songes
vacillants nous viennent de deux portes ;
l'une
est
fermée de corne ; l'autre est
fermée d'ivoire ; quand un songe nous vient par l’ivoire
scié, ce n'est que tromperies, simple ivraie de paroles ;
ceux que laisse passer la corne
bien polie nous cornent le succès du mortel qui
les voit. Mais ce n'est pas de là que m'est venu, je
crois, ce songe redoutable !
nous en aurions, mon fils et moi, trop de bonheur ! Mais écoute un
avis et le mets en ton cœur. La voici, elle vient, l'aurore
de malheur, où j'abandonnerai cette maison d'Ulysse : je vais leur
proposer un jeu, celui des haches. Ulysse,
en son manoir, alignait douze
haches, comme étais de carène ; puis, à bonne distance, il allait se poster pour
envoyer sa flèche à travers tout le rang... C'est l'épreuve qu' aux
prétendants je vais offrir : si l'un d'eux, sans effort, peut nous
tendre cet arc et, dans les douze haches, envoyer une flèche, c'est
lui que je suivrai, quittant cette maison, ce toit de ma jeunesse,
si beau, si bien fourni, que je crois ne jamais oublier, — fût-ce en
rêve.
Ulysse
l'avisé lui fit cette réponse :
ulysse.
— Digne épouse du fils de Laërte,
d'Ulysse ! chez toi, sans plus tarder, ouvre-leur
ce concours ! car tu verras
rentrer Ulysse l'avisé avant que tous ces gens, maniant l'arc poli, aient pu tendre la
corde et traverser les haches.
La plus sage des femmes,
Pénélope, reprit :
pénélope.
— En
ce manoir, mon hôte, si tu voulais rester encore à me charmer, le
sommeil ne saurait s'abattre sur mes yeux. Mais on ne peut toujours
écarter le sommeil ; c'est pour tous les mortels que, sur la terre
aux blés, les dieux ont fait la loi. Je vais donc, il est temps,
regagner mon étage et m'étendre en ce lit qu'emplissent mes sanglots
et que trempent mes larmes depuis le jour qu'Ulysse est allé voir
là-bas cette Troie de malheur !... que le nom en périsse !...
Puisse-je reposer : toi, dors en ce logis ! fais-toi par terre un
lit, ou qu'on te dresse un cadre...
A ces mots, regagnant son étage brillant, elle
rentra chez elle avec ses chambrières : elle y pleurait
encore Ulysse, son époux, à l'heure où la déesse aux yeux pers,
Athéna, vint jeter sur ses yeux le
plus doux des sommeils.
Ce fut dans l'avant-pièce que le divin Ulysse
vint alors se
coucher : par terre et sur la peau fraîche encor de la vache, il
entassa plusieurs toisons de ces brebis que, chaque jour, offraient
aux dieux les Achéens.
Quand il y
fut couché, Eurynorné sur lui vint jeter
une cape. Mais, songeant à
planter des maux aux
prétendants, il restait éveillé.
De la
salle, il voyait s'échapper les servantes, qui, chez les prétendants
allant à leurs amours, s'excitaient l'une l'autre au plaisir et aux
rires. Son cœur en sa poitrine en était soulevé ; son esprit et son
cœur ne savaient que résoudre : allait-il se jeter sur elles, les
tuer ? ou, pour le dernier soir, laisserait-il encor ces bandits les
avoir ?... Tout son cœur aboyait : la chienne, autour de ses petits
chiens qui flageolent, aboie aux inconnus et s'apprête au combat ;
ainsi jappait son âme, indignée de ces crimes ; mais, frappant sa
poitrine, il goumandait son cœur :
ulysse.—
Patience, mon cœur ! c'est chiennerie bien
pire qu'il
fallut supporter le jour que le Cyclope, en fureur, dévorait mes
braves compagnons ! ton audace
avisée me tira de cet antre où je pensais mourir !
C'est
ainsi qu'il parlait, s'adressant à son cœur ; son âme résistait,
ancrée dans l'endurance, pendant qu'il se roulait d'un côté, puis de
l'autre ; comme on voit un héros, sur un grand feu qui flambe,
tourner de-ci de-là une panse bourrée de graisses et de sang ; il
voudrait tant la voir cuite tout aussitôt ; ainsi, il se roulait,
méditant les moyens d'attaquer, à lui seul, cette foule
éhontée.
Mais voici qu'Athéna se présentait à lui et lui
disait ces
mots, debout à son chevet :
athéna.
—
Pourquoi veiller toujours, ô toi, le
plus infortuné de tous les
hommes ?...N'as-tu
pas main-tenant ton foyer, et ta femme, et ce fils que
pourraient t'envier tous les pères ?
Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :
ulysse.
— Déesse, en tout cela, tes discours
sont parfaits ; mais ce qu'au fond de mon esprit,
je cherche
encore, c'est comment, à moi seul, mes mains pourront punir cette
troupe éhontée, qui s'en vient
chaque jour envahir ma maison ! et, souci
bien plus grand ! si je tuais
ces gens avec l'assentiment de ton Père et le tien, mon cœur
voudrait savoir où me réfugier ; penses-y, je te prie !
La déesse
aux yeux pers, Athéna, répondit :
athéna.
— Pauvre ami ! les humains mettent
leur
confiance en des amis sans force, en de simples mortels qui n'ont
pas grand esprit !... Ne suis-je
pas déesse ? toujours à tes côtés, je veillerai sur toi dans
toutes tes épreuves et, pour te parler net, cinquante bataillons de
ces pauvres mortels pourraient nous entourer de leur cercle de mort ; c'est encore
en tes mains que passeraient
leurs bœufs et leurs grasses brebis. Allons ! que le sommeil
te prenne, toi aussi ! rester toute la nuit aux aguets, sans dormir,
c'est encore une gêne : tes maux sont à leur terme.
A ces mots, lui versant le sommeil aux paupières, cette toute
divine remonta sur l'Olympe.
Ulysse alors fut pris du sommeil, qui détend les
soucis et les
membres. Mais voici que, là-haut, sa femme s'éveillait et, le cœur
soucieux, s'asseyait, pour pleurer, sur sa couche moelleuse.
Elle pleura longtemps, pour
soulager son cœur, cette femme divine ! puis ce fut Artémis,
surtout, qu'elle invoqua :
pénélope.
— Fille auguste de Zeus, Artémis,
ô déesse ! viens me percer le cœur de l'une de
tes flèches ! viens me prendre la vie ! à présent,
tout de suite
! ou qu'ensuite les vents, par la voie des nuées, m'enlèvent et
m'emportent, pour me jeter aux
bords où l'Océan reflue ! Filles de Pandareus, les vents
ainsi vous prirent ! Vos parents étaient morts, enlevés par les
dieux, et vous étiez restées au manoir, orphelines. La divine
Aphrodite alors vous nourrissait de fromage, de miel suave et de vin
doux ; Héra mettait en vous,
plus qu'en toutes les femmes, la beauté, la raison, et la
chaste Artémis vous donnait la grandeur, et Pallas Athéna, l'adresse
aux beaux ouvrages. Mais un jour Aphrodite, au sommet de l'Olympe,
vint demander pour vous un heureux mariage à Zeus, le brandisseur de foudre,
qui connaît le destin malheureux ou joyeux des mortels. Et c'est
alors que les Harpyies vous enlevèrent pour vous remettre aux soins
des tristes Érynnies !... Que tout pareillement, me fassent
disparaître les dieux, les habitants des manoirs de l'Olympe! que
me transperce l'Artémis aux
belles boucles ! mais du moins qu'en l'horreur du monde
souterrain, j'aille revoir Ulysse! pour que je n'aie jamais à
contenter les vœux d'un moins noble héros ! Encore est-il aux
maux quelque adoucissement, quand, pleurant tout le jour sous
le poids des tristesses, on a du moins les nuits où le sommeil nous
prend et, nous fermant les yeux, vient nous faire oublier la vie,
bonne ou mauvaise. Mais moi, le ciel m'afflige encor de mauvais
songes ! Cette nuit, il était à dormir près de moi ! je Le
retrouvais tel qu'il partit pour l'armée ! quelle joie dans mon cœur
car je croyais l'avoir en chair, non pas en songe.
Elle
parlait ainsi, et l'Aurore montait sur son trône doré.
Or, la voix de sa femme en pleurs était venue
jusqu'au
divin Ulysse : pensif, il écouta ; son cœur se figura qu'il était
reconnu, qu'elle allait apparaître, debout à son chevet...
Couverture et toisons, il rassembla son lit et le posa sur l'un des
fauteuils de la salle, puis emporta la peau de vache dans la cour,
et, mains levées, il fit à Zeus cette prière :
ulysse.
— Si
les dieux, Zeus le père, à travers tant de maux et sur
terre et sur mer, m'ont voulu ramener enfin dans mon pays, fais
qu'en cette maison, un mot soit prononcé par les gens qui
s'éveillent et qu'un
signe de toi apparaisse au dehors !
Sitôt
qu'il eut parlé, le Zeus de la sagesse accueillit sa prière :
soudain, la foudre emplit la gloire de l'Olympe, du profond des
nuées, et le divin Ulysse eut de la joie au cœur et, du logis tout
proche, une femme parla. Car le pasteur du peuple avait en son
moulin douze femmes peinant à moudre orges et blés qui font le nerf
des hommes : les onze autres dormaient, ayant broyé leur grain; une
seule n'avait pas achevé sa tâche ; elle était la plus faible, en
arrêtant sa meule, ce fut elle qui dit, présage pour son
maître :
servante.
— 0 Zeus le père, ô roi des dieux
et des
humains ! dans les astres du ciel, quel éclat de ta foudre !...
Pourtant, pas un nuage !... C'est
un signe de toi !... Alors,
exauce aussi mon vœu de pauvre femme ! fais que les
prétendants, en ce manoir
d'Ulysse, viennent prendre aujourd'hui le dernier des
derniers de leurs joyeux festins
!... Ils m'ont brisé le cœur et rompu les genoux à moudre
leur farine! ... qu'ils dînent aujourd'hui pour la
dernière fois !
Et ce cri de
la femme et la foudre de Zeus rendirent le divin Ulysse
tout joyeux ; il comprit qu'il allait moudre aussi sa
vengeance.