Le pugilat

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 LE    PUGILAT

 

   Survint un mendiant, le gueux de la commune, qui s'en allait de porte en porte par la ville. Tout Ithaque admirait le gouffre de sa panse, où sans cesse tombaient mangeailles et boissons. Sans force ni vigueur, mais de très grande taille et de belle apparence, il s'appelait Arnée ; sa vénérable mère, au jour de sa naissance, l'avait ainsi nommé ; mais tous les jeunes gens le surnommaient Iros : il était leur Iris, porteur de tous messages.

   Il entra et voulut chasser de sa maison Ulysse, en l'insultant avec ces mots ailés :

   iros. — Vieillard, quitte le seuil ! ou je vais, par le pied, t'en tirer au plus vite ! Regarde-les donc tous : de l'œil, ils me font signe de te mettre dehors ! Mais moi, j'aurais trop honte. Allons ! vite, debout ! qu'entre nous, la dispute n'aille pas jusqu'aux mains.

   Ulysse l'avisé le toisa et lui dit :

   ulysse. — Malheureux! contre toi qu'ai-je dit, qu'ai-je fait ? ai-je empêché quelqu'un de te donner, à toi, tout ce qu'il voudra prendre ?... Sur le seuil, on tient deux !...Ne fais pas le jaloux : ce n'est pas toi qui paies !... Tu me semblés un frère en l'art de gueuserie : que les dieux entre nous répartissent la chance ! Mais, bas les mains ! tu sais ! ne me provoque pas ! ou gare à ma colère ! Tout vieux que tu me vois, je te mettrais en sang les côtes et les lèvres, et j'aurais pour demain la paix, la grande paix !... Car, jamais, j'en suis sûr, tu ne reviendrais plus en ce manoir d'Ulysse, chez ce fils de Laërte !

   Plein de colère, Iros le gueux lui répondit :

   iros. — Misère ! ah ! quel discours ce goinfre nous dégoise, comme une vieille femme au coin de son foyer! Gare aux coups ! Je m'en vais travailler des deux mains pour lui faire cracher toutes ses dents à terre, comme on fait d'une truie qui fouge dans les blés !... Trousse-toi ! c'est l'instant ! car voici nos arbitres : au combat ! qu'on te voie lutter contre un cadet !

   Sur le seuil reluisant, devant les hautes portes, ils mettaient tout leur cœur à s'exciter ainsi.

   Sitôt qu'Antinoos, Sa Force et Sainteté, aperçut la dispute, il dit aux prétendants, avec un joyeux rire :

   antinoos. — Mes amis, quelle aubaine ! jamais encor les dieux n'ont, en cette maison, tant fait pour notre joie ! Iros et l'étranger se sont pris de querelle ; ils veulent s'empoigner : mettons-les vite aux mains !

   Il disait et, d'un bond, tous, en riant, se lèvent pour faire cercle autour de nos deux loqueteux, et le fils d'Eupithès, Antinoos, leur dit :

   antinoos. — Valeureux prétendants, j'ai deux mots à vous dire ! Nous avons sur le feu, pour le repas du soir, ces estomacs de chèvres que nous avons bourrés de graisses et de sang ; pour prix de son exploit, le vainqueur choisira quelqu'un de ces boudins et s'en ira le prendre ! et trouvant désormais place à tous nos festins, il sera notre pauvre ; à tout autre que lui, nous fermerons la porte !

   A ce discours d'Antinoos, tous d'applaudir. Mais, ayant ruse en tête, notre Ulysse avisé reprenait la parole :

   ulysse. — Mes amis, avez-vous jamais vu mettre aux prises un jeune avec un vieux, épuisé de misère ?... Puisqu'il faut obéir à ce bandit de ventre et me prêter aux coups, du moins jurez-moi tous le plus fort des serments que, pour aider Iros, personne n'abattra sur moi sa lourde main ! j'en serais accablé.

   Il dit. On lui prêta le serment demandé. Quand on eut prononcé et scellé le serment, Sa Force et Sainteté Télémaque reprit :

   télémaque. — Étranger, si ton cœur et ton âme vaillante te pressent d'accepter le combat, sois sans crainte ! aucun des Achéens n'oserait te frapper ! Tous seraient contre lui, moi d'abord, qui reçois ici, et leurs deux rois, Eurymaque et Antinoos, gens de droiture, qui, tous les deux, m'approuvent.

   Il dit ; tous, d'applaudir. Sur sa virilité, troussant alors ses loques, Ulysse leur montra ses grandes belles cuisses ; puis ses larges épaules et sa poitrine et ses bras musclés apparurent. Athéna, accourue, infusait la vigueur à ce pasteur du peuple ; chez tous les prétendants, la surprise éclata ; se tournant l'un vers l'autre, ils se disaient entre eux :

   le chœur. — Avant peu notre Iros, pauvre Iris déclassée, aura le mal qu'il cherche ! Quelles cuisses le vieux nous sort de ses haillons !

   Ils disaient ; mais Iros sentait son cœur à mal. Déjà les serviteurs l'avaient troussé de force et l'amenaient tremblant : sur ses membres, la chair n'était plus que frissons.

   Aussi, le gourmandant, Antinoos lui dit :

   antinoos. — Ah ! taureau fanfaron ! il vaudrait mieux pour toi ne pas être vivant, ne jamais être né que frissonner ainsi, d'une crainte effroyable, devant un vieux qu'épuisé une vie de misères ! Mais moi, je te préviens et tu verras la chose ! s'il est victorieux, si tu te laisses battre, je t'envoie à la côte, au fond d'un noir vaisseau, chez le roi Echétos, fléau du genre humain! d'un bronze sans pitié, il te tailladera le nez et les oreilles, t'arrachera le membre, pour le jeter tout cru, en curée, à ses chiens.

   Mais, pendant qu'il parlait, le frisson redoublait sur les membres d'Iros qu'on poussait dans le cercle.

   Ils se mirent en garde et le divin Ulysse, le héros d'endurance, un instant hésita : allait-il l'assommer, l'étendre mort du coup ? ou, le poussant plus doucement, le jeter bas ? Tout compte fait, il vit encor son avantage à frapper doucement pour ne pas se trahir aux yeux des Achéens. Les bras se détendirent : Ulysse fut atteint en pleine épaule droite ; mais son poing se logea dans le cou, sous l'oreille ; on entendit craquer les os dans le gosier ; de la bouche d'Iros, un flot rouge jaillit : en mugissant, il s'effondra dans la poussière, grinçant des dents, tapant la terre des talons ; et, les deux bras au ciel, ils se mouraient de rire, les nobles prétendants.

   Puis Ulysse le prit par un pied, le traîna hors du seuil, dans la cour, jusqu'aux premières portes ; au delà de l'entrée, il l'assit, appuyé contre le mur d'enceinte, son bâton dans les bras, et lui dit, élevant la voix, ces mots ailés :

   ulysse. — Reste ici désormais ; écarte de l'entrée les pourceaux et les chiens ; mais ne régente plus les hôtes et les pauvres, sinon, malheur plus grand pourrait bien s'ajouter à tes maux d'aujourd'hui.

   A ces mots, il lui mit en travers des épaules son immonde besace, puis il vint se rasseoir au seuil de la grand'salle, et les autres rentraient avec de joyeux rires, en le félicitant :

   le chœur. — Ah ! que Zeus, étranger, et tous les Immortels comblent tous les désirs que peut former ton cœur ! Grâce à toi. nous voilà délivrés de ce gouffre : il ne mendiera plus.

   Ils disaient, et leurs vœux faisaient la joie d'Ulysse. Pendant qu'Antinoos lui servait le plus gros des estomacs bourrés de graisses et de sang, Amphinomos choisit deux pains dans sa corbeille et les lui vint offrir avec sa coupe d'or, en le complimentant :

   amphinomos. — Bravo, père étranger ! que puisse la fortune un jour te revenir ! aujourd'hui, je te vois en proie à tant de maux !

   Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :

   ulysse. — Vraiment, Amphinomos, tu me parais très sage et digne de ce père, dont, à Doulichion, j'entendais célébrer le renom, ce Nisos si bon, si opulent ! Puisqu'on te dit son fils, je veux te prévenir : tu me parais affable ; écoute et me comprends. Sur la terre, il n'est rien de plus faible que l'homme : tant que les Immortels lui don­nent le bonheur et lui gardent sa force, il pense que ja­mais le mal ne l'atteindra ; mais quand, des Bienheureux, il a sa part de maux, ce n'est qu'à contre-cœur qu'il supporte la vie. En ce monde, dis-moi, qu'ont les hommes dans l'âme ? ce que, chaque matin, le Père des humains et des dieux veut y mettre !... Moi, j'aurais dû compter parmi les gens heureux; mais en quelles folies ne m'ont pas entraîné ma fougue et ma vigueur !... et j'espérais aussi en mon père et mes frères !... L'homme devrait toujours se garder d'être impie, mais jouir en silence des dons qu'envoient les dieux. Je vois ces prétendants machiner des folies ! Ils outragent l'épouse et dévorent les biens d'un héros qui n'est plus éloigné pour longtemps, c'est moi qui te le dis, de sa terre et des siens ; il est tout près d'ici !... Ah ! que, te ramenant chez toi, un dieu te garde d'être sur son chemin, le jour qu'il reverra le pays de ses pères ! C'est le sang qui devra décider, sois-en sûr, entre ces gens et lui, aussitôt qu'il sera rentré sous ce plafond !

   Il dit, fit son offrande aux dieux et but le vin à la douceur de miel, puis il rendit la coupe au rangeur des guerriers. A travers la grand'salle, Amphinomos revint, le cœur plein de tristesse, et, secouant la tête, avec la mort dans l'âme, se rassit au fauteuil qu'il venait de quitter. Mais rien ne le sauva ; car Athéna le mit sous les mains et la lance de celui qui devait le tuer, Télémaque.

   C'est alors qu'Athéna, la déesse aux yeux pers, fit naître dans l'esprit de la fille d'Icare le désir d'apparaître aux yeux des prétendants pour attiser leurs cœurs et redoubler l'estime que lui vouaient déjà son fils et son mari. D'un sourire contraint, la sage Pénélope appela l'intendante :

   pénélope. — Eurynomé, mon cœur éprouve le désir, que toujours j'ignorai, de paraître devant les yeux des prétendants ; pourtant je les abhorre ; mais je dois dire un  mot à  mon fils : mieux vaudrait qu'il ne fût pas toujours avec les prétendants ; sous de belles paroles, ces bandits n'ont pour lui que sinistres pensées.

   Et l'intendante Eurynomé, de lui répondre :    

   eurynomé. — Ma fille, en tout cela, tu parles sagegement... Va donc ! parle à ton fils et ne lui cache rien. Mais baigne ton visage et farde-toi les joues ; ne descends pas ainsi, les traits bouffis de larmes : cet éternel chagrin n'est pas de la sagesse, et voici que ton fils est à cet âge, enfin ! de la première barbe où, de le voir un jour, tu priais tant les dieux !

   La sage Pénélope alors lui répondit :

   pénélope. — Eurynomé, tais-toi ! ton amour me conseille de baigner mon visage !... et de farder mes joues ! Ah ! ma beauté ! les dieux, les maîtres de l'Olympe, l'ont détruite du jour que le héros partit au creux de ses vaisseaux !... Mais prie Autonoé de venir me trouver avec Hippodamie : je les veux près de moi pour entrer dans la salle ; j'aurais honte d'aller seule parmi ces hommes !

   Elle dit et la vieille, à travers le manoir, allait dire aux servantes de venir au plus vite.

   Mais, suivant son dessein, la déesse aux yeux pers versait un doux sommeil à la fille d'Icare. Cependant qu'en son siège, Pénélope dormait, les membres dé­tendus, la tête renversée, cette toute divine l'ornait de tous ses dons immortels, pour charmer les yeux des Achéens ; prenant d'abord pour lui laver son beau visage cette essence divine, dont se sert Kythérée à la belle couronne avant d'entrer au chœur des aimables Charités, elle le fit plus blanc que l'ivoire scié.

   Quand elle eut achevé et qu'elle eut disparu, cette toute divine, voici que, de la salle, accouraient à l'appel les filles aux bras blancs. Le doux sommeil alors abandonna la reine et, se passant les mains sur les joues, elle dit :

   pénélope. — A force de souffrir, je tombe en la douceur de l'assoupissement. Que la chaste Artérmis m'envoie donc à l'instant une mort aussi douce ! Ah ! ne plus consumer ma vie dans les sanglots, à regretter l'époux dont nul en Achaïe ne pouvait égaler la valeur en tous genres !

   Elle dit et quitta son étage luisant et, sans l'aban­donner, les deux filles suivaient.

   Voici qu'elle arriva devant les prétendants, cette femme divine, et, debout au montant de l'épaisse embrasure, ramenant sur ses joues ses voiles éclatants, tandis qu'à ses côtés, veillaient les chambrières et que des prétendants les genoux flageolaient sous le charme d'amour, la reine s'adressait à son fils Télémaque :

   pénélope. — Télémaque, es-tu donc sans esprit et sans cœur? Tout petit, tes desseins étaient mieux réflé­chis ; te voilà grand ; tu vas entrer dans l'âge d'homme ; à te voir bel et grand, il n'est pas d'étranger qui ne te proclamât le fils d'un homme heureux ; mais, parfois, tu parais sans esprit et sans cœur !... que vient-il d'arriver au manoir, me dit-on ? tu laisses insulter un hôte de la sorte ? Qu'allons-nous devenir, si, jusqu'en nos maisons, un paisible étranger peut être maltraité aussi cruellement !... Quelle honte pour toi et quelle flétrissure !

   Posément, Télémaque la regarda et dit :

   télémaque. — Ma mère, je ne puis qu'approuver ton courroux : ce n'est pas qu'en mon cœur, je ne pèse et ne voie ; mais parfois je ne puis prendre le bon parti, tant ces gens, qui m'assiègent, me troublent et m'égarent ! ils ne pensent qu'au mal ! je n'ai pas un appui !... Pourtant cette dispute entre Iros et le vieux, la volonté des prétendants ne l'a pas faite... Non ! regarde sa force!... Plût au ciel, Zeus le père ! Athéna ! Apollon ! qu'on vît les prétendants à travers le manoir branler ainsi la tête, vaincus, membres rompus, les uns dans la maison, les autres dans la cour ! tout comme Iros, là-bas, au porche de la cour, est assis maintenant, dodelinant du chef et semblant pris de vin, sans pouvoir se dresser sur ses pieds ni reprendre la route du logis, le chemin du retour : c'est un homme cassé !

   Quand ils eurent entre eux échangé ces paroles, Eurymaque adressa ces mots à Pénélope :

   eurymaque. — Fille d'Icare, ô toi, la plus sage des femmes ! si tous les Achéens de l'Argos ionienne te voyaient, Pénélope ! combien d'autres encor viendraient en prétendants s'asseoir en ce manoir, dès l'aube, et banqueter ! Aucune femme au monde n'égale ta beauté, ta taille et cet esprit pondéré qui t'anime.

   La plus sage des femmes, Pénélope reprit :

   pénélope. — Ma valeur, ma beauté, mes grands airs, Eurymaque, les dieux m'ont tout ravi, lorsque, vers Ilion, les Achéens partirent, emmenant avec eux Ulysse, mon époux ! Ah ! s'il me revenait pour veiller sur ma vie, que mon renom serait et plus grand et plus beau ! Je n'ai plus que chagrins, tant le ciel me tourmente !... Le jour qu'il s'en alla loin du pays natal, il me prit la main droite au poignet et me dit : « Ma femme, je sais bien que, de cette Troade, nos Achéens guêtres ne reviendront pas tous ; on dit que les Troyens, sont braves gens de guerre, bons piquiers, bons archers, bons cavaliers, montés sur ces chevaux rapides, qui, dans le grand procès du combat indécis, sont les soudains arbitres. Le ciel me fera-t-il revenir en Ithaque ? dois-je périr là-bas en Troade ? qui sait ? Tu resteras ici et prendras soin de tout. Pense à mes père et mère : pour eux, en ce manoir, reste toujours la même ; sois plus aimante encor quand leur fils sera loin ! Plus tard, quand tu verras de la barbe à ton fils, épouse qui te plaît et quitte la maison ! » Oui ! je l'entends encore, et tout s'est accompli. Je vois venir la nuit odieuse où l'hymen achèvera ma perte, puisque Zeus m'enleva ce qui fut mon bonheur. Mais pour me torturer et l'esprit et le cœur, voici des prétendants aux étranges manières !... Pour plaire à fille noble et de riche maison, on lutte, à qui mieux mieux, de générosité ; chez elle, on va traiter ses parents, on amène les bœufs, les moutons gras, les plus riches cadeaux ; on ne se jette pas sur ses biens sans défense !

   Elle disait ; la joie vint au divin Ulysse. Il avait bien compris, le héros d'endurance, qu'elle flattait leurs cœurs par de douces paroles, pour avoir leurs cadeaux et cacher ses desseins.

   Antinoos, le fils d'Eupithès, répondit :

   antinous. — Fille d'Icare, ô toi, la plus sage des femmes ! laisse-nous apporter, chacun, notre cadeau et prends-le, Pénélope ; car présent refusé fut toujours une insulte. Mais jamais nous, n'irons sur nos biens ni ailleurs avant de t'avoir vue accepter pour époux l'Achéen de ton choix.

   A ce discours d'Antinoos, tous d'applaudir, et chacun au logis envoya son héraut pour chercher un présent. L'homme d'Antinoos rapporta le plus beau des grands voiles brodés : ses douze agrafes d'or passaient en des anneaux à la courbe savante. Aussitôt le héraut d'Eurymaque apporta un collier d'or ouvré, enfilé de gros ambres, — un rayon de soleil ! Les deux servants d'Eurydamas lui rapportèrent des pendants à trois perles de la grosseur des mûres : la grâce en éclatait. Puis, de chez Pisandros, fils du roi Polyktor, un servant rapporta un tour de cou, le plus admirable joyau, et de même, chacun des autres Achéens fit quelque beau présent. Elle reprit alors, cette femme divine, l'escalier de sa chambre et, près d'elle, les deux chambrières portaient les cadeaux magnifiques.

   En bas, on se remit, pour attendre le soir, aux plaisirs de la danse et des chansons joyeuses ; dans les ombres du soir, on s'ébattait encor. Alors, pour éclairer la grand'salle, on dressa trois torchères, chargées de branches résineuses, qui, tombées de longtemps, sèches jusqu'à la moelle, venaient d'être fendues par le bronze des haches ; on y mêla des torches que vinrent tour à tour ranimer les servantes du valeureux Ulysse.

   Le rejeton des dieux, Ulysse l'avisé, dit alors à ces filles :

   ulysse. — 0 servantes du maître absent depuis longtemps, vous pouvez remonter dans les appartements de votre auguste reine ; restez à la distraire en tournant vos fuseaux, en cardant votre laine. C'est moi qui veillerai pour eux tous aux torchères et, quand leur bon plaisir serait de voir monter l'Aurore sur son trône, ils ne m'abattraient pas ; j'ai bien trop d'endurance !

   Il dit ; elles, de rire et de se regarder. Mais l'une, Mélantho, jeunesse aux belles joues, se mit à l'insulter. Fille de Dolios, elle avait eu les soins maternels de la reine, qui l'avait élevée et gâtée de cadeaux ; mais son cœur était sans pitié pour Pénélope, car, avec Eurymaque, elle était en amour.

   Elle lança ces mots d'insulte contre Ulysse :

    mélantho. — Misérable étranger, n'as-tu pas les esprits quelque peu chavirés ! au lieu d'aller dormir à la chambre de forge ou dans quelque parlote, tu viens hâbler ici : es-tu grisé d'avoir battu ce gueux d'Iros ? Prends garde ! un autre Iros, mais de meilleur courage, pourrait tôt se lever, dont les poings vigoureux te fêleraient le crâne et te mettraient dehors, tout bar­bouillé de sang !

   Ulysse l'avisé la toisa et lui dit :

   ulysse. — Ah ! chienne, quels discours ! je m'en vais de ce pas le dire à Télémaque ! qu'il te fasse à l'instant dépecer, membre à membre !

   Il dit et la terreur dispersa les servantes ; en hâte, elles rentrèrent, sentant se dérober leurs genoux et croyant ses dires sérieux. Ulysse alors resta debout près des torchères : il les surveillait toutes, mais avait l'âme ailleurs et méditait déjà ce qu'il sut accomplir.

   Or, Pallas Athéna ne mettait fin ni trêve aux cuisantes insultes des fougueux prétendants ; la déesse voulait que le fils de Laërte, Ulysse, fût mordu plus, avant jusqu'au cœur.

   Eurymaque, le fils de Polybe, reprit, en se raillant d'Ulysse, et les autres, de rire :

   eurymaque. — Deux mots, ô prétendants de la plus noble reine ! Voici ce que mon cœur me dicte en ma poitrine : c'est un décret des dieux qui fit venir cet homme en la maison d'Ulysse ; je vois son crâne luire à l'égal d'un flambeau ! quelle tête ! et dessus, pas l'ombre d'un cheveu !

   Il dit et, se tournant vers ce grand cœur d'Ulysse :

   eurymaque. — Voudrais-tu pas, notre hôte, entrer à mon service ? je t'enverrais aux champs, à l'autre bout de l'île ; tu serais bien payé pour ramasser la pierre et planter de grands arbres ; je fournirais, avec le pain de tous les jours, le vêtement complet et la chaussure aux pieds... Mais tu ne fus dressé qu'aux vilaines besognes ; tu refuses l'ouvrage et préfères rouler la ville à mendier de quoi rassasier le gouffre de ta panse !

   Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :

   ulysse. — Eurymaque, veux-tu qu'on nous mette en concours? Par un jour de printemps, quand les journées sont longues, qu'on nous conduise au pré, que j'aie ma bonne faux, et toi pareillement : tout le jour, sans manger, nous abattrons l'ouvrage, jusqu'à la nuit venue et jusqu'au bout du foin !... Quant à pousser les bœufs, et même les plus forts, une paire de grands bœufs roux, saturés d'herbe, — même âge, même force, même ar­deur indomptable, — donne-moi quatre arpents où le soc entre aux mottes, et tu verras si mon sillon est coupé droit... Et la guerre ?... aujourd'hui plût au fils de Cronos d'en susciter quelqu'une ; que j'eusse un bouclier, deux piques, un bonnet dont la coiffe de bronze me colle bien aux tempes : tu me verrais au premier rang des combattants et ne parlerais plus en raillant de ma panse !... Mais tu n'es qu'insolence en ton cœur sans pitié !... Tu te crois grand et fort, je veux bien! tes rivaux sont en si petit nombre, et de valeur si mince !... Si tu voyais rentrer Ulysse en sa patrie, ah ! tu saurais courir ! et le portail, tout grand ouvert devant ta fuite, te semblerait étroit.

   Il dit et redoubla le courroux d'Eurymaque qui, le toisant, lui dit ces paroles ailées :

    eurymaque. — Misérable ! je vais, sans plus, te châtier ! Voyez-vous cette langue ! tu viens hâbler ici devant tous ces héros ! vraiment, tu n'as pas peur! c'est le vin qui te tient ? ou ne sais-tu jamais débiter que sornettes ?

   Il disait et déjà prenait une escabelle. Par crainte d'Eurymaque, Ulysse vint s'asseoir aux genoux d'Am-phinomos de Doulichion. L'escabelle atteignit l'échanson au bras droit ; on entendit tinter le flacon sur le sol, tandis qu'avec un cri, l'homme tombait dans la pous­sière, à la renverse.

   Les prétendants criaient dans l'ombre de la salle. Se tournant l'un vers l'autre, ils se disaient entre eux :

   le chœur. — Qu'il aurait dû, cet hôte, aller se perdre ailleurs ! s'il n'était pas venu, il nous eût épargné, du moins, tout ce tapage : maintenant pour des gueux nous voici en querelle ! quel charme reste-t-il au plus noble festin où règne le désordre ?

   Sa Force et Sainteté Télémaque leur dit :

   télémaque.— Malheureux ! c'est folie ! Vos cœurs ne portent plus le manger et le boire ! c'est un dieu qui vous pique ? Allons ! vous avez bien dîné : rentrez dormir, si le cœur vous en dit ; je ne chasse personne.

   Il dit ; tous s'étonnaient, les dents plantées aux lèvres, que Télémaque osât leur parler de si haut ! Alors Amphinomos prit la parole et dit :

   amphinomos. — Amis, quand on vous dit des choses aussi justes, à  quoi  bon riposter en termes irritants ? ne frappez ni cet homme  ni  l'un  des  serviteurs qui sont  dans  le   manoir   de   ce   divin  Ulysse.   Allons ! que  l'échanson,   pour une  offrande  aux  dieux,   nous emplisse  les coupes ! et qu'après  cette  offrande, on rentre se coucher, en laissant l'étranger dans le manoir d'Ulysse, aux soins de Télémaque, puisqu'il est sous son toit.

   Il dit, et ce discours fut approuvé de tous. Dans le cratère, alors, le seigneur Moulios, prépara le mélange. C'était l'un des hérauts, qui, de Doulichion, avaient accompagné leur maître Amphinomos. Il s'en vint à la ronde emplir toutes les coupes ; chacun fit son offrande aux dieux, aux Bienheureux ; puis on but de ce vin à la douceur de miel, et chacun s'en alla dormir en son logis.

   Seul, le divin Ulysse restait en la grand'salle à méditer, avec le secours d'Athéna, la mort des prétendants.

   Soudain, à Télémaque, il dit ces mots ailés :

   ulysse. — Télémaque, il te faut emporter au trésor tous les engins de guerre et, si les prétendants en remarquaient l'absence et voulaient des raisons, paie-les de gentillesses ; dis-leur : « Je les ai mis à l'abri des fumées : qui pourrait aujourd'hui reconnaître ces armes qu'à son départ pour Troie, Ulysse avait laissées ? les vapeurs du foyer les ont mangées de rouille !... Et voici l'autre idée qu'un dieu m'a mise en tête : j'ai redouté surtout qu'un jour de beuverie, une rixe entre vous n'amenât des blessures et ne souillât ma table et vos projets d'hymen ; de lui-même, le fer attire à lui son homme ».

   Il dit, et Télémaque obéit à son père. Appelant la nourrice Euryclée, il lui dit :

   télémaque. — Nourrice, enferme-moi les femmes là-dedans, cependant qu'au trésor, je m'en irai porter les armes de mon père. Les fumées du logis mangent ces belles armes ; on n'en a pas pris soin depuis qu'il est parti ; j'étais trop jeune alors ; aujourd'hui je voudrais les ranger à l'abri des vapeurs du foyer. La nourrice Euryclée lui fit cette réponse :

   euryclée. — Si tu pouvais aussi, mon enfant, prendre à cœur le soin de ta maison et sauver tous ces biens ! Va donc !... Mais qui prends-tu pour te porter la torche ?... Les filles auraient pu t'éclairer : tu les chasses !   

   Posément, Télémaque la regarda et dit :

   télémaque. — J'ai là cet étranger ; car, de si loin qu'on vienne, je n'entends pas qu'oisif, on puise à mon boisseau !

   Il dit et, sans qu'un mot s'envolât de ses lèvres, la vieille alla fermer la porte du logis.

   Ulysse, s'élançant avec son noble fils, emportait au trésor casques, lances aiguës et boucliers à bosses, et, de sa lampe d'or, c'est Pallas Athéna qui faisait devant eux la plus belle lumière.

   A son père, soudain, Télémaque parla :

   télémaque. — Père, devant mes yeux, je vois un grand miracle. A travers le manoir, les murs, les belles niches, les poutres de sapin et les hautes colonnes scin­tillent à mes yeux comme une flamme vive... Ce doit être un des dieux, maîtres des champs du ciel.

   Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :

   ulysse. — Tais-toi! bride ton cœur ! et ne demande rien! C'est la façon des dieux, des maîtres de l'Olympe... Mais rentrons ! va dormir ! je veux rester ici pour éprou­ver encor les femmes et ta mère ; en pleurant, elle va m'interroger sur tout.

   Il dit et Télémaque, à la lueur des torches, traversa la grand'salle pour regagner la chambre où, comme tous les soirs, il s'en allait trouver la douceur du sommeil, et c'est là que, ce soir encore, il s'endormit jusqu'à l'aube divine.