A la ville

Remonter

   
 

 

 A    LA    VILLE

 

   De son berceau de brume, à peine était sortie l'Aurore aux doigts de roses que le fils du divin Ulysse, Télémaque, après s'être chaussé de ses belles sandales, prenait sa forte lance pour se rendre à la ville et, l'ayant bien en main, disait à son porcher :

   télémaque. — Vieux frère, écoute-moi, je vais rentrer en ville me montrer à ma mère ; je la connais ; je sais que ses cris lamentables, ses sanglots et ses pleurs ne trouveront de fin qu'après m'avoir revu. Mais toi, voici mes ordres : pour mendier son pain, amène-nous là-bas notre pauvre étranger ; lui donne qui voudra ou la croûte ou la tasse ; j'ai déjà trop d'ennuis ; je ne puis me charger de tout le genre humain ; si notre hôte le prend en mal, tant pis pour lui ! j'aime mon franc parler.

   Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :

   ulysse. — Ne va pas croire, ami, que j'aie si grande envie qu'on me garde céans : penses-tu que je sois d'âge à rester aux loges pour obéir en tout aux ordres d'un patron ? Non ! non ! tu peux partir : sitôt qu'un air de feu et le soleil venu m'auront ragaillardi, j'aurai, pour m'emmener, cet homme, — il a tes ordres, — car, avec ces haillons terriblement mauvais, la gelée du matin m'aurait vite abattu, et la ville n'est pas, disiez-vous, toute proche.

   Il disait. Télémaque avait quitté la loge et, de son pas alerte, il s'en allait, plantant des maux aux prétendants.

   Au grand corps du logis quand il fut arrivé, il s'en alla dresser la lance, qu'il portait, à la haute colonne puis, entrant dans la salle, franchit le seuil de pierre.

   Bien avant tous les autres, la nourrice Euryclée, qui couvrait de toisons les fauteuils ouvragés, aperçut Télémaque, et ses larmes jaillirent. Elle vint droit à lui, et les autres servantes du valeureux Ulysse l'entouraient, le fêtaient, couvraient de leurs baisers sa tête et ses épaules.

   Mais voici Pénélope, la plus sage des femmes, qui sortait de sa chambre : on eût dit Artémis ou l'Aphrodite d'or. Elle prit dans ses bras son enfant et, pleurant, le baisant sur le front et sur ses deux beaux yeux, lui dit ces mots ailés à travers ses sanglots :

   pénélope. — Te voilà, Télémaque ! ô ma douce lumière ! Ah ! j'ai cru ne jamais te revoir quand j'ai su qu'embarqué en secret, contre ma volonté, tu partais pour Pylos t'informer de ton père. Allons ! dis-moi, qu'as-tu rencontré ? qu'as-tu vu ?...

   Posément Télémaque la regarda et dit :

   télémaque. — Ne me fais pas pleurer, ne trouble pas mon cœur, mère ! puisque, sur moi, la mort n'est pas tombée. Mais baigne ton visage ; mets des habits sans tache pour faire à tous les dieux le vœu d'une hécatombe, si Zeus prend quelque jour le soin de nous venger. Je vais à l'agora, j'y dois trouver un hôte qu'en rentrant de là-bas, je ramenais ici ; mais, sur mon ordre, avec mes compagnons divins, il a pris les devants ; j'ai dit à Piraeos de l'emmener chez lui et, jusqu'à mon retour, de le soigner en l'honorant comme un ami.

   Il disait : sans qu'un mot s'envolât de ses lèvres, Pénélope, baignant son visage, alla mettre des vêtements sans tache et faire à tous les dieux le vœu d'une hécatombe, si Zeus prenait un jour le soin de les venger.

   Mais Télémaque était sorti de la grand'salle et, repre­nant sa lance, emmenait avec lui deux de ses lévriers. Athéna le parait d'une grâce céleste. Vers lui, quand il entra, tous les yeux se tournèrent ; en groupe, autour de lui, les fougueux prétendants lui faisaient mille grâces, mais roulaient la traîtrise au gouffre de leurs cœurs.

   Télémaque évita leur nombreuse cohue et s'en vint prendre place à l'endroit où siégeaient ensemble Halithersès, Antiphos et Mentor, que son père avait eus pour amis dès l'enfance.

   Comme ils l'interrogeaient sur toutes les nouvelles, voici que Pirseos, à la lance fameuse, approchait : par la ville, il avait amené son hôte à l'agora. Sans tarder un instant, Télémaque s'en vint accueillir l'étranger.

   Mais déjà Piraeos avait pris la parole :

   piraeos. — Télémaque, envoie-nous au plus tôt des servantes pour reprendre chez moi tous les cadeaux que tu reçus de Ménélas.

   Posément, Télémaque le regarda et dit :

   télémaque. — Piraeos, attendons ! je ne vois pas encore la fin de tout cela. Il se peut qu'au manoir, les fougueux prétendants me tuent en trahison et que mon patrimoine entier soit leur partage : plutôt qu'à l'un d'entre eux, j'aime mieux t'en laisser, à toi, la jouissance. Si c'est moi qui leur plante et le meurtre et la mort, nous aurons même joie, moi de les recevoir et toi de me les rendre.

   Il dit et prit avec son hôte infortuné le chemin du manoir. Quand ils eurent atteint le grand corps du logis et laissé leurs manteaux aux sièges et fauteuils, ils allè­rent au bain dans les cuves polies. Puis, baignés, frottés d'huile, par la main des servantes, et vêtus de la robe et du manteau de laine, au sortir des baignoires,  ils prirent siège à table.

   Vint une chambrière qui, portant une aiguière en or, et du plus beau, leur donnait à laver sur un bassin d'argent et dressait devant eux une table polie. Vint la digne intendante : elle apportait le pain et le mit devant eux, puis leur fit les honneurs de toutes ses réserves, tandis qu'en l'embrasure, en face de son fils, Pénélope, allongée sur son siège, tournait sa quenouille légère.

   Vers les morceaux de choix préparés et servis, ils tendirent les mains.

   Quand on eut satisfait la soif et l'appétit, la plus sage des femmes, Pénélope, reprit :

   pénélope. — Télémaque, faut-il que, remontant chez moi, je m'étende en ce lit qu'emplissent mes sanglots et que trempent mes larmes, depuis le jour qu'Ulysse avec les fils d'Atrée partit vers Ilion ?... Veux-tu donc me laisser, — quand ici vont entrer les fougueux pré­tendants, — sans daigner me parler du retour de ton père? En sais-tu quelque chose ?

   Posément, Télémaque la regarda et dit :

   télémaque. — Non ! voici tout au long, mère, la vérité. Je m'en fus à Pylos où Nestor, le pasteur du peuple, me reçut en sa haute demeure et m'entoura de soins, comme un père accueillant un fils qui rentrerait après un an d'absence. C'est un pareil accueil que me fit le vieillard avec ses nobles fils. Du malheureux Ulysse, il ne put rien me dire, n'ayant jamais appris de personne en ce monde qu'il fût vivant ou mort. Mais Nestor, me donnant ses chevaux et son char aux panneaux bien plaqués, m'envoya chez le fils d'Atrée, chez Ménélas à la lance fameuse... Et c'est là que j'ai vu Hélène l'Argienne, celle pour qui les gens et d'Argos et de Troie, sous le courroux des dieux, ont subi tant d'épreuves ! Le premier mot de Ménélas le bon crieur fut pour me demander quel besoin m'amenait en sa Sparte divine ; point par point, je lui dis toute la vérité, et voici quelle fut aussitôt sa réponse : « Je vais répondre à tes prières et demandes, sans un mot qui l'égaré ou te puisse abuser. Oui ! tout ce que j'ai su par un Vieux de la mer au parler prophétique, le voici sans omettre et sans changer un mot : il m'a dit qu'il avait aperçu, dans une île, Ulysse tout en larmes, qu'en un manoir, là-bas, la nymphe Calypso le retient malgré lui et qu'il ne peut rentrer au pays de ses pères ». Voilà ce que m'a dit l'Atride Ménélas à la lance fameuse. Ma tâche était remplie : je revins et le vent, que les dieux me donnèrent, me ramena tout droit à la terre natale.

   Il dit, et Pénélope en était remuée jusqu'au fond de son cœur.

   Alors Théoclymène au visage de dieu :

   théoclymène. — Digne épouse du fils de Laërte, d'Ulysse, tu vois que Ménélas ne savait pas grand'chose ; mais retiens mon avis ; je prédis à coup sûr et ne te cache rien. Sache qu'en sa patrie, Ulysse est revenu, qu'il y siège, y circule et, connaissant déjà leurs vilaines besognes, prépare un vilain sort à tous les prétendants... Voilà ce qu'est venu me révéler l'augure, ce que je révélai moi-même à Télémaque sur les bancs du vaisseau.

   La plus sage des femmes, Pénélope, reprit :

   pénélope. — Ah ! puisse s'accomplir ta parole, ô mon hôte ! tu trouverais chez moi une amitié si prompte et des dons si nombreux que chacun, à te voir, vanterait ton bonheur.

   Pendant qu'ils échangeaient ces paroles entre eux, les prétendants, devant la grand'salle d'Ulysse, se jouaient à lancer disques et javelots sur la dure esplanade, théâtre coutumier de leur morgue insolente.

   Vint l'heure du repas : on vit entrer les bêtes que, suivant la coutume, des bergers amenaient des champs, de toutes parts, et voici que Médon, leur héraut préféré, leur compagnon de table, disait aux prétendants :

   médon. — Si vos cœurs, jeunes gens, ont assez de la joute, rentrons dans le logis préparer le repas ; c'est un plaisir aussi que de dîner à l'heure.

   Il dit et, se levant, ils acceptent l'invite. Une fois arrivés au grand corps du logis, ils s'en vont déposer sur les sièges et sur les fauteuils leurs manteaux, abattent une vache amenée du troupeau, puis des porcs gras à lard, et le dîner s'apprête.

   A la même heure, Ulysse et le divin porcher se préparaient, aux champs, pour venir à la ville.

   Eumée,  le commandeur des porchers, discourait :

   eumée. — Puisque c'est ton envie, mon hôte, de partir aujourd'hui, pour la ville, je m'en vais obéir aux ordres de mon maître. Tu sais que, volontiers, je t'aurais conservé pour garder notre loge. Mais lui, je le respecte !... et je craindrais qu'ensuite, il ne me querellât ; or reproches du maître ont toujours peu de charme... Mettons-nous en chemin : tu vois, le jour s'avance ; le soir, qui tôt viendra, pourrait bien être frais.

   Ulysse   l'avisé   lui   fit   cette   réponse :

   ulysse. — Je comprends ; j'ai saisi ; j'avais prévu l'invite : en route ! va devant ! mène-moi jusqu'au bout !... Mais encore un cadeau : tu dois bien avoir là un bâton de coupé ; il me faut un appui ; vous disiez que la route est plutôt un glissoir.

   Il disait et, tandis qu'il jetait sur son dos la sordide besace, le porcher lui donnait le bâton demandé.

   Et le couple partit, en laissant  la cabane à la garde des chiens et des autres bergers. Le porcher conduisait à la  ville son  roi... : son  roi, ce mendiant, ce vieillard  lamen-table ! quel  sceptre dans  sa main ! quels  haillons  sur sa  peau !...

   Ils atteignaient le bas de la côte escarpée ; ils approchaient du bourg et venaient de passer la source maçonnée, construite par Ithaque, Nérite et Polyktor, la source aux belles eaux où la ville s'abreuve : sous les peupliers d'eau, qui, d'un cercle complet, enferment la fontaine, ils voyaient du rocher tomber son onde fraîche, sous cet autel des Nymphes, où chacun en passant fait toujours quelque offrande. C'est là que Mélantheus, le fils de Dolios, les croisa sur la route.

   Aussitôt qu'il les vit, il n'eut à leur adresse que paroles d'insulte violente et grossière ; Ulysse en sursauta :

   mélantheus. — Voilà le roi des gueux qui mène un autre gueux ! comme on voit que les dieux assortissent les paires !... Misérable porcher, où mènes-tu ce goinfre ? à combien de montants va-t-il monter la garde et s'user les épaules en quémandant, non des femmes, ni des chaudrons, mais seulement des croûtes ?... Si tu me le donnais pour garder notre étable, balayer le fumier, faire aux chevreaux du vert ! avec mon petit lait, il se ferait des cuisses... Mais il n'a jamais su que mauvaises besognes : il ne daignerait pas se donner à l'ouvrage ! il préfère gueuser, quêter de porte en porte, emplir ce ventre, un gouffre !... Eh bien ! je te préviens et tu verras la chose ! qu'il entre seulement chez ton divin Ulysse ! de la main des seigneurs, je vois les escabelles lui voler à la tête et lui polir les côtes ! quels coups en notre salle !

   Et passant, à ces mots, près d'Ulysse, ce fou lui détacha un coup de talon dans la hanche. Ulysse tint le coup sans lâcher le sentier ; mais il se demanda si, d'un revers de trique, il n'allait pas l'abattre ou, l'enlevant du sol, l'assommer contre terre... Mais il se résigna et dompta son envie, et ce fut le porcher qui, les yeux dans les yeux, querella Mélantheus, puis, les mains vers- le ciel, cria cette prière :

   eumée. — Nymphes de cette source, ô vous, filles de Zeus, si pour vous, quelquefois, Ulysse a fait brûler des cuisses de chevreaux ou d'agneaux, recouvertes d'un large champ de graisse, accordez à nos vœux que le maître revienne ! que le ciel nous le rende !... il aura bientôt fait de rabattre la morgue et les airs insolents, que tu vas, chaque jour, promener à la ville, en laissant ton troupeau aux pires des bergers !

   Le  maître-chevrier,  Mélantheus,   répliqua :

   mélantheus. — Ah ! misère ! que dit ce chien qui sent la rage ?... Quelque jour, sous les bancs d'un noir vaisseau, j'irai te vendre loin d'Ithaque ! et je ferai fortune !... Et quant au fils d'Ulysse, ah ! si dès aujourd'hui le dieu à l'arc d'argent. Apollon, pouvait donc venir en plein manoir l'abattre ou le livrer aux coups des prétendants, aussi vrai que le père a perdu, loin de nous, la journée du retour !

   Il dit et, les laissant marcher d'un train plus lent, il s'en fut à grands pas vers le manoir du maître. Il entra dans la salle : parmi les prétendants, en face d'Eurymaque, — c'était son grand ami, — il s'en vint prendre place ; devant lui, les servants mirent sa part des viandes ; puis, la digne intendante lui présenta le pain.

   Or, devant le manoir, Ulysse et le divin porcher avaient fait halte ; autour d'eux, bourdonnait un bruit de lyre creuse ; car Phémios, avant de chanter, préludait.

   Ulysse  prit  la   main du porcher   et   lui  dit :

   ulysse. — Eumée, ce beau manoir, c'est bien celui d'Ulysse ?... Il est facile à reconnaître entre cent autres. On le distingue à l'œil : quelle enceinte à la cour ! quel mur et quelle frise ! et ce portail à deux barres, quelle défense ! je ne sais pas d'humain qui puisse le forcer. Là-dedans, j'imagine, un festin est servi à de nombreux convives : sens-tu l'odeur des graisses ?... entends-tu la cithare, que les dieux ont donnée pour compagne au festin ?

   Mais toi, porcher Eumée, tu lui dis en réponse :

   eumée. — Tu l'as bien reconnu; en ceci comme en tout, non ! tu n'as rien d'un sot !... Mais discutons un peu ce que nous allons faire : entres-tu le premier dans le corps du logis, au milieu de ces gens ? je resterai derrière... Aimes-tu mieux rester et que j'aille devant ?... Alors ne traîne pas ! si l'on te voit dehors, c'est les coups ou la chasse... Décide, je te prie.

   Le héros d'endurance, Ulysse le divin, lui fit cette réponse :

   ulysse. — Je comprends ; j'ai saisi ; j'avais prévu l'invite. Prends les devants ; c'est moi qui resterai derrière : qu'importent les volées et les coups ? j'y suis fait : mon cœur est endurant ; j'ai déjà tant souffert au combat ou sur mer ; s'il me faut un surcroît de peines, qu'il me vienne ! Il faut bien obéir à ce ventre odieux, qui nous vaut tant de maux ! c'est lui qui fait partir et vaisseaux et rameurs, pour piller l'ennemi sur la mer inféconde.

   Pendant qu'ils échangeaient ces paroles entre eux, un chien couché leva la tête et les oreilles ; c'était Argos, le chien que le vaillant Ulysse achevait d'élever, quand il fallut partir vers la sainte Ilion, sans en avoir joui. Avec les jeunes gens, Argos avait vécu, courant le cerf, le lièvre et les chèvres sauvages. Négligé maintenant, en l'absence du maître, il gisait, étendu au devant du portail, sur le tas de fumier des mulets et des bœufs où les servants d'Ulysse venaient prendre de quoi fumer le grand domaine ; c'est là qu'Argos était couché, couvert de poux. Il reconnut Ulysse en l'homme qui venait et, remuant la queue, coucha les deux oreilles : la force lui manqua pour s'approcher du maître.

   Ulysse l'avait vu : il détourna la tête en essuyant un pleur, et, pour mieux se cacher d'Eumée, qui ne vit rien, il se hâta de dire :

   ulysse. — Eumée !... l'étrange chien couché sur ce fumier ! il est de belle race ; mais on ne peut plus voir si sa vitesse à courre égalait sa beauté ; peut-être n'était-il qu'un de ces chiens de table, auxquels les soins des rois ne vont que pour la montre.

   Mais toi, porcher Eumée,  tu lui dis   en réponse :

   eumée. — C'est le chien de ce maître qui mourut loin de nous : si tu pouvais le voir encore actif et beau, tel qu'Ulysse, en partant pour Troie, nous le laissa ! tu vanterais bientôt sa vitesse et sa force ! Au plus profond des bois, dès qu'il voyait les fauves, pas un ne réchappait ! pas de meilleur limier ! Mais le voilà perclus ! son maître a disparu loin du pays natal ; les femmes n'ont plus soin de lui ; on le néglige... Sitôt qu'ils ne sont plus sous la poigne du maître, les serviteurs n'ont plus grand zèle à la besogne ; le Zeus à la grand'voix prive un homme de la moitié de sa valeur, lorsqu'il abat sur lui le jour de l'esclavage.

   A ces mots, il entra au grand corps du logis, et, droit à la grand'salle, il s'en fut retrouver les nobles prétendants. Mais Argos n'était plus : les ombres de la mort avaient couvert ses yeux qui venaient de revoir Ulysse après vingt ans.

   Bien avant tous les autres, quelqu'un vit le porcher entrer au mégaron, et ce fut Télémaque au visage de dieu, qui, d'un signe de tête, aussitôt l'appela. Eumée, cherchant des yeux, vint prendre l'escabelle aux brillantes couleurs, où, d'ordinaire, était assis le grand tranchant, qui taillait et coupait les parts des prétendants attablés dans la salle. Eumée, portant ce siège, alla se mettre à table en face de son maître ; quand il se fut assis, le héraut lui servit sa part avec le pain, qu'il prit dans la corbeille.

   Mais voici qu'après lui, Ulysse était entré : restant au seuil poli, il s'assit dans la porte.

   Télémaque appela le porcher et lui dit (il avait pris, dans la plus belle des corbeilles, un gros morceau de pain, avec autant de viande que ses deux mains, en coupe, en pouvaient contenir) :

   télémaque. — Va porter à notre hôte et dis-lui qu'il s'en vienne quêter, de table en table, à chaque prétendant ; car réserve ne sied aux gens dans la misère.

   Il dit et le porcher eut à peine entendu que, s'en allant trouver Ulysse, il lui disait ces paro­les ailées :

   eumée. — Voici ce que t'envoie Télémaque, ô mon hôte ; mais il t'invite aussi à quêter dans la salle à tous les prétendants, car réserve, dit-il, ne sied aux miséreux.

   Ulysse   l'avisé   lui   fit   cette   réponse   :

   ulysse.   —   Zeus   le   roi !   je   t'en   prie !   rends heureux    Télémaque    entre    tous    les    humains,   et que   le   plein   succès   comble   tous   ses   désirs !

   Il dit et, des deux mains, prit le pain et la viande qu'à ses pieds, il posa sur l'immonde besace, puis se mit à manger, cependant que chantait l'aède en la grand'salle ; ils finirent ensemble, Ulysse de dîner, l'aède de chanter. Les prétendants faisaient vacarme en la grand'salle : Athéna vint alors dire au fils de Laërte de mendier les croûtes auprès des prétendants, pour connaître les gens de cœur et les impies ; mais aucun ne devait échapper à la mort.

   Ulysse alors, de gauche à droite, s'en alla près de chaque convive, tendant partout la main, comme si, de sa vie, il n'eût que mendié. Par pitié, l'on donnait ; mais, surpris à sa vue, les prétendants entre eux se demandaient son nom et d'où venait cet homme. Le maître-chevrier, Mélantheus, leur disait :

   mélantheus. Deux mots, ô prétendants de la plus noble reine ! l'étranger que voilà, je l'ai vu ce matin qui s'en venait ici, conduit par le porcher ; mais j'ignore son nom et sa noble origine. Il dit ; Antinoos fit querelle au porcher :

   antinoos. — Porcher, te voilà bien ; amener ça en ville! Voyons!... Nous n'avions pas assez de vagabonds, d'odieux quémandeurs, fléaux de nos festins !... Tu n'es pas satisfait encor de l'assemblée, qui déjà mange ici les vivres de ton maître ! il te fallait encore inviter celui-là !

   Mais toi, porcher Eumée, tu lui dis en réponse :

   eumée. Ce sont, Antinoos, vilains mots pour un noble ! Quels hôtes s'en va-t-on quérir à l'étranger ? ceux qui peuvent remplir un service public, devins et médecins et dresseurs de charpentes ou chantre aimé du ciel, qui charme les oreilles ! voilà ceux que l'on fait venir du bout du monde ! Mais s'en aller chercher un gueux qui vous dévore ? Mais nous te connaissons ; aucun des prétendants n'est d'humeur plus hargneuse envers les gens d'Ulysse et surtout envers moi... Oh ! je m'en soucie peu, tant qu'au manoir survit la sage Pénélope, ainsi que Tèlémaque au visage de dieu !

   Posément,   Télémaque   le   regarda   et   dit   :

   télemaque. Silence !... et ne dis plus un seul mot à cet homme! Tu sais qu'Antinoos est toujours querelleur, et ses aigres propos excitent tous les autres.

    Et,   pour  Antinoos,   il  dit  ces   mots  ailés   :

   télémaque.   —  Antinoos,  je   sais   que  ton  cœur n'a  pour moi que paternels  soucis.  Tu veux que je renvoie cet hôte de   ma  salle,  sans  ménager les mots.  Ah!  que le ciel m'en garde !   Non ! prends et donne-lui, sans craindre mes reproches ; oui ! c'est moi qui t'en prie... Mais voilà des pensées inconnues à ton cœur. Il te plaît de manger, mais non d'offrir aux autres !   Antinoos   alors,   de   répondre   et   de   dire :

  antinoos. — Quel discours, Télémaque ! ah ! prêcheur  d'agora   à  la  tête  emportée !...   Que   chaque prétendant lui donne autant que moi ! et pour  trois   mois entiers, il videra ces lieux.

   Il dit et, sous la table, il prit le tabouret où, pendant le festin, posaient ses pieds brillants. Il le brandit. Ulysse avait déjà reçu les dons de tous les autres : de viandes et de pain, sa besace était pleine ; il revenait au seuil et s'en allait goûter aux dons des Achéens. Auprès d'Antinoos, il était arrivé ; il s'adressait à lui :

   ulysse. — Donne, ami !... Tu n'es pas, parmi ces Achéens, le moins noble, je pense ! à ta mine de roi, tu me semblés leur chef ! Il faut donc te montrer plus généreux qu'eux tous : un beau morceau de pain ! et, jusqu'au bout du monde, j'irai te célébrant... Il fut un temps aussi où j'avais ma maison, où les hommes vantaient mon heureuse opulence : que de fois j'ai donné à de pauvres errants, sans demander leur nom, sans voir que leurs besoins ! Car j'avais, par milliers, serviteurs et le reste, ce qui fait la vie large et le renom des riches. Mais le fils de Cronos, — sa volonté soit faite ! — Zeus m'a tout enlevé. C’est lui qui, pour me perdre, un jour me fit aller dans l'Égyptos avec mes rouleurs de corsaires ! ah ! la route sans fin !... Une fois arrivés, j'ordonne à tous mes braves de rester à leurs bords, pour garderies navires, tandis que j'envoyais des vigies sur les guettes. Mais, cédant à leur fougue et suivant leur envie, les voilà qui se ruent sur les champs merveilleux de ce peuple d'Egypte, les pillant, massacrant les hommes, ramenant les enfants et les femmes. Le cri ne tarde pas d'en venir à la ville : dès la pointe de l'aube, accourus à la voix, piétons et gens de chars emplissent la campagne de bronze scintillant. Zeus, le joueur de foudre, nous jette la panique, et pas un de mes gens n'a le cœur de tenir en regardant en face : nous étions, il est vrai, dans un cercle de mort ; j'en vois périr beaucoup sous la pointe du bronze ; pour le travail forcé, on emmène le reste.

   » Et moi je connus Chypre : un étranger passait ; on fit cadeau de moi à ce fils d'Iasos, Dmétor, dont la puissance était grande sur Chypre... C'est de là que j'arrive à travers mille maux.

   Antinoos alors, de répondre et de dire :

   antinous. — Pour gâter nos festins, quel dieu nous amena le fléau que voilà ?... Au large !... halte-là ! ne viens pas à ma table ! ou tu vas à l'instant retrouver les douceurs de l'Égypte et de Chypre !... Quel front ! quelle impudeur !... Tu oses mendier ! tu fais le tour et viens solliciter chacun ! Ah ! ils ont la main large : avec le bien d'autrui, ils ne regardent guère et n'ont pas de pitié ; chacun d'eux n'a qu'à prendre !

   Ulysse l'avisé s'éloigna, mais lui dit :

   ulysse. Misère !... ah ! tu n'as pas le cœur de ton visage ! En ta propre maison, qu'on aille t'implorer, tu ne donneras rien ! rien, pas même le sel, ô toi qui, maintenant, à la table d'autrui, me refuses le pain, quand tu n'as qu'à le prendre à ce tas, devant toi !

   Il dit. Antinoos redoubla de colère et, le toisant, lui dit ces paroles ailées :

   antinoos. — Attends ! de cette salle, tu ne vas pas sortir en bel état, je pense ! Ah ! tu viens m'insulter !...

   Il dit et, saisissant un tabouret, le lance. Tout au haut de l'échiné, en pleine épaule droite, Ulysse fut atteint. Mais, ferme comme un roc, il resta sans broncher sous le coup, sans mot dire, en hochant de la tête et roulant la vengeance au gouffre de son cœur.

   Il s'en revint au seuil. Il s'assit, déposa sa besace remplie et dit aux prétendants :

   ulysse. — Deux mots, ô prétendants de la plus noble reine ! Voici ce que mon cœur me dicte en ma poitrine. On peut n'avoir au cœur ni chagrin, ni regret, quand on reçoit des coups en défendant ses biens, ses bœufs, ses blancs moutons. Mais ce qui m'a valu les coups d'Antinoos, c'est ce ventre odieux, ce ventre misérable, qui nous vaut tant de maux !... Si, pour le pauvre aussi, il est de par le monde des dieux, des Érinnyes, qu'avant son mariage Antinoos arrive au terme de la mort !

   Antinoos,  le fils d'Eupithès,  répliqua :

   antinoos. — Va t'asseoir, l'étranger ! mange et tiens-toi tranquille ! ou cherche un autre gîte !... Mais pour ces beaux discours, crains que nos jeunes gens ne te traînent dehors par le pied ou le bras ; ils te mettraient à vif !

   Il dit ; mais le courroux des autres éclatait ; on entendit la voix d'un de ces jeunes fats :

   le chœur. — Antinoos, frapper un pauvre vagabond ! insensé, quelle honte !... si c'était par hasard quelqu'un des dieux du ciel !... Les dieux prennent les traits de lointains étrangers et, sous toutes les formes, s'en vont de ville en ville inspecter les vertus des humains et leurs crimes.

   Les prétendants parlaient ; l'autre n'en avait cure, et le chagrin croissait au cœur de Télémaque à voir frapper son père ; mais, sans laisser tomber de ses yeux une larme, il secouait la tête et roulait la vengeance au gouffre de son cœur.

   Mais lorsque Pénélope, la plus sage des femmes, apprit qu'en la grand'salle un hôte était frappé, elle dit à ses femmes :

   pénélope. — Ah ! de son arc d'argent, qu'Apollon le lui rende !

   Et l'intendante Eurynomé, de lui répondre :

   eurynomé. —  Si   quelque   effet  suivait   nos malédic-tions, pas un  de  ces gens-là  ne  reverrait monter l'Aurore sur son trône.

   La plus sage des femmes, Pénélope, reprit :

   pénélope. — Tous, avec leurs complots sont odieux, nourrice ! Mais cet Antinoos a la noirceur des Parques. Dans la grand'salle, un pauvre étranger fait la quête, de convive en convive ; l'indigence l'amène. Les autres remplissaient, de leurs dons, sa besace ; mais c'est un tabouret qu'Antinoos lui lance en pleine épaule droite.

   C'est ainsi qu'en sa chambre assise, Pénélope parlait à ses servantes ; mais le divin Ulysse reprenait son dîner.

   La reine fit venir le porcher et lui dit :

   nélope. — Va donc, divin Eumée, inviter l'étranger ; qu'il vienne ! je voudrais converser avec lui, l'interroger; peut-être a-t-il quelque nouvelle du malheureux Ulysse ; peut-être l'a-t-il vu de ses yeux : il paraît avoir roulé le monde.

   Mais toi, porcher Eumée, tu lui dis en réponse :

   eumée. Ah! si nos Achéens, reine, voulaient se taire ! ses façons de parler te charmeraient le cœur ! Je l'ai gardé trois jours et trois nuits dans ma loge, car c'est chez moi qu'il vint, en fuyant d'un vaisseau ; trois jours, il me parla, sans pouvoir achever le récit de ses peines... As-tu vu le public regarder vers l'aède, inspiré par les dieux pour la joie des mortels ? Tant qu'il chante, on ne veut que l'entendre et toujours ! C'est un pareil charmeur qu'il fut en mon manoir. Ulysse est, m'a-t-il dit, son hôte de famille. Il habitait en Crète au pays de Minos : c'est de là qu'il nous vient, roulé, de flots en flots, à travers tous les maux. Il jure que, d'Ulysse, on lui parla non loin d'ici, chez les Thesprotes, que, dans ce bon pays, notre maître est vivant  et   qu'il   va   nous   rentrer,   tout   chargé  de richesses.

   La   plus   sage   des   femmes,   Pénélope   reprit :

   pénélope. — Va donc et me l'amène ! face à face, je veux qu'en personne il me parle ; assis devant la porte ou restés dans la salle, qu'ils s'amusent, nos gens : ils ont le cœur léger ! Leurs biens restent intacts ! chez eux, ils les entassent ! leur pain, leur vin ne sert qu'à quelques serviteurs ; mais chez nous ils accourent et passent leurs journées à nous tuer bœufs et moutons et chèvres grasses, à boire, en leurs festins, nos vins aux sombres feux ; et l'on gâche, et c'est fait du meilleur de nos biens ! et pas un homme ici pour remplacer Ulysse et défendre ce toit !... S'il revenait, Ulysse !... s'il rentrait au pays et retrouvait son fils !... ces gens auraient bientôt le paîment de leurs crimes !

   Sur ces mots, Télémaque éternua si fort que les murs, d'un écho terrible, retentirent. Pénélope, en riant, se tourna vers Eumée et lui dit aussitôt ces paroles ailées :

   pénélope. —Allons ! va nous chercher cet hôte ! qu'on le voie ! N'as-tu pas entendu mon fils éternuer à toutes mes paroles ? ah ! si c'était la mort promise aux prétendants ! Encore un autre avis ; mets-le bien en ton cœur : si je trouve qu'en tout, il dit la vérité, je lui donne les habits neufs, robe et manteau.

   Elle dit : le porcher eut à peine entendu que, rentrant dans la salle et s'approchant d'Ulysse, il dit ces mots ailés:

   eumée. — O père l'étranger, la plus sage des femmes, Pénélope, t'appelle. Mère de Télémaque, elle vit dans l'angoisse ; mais son cœur aujourd'hui l'engage à s'enquérir du sort de son époux !... si c'est la vérité, qu'elle voit en tes dires, elle t'habillera de neuf, robe et manteau, qui te manquent si fort, et mendiant ton pain à travers le pays, tu rempliras ta panse ; te donne qui voudra.

   Le héros d'endurance, Ulysse le divin, lui fit cette réponse :

   ulysse. — Je ne demande, Eumée, qu'à dire tout de suite à la fille d'Icare, la sage Pénélope, toute la vérité : je puis parler de lui ! car nous avons passé par les mêmes misères ! Mais je crains la cohue et l'humeur de ces gens. A l'instant, tu l'as vu, quel mal avais-je fait en par­courant la salle ? Cet homme m'a frappé, blessé cruellement, sans que ni Télémaque intervînt ni personne. C'est pourquoi, maintenant, quel que soit son désir, va prier Pénélope d'attendre là dedans, jusqu'au soleil couché : alors je répondrai à toutes ses demandes sur son époux et la journée de son retour, pourvu qu'auprès du feu, elle me donne place : je suis si mal vêtu !... Mais tu le sais toi-même ; n'es-tu pas le premier chez qui j'ai mendié ?

   Il disait : le porcher eut à peine entendu qu'il revint chez la reine.

   Quand   il   parut   au   seuil,   Pénélope   lui   dit   :

   pénélope. — Eumée ! tu viens sans lui ?... que veut ce mendiant ? qui lui fait si grand peur ? est-ce timidité d'entrer en ce logis ?... Timide mendiant ! voilà qui ne va guère !

   Mais toi, porcher Eumée,  tu lui dis  en réponse :

   eumée. — Il parle sagement, et tout autre en sa place craindrait des prétendants la morgue et les excès. Jusqu'au soleil couché, il te prie de l'attendre, et pour toi-même, ô reine, ce sera mieux ainsi : tu pourras, seule à seul, lui parler et l'entendre.

   La   plus   sage   des   femmes,   Pénélope,   reprit :

   pénélope. — Cet hôte n'est pas sot : il a deviné juste ; jamais pareils bandits n'ont au monde tramé plus infâmes complots.

La reine avait parlé, et le divin porcher, n'ayant plus rien à dire, s'en retournait à l'assemblée des prétendants. Il vint à Télémaque et, front penché pour n'être entendu d'aucun autre, il lui dit aussitôt ces paroles ailées :

   eumée. — Ami, je vais rentrer : j'ai là-bas mes cochons et nos biens à garder, ton avoir et le mien... Ici, prends soin de tout, de ton salut d'abord ! songe bien à tes risques ! tant d'Achéens t'en veulent !... Zeus les anéantisse avant qu'ils ne nous perdent !

   Posément,   Télémaque   le   regarda   et   dit   :

   télémaque.   — Tout  ira   bien,   vieux  frère !   Va-t'en !   voici  le  soir !   mais   ramène   demain  quelques belles victimes... Ici,   les dieux  et   moi,  nous veillerons à tout.

   Il disait. Mais Eumée, sur l'escabeau luisant, s'était remis à table. Quand il eut son content de manger et de boire, il se mit en chemin pour rejoindre ses porcs et, la salle quittée, il sortit de l'enceinte, laissant là les convives, qui faisaient leur plaisir de la danse et du chant, car déjà la journée se hâtait vers le soir ; bientôt, chacun s'en fut dormir en son logis.