...
AUX
CHAMPS
Dans la cabane, Ulysse et le
divin
porcher soupaient ; à leurs côtés, soupaient aussi les autres,
quand on eut satisfait la
soif
et
l'appétit,
Ulysse résolut d'éprouver le
porcher, pour voir si, le
traitant de tout cœur en ami,
Eumée voudrait encor le garder dans sa loge ou s'il
l'engagerait à se rendre à la
ville.
ulysse.
— Écoutez tous, Eumée ! et vous, ses
compagnons
! je voudrais vous quitter dès l'aube
et m'en
aller
mendier à la
ville, sans rester plus
longtemps à ta charge, à
la vôtre : tu vas me
renseigner et, pour aller là-bas, me fournir le bon guide ; une fois arrivé, je serai bien forcé
d'aller
de porte en porte voir qui me
donnera ou la tasse ou la croûte ; mais, si je puis entrer
chez le
divin Ulysse,
j'irai
mettre au courant la sage
Pénélope ou, restant parmi ces bandits de prétendants, j'aurai
bien à dîner, puisqu'ils font si grand
chère ! Je saurai sans retard les servir à leur gré ; car,
— je peux bien le dire ; entends bien et crois-moi, — par la bonté
d'Hermès, le divin messager,
dont tout travail humain reçoit grâce
et renom, je suis pour le
service un homme unique au monde : bien arranger le feu, fendre
les bûches sèches,
trancher, rôtir la viande ou faire l'échanson, je sais tous
les métiers d'un vilain chez
les nobles.
Avec un grand soupir, tu dis, porcher Eumée :
eumée. — Ah ! misère
! mon hôte, où ton esprit
va-t-il trouver pareil
projet ?...
Tu désires vraiment
te jeter dans le gouffre, parmi
ces prétendants dont
l'audace et les crimes vont jusqu'au ciel de
fer ?...
Ils ont pour les servir des gens
d'une
autre mine, des jouvenceaux en belle robe et
beaux
manteaux, aux cheveux bien huilés, à la jolie
figure !... et sachant le
service ! car leurs tables
polies sont encombrées de pain, de viandes et de
vin... Reste donc avec
nous ; qui se plaint de t'avoir ?
ce n'est pas moi, ni l'un
des hommes que j'ai là.
Attends le fils d'Ulysse : aussitôt revenu, c'est lui qui, te
donnant la robe et le manteau, te fera reconduire où que puissent
aller les désirs de ton cœur.
Le héros d'endurance, Ulysse le divin, lui fit
cette réponse :
ulysse.
— Que Zeus le père, Eumée, t'aime
comme je
t'aime ! toi qui m'as retiré de la misère errante ; c'est si dur !
est-il rien de pis que mendier ?
Ah! ce ventre maudit ! toujours nous harcelant, c'est lui qui
vaut aux gens les maux et les chagrins de cette vie errante !...
Puisque tu me retiens, puisque tu me
conseilles d'attendre ici ton maître, parle-moi des parents de ce divin
Ulysse. Il avait une mère,
un père, qu'il laissa au seuil de
la vieillesse : sont-ils encor vivants sous les feux du soleil ?
ou, morts, sont-ils déjà aux
maisons de l'Hadès ?
Eumée, le commandeur des porchers, répliqua :
eumée.
— Oui, mon hôte, je vais te répondre
sans feinte. Laërte vit encor ; mais à Zeus, chaque jour, il demande
d'éteindre en ses membres la
vie. Il est
au désespoir de vivre en ce manoir d'où
son fils est absent, où sa femme
mourut, l'amie de sa jeunesse ! C'est surtout le regret de
cette sage épouse qui le mine
et, de lui, fait un vieux avant l'âge !... Elle est morte du
deuil de son fils valeureux.
Ah ! la mort lamentable ! que l'épargne
le ciel à tous ceux qui
m'entourent, amis et bienfaiteurs !... Moi, tant qu'elle
était là, malgré son grand chagrin, j'allais souvent l'interroger,
l'entretenir. C'est elle qui m'avait élevé, elle-même : j'étais le
compagnon de sa fille au long voile, de sa grande Ctimène, l'aînée
de ses enfants ; avec elle
nourri,
j'avais,
ou peu s'en faut, reçu les mêmes
soins, jusqu'au jour où,
tous deux, nous franchîmes
le seuil béni de la jeunesse ; à quelqu'un de Samé, ses parents la
donnèrent : quels cadeaux
ils reçurent ! la reine me vêtit de neuf, robe et manteau, me
chaussa de sandales et, m'envoyant
aux champs, ne m'en aima pas
moins...
J'ai perdu tout cela
maintenant, avec elle !... Il me
reste ce coin, où lés dieux fortunés bénissent
mon travail, de quoi manger et
boire et faire aussi l'aumône. Que pourrait me conter la dame
d'aujourd'hui
qu'il
me fût doux d'apprendre
?...
ni parole, ni fait !... Je vois
notre maison en proie à
ces bandits !...
Pourtant les serviteurs
ont grand besoin parfois
d'aller
voir la maîtresse, de lui
parler un peu de tout et de
l'entendre
; on mange, on boit un coup, et
l'on
rapporte aux champs quelqu'un de ces cadeaux qui
réchauffent toujours le zèle du
service.
Ulysse l'avisé lui fit cette
réponse :
ulysse.
— Oh ! misère ! as-tu donc commencé
tout enfant d'errer si
loin
de ta patrie, de ta famille
? Allons, porcher Eumée, sans feinte, point
par point, conte-moi cette
histoire ! fut-ce durant
le sac d'une ville
aux grand'rues, où demeuraient
ton père et ton auguste mère? fut-ce à garder
tout seul les moutons et les
bœufs qu'un
parti
d'ennemis te prit sur ses vaisseaux et
vint te
vendre ici, au logis de
cet
homme, qui donna le
bon prix?
Eumée, le
commandeur des porchers, répliqua :
eumée.
— Puisque tu veux savoir, mon
hôte, et m'interroges, à ton tour fais silence, prends ton
temps, reste assis et bois un
coup de vin.
Voici
les nuits sans fin qui laissent du
loisir pour
le sommeil et pour le
plaisir
des
histoires
;
avant l'heure, il vaut mieux ne
pas se mettre au lit ; c'est fatigant aussi de dormir trop longtemps...
Vous autres, si le cœur vous en
dit,
bon courage ! allez dormir ailleurs ! Dès que l'aube poindra,
déjeunez, rassemblez les truies
et suivez-les !... Dans là loge, nous deux, buvons
et banquetons ! et, pour nous divertir, échangeons
maux et peines ! A distance, les maux divertissent
leur
homme...
Écoute, toi qui veux savoir et m'interroges.
» On appelle Syros, — connais-tu ce nom-là ?
— une île qui se trouve au-dessus d'Ortygie, du côté du cou-chant.
Ce n'est pas très peuplé,
mais c'est un bon pays : des vaches, des moutons,
du vin en abondance, du grain en quantité. On n'y connaît jamais la
famine, jamais les
maladies, fléaux des malheureux humains ; mais,
quand les citadins ont atteint la vieillesse, le
dieu à l'arc d'argent, qu'Artémis accompagne, Apollon les abat de
ses plus douces flèches.
Entre elles, deux cités s'en partagent les terres ;
sur toutes
deux, régnait mon père, Gtésios, un des
fils d'Orrnénos, semblable aux
Immortels.
» On y vit arriver des gens de Phénicie, de
ces marins rapaces, qui, dans leur noir vaisseau,
ont mille camelotes. Or une Phénicienne, artiste
en beaux ouvrages, était à la maison : la grande
et belle fille, que ces routiers de Phéniciens nous débauchèrent !
Un jour donc, au lavoir, elle s'abandonna
sous le flanc du vaisseau... Ah ! le lit et
l'amour, voilà qui pervertit les pauvres cœurs de
femmes, même des plus honnêtes... Il lui demande,
après, son nom et sa patrie. Elle indique aussitôt
le haut toit de mon père :
la
sidonienne.
— Mais je suis de Sidon, le
grand marché du bronze ; du très riche Arybas,
j'ai
l'honneur d'être fille ; quand
je rentrais des champs, des marins de Taphos, des pirates, m'ont
prise et vendue en ces lieux.
» L'autre, qui l'avait eue en secret, lui répond
:
le
phénicien.
— Tu ne reviendrais pas avec
nous, au pays, revoir tes père et mère en leur
haute maison
?... Car ils vivent encore ; on les
dit toujours riches.
» La femme, reprenant la parole, répond :
la
sidonienne.
— Cela pourrait aller, si tous les
gens du bord me prêtaient le serment que vous
me remettrez,
saine et sauve, au logis.
» Les autres aussitôt jurent à sa demande ;
quand ils ont prononcé et scellé le serment, c'est elle qui reprend
la parole et leur
dit
:
la
sidonienne.
— Silence maintenant ! que
personne jamais ne m'accoste ou me parle, si
quelqu'un de
vos gens me rencontre soit dans la rue, soit à la source. Il ne faut
pas qu'on aille avertir notre vieux ! s'il avait des soupçons, il m'aurait tôt liée
d'une corde solide et vous perdrait
aussi !... Gardez moi le secret ! hâtez le chargement et,
quand votre vaisseau aura son
plein de vivres, vite ! envoyez quelqu'un m'avertir au manoir
! J'apporterai tout l'or que
j'aurai sous la main et je voudrais encor, pour payer mon passage,
vous livrer un enfant que j'élève au logis ; c'est le fils de cet homme ; il trotte sur
mes pas quand je sors dans la rue ; il est de bonne
vente ; si je l'amène à bord,
on vous en donnera et des cents et des mille, où
que vous le vendiez chez les gens d'autre langue.
» Elle dit et revint au logis de mon père. Mais l'année s'acheva
: ils restaient toujours là, faisant leur plein de vivres dans le
creux du vaisseau. Enfin, la cale pleine, ils étaient pour
partir. Un
messager s'en vint avertir notre femme. C'était un fin matois qui,
pour entrer chez nous, tenait un
collier d'or, enfilé de gros ambres. Tandis qu'en la grand'salle, ma
mère vénérée et ses femmes
prenaient et palpaient le collier, et le
mangeaient des yeux, et
débattaient le prix, l'homme, sans dire un mot, fit un signe
à la fille et, d'accord, regagna le creux de son vaisseau.
Elle aussitôt me prend par la
main et m'entraîne. A la porte, dans l'avant-pièce elle
aperçoit des coupes, des
corbeilles : mon père, ce jour-là, avait offert à ses
collègues un repas ; puis ils étaient partis discuter au conseil les
affaires du peuple. En passant, elle vole et cache dans son sein
trois coupes ; je la suis, pauvre fou que j'étais !
» Le
soleil se couchait, et c'était l'heure où
l'ombre emplit toutes les rues. Nous arrivons, courants, au
mouillage connu : nos gens de Phénicie et leur vaisseau rapide
étaient bien à leur poste. Ils
nous prennent à bord, embarquent et se lancent
sur la route des ondes ; Zeus nous envoie le vent ; durant
six jours, six nuits, nous voguons
sans relâche, et le fils de Cronos nous ouvrait le septième,
quand la déesse à l'arc, Artémis, vient frapper de ses traits cette
fille ; comme un oiseau de mer, elle tombe et s'affale au fond de la
sentine ; il faut, par-dessus bord, la jeter en pâture aux poissons
et aux phoques, et me voilà tout seul avec mon gros chagrin !... En Ithaque, le vent et le
flot nous portèrent. C'est là que,
de ses biens, Laërte m'acheta...
Voilà comment mes yeux ont connu ce pays.
Le rejeton
des dieux, Ulysse, repartit :
ulysse.
— Ah ! tout mon cœur, Eumée, se
lève dans mon sein à ce récit des maux que
ton âme endura. En ton malheur pourtant, Zeus
te voulut du
bien, puisqu'au bout de tes peines,
tu trouvas la maison de cet
homme si doux, qui te
donne en ami le boire et le manger et te fait la vie large !
Moi, pour venir ici, combien j'ai dû rouler les villes des humains
!...
Pendant qu'ils échangeaient ces paroles entre
eux, prenant
sur leur sommeil, puis s'endormaient à peine, l'Aurore était montée sur son trône, et déjà les
gens de Télémaque abordaient au rivage, amenaient la voilure et
déplantaient le mât, puis sur la grève, où l'équipage descendit, le
repas s'apprêta et l'on fit le mélange du vin aux sombres feux.
Quand on eut satisfait la soif et l'appétit, Télémaque
reprit posément la parole :
télémaque.
— Vous autres, jusqu'au bourg
poussez le
noir vaisseau ! Moi, je m'en vais monter
aux champs, près des bergers. Ce
soir, lorsque j'aurai visité mon domaine, je rentrerai en
ville et, dès l'aube, demain, je
compte vous offrir le banquet du retour, un bon repas de
viande, et mon vin le plus doux.
Alors Théoclymène au visage de dieu :
théoclymène.
— Et moi, mon cher enfant ? où faudra-t-il
aller ? chez quelqu'un de vos rois en cette aire d'Ithaque ? ou tout
droit chez ta mère, en ta propre
maison ?
Posément, Télémaque le regarda et dit :
télémaque.
— En tout autre moment, c'est moi qui
te dirais de
t'en aller chez nous ; je ne lésine pas sur l'hospitalité. Mais la
place aujourd'hui ne te serait pas bonne. Car je vais être absent
et, pour veiller sur toi, ma mère ne peut rien : elle évite au
manoir les yeux des prétendants
; loin d'eux, à son étage, elle reste au métier...
Mais je vais t'indiquer
quelqu'un d'autre : rends-toi chez le noble Eurymaque, fils
du sage Polybe ; notre peuple déjà l'honore comme un dieu ; de tous
les prétendants, c'est encor le meilleur ! il est si désireux de
devenir l'époux de ma mère et d'avoir la royauté d'Ulysse !...
L'aura-t-il ?... Zeus le sait !... Du haut de son éther, le
maître de l'Olympe pourrait,
avant l'hymen, leur octroyer à tous la mauvaise journée !
Comme il
parlait encore, à sa droite un oiseau, un faucon, s'envola : en ses
serres, ce prompt messager
d'Apollon plumait une colombe, et les plumes tombaient entre
les pieds de Télémaque et le vaisseau. Alors Théoclymène, appelant
Télémaque à l'écart de ses gens, le flatta de la main en lui disant
tout droit :
théoclymène.
— Tu n'en saurais douter : cet oiseau
à ta droite, c'est un dieu, Télémaque, qui le fit envoler ; je l'ai
bien vu ; je sais que c'était un présage ; en ce pays
d'Ithaque, il n'est pas sang de roi plus royal que le vôtre ;
à tout
jamais, ici, c'est vous qui l'emportez.
Posément, Télémaque le regarda et dit :
télémaque.
— Si les dieux, ô mon hôte, accomplissaient
tes dires, tu trouverais chez moi une amitié si prompte et des dons
si nombreux que tous, en te voyant,
chanteraient ton bonheur.
Et se tournant vers son fidèle Piraeos :
télémaque.
— Piraeos le Clytide, aucun des gens qui
m'ont suivi
jusqu'à Pylos ne m'est aussi soumis que toi en toutes choses.
Aujourd'hui, prends cet hôte et le conduis chez toi ! donne-lui
tous tes soins et, jusqu'à mon
retour, fais-le moi respecter.
Le bon
piquier de Piraeos lui répondit :
piraeos.
— Reste aux champs tout le temps que tu
veux,
Télémaque : je prendrai soin de lui ; rien ne lui manquera de ce
qu'on doit aux hôtes.
Il dit et,
remontant à bord, il donna l'ordre à ses gens d'embarquer et de
larguer l'amarre : ils sautèrent à bord et prirent place aux bancs,
tandis que Télémaque attachait à ses pieds ses plus belles sandales,
puis tirait du gaillard sa forte lance armée d'une pointe de bronze.
Les
amarres larguées, l'équipage obéit et reprit en ramant le chemin de
la ville. Mais déjà Télémaque, à grands pas, se hâtait vers l'enclos
que les porcs emplissaient par milliers et vers le campement de ce
noble porcher, si fidèle à ses maîtres.