Aux champs

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 AUX    CHAMPS...

 

   Or,   le   divin   porcher   appela   ses   bergers :

   eumée. — Vous allez m'amener le plus beau de nos porcs ; pour cet hôte qui vient de loin, nous le tuerons ! et nous-mêmes, tâchons de profiter aussi ! Nous avons tout le mal ! ces porcs aux blanches dents nous font assez peiner, quand d'autres, sans remords, vivent de nos sueurs !

   Il disait et, prenant le bronze sans pitié, il en fendait ses bûches. Les autres amenaient un porc de belle graisse, un cochon de cinq ans, que l'on mit aussitôt debout sur le foyer, et le porcher n'oublia pas les Immortels : c'était un bon esprit ! Du porc aux blanches dents, quand il eut prélevé quelques poils de la hure, qu'il jeta dans la flamme en invoquant les dieux, il assomma la bête d'une bûche de chêne qu'il n'avait pas fendue, et l'âme s'envola.

   Saigné, flambé, le porc fut vite dépecé et, sur les viandes crues qu'il détachait des membres, le porcher étendit un large champ de graisse, puis jeta dans le feu ces tranches saupoudrées d'une fine farine, et le reste, coupé menu, fut mis aux broches.

   Quand tout fut cuit à point, lorsque, tiré du feu, le rôti fut dressé sur les planches à pain, le porcher se leva et fit les parts : c'était le plus juste des cœurs ! Il mit tout au partage et prépara sept lots. Le premier, qu'il offrit avec une prière, fut pour le fils de Zeus, Hermès, et pour les Nymphes. Il en servit un autre à chacun des convives, mais garda pour Ulysse les filets allongés du porc aux blanches dents, et cette part d'honneur emplit de joie le maître.

   Ulysse   l'avisé   prit   alors   la   parole :

   ulysse. — Que Zeus le père, Eumée, t'aime comme je t'aime, puisque, dans mon état, tu daignes me combler!

  Mais toi, porcher Eumée, tu lui dis en réponse :

   eumée. — Mange, hôte infortuné, et profite del'heure : donnant ou refusant, les dieux à leur envie font de nous ce qu'ils veulent ; que ne peuvent-ils pas ?

   Ce disant, il offrait aux dieux d'éternité les prémices du porc et les libations d'un vin aux sombres feux ; puis, il remit la tasse entre les mains d'Ulysse et s'assit à côté du preneur d'Ilion, devant sa propre part.

   Lorsque Mésaulios leur eut servi le pain, — c'était un serviteur qu'à ses propres dépens, Eumée avait acquis des marins de Taphos, — tous, vers les parts de choix préparées et servies, étendirent les mains.

   Quand on eut satisfait la soif et l'appétit, lorsque Mésaulios eut ramassé le pain, on alla se coucher, avec tout son content de viandes et de pain. Là-dessus, la nuit vint, nuit mauvaise et sans lune, où, jusqu'à l'aube, allait tomber la pluie de Zeus ; il soufflait sans arrêt l'un de ces grands zéphyrs qui amènent de l'eau.

   Ulysse résolut d'éprouver le porcher, pour voir s'il quitterait et donnerait sa cape ou, ne pensant qu'à soi. en demanderait une à l'un de ses bergers :

   ulysse. — Ecoutez tous, Eumée et vous, ses compagnons ! j'aurais une prière... C'est le vin qui m'incite, ce fou qui fait chanter, danser et rire aux larmes l'homme le plus rassis et nous tire les mots que mieux vaudrait garder. Mais, ayant commencé de jaser, je dis tout!... Ah! si j'avais encor ma jeunesse et ma force, comme en cette embuscade, que nous avions un jour poussée sous Ilion ! Ulysse et Ménélas l'Atride nous menaient ; ils m'avaient désigné pour commander en tiers. Nous voilà sous la ville, en une brousse épaisse : nous nous couchons parmi les joncs et le marais, tapis sous nos armures; mais survient le Borée ; la nuit se fait mauvaise : nuit de gel, où la neige, en nous tombant dessus, s'étalait en verglas et, sur les boucliers, faisait couche de glace.

   » Tous les autres avaient leur robe et leur manteau ; de leur grand bouclier couverts jusqu'aux épaules, ils dormaient bien tranquilles : j'étais, à l'étourdie, venu sans mon manteau ; je n'avais pas prévu qu'il gèlerait si fort ; je l'avais donc laissé près de mes compagnons, et je n'étais parti qu'avec mon bouclier et ma ceinture en bronze.

   » Aux deux tiers de la nuit, quand les astres déclinent, je réveille du coude Ulysse, mon voisin; je lui parle ; aussitôt il me prête l'oreille :

   — Fils de Laërte, écoute, ô rejeton des dieux, Ulysse aux mille ruses ! je m'en vais trépasser !... Cet ouragan me tue ; car je suis sans manteau et, pour venir, un dieu m'a fait traîtreusement ne prendre que ma robe ; je ne vois plus moyen de me tirer d'affaire !

   » A peine avais-je dit qu'il avait son idée : au conseil, au combat, ah ! quel homme c'était !... De sa voix la plus basse, il me parle et me dit :

   — Silence maintenant et, de nos Achéens, que pas un ne t'entende !

   »  Sur   son coude  plié,  il  relève la tête:

   — Nous nous sommes risqués un peu loin des vaisseaux : si j'envoyais quelqu'un dire au pasteur des peuples, l'Atride Agamemnon, qu'il faut nous dépêcher un renfort des navires ?

   »  Il  disait ;   prestement  Thoas,  fils  d'Andrémon, se  lève   et se défait de son manteau de pourpre pour courir aux  vaisseaux.  Et  moi,  dans  son  manteau,  je  m'endors, — oh !   délices !  laissant  monter l'Aurore à son trône doré ...

    Mais  toi,  porcher  Eumée,  tu  lui   dis  en  réponse :

   eumée. — Vieillard, le beau récit que tu viens de nous faire ! pas un mot maladroit et qui n'aille au profit... Pour ce soir, tout au moins, il ne te manquera ni vêtements ni rien que l'on doive accorder en pareille rencontre au pauvre suppliant ! Mais à l'aube, demain, tu recoudras tes loques, car nous n'avons ici ni manteaux par douzaines, ni robe de rechange : à chaque homme la sienne.

   Il dit et, se levant, vint faire, auprès du feu, un lit avec des peaux de moutons et de chèvres. Ulysse s'y coucha. Eumée jeta sur lui l'épais et grand manteau, qu'il avait de rechange pour les jours où l'orage en fureur sévissait. Près d'Ulysse étendu, les jeunes gens d'Eumée se cou­chèrent aussi ; mais lui, ne voulant pas dormir loin de ses porcs, il s'armait pour sortir. Ulysse fut heureux de voir comme il soignait les biens du maître absent. A sa vaillante épaule, Eumée avait d'abord pendu son glaive à pointe ; il revêtait la plus épaisse de ses capes pour s'abriter du vent, prenait sa peau de bique, une ample peau bien drue, et sa houlette à pointe contre chiens et rôdeurs, puis il s'en fut coucher près des porcs aux dents blanches, sous le Creux de la Roche, à l'abri du Borée...