L'ENTRETIEN
CHEZ
EUMÉE
Quand tout fut concerté entre eux, ils se quittèrent.
Athéna s'en allait vers Sparte la divine
chercher le fils d'Ulysse. Mais Ulysse prenait le
sentier
rocailleux qui monte à travers bois, du port vers la falaise. Il
allait à l'endroit qu'avait dit Athéna, retrouver ce divin porcher,
qui, de son maître, défendait mieux les biens que nul des
domestiques dont Ulysse avait pu faire autrefois l'achat.
Il trouva le porcher assis dans l'avant-pièce.
En ce lieu
découvert, le haut mur de la cour formait un grand beau cercle que,
pour loger ses porcs, Eumée avait construit en l'absence d'Ulysse,
sans consulter sa dame ou le vieillard Laërte.
Sur les murs en gros blocs, la frise était
d'épines ; au
dehors, tout autour, côte à côte
plantés, des pieux serrés, d'énormes chênes équarris lui
faisaient un rempart ; au dedans, douze tects pour le sommeil des
truies s'ali-gnaient porte à
porte : sur le sol de chacun, couchaient
cinquante truies qu'on enfermait
le soir ;
chacune avait mis bas.
Mais les mâles restaient au dehors
pour la nuit ; leur nombre était
bien moindre, décimés qu'ils étaient pour fournir à la table
des divins prétendants, car Eumée, chaque jour, leur devait le plus
gras de ses cochons à lard : aussi n'en restait-il plus que trois
cent soixante. Quatre chiens les gardaient jour et nuit, quatre fauves, qu'avait nourris le
grand commandeur des porchers.
Eumée était assis, ajustant à son pied la paire
de sandales
que, dans un cuir de bœuf bon teint, il
se taillait. Ses gens étaient
partis : trois suivaient
la cohue errante des pourceaux ; il avait envoyé le quatrième en
ville mener aux prétendants le porc que, chaque jour, ces
bandits exigeaient pour
faire un sacrifice et manger tout leur saoul.
Soudain, les chiens hurleurs, apercevant Ulysse,
lui coururent dessus avec de grands abois... Sagement,
il s'assit, mais laissa le bâton échapper
de ses mains et, devant son étable, il allait endurer
le plus triste des sorts, quand, de son pas
rapide, Eumée hors de l'auvent accourut derrière
eux, si vite
que le cuir échappa de ses mains.
A grands
éclats de voix, sous une pluie de pierres, il dispersa les chiens,
puis il dit à son maître :
eumée.
— Vieillard, encore un peu et, d'un
seul coup,
mes chiens allaient te mettre en pièces !
La belle renommée que tu m'aurais
value ! J'ai déjà, grâce
aux dieux, trop de maux et d'angoisses
!... Ah!
mon maître
divin ! pendant que,
tristement, je vis à le pleurer, il me faut élever
ses cochons les plus gras pour
que d'autres les mangent... Et lui, toujours errant, il a peut-être faim en
quelque ville ou champ des peuples d'autre langue..., s'il vit, s'il
voit encor la clarté du soleil
!... Mais allons ! vieux, suis-moi ; entrons dans ma cabane;
je veux que, de son pain, de son vin, toi aussi, tu prennes tout ton
saoul, puis tu me conteras d'où tu viens et les maux que ton
cœur endura.
Et le
divin porcher, le menant à sa loge, le fit entrer et l'installa sur
la banquette, qu'il avait
rembourrée de brousse et recouverte de la peau
bien velue d'une chèvre sauvage
: c'était là qu'il couchait, au large et sur le doux.
En voyant
son porcher le recevoir ainsi, Ulysse, plein de joie, lui dit et
déclara :
ulysse.
— O mon hôte ! que Zeus et tous les
Immortels, exauçant tes désirs les plus chers, récompensent
cet accueil de bonté !
Mais toi,
porcher Eumée, tu lui dis en réponse :
eumée.
— Étranger, ma coutume
est d'honorer les
hôtes, quand même il m'en viendrait de
plus piteux que toi ; étrangers, mendiants, tous
nous viennent de Zeus ; ne dit-on pas : petite
aumône, grande
joie?...
Je fais ce que je puis :
tu sais que serviteur vit
toujours dans la crainte,
quand il faut obéir à des maîtres stupides. Ah !
celui dont les dieux entravent le
retour, quels soins et quels égards il aurait eus pour moi !
il m'aurait établi ! maison,
lopin de champ et femme
de grand prix, il m'aurait accordé tout ce qu'on peut attendre du
bon cœur de son maître, après
un long travail que bénissent les
dieux. Tu vois qu'ils ont béni ce coin où je m'attache.
Vieillissant parmi nous, le
maître m'eût comblé. Mais, nous l'avons perdu... Ah!
qu'Hélène et sa race auraient dû
disparaître ! Car lui aussi partit, vers Troie la
poulinière, combattre les Troyens
pour l'honneur de
l'Atride.
Il dit et, par-dessus sa robe, prestement, il serra sa ceinture ;
puis, s'en allant aux tects, où
restait enfermé le peuple des gorets, il en prit
une paire,
les rapporta, les immola, les fit flamber
et, les ayant tranchés menu, les
embrocha.
Quand ce rôti fut prêt, il l'apporta fumant, le
mit devant Ulysse, à même sur les broches, en
saupoudra les chairs d'une blanche farine, mélangea
dans sa jatte un vin fleurant le miel et prit
un siège en face, en invitant son
hôte :
eumée.
— Allons! mange, notre hôte!... dîner de
serviteurs
!... de simples porcelets ! car nos cochons
à lard, les prétendants les
croquent, sans un remords
au cœur et sans pitié d'autrui. Ah ! les
dieux bienheureux détestent l'injustice : c'est
toujours l'équité que le ciel
récompense, et la bonne
conduite ! les pires des brigand, quand
ils s'en vont piller les rivages
d'autrui, que Zeus livre à
leurs coups, peuvent bien revenir avec leur cale pleine : la
crainte et les remords s'abattent
sur leurs cœurs. Mais sans doute nos gens, par quelque avis du ciel,
ont dû savoir la mort
lamentable du maître. Aussi ne font-ils pas leur cour comme
se doit : au lieu de retourner sur leurs propres domaines, ce sont
nos biens, à nous, que, tout
tranquillement, sans rien se refuser, ces bandits nous dévorent.
Autant de nuits, autant de
jours que Zeus leur fait, il
leur faut des victimes, et pas une ni deux ! ils engouffrent
le vin ! ils sèchent le cellier
!... Sache que notre maître
avait la vie très large : ni sur ce continent, dont
la côte noircit, ni dans Ithaque
même, aucun autre héros n'avait aussi grand train ! ils se
mettraient à vingt sans égaler son bien : veux-tu savoir le compte
?... En terre ferme, il a douze troupeaux de vaches, tout autant de
moutons, que font paître là-bas des bergers à sa solde ou des hôtes
à lui. Ici, dans notre Ithaque,
est son armée de chèvres, onze bardes en tout, qu'à l'autre
bout de l'île, gardent d'honnêtes gens ; eux aussi, chaque
jour, doivent aux prétendants
envoyer une bête, en
prenant le meilleur de leurs chevreaux dodus. Et tu me vois
garder et défendre ses porcs, dont, chaque jour, je dois leur
fournir le plus beau !
Il disait. Mais Ulysse, avalant prestement les
viandes et le vin, à grands coups, sans mot dire, et songeant à
planter des maux aux prétendants, se restaurait le cœur. Le repas
terminé, Eumée emplit de vin la tasse où il buvait et la tendit au
maître. Ulysse l'accepta et, d'un cœur plus joyeux, il lui
dit, élevant la voix, ces mots ailés:
ulysse.
— Ami, quel est celui qui t'avait
acheté à ses
propres dépens ? Tu viens de me vanter sa richesse et sa force ; tu
me dis qu'il est mort pour l'honneur de l'Atride; s'il est un si
grand roi, voyons, dis-moi son nom ; je l'ai connu
peut-être : Zeus et les autres dieux immortels savent
bien si, l'ayant vu, je puis
t'en
donner des nouvelles ; j'ai
tant couru le monde !
Eumée, le commandeur des porchers, répliqua :
eumée.
— Des nouvelles, vieillard ! tous les
rouleurs des mers viendraient nous en donner,
qu'ils ne convain-craient plus sa femme ni son
fils ! Pour obtenir nos soins, tous les gens d'aventures
inventent des mensonges, chacun à sa façon ;
la vérité est
le dernier de leurs soucis ! et dès qu'un
vagabond arrive en notre
Ithaque, il court chez ma maîtresse et lui conte une histoire. Elle,
de l'accueillir, et de le bien traiter, et de l'interroger
!... et voilà les sanglots !... et les yeux pleins de larmes
!... Il est trop naturel de pleurer un mari qui périt loin des
siens !... Et toi aussi,
mon petit vieux, tu bâtirais sur-le-champ une histoire, pour avoir
les habits, la robe et le
manteau. Mais Lui !...
voici longtemps,
je pense, que les chiens et les oiseaux rapides
ont décharné ses os, d'où l'âme s'est enfuie, à moins que les
poissons en mer ne l'aient mangé
ou que, sur un rivage, une dune
profonde ne recouvre ses os. Ici ou là, il est bien mort !...
Pour tous les siens, et pour moi
plus encor, la vie n'est
désormais que tristesse : où que
j'aille,
je ne
retrouverai jamais un si doux
maître!... Oui! j'aurais
beau revoir et mon père et ma mère, et la maison natale, où
tous deux m'ont nourri...
Certes, je les regrette ! et
pourtant moins que lui...
Car
c'est Ulysse absent qui me manque
le plus...
0 mon hôte, tu vois que, même en
son absence, j'hésite à le nommer. Entre tous, il m'aimait ;
j'avais
place en son cœur; il a beau
être loin;
il
n'a
toujours qu'un nom pour moi :
c'est
le
grand frère !
Le héros d'endurance, Ulysse le divin, lui fit
cette réponse :
ulysse.
— Je vois bien, mon ami, que tu
nieras
toujours ; car, c'en est dit pour toi, il ne reviendra plus ! ton
cœur reste incrédule !... Eh
bien ! c'est un serment, ce n'est plus une histoire que, moi,
je te ferai sur le retour d'Ulysse ; tu n'auras à payer cette bonne
nouvelle que s'il vient à rentrer un jour en son manoir ; jusque-là,
quel que soit mon besoin, je
refuse ; les portes de
l'Hadès me sont moins odieuses que ces conteurs que fait mentir la
pauvreté... Donc que Zeus
soit témoin, et tous les Immortels, et ta table, ô mon hôte ! je
dis que tu verras s'accomplir tous mes mots ! soit à la fin du mois,
soit au début de l'autre, Ulysse rentrera chez lui et punira tous
ceux qui, dans cette île, ont
outragé sa femme et son illustre fils.
Mais toi,
porcher Eumée, tu lui dis en réponse :
eumée.
— Ce n'est pas moi, vieillard, qui
te paierai jamais cette bonne nouvelle : Ulysse,
en sa maison,
jamais ne rentrera... Mais, prends ton temps et bois ! puis laissons
le sujet et parlons d'autre chose, car jusqu'au fond du cœur, la
tristesse me prend, chaque fois que j'entends parler de ce bon
maître... Non! laissons
les serments, et qu'Ulysse revienne ! c'est notre vœu à tous, à moi,
à Pénélope, au divin Télémaque et
au vieillard Laërte !... Mais pour un autre encor, mon
angoisse est sans bornes : c'est pour le fils qu'Ulysse engendra,
Télémaque ! les dieux avaient
nourri ce rejet de la race ; l'ai cru qu'à l'âge d'homme, il
nous rendrait son père, avec sa taille et sa noblesse et sa beauté.
Est-ce un homme, est-ce un dieu
qui soudain affola cet esprit pondéré ? Voilà qu'il est
parti s'enquérir de son père en
bonne Pylos, et nos fiers prétendants le guettent au retour pour
éteindre en Ithaque le nom d'Arkésios et sa race divine.
Nous n'y pouvons plus rien : se laissera-t-il prendre ?
pourra-t-il
échapper, si le fils de Cronos étend sur lui son bras ? Mais toi,
mon petit vieux, il te faut maintenant nous conter tes chagrins ;
parle-moi sans détour : j'ai besoin de savoir. Quel est ton nom, ton
peuple et ta ville et ta race ?... et quel est le vaisseau qui, chez
nous, t'apporta ? comment les gens de mer t'ont-ils mis en Ithaque ?
avaient-ils un pays de qui se réclamer ?... car ce n'est pas à pied
que tu nous viens, je pense !
Ulysse
l'avisé lui fit cette réponse :
ulysse.
— Oui,
mon hôte, je vais te répondre sans
feinte. Mais nous aurions du
temps, des vivres, du bon vin et, sans bouger d'ici, laissant
l'ouvrage aux autres, nous resterions tout à notre aise à banqueter,
que j'en aurais encor grandement pour l'année avant de te pouvoir
défiler mes chagrins !
» J'ai l'honneur d'être né dans les plaines de
Crète. Mon
père était fort riche ; de sa femme, il
avait de nombreux autres fils,
légitimes ceux-là, qu'il élevait chez lui : ma mère, à moi,
n'était qu'une esclave achetée. Il me traitait pourtant comme un fils de sa
femme, ce Castor l'Hylakide, dont le sang fait ma gloire et que le
peuple, en Crète, honorait comme
un dieu pour ses succès, ses biens et ses
valeureux fils. Mais les Parques
de mort, l'ayant pris, l'emportèrent aux maisons de l'Hadès,
et ses fils pleins d'orgueil partagèrent ses biens, qu'ils
tirèrent au sort. Moi, sauf une
maison que l'on m'attribua, je n'eus que peu de chose ; mais
je pus prendre femme en très
riche famille : on vantait ma valeur ; je savais m'occuper, ne pas
fuir la bataille... Oh ! c'est loin tout cela ! pourtant je
crois qu'au chaume, on devine l'épi : tant de calamités ont fait de
moi leur proie !...
» Arès et
Athéna m'avaient pourvu d'audace, et
de muscles aussi ! Quand, avec ma poignée de braves bien choisis,
je m'en allais planter des maux
aux adversaires, ah ! ce n'est pas la mort que voulait
regarder mon cœur toujours allant ! Je courais
bon premier, je bondissais en tête, et ma
lance abattait tout ce qui,
devant moi, ne savait pas courir... Mais, si brave au combat, je
n'avais aucun goût pour le travail des champs et les soins
du ménage qui font les beaux
enfants : ce que j'aimais,
c'étaient les rames, les
vaisseaux, les flèches, les combats, les javelots polis ;
tous les outils de mort, qui
font trembler les autres, faisaient ma joie ; les dieux m'en
emplissaient le cœur : à chacun, n'est-ce
pas ? son plaisir et sa tâche.
»
Donc, avant qu'en Troade, on eût vu débarquer
les fils des Achéens, j'avais neuf fois déjà, en pays
étranger, emmené mes vaisseaux
rapides et mes braves : un énorme butin m'en était revenu ; je
prélevais d'abord une prime à mon choix, puis je tirais ma part.
Aussi, de jour en jour, ma maison
s'accroissait ; elle m'aurait
valu quelque jour le
respect des Crétois, et leur crainte. Mais quand,
vers Ilion, le Zeus à la grand'voix nous voulut assigner cet
odieux voyage, qui brisa les genoux de
tant de nos héros, ce fut moi
qu'on chargea de commander la flotte, avec Idoménée, notre roi glorieux
: nul moyen d'esquiver ; j'aurais eu dans le
peuple un trop mauvais renom...
Et nous restons là-bas
neuf années à combattre en bons fils d'Achéens. Quand, la
dixième année, nous avons saccagé
la ville de Priam, nous revenons chez nous avec
tous nos vaisseaux ; mais un
dieu dispersait les autres Achéens, et moi, l'infortuné ! quels maux
me réservait la sagesse de Zeus !
» Je n'avais pas joui un mois de mes enfants,
de la femme de ma jeunesse et de mes biens,
que l'envie me prenait d'équiper des navires et d'aller en
croisière, avec mes compagnons divins, dans l'Égyptos. J'équipe neuf
vaisseaux, et les hommes affluent. Six jours, ces braves gens font
bombance chez moi ; c'est moi qui, sans compter,
fournissais les victimes, tant pour offrir aux dieux que pour servir
à table. Le septième, on embarque et, des plaines de Crète, un bel
et plein
Borée nous emmène tout droit, comme au courant
d'un fleuve : à bord, pas d'avaries ; ni maladie,
ni mort ; on n'avait qu'à
s'asseoir et qu'à laisser mener le vent et les pilotes. Cinq jours,
et nous entrons au beau
fleuve Égyptos.
» Une fois arrivé, j'ordonne à tous mes braves
de garder les vaisseaux sans bouger de la
rive,
tandis que j'envoyais des vigies sur les guettes ;
mais, cédant à leur fougue et suivant leur
envie,
les voilà qui se ruent sur les champs
merveilleux
de ce peuple d'Égypte, les pillant, massacrant les hommes, ramenant
les enfants et les femmes.
Le cri ne tarde pas
d'en
venir à la
ville
: dès la pointe de l'aube,
accourus à la voix, piétons et
gens de chars emplissent la
campagne de bronze scintillant ; Zeus, le joueur de foudre, nous
jette la panique, et pas
un de mes gens n'a
le cœur
de tenir en regardant en face :
nous étions,
il est vrai, dans un cercle de
rnort.
»
J'en
vois périr beaucoup sous la
pointe du bronze ; pour le
travail forcé, on emmène le
reste.
Mais Zeus lui-même alors me
fournit une idée...
Oh ! comme
j'aurais
dû mourir dans
l'Égyptos,
subir la destinée ! la
suite
allait
avoir pour moi
tant de malheurs !... Mais
ôtant
de ma tête mon bonnet de métal,
posant le bouclier
que
j'avais aux épaules, je
rejette
ma lance et,
mains vides,
je vais droit
aux
chevaux du roi : je tombe à
ses genoux ; je les
liens
embrassés ; il a
pitié
de moi !
C'est
lui
qui me protège et me prend
sur son char ; jusque
dans son manoir, il me ramène en larmes ; la foule brandissait ses
piques contre moi et demandait ma mort ; c'étaient des
forcenés ; mais lui les
écartait, redoutant la colère de Zeus l'hospitalier, qui sait
toujours tirer vengeance
des forfaits.
» Je restai là sept ans, amassant de grands
biens : tous
me faisaient des dons chez ces peuples d'Égypte. Lorsque s'ouvrit le
cours de la huitième année, je
vis venir à moi l'un
de ces Phéniciens
qui savent en conter : sa fourbe avait
déjà causé bien des malheurs !...
Il m'enjôle pour m'emmener en Phénicie où, de fait, il avait
sa maison et ses biens. Là,
j'habite chez lui le restant de l'année. Mais lorsque les
journées et les mois ont passé,
quand, au bout de l'année, le
printemps nous revient, il m'emmène en Libye sur un vaisseau du
large : il m'en avait conté pour
m'avoir à son bord avec ma cargaison ; là-bas,
il espérait me vendre le bon prix
; en m'embarquant, je m'en doutais ; mais comment faire ?
»
Notre vaisseau filait : un
bel et plein Borée l'avait
poussé déjà au-dessus de la Crète, quand le fils de Cronos décide
notre perte... La Crète disparaît
: plus une terre en vue ; rien que le ciel et
l'eau ! Zeus nous pend sur la
coque une sombre nuée,
dont la mer s'enténèbre ; la foudre vient
frapper le vaisseau qui capote
et que le soufre emplit : tous mes gens sont à
l'eau.
Mais Zeus,
dans ma détresse, me met entre
les bras l'énorme mât de ce navire à proue d'azur ; c'est
qu'il
voulait encor me tirer du péril
!... Sur le mât que
j'embrasse, je me laisse emporter et
je flotte neuf jours, en proie aux vents de mort.
C'est en pleine nuit noire,
enfin, que, le dixième,
la grosse mer me roule à la côte thesprote.
Là, je suis
accueilli, sans rançon, par le roi des Thesprotes, Phidon : le fils
de ce héros, me trouvant épuisé de froid et de fatigue, m'avait mené
chez lui ; il me prit par la main pour aller chez son père ; on
m'y donna le vêtement, robe et
manteau.
» C'est là qu'on m'a parlé d'Ulysse ; car le roi
m'a dit
l'avoir reçu, qui rentrait au pays, et l'avoir bien traité. Il m'a
même montré tout le tas des richesses que ramenait Ulysse, de quoi
bien vivre à deux, pendant dix âges d'homme.
» Le manoir était plein de ces objets de prix.
Ulysse était
parti, disait-on, pour Dodone. Au feuillage
divin du grand chêne de Zeus, il voulait demander conseil pour
revenir au bon pays d'Ithaque : après sa longue absence,
devait-il se cacher ou paraître au grand jour ? Sur nos libations
d'adieu, dans son logis, le roi
m'a fait serment que le
navire était à flot et les gens
prêts, pour ramener Ulysse à la
terre natale. Mais ce fut
moi d'abord que Phidon renvoya sur un vaisseau thesprote qui,
pour Doulichion, le grand marché au blé, se trouvait en partance. Le
roi chargea ces gens de veiller sur ma vie et de me ramener
chez le roi Acastos. Mais en eux prévalut la mauvaise pensée
de me donner en proie aux pires des misères. Quand, la terre
quittée, nous sommes au grand
large, les voilà
qui m'octroient le jour de
l'esclavage, m'arrachent mes habits, la robe et
le manteau, et jettent sur mon
dos cette mauvaise loque,
cette robe en haillons que tu me
vois encore. Vers le soir, nous
touchons à votre aire
d'Ithaque. Ils m'attachent, serré à plusieurs
tours de corde, sous les bancs du
vaisseau, puis débarquent
en hâte et prennent le repas.
»
Mais, sans peine, une main divine me détache. Alors, de mon haillon,
je me couvre la tête ; je glisse par l'étrave, je m'allonge sur
l'eau et, ramant des deux mains,
je me mets à la nage si bien qu'en un instant, hors de prise, loin
d'eux, j'aborde au plus
épais d'un petit bois en fleurs, où je vais me blottir ; je
les entends courir, hurler à
pleine voix ; mais, trouvant sans
profit de pousser plus avant, ils
retournent bientôt au
creux de leur navire... Les dieux, sans plus de peine, m'avaient
dissimulé!... et c'est les mêmes dieux qui m'ont, en ta
cabane, amené chez un juste : il
faut que vivre encor soit dans ma
destinée !
Mais,
toi, porcher Eumée, tu lui dis en réponse :
eumée. — Oh ! le
plus malheureux des hôtes,
tout mon cœur se lève à ce récit
d'une si douloureuse et si longue
aventure !...
Il n'est qu'un point, vois-tu, qui me semble inventé. Non ! non !
je ne crois pas aux contes sur Ulysse ! En ton état,
pourquoi ces vaines menteries ? Je suis bien renseigné sur le retour du
maître ! C'est la haine de tous les dieux qui l'accabla...
Moi, près de mes cochons, je vis très retiré ; si je vais à la
ville, c'est lorsque Pénélope, la plus sage des femmes, me fait
quérir en hâte, les jours où, par hasard, lui vient une nouvelle. Il
faut les voir alors autour du messager que, tous, ils interrogent,
soit qu'ils pleurent la longue absence de mon maître, soit qu'il
vivent en joie, sans crainte du vengeur, à dévorer ses biens !
Moi, j'ai cessé de m'informer,
de m'enquérir, du jour qu'un Étolien me leurra de ses fables
: ayant tué son homme et roulé par le monde, il s'en vint à ma loge ; je
le reçus à bras ouverts ; il me
conta qu'en Crète il avait vu, auprès d'Idoménée,
mon maître radoubant ses navires
que la tempête
avait brisés : à l'été, à l'automne, Ulysse rentrerait
avec tout son butin et ses divins guerriers !...
Puisqu'à ton tour, le ciel
t'amène sous mon toit, lamentable vieillard, ne crois pas qu'à mentir, on me flatte et me charme
ou qu'on gagne à ce prix
mes égards et mon cœur. C'est Zeus l'hospitalier
que je respecte en toi, et tu m'as fait
pitié !
Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :
ulysse.
— Quel esprit incrédule habite en ta
poitrine !
Même par un serment, je n'ai pu t'ébranler
! et tu ne me crois pas !... Veux-tu donc
maintenant que nous fassions un pacte et qu'ensuite
les dieux, les maîtres de l'Olympe, entre
nous, soient témoins ? Le jour
que rentrera ton maître
en ce logis, tu me dois les habits, la robe et le manteau, et
vers Doulichion où je comptais
aller, tu me fais reconduire ; mais s'il ne
revient pas, ton maître ! si je mens, tu diras à
tes gens de me précipiter du
haut de la Grand'Roche, pour qu'aucun
mendiant ne croie plus t'enjôler.
Mais le divin porcher lui disait en réponse :
eumée.
— Oui, mon hôte ! voilà le moyen de
répandre ma gloire et mes mérites chez les gens
d'aujourd'hui et dans tout l'avenir!... t'accueillir
en ma loge et te traiter en hôte, pour t'assaillir
ensuite et t'enlever la vie ! Ah ! je pourrais alors
prier avec espoir Zeus, le fils de Cronos !... Mais
pensons au souper : je voudrais bien avoir ici les camarades pour
préparer dans la cabane un
bon repas.
Tandis qu'ils échangeaient ces paroles entre eux,
voici que les
pourceaux et leurs pâtres rentraient. Sous les tects, pour la nuit,
on poussa les femelles ; de leur enclos, montaient des grognements
sans fin.