La rentrée d'Ulysse

Remonter

   
 

 

 LA    RENTRÉE    D'ULYSSE

 

   Pendant qu'en Phéacie, entourant son autel, doges et conseillers adressaient leur prière à leur roi Posidon, Ulysse s'éveillait de son premier sommeil sur la terre natale, mais sans la reconnaître après sa longue absence ; car Pallas Athéna, cette fille de Zeus, avait autour de lui versé une nuée, afin que, de ces lieux, il ne reconnût rien et qu'il apprît tout d'elle : ni sa femme, ni son peuple, ni ses amis ne devaient le connaître, tant que, des préten­dants, il n'aurait pas puni toutes les violences. Aussi, devant les yeux du maître, tout n'était que sites étrangers, les mouillages des ports, les rocs inaccessibles, les sentes en lacets et les arbres touffus.

   Brusquement relevé, debout, il contemplait le pays de ses pères... Il se prit à gémir et, du plat de ses mains se frappant les deux cuisses, il eut un cri d'angoisse :

   ulysse. — Quel est donc ce pays ? hélas ! chez quels mortels suis-je enfin revenu ?... chez un peuple sauvage, des bandits sans justice ?... ou des gens accueillants, qui respectent les dieux ?... Où m'en vais-je porter cet amas de richesses ?... moi-même, où m'en aller ? Que ne suis-je resté là-bas en Phéacie ! j'aurais bien rencontré quelque autre roi puissant qui m'aurait accueilli et reconduit chez moi. Maintenant je ne sais où mettre tous ces biens... Et pourtant, je ne puis les abandonner là, en proie à tout venant. Misère ! ah ! voilà donc ces gens de Phéacie ! ces gens sensés et justes ! Doges et conseillers, c'est eux qui m'ont jeté sur la terre étrangère, eux qui m'avaient tant dit qu'ils me ramèneraient en mon aire d'Ithaque !... Puisqu'ils n'en ont rien fait, que Zeus les récompense, le Zeus des suppliants, qui, surveillant les hommes, sait punir leurs forfaits !... Mais allons ! que je compte et revoie mes richesses : pourvu qu'en s'en allant, ils n'aient rien emporté au creux de leur vaisseau !

   Il dit et dénombra les splendides trépieds, et les chaudrons, et l'or, et les belles étoffes : il ne lui manquait rien. Mais avec quels sanglots il pleurait sa patrie, en se traînant au bord des vagues mugissantes !

  Athéna vint à lui. Elle avait pris les traits d'un jeune pastoureau, d'un tendre adolescent qui serait fils de roi. Sur l'épaule, elle avait la double et fine cape, à la main la houlette et, sous ses pieds luisants, la paire de sandales.

   Ulysse en la voyant eut le cœur plein de joie. Il vint à sa rencontre et dit ces mots ailés :

   ulysse. — Ami, puisqu'en ces lieux, c'est toi que, le premier, je rencontre, salut ! Accueille-moi sans haine ! et sauve-moi ces biens !... et me sauve moi-même ! Comme un dieu, je t'implore et suis à tes genoux. Dis-moi tout net encor ; j'ai besoin de savoir : quel est donc ce pays ? et quel en est le peuple ? et quelle en est la race?... Est-ce une île pointant sur les flots comme une aire ou, pen­chée sur la mer, n'est-ce que l'avancée d'un continent fertile ?

   Athéna, la déesse aux yeux pers, répliqua :

   athéna. — Es-tu fol, étranger, ou viens-tu de si loin ?... Sur cette terre, ici, c'est toi qui m'interroges ? Pourtant, elle n'est pas à ce point inconnue : elle a son grand renom, aussi bien chez les gens de l'aube et du midi que dans les brumes du noroît, au fond du monde ! Elle n'est que rochers peu faits pour les chevaux ; mais, sans être très pauvre et sans être très vaste, elle a du grain, du vin plus qu'on ne saurait dire, de la pluie en tout temps et de fortes rosées : un bon pays à chèvres !... un bon pays à porcs !... des bois de toute essence ; des trous d'eau tou­jours pleins. Et voilà, étranger, pourquoi le nom d'Ithaque est allé jusqu'à Troie, que l'on nous dit si loin de la terre achéenne !

   A  ces  mots, quelle joie eut le divin Ulysse !

   Reprenant la parole, le héros d'endurance lui dit ces mots ailés, mais c'était menteries ; pour jouer sur les mots, jamais en son esprit les ruses ne manquaient :

   ulysse. — Ithaque ! on m'en parla, loin d'ici, outre-mer, dans les plaines de Crète. Je ne fais qu'arriver avec ce chargement ; j'en ai laissé là-bas autant à ma famille, le jour que j'ai dû fuir, après avoir tué, dans nos plaines de Crète, le fils d'Idoménée, le coureur Orsiloque, qui, pour ses pieds légers, n'avait pas de rival chez les pauvres humains. Il voulait me priver de tout ce butin-là : car j'avais, disait-il, mécontenté son père et trahi son service, pour commander ma bande au pays des Troyens. Un soir qu'il revenait des champs, je le frappai du bronze de ma lance : j'étais en embuscade avec un compagnon, sur le bord du chemin ; la nuit la plus obscure avait empli le ciel ; personne ne pouvait nous voir ; en plein secret, je lui fis rendre l'âme. Dès que je l'eus tué à la pointe du bronze, je courus implorer, à bord de leur vaisseau, de nobles Phéniciens. Je leur offris sur mon butin de quoi leur flaire. Je les avais priés de me mettre à Pylos ou de me débarquer dans la divine Élide, chez les rois épéens.

   » Mais la rage du vent les jeta hors de route : ils luttèrent en vain, sans vouloir me duper ; écartés de Pylos, c'est en ces lieux qu'ils vinrent... Cette nuit, leurs rameurs nous ont fait à grand'peine entrer en cette rade ; personne ne parla du souper dont pourtant nous avions grand besoin ; mais, sitôt débarqués, tout le monde dor­mait... Le bon sommeil qui me prit là ! j'étais brisé !... Du creux de leur navire, ils ont tiré mes biens, les ont mis près de moi qui dormais dans le sable, puis se sont rembarques vers Sidon, leur grand'ville, et sont partis en me laissant à ma tristesse.

   A ces mots, Athéna, la déesse aux yeux pers, eut un sourire aux lèvres. Le flattant de la main et reprenant ses traits de femme, elle lui dit ces paroles ailées :

   athéna. — Quel fourbe, quel larron, quand ce serait un dieu, pourrait te surpasser en ruses de tout genre !... Pauvre éternel brodeur ! n'avoir faim que de ruses !... Tu rentres au pays et ne penses encore qu'aux contes de brigands, aux mensonges chers à ton cœur depuis l'enfance... Trêve de ces histoires ! nous sommes deux au jeu : si, de tous les mortels, je te sais le plus fort en calculs et discours, c'est l'esprit et les tours de Pallas Athéna que vantent tous les dieux... Tu n'as pas reconnu cette fille de Zeus, celle qu'à tes côtés, en toutes tes épreuves, tu retrouvas toujours, veillant à ta défense, celle qui te gagna le cœur des Phéaciens ! Et maintenant encor, si tu me vois ici, c'est que je veux tramer avec toi tes projets et cacher ces richesses que, pour rentrer chez toi, les nobles Phéaciens ne t'ont données que sur mes idée et conseil... Sache donc les soucis que, jusqu'en ton manoir, le destin te réserve. Il faudra tout subir, sans jamais confier à quiconque, homme ou femme, que c'est toi qui reviens après tant d'aventures ; sans mot dire, il faudra pâtir de bien des maux et te prêter à tout, même à la violence !

   Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :

   ulysse. — Quel mortel, ô déesse, à première rencontre pourrait te reconnaître ?... On a beau être habile : tu prends toutes les formes !... Ce que je sais bien, moi, c'est que ton dévouement était à mes côtés tant qu'au pays de Troie, les fils de l'Achaïe ont mené la bataille. Mais du jour que l'on eut saccagé sur sa butte la ville de Priam et que, montés à bord, un dieu nous dispersa, dès lors, fille de Zeus, je cessai de te voir ; je ne te sentis pas embarquée à mon bord pour m'épargner les maux. Tout le temps que j'errai, je ne connus jamais que doutes en mon cœur, jusqu'au jour où les dieux me tirèrent de peines. Alors, au bon pays des gens de Phéacie, c'est toi dont les discours vinrent m'encourager et me guider en ville ! Maintenant je t'en prie par ton Père : réponds ! je suis à tes genoux ; je ne puis croire encor que je sois arrivé en mon aire d'Ithaque ; c'est sur un autre sol que me voici perdu... Tu te railles, je sais, et ne parles ainsi que pour leurrer mon cœur... Est-il bien vrai, dis-moi, que c'est là ma patrie ?

   Athéna, la déesse aux yeux pers, répliqua :

   athéna. — C'est donc toujours le même esprit en ta poitrine ! Non ! je ne puis t'abandonner en ton malheur. Tu sais trop finement deviner et comprendre. Un autre n'eût été, après tant de traverses, qu'aux joies de l'arrivée, au besoin de revoir chez lui enfants et femme. Mais toi, tu ne veux pas demander et savoir ; par toi-même, tu veux juger de ton épouse. Sache qu'en ton manoir, elle passe les nuits dans l'éternelle angoisse, et les jours à pleurer. Oh ! moi, je n'ai jamais douté : je savais bien qu'un jour tu rentrerais, après avoir perdu le dernier de tes hommes. Mais je n'ai pas voulu combattre Posidon, le frère de mon père : il avait contre toi, qui aveuglas son fils, tant de rancune au cœur!

   » Mais regarde avec moi le sol de ton Ithaque : tu me croiras peut-être... La rade de Phorkys, le Vieillard de la mer, la voici ! et voici l'olivier qui s'éploie à l'entrée de la rade ! voici l'antre voûté, voici la grande salle où tu vins, tant de fois, offrir une parfaite hécatombe aux Naïades ! et voici, revêtu de ses bois, le Nérite !

   A ces mots, Athéna dispersa la nuée : le pays apparut ; quelle joie ressentit le héros d'endurance ! il connut le bonheur, cet Ulysse divin. Sa terre ! il en baisait la glèbe nourricière, puis, les mains vers le ciel, il invoquait les Nymphes :

   ulysse. — O vous, filles de Zeus, ô Nymphes, ô Naïades, que j'ai cru ne jamais revoir, je vous salue !... Acceptez aujourd'hui mes plus tendres prières. Bientôt, comme autrefois, vous aurez nos offrandes, si la fille de Zeus, la déesse au butin, me restant favorable, m'accorde, à moi, de vivre, à mon fils, de grandir !

   Athéna,  la déesse aux yeux  pers, l'incitait :

   athéna. — Courage ! et que ton cœur écarte un tel souci ! Mais hâtons-nous : au fond de la grotte sacrée, déposons tes richesses ; que tu n'en perdes rien ! puis nous tiendrons conseil pour le meilleur succès.

   A ces mots, pénétrant dans l'ombre de la grotte, la déesse en allait visiter les recoins, pendant qu'en toute hâte, Ulysse lui passait les dons des Phéaciens, le bronze inaltérable, l'or, les bonnes étoffes, et la fille du Zeus à l'égide, Athéna, les rangeait avec soin et mettait sur l'entrée de la grotte une pierre.

   Puis le couple s'assit sous l'olivier sacré, tramant la mort de ces bandits de prétendants, et ce fut Athéna, la déesse aux yeux pers, qui rouvrit l'entretien :

    athéna. — Fils de Laërte, écoute ! ô rejeton des dieux, Ulysse aux mille ruses ! songe à tourner tes coups sur ces gens éhontés, qu'on voit, depuis trois ans, usurper ton manoir et, le prix à la main, vouloir prendre ta femme. Elle, c'est ton retour que son âme attristée attend de jour en jour ; mais il lui faut à tous donner des espérances, envoyer à chacun promesses et messages, quand elle a dans l'esprit de tout autres projets. Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :

   ulysse. — Misère ! ahj'allais donc trouver en mon manoir, comme l'Atride Agamemnon, le jour fatal, si tu n'étais venue tout me dire, ô déesse. Mais voyons, trame-moi le plan de ma vengeance ! et reste à mes côtés pour me verser la même audace valeureuse qu'au jour où, d'Ilion, nous avons arraché les voiles éclatants !... Si d'une telle ardeur, ô déesse aux yeux pers, tu venais m'assister, j'irais me mesurer contre trois cents guerriers.

   Athéna, la déesse aux yeux pers, répliqua :

   athéna. — Oui, toujours et partout, quand nous devrons agir, je serai près de toi, sans te manquer jamais. Ces seigneurs prétendants qui dévorent tes vivres, ah ! je les vois déjà, de leur sang et cervelle, arroser tout le sol ! Quand je t'aurai rendu méconnaissable à tous, à ta femme, à ton fils qu'au manoir tu laissas, il faudra tout d'abord t'en aller chez Eumée, le chef de tes porchers : il te garde son cœur ; il chérit ton enfant, ta sage Pénélope ; c'est près de ses pourceaux que tu le trouveras. Ils ont leurs tects au bord de la Pierre au Corbeau, sur la source Aréthuse : là, se gorgeant de glands et s'abreuvant d'eau noire, ils ont tout ce qui met les porcs en belle graisse... Restes-y pour attendre et pour te renseigner, tandis que je m'en vais jusqu'à Lacédémone, la ville aux belles fem­mes : je veux te ramener, cher Ulysse, ton fils ! Télémaque est parti vers Sparte à la grand'plaine savoir de Ménélas si l'on parlait de toi, si tu vivais encore.

   Ulysse   l'avisé   lui   fit   cette réponse.

   ulysse. — Et pour quelle raison ne lui as-tu rien dit, toi, dont l'esprit sait tout ?... tu voulais qu'à son tour, sur la mer inféconde, il errât et souffrît, pendant que son avoir est mangé par ces gens ?

   Athéna,     la    déesse   aux   yeux    pers,    répliqua   :

   athéna. — Oh ! pour lui, que ton cœur ne soit point en souci !... C'est moi qui l'ai conduit, voulant qu'en ce voyage, il acquît bon renom : sans l'ombre d'une peine, il reste bien tranquille au manoir de l'Atride et ne manque de rien. Je sais bien qu'une bande, avec un noir vaisseau, lui tend une embuscade et voudrait le tuer avant qu'il ait revu le pays de ses pères. Mais ne crains rien ; je veille : auparavant, la terre en couvrira plus d'un.

   Elle dit et, l'ayant touché de sa baguette, flétrit sa jolie peau sur ses membres flexibles ; de sa tête, ses cheveux blonds étaient tombés ; il avait sur le corps la peau d'un très vieil homme ; ses beaux yeux d'autrefois n'étaient plus qu'éraillures ; sa robe n'était plus que haillons misérables, loqueteux et graisseux, tout mangés de fumée. Puis Pallas Athéna, lui jetant sur le dos la grande peau râpée d'un cerf aux pieds rapides, lui donna un bâton et une sordide besace, qui n'était que lambeaux pendus à une corde.