LES
SIRÈNES,
CHARYBDE
ET
SKYLLA
De son
berceau de brume, aussitôt que sortit l'Aurore aux doigts de rosés,
j'envoyai de mes gens au manoir de Circé pour rapporter le corps de
défunt Elpénor, tandis que, sans tarder, nous jetions bas
des arbres. Tristement, au plus haut du cap, nous le brûlons,
pleurant à chaudes larmes. Quand la flamme a détruit son cadavre et
ses armes, nous lui dressons un tertre, y plantons une stèle et nous
fichons au haut sa rame bien polie. Nous venions d'achever quand
arriva Circé, qui nous savait déjà revenus de l'Hadès.
Elle accourut, parée ; ses femmes la suivaient,
nous apportant du pain, des viandes à foison, du
vin aux
sombres feux. Debout en notre cercle, elle
parlait ainsi, cette toute
divine :
Circé.
— Pauvres gens ! vous avez pénétré
dans l'Hadès
! et vous vivez encore !... la mort, qui ne saisit qu'une fois les
humains, vous la verrez deux fois
!... Mais prenez de ces mets et buvez
de ce vin ; restez-la tout le
jour;
demain, vous
voguerez, dès la pointe de l'aube ; je vous dirai
la route, en ne vous cachant
rien, pour écarter de vous tout funeste artifice qui, sur
terre ou sur mer, vous vaudrait des souffrances.
Elle disait : nos cœurs s'empressent d'obéir. Aussi, tout un
grand jour, jusqu'au soleil couchant,
nous restons au festin : on avait du
bon vin, des viandes à foison ! Au coucher du
soleil, quand vient le crépuscule, les autres vont
dormir au
long de nos amarres ; mais Circé, me prenant la main, me fait
asseoir à l'écart de mes gens et, pour m'interroger sur tout notre
voyage, s'allonge auprès de moi ; je lui fais un récit complet,
de point en point.
Elle me dit alors, cette auguste Circé :
circé.
— Vous voilà
donc au bout de ce premier
voyage ! écoute maintenant ce que je vais te dire,
et qu'un dieu quelque jour t'en fasse souvenir !
» Il vous
faudra d'abord passer près des Sirènes.
Elles charment tous les
mortels qui les approchent. Mais bien fou qui relâche pour entendre
leurs chants ! Jamais en son logis, sa femme
et ses enfants ne fêtent son retour : car, de leurs
fraîches voix, les Sirènes le charment, et le pré,
leur séjour, est bordé d'un rivage tout blanchi
d'ossements et de débris
humains, dont les chairs
se corrompent... Passe
sans t'arrêter! Mais pétris
de la cire à la douceur de miel
et, de tes compagnons,
bouche les deux oreilles : que pas un d'eux
n'entende ; toi seul, dans le croiseur, écoute,
si tu veux ! mais,
pieds et mains liés, debout
sur l'emplanture, fais-toi
fixer au mât pour goûter le plaisir
d'entendre la chanson, et, si tu
les priais, si tu leur
commandais de desserrer les
nœuds, que tes gens
aussitôt donnent un tour de plus ! Quand tes rameurs
auront dépassé les Sirènes, —
je ne t'assigne pas d'ici tout le parcours ; à
toi, de décider, — deux routes s'offriront ; les voici toutes
deux. On trouve, d'un côté, les Pierres du Pinacle, où
rugit le grand flot azuré d'Amphitrite :
chez les dieux fortunés,
on les appelle Planktes.
» La première ne s'est
jamais laissé frôler des oiseaux, même pas des
timides colombes, qui vont à Zeus le père
apporter l'ambroisie , mais
le chauve rocher, chaque fois, en prend une
que Zeus doit remplacer
pour rétablir le nombre.
La seconde ne s'est jamais laissé doubler par
un vaisseau des hommes
; mais, planches du navire et corps des
matelots, tout est pris par la
vague et par des tourbillons de feu dévastateur.
Un seul des grands
vaisseaux de mer put échapper
: ce fut Argo, rentrant du pays d'Aiétès, cet
Argo que, partout, vont chantant les aèdes ; le
flot l'avait jeté contre ces grandes Pierres ; mais
Héra, pour l'amour de Jason, le sauva.
» L'autre
route vous mène entre les Deux Ecueils.
L'un, dans les champs du ciel,
pointe une cime aiguë, que couronne en tout temps une sombre
nuée, et rien ne l'en délivre; ni l'été, ni l'automne, il ne plonge
en l'azur ; aucun homme mortel, quand
bien même il aurait vingt jambes
et vingt bras, ne saurait
ni monter ni se tenir là-haut ; la roche en
est trop lisse ; on la croirait
polie. A mi-hauteur, se
creuse une sombre caverne, qui s'ouvre, du
côté du noroît, vers l'Erèbe :
du fond de ton vaisseau,
c'est sur elle qu'il faut gouverner, noble
Ulysse ! Mais, du fond du vaisseau, le plus habile
archer ne saurait envoyer sa
flèche en cette cave, où Skylla, la terrible aboyeuse, a son
gîte : sa voix est d'une
chienne, encor toute petite ; mais c'est un monstre affreux,
dont la vue est sans charme et, même pour un dieu, la rencontre sans
joie. Ses pieds, — elle en a douze, — ne sont que des moignons ; mais sur
six cous géants, six têtes
effroyables ont, chacune
en sa gueule, trois rangs de dents serrées, imbriquées,
toutes pleines des ombres de la mort. Enfoncée
à mi-corps dans le creux de la roche, elle
darde ses cous hors de l'antre terrible et pêche
de là-haut, tout autour de
l'écueil que fouille son
regard, les dauphins et les chiens de mer et,
quelquefois, l'un de ces plus
grands monstres que
nourrit par milliers la hurlante Amphitrite. Jamais
homme de mer ne s'est encor vanté d'avoir fait passer là sans dommage un
navire : jusqu'au fond des bateaux à la proue azurée, chaque gueule
du monstre vient enlever
un homme.
» L'autre Écueil, tu verras, Ulysse, est bien
plus bas. Il porte un grand figuier en pleine
frondaison ; c'est là-dessous qu'on voit la divine
Charybde engloutir l'onde noire : elle vomit trois
fois chaque jour, et trois fois, ô terreur! elle
engouffre. Ne va pas être là pendant qu'elle engloutit,
car l'Ébranleur du sol lui-même ne saurait te tirer du péril...
Choisis plutôt Skylla, passe sous
son écueil, longe au plus près et file ! il te vaut
mieux encor pleurer six
compagnons et sauver le
vaisseau que périr tous ensemble.
A ces mots
de Circé, je réponds aussitôt :
ulysse. —
Tout de même! dis-moi franchement, ô déesse!... si
j'allais, évitant la perte sur Charybde, me dresser contre l'autre, lorsque je la
verrais s'attaquer à mes
gens?...
Je dis.
Elle répond, cette toute divine :
circé.
—
Pauvre ami ! tu ne vois toujours que
guerre et lutte. Tu ne veux même
pas céder aux Immortels ?... Skylla ne peut mourir ! c'est un mal
éternel, un terrible fléau, un
monstre inattaquable ! la
force serait vaine ; il n'est de sûr moyen contre
elle que la fuite. Au long de son
rocher, si tu perdais du temps à prendre ton armure, un élan,
de nouveau, la jetterait sur vous, et chacun de ses cous te
reprendrait un homme... Non! passe à toute
vogue en hélant Crataïs, la mère de Skylla ; c'est d'elle que
naquit ce fléau des humains; c'est elle qui mettra
le terme à ses attaques.
Puis vous
arriverez à l'Ile du Trident où pâturent en foule les vaches du
Soleil et ses grasses brebis. Sept bardes de brebis et sept
troupeaux de vaches, de cinquante chacun, y vivent toujours beaux,
sans connaître jamais la
naissance ou la mort. Deux déesses, Phaéthousa et Lampétie,
sont là pour les garder : au Soleil, fils d'En Haut, la divine Néère enfanta et nourrit ces deux nymphes bouclées, puis cette mère
auguste envoya ses deux filles
aux rivages lointains de nie du Trident, pour y vivre en
gardant les brebis de leur père
et ses vaches cornues.
A peine elle avait dit, cette toute divine, que
l'Aurore
apparut sur son trône doré, et Circé, remontant dans l'île,
s'éloigna.
Je reviens au vaisseau et je presse mes gens de remonter à bord,
puis de larguer l'amarre. On s'embarque à la hâte ; on va s'asseoir
aux bancs ; pour pousser le navire à la proue azurée, la
déesse bouclée, la terrible Circé, douée de voix humaine,
nous envoie un vaillant
compagnon dans la brise qui vient gonfler nos voiles et,
quand, ayant à bord rangé tous les agrès, on n'a plus qu'à s'asseoir
et qu'à laisser mener le vent et le pilote, je fais part
à mes gens des soucis de mon
cœur :
ulysse.
— Amis, je ne veux pas qu'un ou deux
seulement connaissent les arrêts que m'a transmis
Circé, cette toute divine. Non !... Je veux tout vous dire, pour
que, bien avertis, nous allions à
la mort ou tâchions d'éviter la Parque et le trépas.
Donc, son premier conseil est de fuir les
Sirènes, leur voix ensorcelante et leur prairie en
fleurs; seul,
je puis les entendre ; mais il faut que,
chargé de robustes liens, je
demeure immobile, debout
sur l'emplanture, serré contre le mât, et si je vous priais, si je
vous commandais de desserrer les nœuds, donnez un tour de plus !
Je dis et
j'achevais de prévenir mes gens, tandis
qu'en pleine course, le solide navire que poussait
le bon vent s'approchait des
Sirènes. Soudain, la brise
tombe ; un calme sans baleine s'établit sur
les flots qu'un dieu vient
endormir. Mes gens se sont levés ; dans le creux du navire,
ils amènent la voile et, s'asseyant aux rames, ils font blanchir le
flot sous la pale en sapin.
Alors, de
mon poignard en bronze, je divise un grand gâteau de cire ; à pleines
mains, j'écrase et pétris les morceaux. La cire est bientôt molle
entre mes doigts puissants. De banc en banc, je vais leur boucher
les oreilles ; dans le navire alors, ils me lient bras et jambes et
me fixent au mât, debout sur l'emplanture, puis chacun en sa place, la rame bat le
flot qui blanchit sous les
coups.
Nous
passons en vitesse. Mais les Sirènes voient
ce rapide navire qui bondit tout
près d'elles. Soudain, leurs fraîches voix entonnent un
cantique :
le
chœur.
— Viens ici ! viens à nous ! Ulysse
tant vanté! l'honneur de l'Achaïe !... Arrête ton croiseur : viens
écouter nos voix ! Jamais un noir vaisseau n'a doublé notre cap,
sans ouïr les doux airs qui sortent de nos lèvres ; puis on s'en va
content et plus riche en savoir, car nous savons
les maux, tous les maux que les dieux, dans les
champs de Troade, ont infligés aux gens et d'Argos
et de Troie, et nous savons aussi tout ce
que voit passer la terre nourricière.
Elles chantaient ainsi et leurs voix admirables
me remplissaient le cœur du désir d'écouter. Je
fronçais les sourcils pour donner à mes gens
l'ordre de me défaire. Mais, tandis que, courbés
sur la rame,
ils tiraient, Euryloque venait, aidé de Périmède, resserrer mes
liens et mettre un tour de plus.
Nous passons et, bientôt, l'on n'entend plus les cris ni les
chants des Sirènes. Mes braves gens
alors se hâtent d'enlever la cire
que j'avais pétrie dans leurs oreilles, puis de me détacher.
L'île
enfin disparaît. Mais soudain j'aperçois la fumée d'un grand flot
dont j'entends les coups sourds.
La peur saisit mes gens : envolées de leurs mains,
les rames en claquant tombent au
fil de l'eau ;
le vaisseau reste en place, les
bras ne tirant plus sur les
rames polies. Je vais sur la coursie relever
les courages :
ulysse.
— Nous avons, mes amis, connu bien
d'autres risques ! peut-il nous advenir quelque danger
plus grand qu'au jour où le Cyclope, au fond
de sa caverne, nous tenait
enfermés sous sa prise
invincible ? Pourtant, même de là, n'est-ce pas ma valeur,
mes conseils, mon esprit qui nous
ont délivrés ?... Ce sera, quelque jour, de nos
bons souvenirs !... Allons !
croyez-m'en tous :
faites ce que je dis ;
qu'on reprenne la rame et, fermes sur les bancs, allons ! battez la
mer d'une plongée profonde ;
voyons si, nous faisant passer sous ce désastre, Zeus veut
nous en tirer !... Pilote, à toi mes ordres : tâche d'y bien penser,
puisqu'à bord du vaisseau, c'est toi qui tiens la barre. Tu vois
cette fumée et ce flot : passe au large et prends garde à l'écueil !
si, gagnant à la main, le navire y courait, c'est à la mâle mort que
tu nous jetterais !
Je
disais ;
mon discours aussitôt les décide. Je n'avais pas encor dit un mot de
Skylla, fléau inévitable
: mes gens, saisis de peur, pouvaient lâcher les rames, pour se
blottir en tas dans le
fond du vaisseau !... Mais j'avais oublié qu'en ses tristes
avis, Circé m'avait enjoint de ne pas
endosser mes armes glorieuses :
je les revêts, je prends en main deux longues piques et je
vais me poster au gaillard de
l'avant ; j'espérais découvrir cette Skylla de pierre, avant
qu'elle causât le malheur de mes gens... Mais je cherchais sans
voir et mes yeux se lassaient à
fouiller les recoins de
la roche embrumée...
Nous entrons dans la passe et voguons angoissés.
Nous avons d'un côté la divine Charybde
et, de l'autre, Skylla. Quand Charybde vomit, toute la mer
bouillonne et retentit comme un
bassin sur un grand feu : l'écume en rejaillit jusqu'au
haut des Écueils et les couvre tous deux.
Quand
Charybde engloutit à nouveau l'onde amère, on la voit, dans son
trou, bouillonner tout entière ; le rocher du pourtour mugit
terriblement ; tout en bas,
apparaît un fond de sables bleus... Ah ! la terreur qui prit et fit
verdir mes gens !
Mais, tandis que nos yeux regardaient vers
Charybde,
d'où nous craignions la mort, Skylla nous enlevait dans le creux du
navire six compagnons, les
meilleurs bras et les plus forts : me retournant pour voir le
croiseur et mes gens, je n'aperçois les autres qu'emportés en plein
ciel, pieds et mains battant l'air, et criant, m'appelant ! et
répétant mon nom, pour la dernière fois: quel effroi dans leur cœur
! Sur un cap avancé, quand, au bout de sa gaule, le pêcheur a lancé
vers les petits poissons l'appât trompeur et la corne du bœuf
champêtre, on le voit brusquement rejeter hors de l'eau sa prise
frétillante. Ils frétillaient
ainsi, hissés contre les pierres, et Skylla, sur le seuil de
l'antre, les mangeait. Ils m'appelaient
encore ; ils me tendaient les
mains en cette lutte atroce !...
Non ! jamais, de mes yeux, je ne vis telle horreur,
à travers tous les maux que m'a valus sur
mer la recherche des passes !
Nous doublons
les Écueils, la terrible Charybde aussi bien que Skylla. Nous
voici chez le dieu, en
cette île admirable du Soleil,
fils d'En Haut, où l'on voyait, en foule, ses beaux bœufs au
grand front et ses grasses brebis. Déjà, du noir vaisseau,
étant encore au large, nous
entendions meugler les
vaches dans les parcs et bêler les moutons.
Aussi me revenaient au cœur les
prophéties de l'aveugle devin Tirésias de Thèbes.
Je fais
part à mes gens des soucis de mon cœur :
ulysse. —
Camarades, deux mots ! vous avez beau souffrir ; il faut que
vous sachiez ce que Tirésias m'a
prédit dans l'Hadès : il m'a recommandé, et très fort, d'éviter
cette Ile du Soleil, le charmeur
des mortels ; il m'a dit qu'en
ces lieux, nous aurions à
subir le comble des malheurs... Doublons cette île ! écartez-en le
noir vaisseau !
Je dis. Leur cœur éclate. Euryloque aussitôt
répond d'un ton haineux :
euryloque.
— Tu n'es pas tendre, Ulysse ! ah !
ta force est intacte, et tes membres dispos !... Ta
charpente est de fer et, lorsque nous tombons de
sommeil, de fatigue, tu défends qu'on accoste à cette île aux deux
rives, où nous apprêterions le bon repas du soir ! tu veux que,
sur-le-champ,
dans la nuit qui vient vite, nous poussions loin du bord et nous
allions nous perdre en la brume
des mers !
Les pires coups de vent, destructeurs de vaisseaux, sont les fils de
la nuit ! et comment fuir la mort suspendue sur nos têtes, s'il nous
tombait soudain l'une de ces
bourrasques, que ce soit du Notos ou du hurlant Zéphyr, qui
brisent un navire, en dépit des dieux-rois ?... C'est l'heure ! Il
faut céder aux ombres de la nuit
; préparons le souper ; campons près du croiseur ! et dès
l'aube, demain, nous reviendrons à bord et pousserons au large.
Euryloque
parlait, les autres d'applaudir. Mais,
connaissant les maux qu'un dieu
nous destinait, je lui dis, élevant la voix, ces mots ailés :
ulysse.
— Je suis seul, Euryloque, et vous en
abusez ! Du
moins jurez-moi, tous, le plus fort des serments que, si nous
rencontrons quelque troupe de vaches ou quelque grand troupeau de
brebis, nul de vous n'aura l'impiété fatale d'en abattre ; sagement,
sans toucher ni vaches ni moutons, vous vous contenterez
des vivres qu'a fournis l'immortelle Circé. Je dis et, sur
mon ordre, ils jurent sans tarder.
Quand ils ont prononcé et scellé
le serment, nous
entrons au Port Creux et nous allons mouiller le
solide vaisseau en face des Eaux Douces, où mes
gens débarqués se hâtent d'apprêter en maîtres
le repas.
Quand on a satisfait la soif et l'appétit, on
donne une pensée et des pleurs aux amis que, du
creux du vaisseau, Skylla était venue nous prendre
et dévorer ; puis les larmes font place au plus
doux des sommeils