L'évocation des morts

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L'ÉVOCATION    DES    MORTS [AU PAYS DES MORTS]

 

    Jusqu'au bout de l'année, chez Circé, nous res­tons, vivant dans les festins : on avait du bon vin, des viandes à foison ! Mais au bout de l'année, quand revient le printemps, mes braves compagnons m'appellent pour me dire :

  le chœur. — Malheureux ! il est temps de songer au pays, s'il est dans ton destin de rentrer, sain et sauf, en ta haute maison, au pays de tes pères.

  Ils   disaient   et   mon   cœur   s'empresse   d'obéir.

  Alors tout un grand jour, jusqu'au soleil couchant, nous restons au festin ; on avait du bon vin, des viandes à foison ! Au coucher du soleil, quand vient le cré­puscule, mes hommes vont dormir dans l'ombre de la salle.

  Je monte sur le lit somptueux de Circé. Je lui prends les genoux. La déesse m'écoute :

  ulysse. — Tiens parole, Circé : ne m'as-tu pas promis que tu me remettrais à mon foyer ; déjà, tout mon désir y vole, et celui de mes gens ; ils me fendent le cœur et leurs sanglots m'assiègent, si peu que tu t'éloignes.

  Je dis. Elle répond, cette toute divine:

  circé. — Fils de Laërte, écoute, ô rejeton des dieux, Ulysse aux mille ruses ! Si, dans cette mai­son, ce n'est plus de bon cœur que vous restez, partez ! Mais voici le premier des voyages à faire : c'est chez Hadès et la terrible Perséphone, pour demander conseil à l'ombre du devin Tirésias de  Thèbes, l'aveugle qui n'a rien perdu de sa sagesse, car, jusque dans la mort, Perséphone a voulu que, seul, il conservât le sens et la raison, parmi le vol des ombres.

  A ces mots de Circé, tout mon cœur éclata. Pour pleurer, je m'étais assis sur notre couche : je ne voulais plus vivre, je ne voulais plus voir la clarté du soleil ; je pleurais, me roulais ; enfin j'usai ma peine et, retrouvant la voix, je lui dis en réponse :

  ulysse. — Mais qui nous guidera, Circé, en ce voyage ? jamais un noir vaisseau put-il gagner l'Hadès ?

  Je dis ; elle répond, cette toute divine :

  Circé.  — A quoi bon ce souci d'un pilote à ton bord ? Pars ! et, dressant le mât, déploie les blanches voiles ! puis, assis, laisse faire au souffle du Borée qui vous emportera. Ton vaisseau va d'abord traverser l'Océan. Quand vous aurez atteint le Petit Promontoire, le bois de Perséphone, ses saules aux fruits morts et ses hauts peupliers, échouez le vaisseau sur le bord des courants profonds de l'Océan ; mais toi, prends ton chemin vers la maison d'Hadès ! A travers le marais, avance jusqu'aux lieux où l'Achéron reçoit le Pyriphlégéthon et les eaux qui, du Styx, tombent dans le Gocyte. Les deux fleuves hurleurs confluent devant la Pierre : c'est là qu'il faut aller, — écoute bien mes ordres, — et là, creuser, seigneur, une fosse carrée d'une coudée ou presque. Autour de cette fosse, fais à tous les défunts les trois libations, d'abord de lait miellé, ensuite de vin doux, et d'eau pure en troisième ; puis, saupoudrant le trou d'une blanche farine, invoque longuement les morts, têtes sans force ; promets-leur qu'en Ithaque aussitôt revenu, tu prendras la meilleure de tes vaches stériles pour la sacrifier sur un bûcher rempli des plus belles offrandes ; mais, en outre, promets au seul Tirésias un noir bélier sans tache, la fleur de vos troupeaux. Quand ta prière aura invoqué les défunts, fais à ce noble peuple l'offrande d'un agneau et d'une brebis noire, en tournant vers l'Érèbe la tête des victimes ; mais détourne les yeux et ne regarde, toi, que les courants du fleuve. Les ombres des défunts ! qui dorment dans la mort vont accourir en foule. Active alors tes gens : qu'ils écorchent les bêtes, dont l'airain sans pitié vient de trancher la gorge ; qu'ils fassent l'holocauste en adjurant les dieux, Hadès le fort et la terrible Perséphone ; quant à toi, reste assis ; mais, du long de ta cuisse, tire ton glaive à pointe, pour interdire aux morts, à ces têtes sans force, les approches du sang, tant que Tirésias n'aura pas répondu. Tu verras aussitôt arriver ce devin : c'est lui qui te dira, ô meneur des guerriers ! la route et les distances et comment E revenir sur la mer aux poissons.

  A peine elle avait dit que l'Aurore parut sur son trône doré. A travers le manoir, je réveille mes gens ; je vais de l'un à l'autre et, du ton le plus doux:

  ulysse. — Assez dormir ! quittez les douceurs du sommeil ! En route ! C'est l'arrêt de l'auguste Circé !

  Je   disais   et   leurs    cœurs    s'empressent    d'obéir.     Mais de ces lieux encor, le ciel me refusait de sauver tous mes gens. Le plus jeune de nous, un certain Elpénor, le moins brave au combat, le moins sage au conseil, avait quitté les autres et, pour chercher le frais, alourdi par le vin, il s'en était allé dormir sur la terrasse du temple de Circé. Au lever de mes gens, le tumulte des voix et des pas le réveille: il se dresse d'un bond et perd tout souvenir ; au lieu d'aller tourner par le grand escalier, il va droit devant lui, tombe du toit, se rompt les vertèbres du col, et son âme descend aux maisons de l'Hadès.

  Tous mes gens  réunis, je  leur tiens  ce  discours :

  ulysse. — C'est au logis, sans doute, au pays de vos pères, que vous comptez rentrer... Mais Circé nous assigne un tout autre voyage chez Hadès et chez la terrible Perséphone, pour demander conseil à l'ombre du devin Tirésias de Thèbes.

  J'avais à peine dit que leur cœur éclatait : sur la terre, ils s'assoient ; les voilà sanglotant, s'arrachant les cheveux. Mais ces gémissements n'étaient d'au­cun secours.

  Nous partons tristement, versant des flots de larmes. Or Circé, devant nous, était venue lier au flanc du noir vaisseau le couple d'un agneau et d'une brebis noire. Elle avait échappé sans peine à nos regards : quand un dieu veut cacher ses allées et venues, quels yeux pourraient le suivre ?...

  Nous atteignons enfin le navire et la mer. On remet le croiseur à la vague divine et, dans la coque noire, on charge mât et voiles. Les bêtes embarquées, nous aussi, nous montons. Pour pousser le navire à la proue azurée, la déesse bou­clée, la terrible Circé, douée de voix humaine, nous envoie un vaillant compagnon dans la brise, qui va gonfler nos voiles, et, quand à bord on a rangé tous les agrès, on n'a plus qu'à s'asseoir et qu'à laisser mener le vent et le pilote.

  Tout le jour, nous courons sur la mer, voiles pleines. Le soleil se couchait, et c'était l'heure où l'ombre emplit toutes les rues, lorsque nous attei­gnons la passe et les courants profonds de l'Océan, où les Kimmériens ont leurs pays et ville. Ce peuple vit couvert de nuées et de brumes, que jamais n'ont percées les rayons du Soleil, ni durant sa montée vers les astres du ciel, ni quand, du firmament, il revient à la terre : sur ces infortunés, pèse une nuit de mort.

Arrivés en ce lieu, nous tirons le vaisseau sur le bord du courant, nous en sortons les bêtes et, longeant l'Océan, nous allons à l'endroit que m'avait dit Circé.

  Là, pendant qu'Euryloque, aidé de Périmède, se charge des victimes, je prends le glaive à pointe qui me battait la cuisse et je creuse un carré d'une coudée ou presque ; puis, autour de la fosse, je fais à tous les morts les trois libations, d'abord de lait miellé, ensuite de vin doux, et d'eau pure en troisième ; je répands sur le trou une blanche farine et, priant, suppliant les morts, têtes sans force, je promets qu'en Ithaque, aussitôt revenu, je prendrai la meilleure de mes vaches stériles pour la sacrifier sur un bûcher rempli des plus belles offrandes ; en outre, je promets au seul Tirésias un noir bélier sans tache, la fleur de nos troupeaux.

  Quand j'ai fait la prière et l'invocation au peuple des défunts, je saisis les victimes ; je leur tranche la gorge sur la fosse, où le sang coule en sombres vapeurs, et, du fond de l'Érèbe, je vois se rassembler les ombres des défunts qui dorment dans la mort : femmes et jeunes gens, vieillards chargés d'épreuves, tendres vierges portant au cœur leur premier deuil, guerriers tombés en foule sous le bronze des lances. Ces victimes d'Ares avaient encor leurs armes couvertes de leur sang. En foule, ils accouraient à l'entour de la fosse, avec des cris horribles : je verdissais de crainte. Mais je presse mes gens de dépouiller les bêtes, dont l'airain sans pitié vient de trancher la gorge : ils me font l'holocauste, en adjurant les dieux, Hadès le fort et la terrible Perséphone ; moi, j'interdis à tous   les   morts,   têtes   sans force,   les approches du sang, tant que Tirésias ne m'a pas répondu.

  La première qui vint fut l'ombre d'Elpénor. Il n'avait pas encor sa tombe sous la terre, au bord des grands chemins ; son corps était toujours au manoir de Circé, où nous l'avions laissé sans pleurs, sans funérailles : nous avions eu là-bas besogne plus pressante. A sa vue, la pitié m'emplit les yeux de larmes et, je dis, élevant la voix, ces mots ailés :

  ulysse. — Elpénor, te voici!... aux brumes du noroît, tu nous as devancés !... à pied, tu pus venir plus vite que moi-même avec mon noir vaisseau !

  Je dis. Il me répond dans un gémissement :  

  elpénor. — Ce qui causa ma mort, c'est moins le mauvais sort d'une divinité qu'un trop gros coup de vin ! Sur le toit de la salle, où j'étais étendu, j'avais tout oublié : au lieu d'aller tourner par le grand escalier, je marchai devant moi, tombai et me rompis les vertèbres du col : mon âme descendit aux maisons de l'Hadès... Maintenant, par pitié, songe à ceux de tes proches, qui ne sont pas ici, que tu retrouveras, au père qui nourrit ton enfance, à ta femme !... et songe à Télémaque, au seul enfant que tu laissas en ton manoir !... Lorsqu'en partant d'ici, tu quitteras l'Hadès, ton solide vaisseau doit encor, je le sais, toucher en Aiaié. Une fois arrivé, je te supplie, mon roi, de ne pas m'oublier ! Avant de repartir, rie m'abandonne pas sans pleurs, sans funérailles ; la colère des dieux m'attacherait à toi. Il faudra me brûler avec toutes mes armes et dresser mon tombeau sur la grève écumante, pour dire mon malheur jusque dans l'avenir !... Oh ! rends-moi ces honneurs et plante sur ma tombe l'aviron dont, vivant, parmi vous, je ramais !

  A ces mots d'Elpénor, aussitôt je réponds :

  ulysse. — Tout cela, pauvre ami, sera fait de mes mains.

  Nous conversions ainsi tristement, face à face, et, tandis que, tenant mon glaive sur le sang, j'en défen­dais l'approche, son ombre, à l'autre bord, poursuivait ses discours.

  C'est alors que survint l'ombre de feu ma mère, d'Anticleia, la fille du fier Autolycos, que j'avais, au départ vers la sainte llion, laissée pleine de vie. A sa vue, la pitié emplit mes yeux de larmes : hélas ! malgré mon deuil, je devais l'empêcher de s'approcher du sang, tant que Tirésias n'aurait pas répondu.

  Mais son ombre survient, tenant le sceptre d'or, et, me reconnaissant, Tirésias de Thèbes m'adresse la parole :

  tirésias. — Pourquoi donc, malheureux, abandonner ainsi la clarté du soleil et venir voir les morts en ce lieu sans douceur ? Allons ! écarte-toi de la fosse ! détourne la pointe de ton glaive : que je boive le sang et te dise le vrai !

  Il dit ; je m'écartai et remis au fourreau mon glaive à clous d'argent. Il vint boire au sang noir, puis ce devin parfait me parla en ces termes :

  tirésias. — C'est le retour plus doux que le miel, noble Ulysse, que tu veux obtenir. Mais un dieu doit encor te le rendre pénible : car jamais l'Ébranleur du monde, je le crains, n'oubliera sa rancune: il te hait pour avoir aveuglé son enfant... Et pourtant il se peut qu'à travers tous les maux, vous arriviez au terme, si tu sais consentir à maîtriser ton cœur et celui de tes gens. Aussitôt qu'échappés à la mer violette, ton solide vaisseau vous mettra sur les bords de l'Ile du Trident, vous trouverez, paissant, les vaches du Soleil et ses grasses brebis : c'est le dieu qui voit tout, le dieu qui tout entend !

  » Respecte ses troupeaux, ne songe qu'au retour, et je crois qu'en Ithaque, à travers tous les maux, vous rentrerez encor ; mais je te garantis, si vous les maltraitez, que c'est fini de ton navire et de tes gens ; tu pourrais t'en tirer et revenir, mais quand ? ... et dans quelle misère! tous tes hommes perdus ! sur un vaisseau d'emprunt !  et pour trouver encor le malheur au logis ! pour y voir des bandits te dévorer tes biens et, le prix à la main, te courtiser ta femme!... Tu rentrerais à temps pour punir leurs excès à la pointe du bronze. Mais lorsqu'en ton manoir, tu les aurais tués, par la ruse ou la force, il faudrait repartir avec ta bonne rame à l'épaule et marcher, tant et tant qu'à la fin tu rencontres des gens qui ignorent la mer et, ne mêlant jamais de sel aux mets qu'ils mangent, ignorent les vaisseaux aux joues de vermillon et les rames polies, ces ailes des navires... Veux-tu que je te donne une marque assurée, sans méprise possible ? le jour qu'en te croisant, un autre voyageur demanderait pourquoi, sur ta brillante épaule, est cette pelle à grains, c'est là qu'il te faudrait planter ta bonne rame et faire à Posidon le parfait sacrifice d'un bélier, d'un taureau et d'un verrat de taille à couvrir une truie ; tu reviendrais ensuite offrir en ton logis la complète série des saintes hécatombes à tous les Immortels, maîtres des champs du ciel ; puis la mer t'enverrait la plus douce des morts ; tu ne succomberais qu'à l'heureuse vieillesse, ayant autour de toi des peuples fortunés... En vérité, j'ai dit.

  A   ces   mots   du   devin,   aussitôt  je   réponds :  

  ulysse.   —  Tirésias,    voilà    ce    qu'a    filé   pour moi   la   volonté   des   dieux.   Mais   voyons !  réponds-moi   sans   feinte,   point   par   point :    l'âme    de   feu ma   mère   est   là,    silencieuse,    qui    s'approche    du sang,    mais    n'ose    interroger    ni    même    regarder dans les yeux son enfant ;   dis-moi  par  quel  moyen, seigneur, je  lui   ferai   connaître  ma  présence ? Je   dis ;   tout   aussitôt,  Tirésias   reprend :

  tirésias.   —   C'est   facile   à te   dire   et  tu   vas  le comprendre  :    si,   parmi   ces   défunts   qui    dorment dans   la   mort,   il   en   est   que,  du   sang,   tu   laisses approcher,   tu   sauras   d'eux   la   vérité ;   mais   dans l'Erèbe, les   autres   rentreront,   aussitôt refusés.

  Voilà ce que me dit le roi Tirésias, et son ombre rentra au logis de l'Hadès : il était arrivé au bout de ses oracles. Mais moi, je restais là, attendant que ma mère vînt boire au sang fumant. A peine eut-elle bu qu'elle me reconnut et dit, en gémissant, ces paroles ailées :

  anticleia. — Mon fils, tu vis encor ! et pour­tant te voici aux brumes du noroît ! ces lieux ne s'offrent pas aux regards des vivants : pour franchir les grands fleuves et leurs courants terribles et d'abord l'Océan qu'on ne saurait guéer, il faut un bon navire... Après un si long temps, voguant à l'aventure, ne fais-tu qu'arriver ici de la Troade ? les gens et ton vaisseau ne t'auraient pas encor ramené en Ithaque ?... tu n'aurais pas revu ta femme en ton manoir ?

  A ces mots de ma mère,  aussitôt je réponds :

  ulysse. — Ma mère, il m'a fallu naviguer vers l'Hadès pour demander conseil à l'ombre du devin Tirésias de Thèbes. Non ! je n'ai pas encor touché en Achaïe, je n'ai pas encor mis le pied sur notre terre. Je continue d'errer, de misère en misère, depuis le premier jour que le divin Atride nous emmena, vers Ilion la poulinière, combattre les Troyens. Mais, voyons ! réponds-moi sans feinte, point par point : quelle Parque t'a prise et couchée dans la mort ? fut-ce après un long mal ?... fut-ce une douce flèche dont la déesse à l'arc, Artémis, vint t'abattre ?... Parle-moi de mon père, et parle-moi du fils que j'ai laissé là-bas !... mon pouvoir leur est-il resté ? ou passa-t-il en des mains étran­gères, le jour que l'on cessa de croire à mon retour ?... Et dis-moi les pensées, les projets de ma femme ?... est-elle demeurée auprès de notre enfant ?... sait-elle maintenir tous mes biens sous sa garde ?... ou déjà, pour époux, aurait-elle choisi quelque noble Achéen ?

  Je   dis,   et   cette   mère   auguste   me   répond  :

  anticleia. — Elle te reste encor, et de tout cœur, fidèle, toujours en ton manoir où, sans trêve, ses jours et ses nuits lamentables se consument en larmes. Ta belle royauté reste toujours sans maître ; mais Télémaque exploite en paix votre apanage et prend sa juste part aux festins coutumiers, que se donnent entre eux les arbitres du peuple : on l'invite partout. Ton père vit aux champs, sans plus descendre en ville. Il ne veut pour dormir ni cadre ni couvertures ni draps moirés : l'hiver, c'est au logis qu'il dort, parmi ses gens, près du feu, dans la cendre, et n'ayant sur la peau que grossiers vêtements ; mais quand revient l'été, puis l'automne opulent, il s'en vient tristement, se faire un lit par terre, des feuilles qui, partout, ont jonché le penchant de son coteau de vignes. Le chagrin de son cœur va toujours grandissant, et son triste désir de te savoir rentré, tandis qu'avec les maux, la vieillesse lui vient. Et moi si je suis morte, ce n'est pas autrement que j'ai subi le sort. Ce n'est pas la langueur, ce n'est pas le tourment de quelque maladie qui me fit rendre l'âme : c'est le regret de toi, c'est le souci de toi, c'est, ô mon noble Ulysse ! c'est ta tendresse même qui m'arracha la vie à la douceur de miel.

  Elle disait et moi, à force d'y penser, je n'avais qu'un désir : serrer entre mes bras l'ombre de feu ma mère... Trois fois, je m'élançai ; tout mon cœur la voulait. Trois fois, entre mes mains, ce ne fut plus qu'une ombre ou qu'un songe envolé. L'angoisse me peignait plus avant dans le cœur.

  Je  lui dis, élevant la voix, ces  mots ailés :

  ulysse. — Mère, pourquoi me fuir, lorsque je veux te prendre ? que, du moins chez Hadès, nous tenant embrassés, nous goûtions, à nous deux, le frisson des sanglots !... La noble Perséphone, en suscitant ton ombre, n'a-t-elle donc voulu que redoubler ma peine et mes gémissements ? Je dis, et cette mère auguste me répond :

  anticléia. — Hélas ! mon fils, le plus infortuné des êtres !... Non ! la fille de Zeus, Perséphone, n'a pas voulu te décevoir ! Mais, pour tous, quand la mort nous prend, voici la loi : les nerfs ne tiennent plus ni la chair ni les os ; tout cède à l'énergie de la brûlante flamme ; dès que l'âme a quitté les ossements blanchis, l'ombre prend sa volée et s'enfuit comme un songe... Mais déjà, vers le jour, que ton désir se hâte : retiens bien tout ceci pour le dire à ta femme, quand tu la reverras.

  Or, pendant qu'entre nous, s'échangeaient ces dis­cours, les femmes survenaient que pressait de sortir la noble Perséphone ; et c'était tout l'essaim des reines et princesses.

  A l'entour du sang noir, leur troupe s'amassait, et moi, je méditais d'interroger chacune ; et voici le moyen que je crus le meilleur : ayant pris de nouveau, sur le gras de ma cuisse, mon glaive à longue pointe, je ne les laissai boire au sang noir qu'une à une. Leur rangée défila ; chacune me conta le passé de sa race ; je les fis parler toutes.

  Je vis d'abord Tyro, fille d'un noble père : l'éminent Salmoneus l'engendra, disait-elle, et Crétheus, un des fils d'Aiolos, l'épousa. Mais, éprise d'un fleuve, et du plus beau des fleuves qui coulent sur la terre, du divin Énipée, elle venait souvent au long de son beau cours. Or l'Ebranleur du sol, le maître de la terre, prit les traits d'Énipée pour s'étendre auprès d'elle, et la vague grondante autour d'eux se dressa aussi haute qu'un mont, sur la grève avancée du fleuve tournoyant ; sa volute cacha la mortelle et le dieu ; Posidon, enlevant sa ceinture à la vierge, lui versa le sommeil.   L'œuvre   d'amour finie,   le  dieu  lui   déclara,   en   lui   prenant  la   main :

  posidon. — O femme, sois heureuse ! De notre amour, avant le retour de  l'année, naîtront de  beaux enfants, car la couche d'un dieu n'est jamais inféconde ; à toi, de les nourrir et de les élever. Rentre au logis ! tais-toi ! et ne dis pas mon nom ! c'est pour toi seulement que je suis Posidon, l'ébranleur de la terre.

  Il dit et replongea sous la mer écumante, et la nymphe enfanta Pélias et Nélée, l'un et l'autre vaillants ser­viteurs du grand Zeus. C'est dans Iaolkos et dans sa vaste plaine que Pélias vécut avec ses grands trou­peaux, et Nélée s'établit à la Pylos des Sables. Mais la royale épouse eut encor de Crétheus d'autres enfants, Aison, Phérès, Amythaon, si vaillant sur son char.

  Puis je vis Antiope, la fille d'Asopos, qui se vantait d'avoir dormi aux bras de Zeus ; elle en conçut deux fils, Amphion et Zéthos, les premiers fondateurs de la Thèbe aux sept portes qu'ils munirent de tours, car, malgré leur vaillance, ils ne pouvaient sans tours habiter cette plaine.

  D'Amphitryon, je vis aussi la femme, Alcmène, qui, pour avoir dormi dans les bras du grand Zeus, enfanta le héros à l'âme de lion, l'intrépide Héraclès.

  Du superbe Créon, je vis aussi la fille, Mégaré, qu'épousa le fils d'Amphitryon à la force invincible. Et la mère d'Œdipe ! cette belle Epicaste qui, d'un cœur ignorant, commit le grand forfait : elle épousa son fils ! meurtrier de son père, et mari de sa mère!... Soudain les Immortels révélèrent son crime ; il put régner, pour­tant, sur les fils de Cadmos, dans la charmante Thèbe, mais torturé de maux par les dieux ennemis, tandis qu'elle gagnait la maison de l'Hadès aux puissantes charnières : affolée de chagrin, elle avait, au plafond de sa haute demeure, suspendu le lacet. Après elle, son fils reçut en héritage les innombrables maux que peuvent déchaîner les furies d'une mère.

  Je vis aussi Chloris, la plus belle des femmes, si belle que Nélée, pour l'avoir en son lit, paya mille cadeaux : des filles d'Amphion, elle était la plus jeune  ce puis­sant Iaside régnait sur Orchomène et sur les Minyens. Reine des Pyliens, elle donna de beaux enfants à son époux : Chromio et Nestor, le fier Périclymène et cette fille enfin, merveille de la terre, la vaillante Péro dont tout le voisinage se disputait la main. Nélée, pour la donner, voulait qu'on lui ravît le bétail dangereux, les bœufs au large front, aux cornes recourbées, que le fort Iphiclès gardait en Phylaké. Seul, l'illustre devin pro­mit de les ravir. Mais le destin d'un dieu hostile l'en­trava : d'infrangibles liens, les bouviers l'enlacèrent ; les jours, les nuits passaient ; l'année ferma son cours ; quand le printemps revint, le robuste Iphiclès relâcha le devin pour avoir tout prédit ; ainsi la volonté de Zeus s'accomplissait

  Je vis aussi Léda, la femme de Tyndare, qui, de lui, mit au jour deux fils audacieux, le dompteur de chevaux, Castor, et le vainqueur au pugilat, Pollux : sous la terre féconde, ils continuent de vivre ; même sous cette terre, Zeus les comble d'honneurs, car, leurs jours alternant, ils vivent aujourd'hui, mais pour mourir demain ; c'est à l'égal des Immortels qu'on les honore.

  Je vis Iphimédée, l'épouse d'Aloeus. Posidon, disait-elle, avait eu son amour ; deux fils en étaient nés, mais dont la vie fut courte, Otos, égal aux dieux, et l'illustre Kphialle. Jamais la terre aux blés n'avait encor nourri des hommes aussi grands, et le seul Orion eut plus noble beauté  à neuf ans, ils avaient jusques à neuf coudées de largeur et, de haut, ils atteignaient neuf brasses : ils menaçaient les dieux de porter leur assaut et leurs cris dans l'Olympe : pour monter jusqu'au ciel, ils voulaient entasser sur l'Olympe l'Ossa et, sur l'Ossa, le Pélion aux bois tremblants ; ils auraient réussi peut-être, s'ils avaient atteint leur âge d'homme ; mais avant qu'eut fleuri la barbe sous leurs tempes et qu'un duvet en fleur eût ombragé leurs joues, ils tombèrent tous deux sous les flèches du fils, qu'à Zeus avait donné Léto aux beaux cheveux.

  Je vis Phèdre et Procris et la belle Ariane, la fille de Minos à l'esprit malfaisant : Thésée qui l'emmena de la Crète aux coteaux d'Athènes la sacrée, n'eu connut pas l'amour. Dionysos l'accusait. Artémis, dans Dia, dans l'île entre deux-mers, la perça de ses flèches.

  Je vis Maira, Clymène et l'atroce Eriphyle qui, de son cher époux, toucha le prix en or.

  De combien de héros, mes yeux virent alors les femmes et les filles ! Comment vous les nommer et les dénombrer toutes ? auparavant, la nuit divine aurait passé... Il est temps de dormir, soit que j'aille au vaisseau auprès de l'équipage, soit que je reste ici. Mais que les dieux et vous songiez à mon retour !

  Il dit ; tous se taisaient dans l'ombre de la salle, et, tenus sous le charme, ils gardaient le silence.

  Arété aux bras blancs prit enfin la parole :

Arété. —Que dites-vous, ô Phéaciens, de ce héros ? Il est beau, il est grand ! quel esprit pondéré ! Il est mon hôte, à moi ; mais l'honneur est pour tous. Ne vous hâtez donc pas de le congédier ; mais voyez son besoin ! ne lui refusez pas quelques présents de plus, quand la faveur des dieux a mis en vos manoirs tant et tant de richesses !

  Alors le vieux héros Echénèos leur dit :

  échénèos. — Mes amis, écoutons la plus sage des reines ! car, selon notre attente, elle va droit au but. Suivez donc son conseil : Alkinoos est là ; qu'il agisse et qu'il parle !

  Alors Alkinoos, reprenant la parole :

  alkinoos. — C'est d'après ce conseil que tout se passera, s'il m'est donné de vivre en gouvernant nos bons rameurs de Phéacie. Mais, malgré son désir de partir, que notre hôte veuille bien nous rester ici jusqu'à demain : j'aurai pu réunir alors tous nos présents ; nos gens s'occuperont de le remettre en route, et moi plus que tout autre, qui suis maître en ce peuple.

  Ulysse l'avisé lui fit  cette  réponse :

  ulysse. — Seigneur Alkinoos, l'honneur de tout ce peuple, quand vous m'inviteriez à rester, fût-ce un an, pour obtenir de vous et le retour rapide et de nobles cadeaux, comment vous refuser ?... J'aurais tout avantage à revenir, les mains mieux garnies, au pays : car mon peuple pour moi n'aurait que plus d'amour et plus de déférence, le jour qu'il me verrait reparaître en Ithaque.

  Alors  Alkinoos,   en  réponse,  lui dit :

  alkinoos. — En te voyant, Ulysse, on ne saurait penser à l'un de ces hâbleurs, de ces fripons sans nombre, comme la terre noire en nourrit par centaines, artisans de mensonges auxquels on ne voit goutte. Quel charme en tes discours ! quel esprit de noblesse ! L'aède le meil­leur n'eût pas mieux raconté et tes cruels soucis et ceux de tout Argos. Mais, voyons, réponds-moi sans feinte, point par point : as-tu vu quelques-uns des compagnons divins qui, pour t'avoir suivi sous les murs d'Ilion, y trouvèrent la mort ?... La longue nuit qui vient n'est pas près de finir : il n'est pas encor temps de dormir au manoir ; allons ! raconte-nous tes travaux, tes prodiges. Je resterais ici jusqu'à l'aube divine, si tu voulais encor nous parler de tes maux.

  Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :

  ulysse. — Seigneur Alkinoos, l'honneur de tout ce peuple, il est du temps pour tout, pour les longues histoires, comme pour le sommeil. Mais puisque ton désir est de m'entendre encor, je ne puis me soustraire à de nouveaux récits, hélas ! plus lamentables. Mes pauvres compagnons, morts après la victoire !... Os n'étaient pas tombés sous les coups des Troyens, dans la mêlée hurlante : non ! c'est en plein retour que, par la volonté d'une femme maudite, ils allaient succomber !

  Donc, les femmes s'étaient dispersées ça et là. La chaste Perséphone avait chassé leurs ombres. Mais voici que survint l'ombre d'Agamemnon. Elle était tout en pleurs et menait le cortège de ceux qui, près de lui, dans le manoir d'Égisthe, avaient trouvé la mort et subi le destin. A peine, du sang noir, l'Atride avait-il bu qu'il me reconnaissait et pleurant, gémissant, versant des flots de larmes, il me tendait les mains et voulait me toucher. Mais rien ne lui restait de la force et du muscle, qu'il avait eus jadis en ses membres alertes. A sa vue, la pitié m'emplit les yeux de larmes, et je dis, élevant la voix, ces mots ailés :

  ulysse. — Atride glorieux, ô chef de nos guerriers, Agamemnon, dis-moi quelle Parque t'a pris et couché dans la mort ? serait-ce Posidon qui coula tes vaisseaux, sous la triste poussée de ses vents de malheur ?... aurais-tu succombé sous les coups d'ennemis, dans un enlèvement de beaux troupeaux, bœufs et moutons, sur un rivage ?... ou dans quelque combat, sous les murs, pour les femmes ?

  Je dis ; tout aussitôt, l'Atride me répond :

  agamemnon. — Fils de Laërte, écoute, ô rejeton des dieux, Ulysse aux mille ruses ! ce n'est pas Posidon qui coula mes vaisseaux ; ce n'est pas sous les coups d'en­nemis, au rivage, que je trouvai la mort. Mais, au manoir d'Égisthe, où je fus invité, c'est lui qui me tua, et ma maudite femme ! Voilà de quelle mort infâme j'ai péri ! Ils ont, autour de moi, égorgé tous mes gens, sans en épargner un, tels les porcs aux dents blanches qu'au jour d'un mariage, d'un dîner par écot ou d'un repas de fête, on tue chez un richard ou chez un haut seigneur. Tu ne fus pas sans voir déjà beaucoup de meurtres, soit dans le corps à corps, soit en pleine mêlée ; mais c'est à cette vue que mon cœur eût gémi ! tout autour du cratère et des tables chargées, nous jonchions la grand' salle: le sol fumait de sang ! Et ce que j'entendis de plus atroce encore, c'est le cri de Cassandre, la fille de Priam, qu'égorgeait sur mon corps la fourbe Clytemnestre ; je voulus la couvrir de mes bras ; mais un coup de glaive m'acheva... Et la chienne sortit, m'envoyant vers l'Hadès, sans daigner me fermer ni les yeux ni les lèvres. Rien ne passe en horreur et chiennerie les femmes, qui se mettent au cœur de semblables forfaits ! Voilà ce qu'elle avait préparé celle-là ! l'infâme, qui tua l'époux de sa jeunesse !... Moi qui pensais trouver, en rentrant au logis, l'amour de mes enfants, et de mes serviteurs !... Quelle artiste en forfaits !... Jusque dans l'avenir, quelle honte pour elle et pour les pauvres femmes, même les plus honnêtes !...

  A ces mots de l'Atride, aussitôt je réponds :

  ulysse. — Oui, pour le sang d'Atrée, le Zeus à la grand'voix fut toujours implacable : quelles ruses de femme il déchaîna sur eux ! que de héros, à nous, Hélène nous coûta ! et toi, c'est Clytemnestre qui te dresse, pendant ton absence, un tel piège !

  Je dis ; tout aussitôt l'Atride me répond :

  agamemnon. — Par l'exemple averti, sois dur envers ta femme ! ne lui confie jamais tout ce que tu résous ! Il faut de l'abandon, mais aussi du secret... Mais ce n'est pas ta femme, Ulysse, qui jamais te donnera la mort : elle a trop de raison, un cœur trop vertueux, cette fille d'Icare ! Ah ! sage Pénélope, au départ pour la guerre, — je la revois encor, lorsque nous la quittions toute jeune épousée, — elle avait sur le sein son tout petit enfant, qui, sans doute aujourd'hui, siège parmi les hommes... Heureux fils ! en rentrant, son père le verra, et lui, comme il convient, embrassera son père... Mon fils !... pour empêcher mes yeux de s'en emplir, ma femme se hâta de me tuer moi-même... Mais encore un avis ; mets-le bien en ton cœur : cache-toi, ne va pas te montrer au grand jour, quand tu aborderas au pays de tes pères ; aujourd'hui, il n'est rien de sacré pour les femmes. Mais dis-moi maintenant, sans feinte, point par point : savez-vous le pays où peut vivre mon fils ? est-il en Orchomène, à la Pylos des Sables ou, près de Ménélas, dans les plaines de Sparte ? Je sais qu'il n'est pas mort, qu'il est encor sur terre, mon Oreste divin !

  A ces mots de l'Atride, aussitôt je réponds :

  ulysse. — A quoi bon, fils d'Atrée, m'interroger ainsi ? Je ne sais rien d'Oreste : de sa vie, de sa mort, pourquoi parler à vide ?

  Nous conversions ainsi tristement, face à face, et restions à gémir, versant des flots de larmes. Survint l'ombre d'Achille et celle de Patrocle, suivies de l'éminent Antiloque et d'Ajax, qui fut, après le fils éminent de Pelée, le plus beau, le plus grand de tous nos Danaens.

  L'ombre d'Achille aux pieds légers me reconnut et, parmi les sanglots, me dit ces mots ailés :

  achille. — Tu veux donc, malheureux, surpasser tes exploits ! mais comment osas-tu descendre dans l'Hadès, au séjour des défunts, fantômes insensibles des humains épuisés ?

  Aussitôt, à ces mots d'Achille, je réponds :

  ulysse. — Fils de Pelée, Achille, ô toi, le plus vaillant de tous les Achéens, c'est pour Tirésias que tu me vois ici : je voulais qu'il m'apprît le moyen de rentrer à mon rocher d'Ithaque, car je n'ai pas encor touché en Achaïe ; toujours la proie des maux, non ! je n'ai pas encor mis le pied sur ma terre... Mais, Achille, a-t-on vu ou verra-t-on jamais bonheur égal au tien ? Jadis, quand tu vivais, nous tous, guerriers d'Argos, t'honorions comme un dieu : en ces lieux, aujourd'hui, je te vois, sur les morts, exercer la puissance ; pour toi, même la mort, Achille, est sans tristesse !

  Je dis ; mais aussitôt, Achille dit en réponse :

  achille. — Oh! ne me farde pas la mort, mon noble Ulysse !... J'aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier, qui n'aurait pas grand'chère, que régner sur ces morts, sur tout ce peuple éteint ! Mais allons, parle-moi de mon illustre fils : sut-il prendre ma place au front de la bataille ?... Et dis-moi : que sais-tu de l'éminent Pelée ? garde-t-il son pouvoir sur tous les Myrmidons ? ou mépriserait-on en Hellade et en Phthie cette vieillesse qui l'enchaîne, bras et jambes ? Pour lui porter secours, ah ! si j'étais là-haut, sous les feux du soleil, tel qu'aux plaines de Troie, rempart des gens d'Argos, on me voyait tuer l'élite des guerriers ! Si tel je revenais au manoir de mon père, ne fût-ce qu'un instant, comme ils craindraient ma force et ces mains inlassables, tous ceux qui, l'outrageant, l'écartent des honneurs! Aussitôt, à ces mots d'Achille, je réponds :   

  ulysse. — Non ! je n'ai rien appris de l'éminent Pelée. Mais je puis te parler de ton fils ; à tes ordres ; voici la vérité sur ton Néoptolème : c'est moi, qui, de Skyros, à bord du fin navire, l'amenai dans les rangs des Achéens guêtrés... Siégeait-il aux conseils qu'on tint sous Ilion, il parlait le premier, et tous ses mots por­taient ; seuls, le divin Nestor et moi le surpassions. Lorsque les Achéens combattaient sous la ville, jamais il ne restait au plus gros de la foule : il courait de l'avant ; nul n'égalait sa force ; que d'hommes il tua en de terribles chocs ! Je ne puis, nom par nom, te dire tous les braves qu'il abattit en défendant nos Argiens. Mais ce fut sous ses coups que le fils de Thèphe, Eurypylos, tomba et, près de ce héros, tant de ces Kétéens qui se faisaient tuer pour des cadeaux de femmes : je n'ai vu de plus beau que le divin Memnon. Et quand on s'embarqua dans le cheval de bois qu'avait fait Epeios !... Tous les chefs étaient là ; c'est moi qui commandais pour ouvrir ou fermer la porte de la trappe. Parmi ces conseillers et doges danaens, ah ! j'en ai vu plus d'un qui, s'essuyant les yeux, tremblait de tous ses membres ! Mais lui, pas un instant, je ne pus voir pâlir son beau teint ni couler sur ses joues une larme. Priant et suppliant qu'on sortît du cheval, tourmentant la poignée de son glaive, agitant sa lourde lance en bronze, il ne pensait, ton fils, qu'au malheur des Troyens. Quand nous eûmes, enfin, saccagé sur sa butte la ville de Priam et qu'avec son butin et sa prime d'honneur, il se remit en mer, il était sans blessure : coups des armes à pointe ou plaies du corps à corps, il avait échappé aux aveugles surprises que la fureur d'Arès sème dans le combat. A peine avais-je dit que, sur ses pieds légers, l'ombre de l'Eacide à grands pas s'éloignait : il allait à travers le Pré de l'Asphodèle, tout joyeux de savoir la valeur de son fils ! Mais des autres défunts, qui dorment dans la mort, les ombres tristement restaient à me conter, chacune, son souci. Seule, l'ombre d'Ajax, le fils de Télamon, se tenait à l'écart : il me gardait rigueur de ma victoire au tribunal, près des vaisseaux, quand les armes d'Achille, offertes au vainqueur par son auguste mère, me furent adjugées. Les filles des Troyens et Pallas Athéna avaient été nos juges. Ah ! comme j'aurais dû ne pas gagner la joute! La tombe n'aurait pas aujourd'hui cette tête!

  J'essaie, pour l'aborder, des plus douces paroles :

  ulysse. — Écoute, Ajax, ô fils du noble Télamon, quoi! jusque dans la mort, tu me gardes rigueur de ces armes maudites ! C'est pour notre malheur qu'un dieu nous les offrit : quel rempart ont en toi perdu nos Achéens ! autant que sur la tête du Péléide Achille, nous avons sur ta mort pleuré toutes nos larmes ! Mais quelle en fut la cause, sinon la haine atroce de Zeus contre l'armée des piquiers danaens ? il te jeta le sort... Approche donc, seigneur ; écoute mes paroles : oh ! réponds à ma voix ! apaise la fureur de ton cœur généreux !

  Je dis ; mais, sans répondre un mot, l'ombre d'Ajax retournait dans l'Érèbe, près des autres défunts qui dorment dans la mort.

  Là, malgré sa colère, peut-être eût-il voulu me parler ou m'entendre. Mais c'est d'autres défunts qu'au fond de moi, mon cœur désirait voir les ombres.

  Alors je vis Minos, le noble fils de Zeus : tenant le sceptre d'or, ce roi siégeait pour rendre aux défunts la justice ; assis autour de lui ou debout, les plaideurs emplissaient la maison d'Hadès aux larges portes.

  Après lui, m'apparut le géant Orion qui chassait, à travers le Pré de l'Asphodèle, les fauves qu'autrefois il avait abattus dans les monts solitaires, il avait à la main cette massue de bronze que rien n'a pu briser.

  Et je vis Tityos, fils de la noble Terre : il gisait sur le sol et couvrait neuf arpents. Un couple de vautours, posés à ses deux flancs, lui déchirait le foie et fouillait ses entrailles, et ses mains ne pouvaient les écarter de lui: il avait assailli la compagne de Zeus, cette auguste Léto, qui s'en allait à Delphes, à travers Panopée et sa riante plaine.

  Je vis aussi Tantale en proie à ses tourments. Il était dans un lac, debout, et l'eau montait lui toucher le menton ; mais, toujours assoiffé, il ne pouvait rien boire ; chaque fois que, penché, le vieillard espérait déjà prendre de l'eau, il voyait disparaître en un gouffre le lac et paraître à ses pieds le sol de noir limon, des­séché par un dieu. Des arbres à panache, au-dessus de sa tête, poiriers et grenadiers et pommiers aux fruits d'or, laissaient pendre leurs fruits ; à peine le vieillard faisait-il un effort pour y porter la main : le vent les emportait jusqu'aux sombres nuées.

  Je vis aussi Sisyphe, en proie à ses tourments : ses deux bras soutenaient la pierre gigantesque, et, des pieds et des mains, vers le sommet du tertre, il la voulait pousser; mais à peine allait-il en atteindre la crête, qu'une force soudain la faisant retomber, elle roulait au bas, la pierre sans vergogne ; mais lui, muscles tendus, la poussait derechef ; tout son corps ruisselait de sueur, et son front se nimbait de poussière.

  Puis ce fut Héraclès que je vis en sa force : ce n'était que son ombre ; parmi les Immortels, il séjourne en personne dans la joie des festins ; du grand Zeus et d'Héra aux sandales dorées, il a la fille, Hébé aux chevilles bien prises. Autour de lui, parmi le tumulte et les cris, les morts prenaient la fuite ; on eût dit des oiseaux. Pareil à la nuit sombre, il avait dégainé son arc et mis déjà la flèche sur la corde ; d'un regard effrayant, cet archer toujours prêt semblait chercher le but ; sa poitrine portait le baudrier terrible et le cein­turon d'or, où l'on voyait gravés, merveille des chefs-d'œuvre, des ours, des sangliers, des lions aux yeux clairs, des mêlées, des combats, des meurtres, des tueries : l'artiste, qui mit là tout son art, essaierait vainement de refaire un pareil baudrier...

  Héraclès, du premier regard, me reconnut et, parmi les sanglots, me dit ces mots ailés :

  HÉRACLÈS. — Pauvre ami, traînes-tu cette vie misérable que j'ai traînée là-haut, sous les feux du soleil ? Fils de Zeus, petit-fils de Cronos, j'endurais des misères sans bornes, asservi sous le joug du pire des humains ; quels pénibles travaux il m'avait imposés ! Ici, pour enlever le chien, il m'envoya ; c'était, dans sa pensée, le risque sans pareil... Je pris et j'emmenai le chien hors de l'Hadès ; pour guides, j'avais eu Hermès et la déesse aux yeux pers, Athéna !

  A ces mots, il rentra aux maisons de l'Hadès.

  Et ma mère rentra aux maisons de l'Hadès et moi, je restais là, attendant la venue de quelqu'un des héros, qui sont morts avant nous. J'aurais bien voulu voir les héros des vieux âges, Thésée, Pirithoos, nobles enfants des dieux. Mais avant eux, voici qu'avec des cris d'enfer, s'assemblaient les tribus innombrables des morts. Je me sentis verdir de crainte à la pensée que, du fond de l'Hadès, la noble Perséphone pourrait nous envoyer la tête de Gorgô, de ce monstre terrible... Sans tarder, je retourne au vaisseau ; je m'embarque et commande à mes gens d'embarquer à leur tour, puis de larguer l'amarre. Mes gens sautent à bord et vont s'asseoir aux bancs et, descendant le cours du fleuve Okéanos, notre vaisseau s'éloigne, à la rame d'abord, puis au gré de la brise.

  Quand nous avons quitté le cours de l'Océan, nous voguons sur la mer, et le flot du grand large nous porte en Aiaié, vers ces bords où, sortant de son berceau de brume, l'Aurore a sa maison avec ses chœurs et le Soleil a son lever. On aborde ; on échoue le vaisseau sur les sables et nous nous endormons jusqu'à l'aube divine.