CHEZ
CIRCÉ
Dans son berceau de brume, aussitôt qu'apparaît l'Aurore aux
doigts de rosés, j'appelle tout le monde à l'assemblée et dis :
ulysse.
— Amis, de cet endroit, nous ne pouvons
rien voir, ni le point du noroît, ni celui de
l'aurore : le Soleil des vivants, où tombe-t-il sous
terre
? par où nous revient-il ?...
Donc, au plus tôt, voyons
s'il est quelque autre avis ; pour moi, voici le bon : grimpé sur le
rocher de la guette, j'ai
vu une île que la mer couronne à
l'infini ; c'est une plaine basse ; au centre, une fumée m'est apparue dans le maquis
et la forêt...
Mais
à ces mots, leur cœur se brise : ils se souviennent d'Antiphatès le
Lestrygon et de ses crimes et de la force, aussi, du Cyclope au
grand cœur qui dévore les hommes ; ils pleurent à grands cris,
versent des flots de larmes. Mais
on n'avait que faire de
ces gémissements.
Lorsque
j'ai
fait l'appel, je partage en deux
camps tous mes hommes guêtrés ; chaque bande
a son chef : c'est moi-même pour
l'une
et, pour l'autre,
Euryloque au visage de dieu. Nous secouons les sorts dans un bonnet
de bronze : il en saute celui
d'Euryloque au grand cœur, qui se met en
chemin avec ses vingt-deux
hommes ; les partants, les
restants, tout le monde pleurait.
Ils trouvent dans un val, en un lieu découvert,
la
maison de Circé aux murs de pierres lisses et,
tout autour, changés en lions
et en loups de montagne,
les hommes qu'en leur donnant sa drogue,
avait ensorcelés la perfide
déesse. A la vue de
mes gens, loin de les assaillir, ces animaux se
lèvent et, de leurs longues queues en orbes, les
caressent... Tel le maître, en rentrant du festin,
voit venir ses chiens qui le caressent, sachant qu'il a toujours
pour eux quelque douceur. C'est
ainsi que lions et loups aux fortes griffes fêtaient mes compagnons,
qui tremblaient à la vue de ces
monstres terribles. Mais les voici debout, sous le
porche
de la déesse aux belles boucles. Ils entendent Circé chanter à belle
voix et tisser au métier une toile divine, un de ces éclatants et
grands et fins ouvrages, dont la grâce trahit la main d'une déesse.
Le meneur des guerriers, Politès, le premier, prend la parole et
dit, — c'était, de tous mes gens,
celui que son bon sens me
faisait préférer — :
polites.
— Mes amis, écoutez ce chant d'une
voix fraîche ! on tisse là-dedans, devant un grand
métier : tout le sol retentit : femme ou
déesse ?...
allons ! crions sans plus tarder !
Il dit : tous, de crier aussitôt leur appel.
Elle
accourt, elle sort, ouvre sa porte reluisante et les invite ; et
voilà tous mes fous ensemble qui
la suivent !...
Flairant le piège, seul, Euryloque
est resté... Elle les fait entrer; elle les fait
asseoir aux sièges et fauteuils ;
puis, leur ayant battu
dans son vin de Pramnos du fromage,
de la farine et du miel vert,
elle ajoute au mélange une
drogue funeste, pour leur ôter tout souvenir de la patrie.
Elle apporte la coupe : ils
boivent d'un seul trait. De sa baguette, alors,
la déesse les frappe et va les
enfermer sous les tects de
ses porcs. Ils en avaient la tête et la
voix et les soies ; ils en avaient l'allure ; mais, en eux, persistait
leur esprit d'autrefois. Les voilà enfermés. Ils pleuraient et Circé
leur jetait à manger
faînes, glands et cornouilles, la pâture ordinaire aux cochons qui
se vautrent.
Or, vers le noir croiseur, Euryloque rentré voulait nous
raconter le triste sort des autres.
Mais il ne pouvait plus, quel qu'en fût son désir,
proférer un seul mot : son âme était navrée
d'un
trop rude chagrin ; ses yeux se remplissaient
de larmes, et son cœur débordait
de sanglots. Étonnés,
nous tâchions de savoir, mais en vain...
Il nous raconte enfin la perte de ses gens :
euryloque.
— Nous allions, noble Ulysse, où
tu nous avais dit. Au delà du maquis, nous
trouvons en un val une belle bâtisse et, dans le bruit d'un grand
métier, nous entendons la
fraîche voix d'une déesse ou d'une femme. Nos
gens crient leur appel : elle accourt, elle sort,
ouvre sa porte reluisante et nous invite, et
voilà tous mes fous ensemble qui la suivent !
Moi seul, j'étais resté ; j'avais flairé le piège...
Leur troupe a disparu ; pas un n'est ressorti ;
pourtant, je suis resté longtemps à les guetter.
Il disait : sur mon dos, je jette mon grand
glaive en bronze à clous d'argent et, par-dessus,
mon arc, puis j'invite Euryloque à me montrer
la
route. Mais il prend à deux mains mes genoux,
me supplie :
euryloque.
— Ne me remmène pas, ô nourrisson
de Zeus !... Je ne veux pas aller ! Je
veux rester ici !... Je sais que, toi non plus,
tu ne
reviendras pas : tu ne nous rendras pas un
seul de tous les autres ! Ah !
fuyons au plus vite avec ceux que voilà; nous pourrions éviter encor
le jour fatal.
A ces mots d'Euryloque, aussitôt je réponds :
ulysse.
— Euryloque, tu peux ne pas bouger
d'ici.
Au flanc du noir vaisseau, reste à manger et boire. Moi, je pars :
le devoir impérieux est là.
Et je quitte, à ces mots, le navire et la mer.
Je venais de passer par le vallon sacré et
j'allais arriver à la grande demeure de Circé la drogueuse, quand,
près de la maison,
j'ai
devant
moi Hermès à la baguette d'or. Il
avait pris les traits
d'un de ces jeunes gens dont la grâce
fleurit en la première barbe.
Il me saisit la main, me dit et me déclare :
hermès.
— Où vas-tu, malheureux, au long
de ces coteaux ?... tout seul, et dans ces lieux
que tu ne connais pas ?.... chez Circé, où tes gens transformés en
pourceaux sont maintenant
captifs au fond des soues bien closes ?... Tu
viens les délivrer
?...
Tu n'en reviendras pas,
crois-moi : tu resteras à partager leur sort...
Mais je veux te tirer du péril,
te sauver. Tiens ! c'est l'herbe de vie ! avec elle, tu peux
entrer en ce manoir, car sa
vertu t'évitera le mauvais jour. Et je vais t'expliquer les
desseins de Circé et tous ses
maléfices. Ayant fait son mélange, elle aura beau jeter sa drogue
dans ta coupe : le charme
en tombera devant l'herbe de
vie que je vais te donner. Mais suis bien mes conseils : aussitôt que,
du bout de sa longue
baguette, Circé t'aura frappé, toi, du long de
ta cuisse, tire ton glaive à
pointe et, lui sautant dessus, fais mine de l'occire !...
Tremblante, elle voudra
te mener à son lit ; ce n'est pas le moment de refuser sa couche !
songe qu'elle est déesse, que, seule, elle a pouvoir de délivrer tes
gens et de te reconduire ! Mais fais-la te prêter
le grand serment des dieux
qu'elle n'a contre toi aucun autre dessein pour ton mal et ta perte.
Ayant ainsi parlé, le dieu aux
rayons clairs tirait du
sol une herbe, qu'il m'apprit à connaître, avant de la donner : la
racine en est noire, et la fleur, blanc de lait ; « molu » disent les
dieux ; ce n'est pas sans effort
que les mortels l'arrachent ; mais les dieux peuvent tout.
Puis Hermès, regagnant les sommets de l'Olympe, disparut dans les
bois. Au manoir de Circé, j'entrais : que de pensées bouillonnaient
dans mon cœur !
Sous
le porche de la déesse aux belles boucles,
je m'arrête et je crie ; la
déesse m'entend. Elle accourt à ma voix. Elle sort et, m'ouvrant sa
porte reluisante, elle
m'invite, et moi, je la
suis en dépit du chagrin de mon cœur. Elle
m'installe en un fauteuil aux
clous d'argent et, dans la coupe d'or dont je vais me servir,
elle fait son mélange : elle y verse la drogue, ah ! l'âme de
traîtresse !... Elle me tend la coupe : d'un seul trait, je bois
tout...
Le charme est sans effet, même après que,
m'ayant frappé de sa baguette, elle dit et déclare :
circé.
— Maintenant, viens aux tects coucher
près de tes gens !
Elle
disait ; mais moi, j'ai, du long de ma cuisse, tiré mon glaive à
pointe ; je lui saute dessus, fais mine de l’occire. Elle pousse un
grand cri, s'effondre à mes genoux, les prend, me prie, me dit ces
paroles ailées :
Circé.
— Quel est ton nom, ton peuple, et ta
ville et ta race ?... Quel grand miracle ! quoi ! sans être
ensorcelé, tu m'as bu cette
drogue!...
Jamais, au grand jamais, je n'avais vu mortel résister
à ce charme, dès qu'il en avait bu, dès que cette liqueur
avait franchi ses dents : il faut qu'habité en toi un esprit
invincible. C'est donc toi qui
serais l'Ulysse aux mille tours ?... Le dieu aux rayons
clairs, à la baguette d'or, m'avait toujours
prédit qu'avec son noir croiseur,
il viendrait, cet Ulysse,
à son retour de Troie... Mais allons !
c'est assez : rentre au fourreau
ton glaive et montons sur mon lit ; qu'unis sur celte couché
et devenus amants, nous puissions
désormais nous fier l'un
à l'autre !
A
ces mots de Circé, aussitôt je réponds :
ulysse.
— Circé, comment peux-tu invoquer
ma douceur ? toi qui, dans ce manoir, fis de mes gens des porcs et
qui, m'ayant ici, ne
veux que me trahir ! Quand tu me viens offrir
et ta chambre et ton lit, c'est pour m'avoir
sans armes !... c'est pour m'ôter ma force et
ma
virilité !... Non ! je n'accepterais de monter
sur ta couche que si tu
consentais, déesse, à me jurer le grand serment des dieux que tu
n'as contre moi aucun
autre dessein pour mon
mal et ma perte.
Je disais et, suivant mon ordre, elle jura.
Quand elle eut prononcé et scellé le serment, je montai sur le lit
somptueux de Circé. Ses
femmes cependant arrangeaient le manoir. L'une,
sur
les fauteuils, ayant mis des linons, étalait pardessus
les plus beaux draps de pourpre. Une
autre en approchait les tables
en argent et, sur elles, plaçait les corbeilles en or. Au cratère d'argent, la
troisième versait d'un vin au goût
de miel, en faisait le mélange,
puis, devant chaque place, mettait les coupes d'or. La dernière apporta l'eau dans le
grand trépied et ranima le
feu. L'eau chauffa, puis chanta dans le bronze luisant.
J'entrai dans la baignoire; après avoir tiédi l'eau de son grand
trépied, elle m'en inonda la tête et les épaules, pour chasser de
mes membres l'épuisante fatigue.
Quand elle m'eut baigné et frotté d'huile fine
et revêtu d'un beau manteau et d'une robe, elle
me
ramena, me fit asseoir en un fauteuil aux clous
d'argent, un beau meuble ouvragé avec un marchepied, et me dit de
manger ; mais mon cœur résistait: j'avais l'esprit ailleurs
et voyais tout en
mal. Circé me regardait rester là, sur mon siège,
sans
toucher à son pain, en proie à la douleur. La voici qui, de moi,
s'approche en me disant ces paroles ailées :
circé.
—
Ulysse, qu'as-tu donc à rester sur ton
siège, pareil à un muet ? Tu te
ronges le cœur, sans plus vouloir toucher au manger ni au
boire : vois-tu quelque autre piège ?... Tu n'as plus rien à
craindre : ne t'ai-je pas juré le plus fort des serments ?
A
ces mots de Circé, aussitôt je réponds :
ulysse.
— Oh ! Circé, est-il homme, ayant
quelque raison, qui pourrait s'en donner de manger et de
boire, sans avoir vu d'abord ses amis délivrés ? Ah ! si c'est de
bon cœur que tu me viens offrir
ces mets, cette boisson, délivre-moi mes
braves et les montre à nos yeux
!
Je
disais, et Circé, sa baguette à la main, traverse la grand'salle et
va ouvrir les tects. Elle en tire mes gens : sous leur graisse, on eût
dit des porcs de neuf
printemps... Ils se dressent debout, lui présentent la face ; elle
passe en leurs rangs et les frotte, chacun, d'une drogue,
nouvelle : je vois se détacher, de leurs membres, les soies qui les
avaient couverts, sitôt pris le poison de l'auguste
déesse. De nouveau, les voilà redevenus des
hommes, mais plus jeunes, plus
beaux et de plus grande
mine. Quand ils m'ont reconnu, chacun me prend la main, et le
même besoin de sanglots les
saisit : le logis se remplit d'un terrible
tapage ! La déesse, elle aussi,
est prise de pitié. Elle vient et me dit, cette toute divine
:
circé.
— Fils de Laërte, écoute ! ô
rejeton des dieux, Ulysse
aux mille ruses ! retourne maintenant au croiseur, à la plage
; commencez par tirer à sec votre vaisseau ; cachez tous vos agrès
et vos biens dans les grottes ;
puis tu me reviendras et me
ramèneras tout ton brave
équipage.
Elle dit et mon cœur s'empresse d'obéir. Je
reprends le chemin du croiseur, de la plage. Je
retrouve au vaisseau mes braves compagnons.
Quels sanglots ! et quels cris ! et quels torrents de larmes
! C'est ainsi qu'en un parc, on voit bondir les veaux
vers
le troupeau des mères, qui, la panse garnie, reviennent aux litières : ils accourent en troupe ; ils leur
tendent le mufle, et ce n'est plus l'enclos qui peut les retenir ;
leur meuglante cohue se presse autour des
mères... Tels mes gens, quand
leurs yeux m'aperçoivent,
m'entourent : ils éclatent en pleurs ; ils ont le
même émoi que s'ils fussent
rentrés sur la roche d'Ithaque, au pays des aïeux, en notre
ville même, leur berceau, leur foyer.
A
travers leurs sanglots, j'entends ces mots ailés :
le
chœur.
— A te voir revenir, ô nourrisson de Zeus ! nous avons même joie
que si nous
arrivions en la patrie d'Ithaque. Mais voyons ! conte-nous comment
sont morts les autres !
Ils
disaient. Je reprends de mon ton le plus doux :
ulysse.
— Commençons par tirer à sec notre
vaisseau ; déposons nos agrès et nos biens dans
les grottes ; puis, tous, apprêtez-vous à venir
chez Circé ; dans son temple, venez revoir nos
compagnons, qui, mangeant et buvant, ont de tout
sans compter.
Je disais ; mon discours aussitôt les décide.
Seul, Euryloque essaie de me les détourner :
euryloque.
— Où voulez-vous aller malheureux
? quelle envie de connaître ces maux, d'entrer
en ce
manoir, où Circé, de nous tous, va faire des
pourceaux, des loups ou des lions, pour lui garder, bon
gré mal gré, son grand logis ?
Avez-vous oublié le Cyclope et î'étable où s'en furent nos
gens, lorsque
ce même Ulysse, en brave, les
suivait ;
n'est-ce pas sa folie
déjà qui les perdit ?
Il disait. En mon cœur,
j'hésitai
: j'avais là, sur le gras
de ma cuisse, mon glaive à longue pointe ; allais-je le tirer et,
d'un coup, envoyer sa tête sur le sol, quoiqu'il fût mon parent, et
même des plus
proches ?...
Mais tous nos compagnons, de leurs mots les plus doux, à l'envi
me retinrent :
le
chœur.
— 0 rejeton des dieux, laissons-le
!... si tu veux : il va rester à bord et garder le
vaisseau, sans bouger de la grève ; nous autres,
conduis-nous au temple de Circé.
A ces mots, nous quittons le navire et la
mer. Mais, au flanc du vaisseau ne voulant pas
rester, Euryloque nous suit : mon éclat de fureur
l'avait empli
de
crainte.
Circé, dans son logis, traitait mes autres gens
et, les ayant baignés et frottés
d'huile
fine, les
vêtait de la robe et du manteau
de laine.
Nous les trouvons tous au festin, dans la grand'
salle : on se cherche des yeux ; on se revoit ; on
pleure ; on gémit ; le manoir retentit de sanglots.
Elle vient et nous
dit,
cette toute
divine
:
circé.
— Allons, ne poussez plus tant de
gémissements!...
Oh! je sais tous les maux que
vous avez soufferts sur
la mer aux poissons ou, par la cruauté des hommes, sur la côte !
Mais prenez de ces mets
et buvez de ce vin,
afin de retrouver en vous le
même cœur qui,
jadis,
vous a fait quitter le sol
natal, votre
rocher
d'Ithaque...
Vous voilà sans élan et
l'âme
anéantie,
vous
rappelant sans fin vos tristes
aventures, ne goûtant
plus la joie, à force de souffrir !
Elle
dit, et nos cœurs
s'empressent d'obéir.
L'ÉVOCATION
DES
MORTS [AU PAYS DES MORTS]
Jusqu'au bout de l'année, chez Circé, nous restons,
vivant dans les festins : on avait du bon
vin,
des viandes à foison ! Mais au bout de l'année,
quand revient le printemps, mes
braves compagnons m'appellent pour me dire :
le
chœur.
— Malheureux ! il est temps de
songer
au pays, s'il est dans ton destin de rentrer,
sain et sauf, en ta haute maison,
au pays de tes pères.
Ils disaient et mon cœur s'empresse d'obéir.
Alors tout un grand jour, jusqu'au soleil couchant,
nous restons au festin ; on avait
du bon vin, des viandes à foison ! Au coucher du soleil,
quand vient le crépuscule, mes hommes vont dormir dans l'ombre de
la salle.
Je monte sur le lit somptueux de Circé. Je lui
prends
les genoux. La déesse m'écoute :
ulysse.
— Tiens parole, Circé : ne m'as-tu pas
promis que tu me remettrais à mon foyer ; déjà,
tout
mon désir y vole, et celui de mes gens ; ils me fendent le cœur et
leurs sanglots m'assiègent, si peu que tu t'éloignes.
Je dis. Elle répond, cette toute divine:
circé.
— Fils de Laërte, écoute, ô rejeton des
dieux, Ulysse aux mille ruses ! Si, dans cette maison,
ce n'est plus de bon cœur que vous restez,
partez ! Mais voici le premier des voyages à faire :
c'est chez Hadès et la terrible Perséphone, pour demander conseil à
l'ombre du devin Tirésias de
Thèbes, l'aveugle qui n'a rien perdu de sa sagesse,
car, jusque dans la mort,
Perséphone a voulu que, seul, il conservât le sens et la
raison, parmi le vol des ombres.
A ces mots de Circé, tout mon cœur éclata.
Pour pleurer, je m'étais assis sur notre couche :
je ne voulais plus vivre, je ne voulais plus voir
la clarté du soleil ; je pleurais, me roulais ; enfin
j'usai
ma peine et, retrouvant la voix, je lui dis en
réponse :
ulysse.
— Mais qui nous guidera, Circé, en ce
voyage ? jamais un noir vaisseau put-il gagner
l'Hadès ?
Je
dis ; elle répond, cette toute divine :
Circé.
— A quoi bon ce souci d'un pilote à
ton bord ? Pars ! et, dressant le mât, déploie les
blanches voiles ! puis, assis, laisse faire au souffle
du Borée qui vous emportera. Ton vaisseau va
d'abord traverser l'Océan. Quand vous aurez atteint
le Petit Promontoire, le bois de
Perséphone, ses saules aux
fruits morts et ses hauts peupliers, échouez le vaisseau sur le bord
des courants profonds de l'Océan ; mais toi, prends ton chemin
vers la maison d'Hadès ! A travers le marais,
avance jusqu'aux lieux où l'Achéron reçoit le
Pyriphlégéthon et les eaux qui, du Styx, tombent
dans le Gocyte. Les deux fleuves
hurleurs confluent devant
la Pierre : c'est là qu'il faut aller, — écoute bien mes ordres, —
et là, creuser, seigneur,
une fosse carrée d'une coudée ou presque.
Autour de cette fosse, fais à tous les défunts
les trois libations, d'abord de
lait miellé,
ensuite de vin doux, et d'eau
pure en troisième ; puis,
saupoudrant le trou d'une
blanche farine, invoque
longuement les morts, têtes sans
force ; promets-leur qu'en
Ithaque aussitôt revenu, tu prendras
la meilleure de tes vaches
stériles pour la sacrifier sur un bûcher rempli des plus
belles offrandes ; mais, en
outre, promets au seul Tirésias un noir bélier sans tache, la
fleur de vos troupeaux. Quand ta prière aura invoqué les défunts,
fais à ce noble peuple l'offrande d'un agneau et d'une brebis noire,
en tournant vers l'Érèbe la tête des victimes ;
mais détourne les yeux et ne
regarde, toi, que les
courants du fleuve. Les ombres des défunts !
qui dorment dans la mort vont
accourir en foule. Active alors tes gens : qu'ils écorchent
les bêtes, dont l'airain sans pitié vient de trancher la gorge ;
qu'ils fassent l'holocauste en
adjurant les dieux, Hadès le fort et la terrible Perséphone ;
quant à toi, reste assis ; mais, du long de ta cuisse, tire ton
glaive à pointe, pour interdire
aux morts, à ces têtes sans force, les approches du sang, tant que
Tirésias n'aura pas répondu. Tu verras aussitôt arriver
ce devin
: c'est
lui qui te dira, ô meneur
des guerriers ! la route et les distances et comment E revenir sur
la mer aux poissons.
A
peine elle avait dit que l'Aurore parut sur son trône doré. A
travers le manoir, je réveille mes gens ; je vais de
l'un à l'autre et, du ton
le plus doux:
ulysse.
— Assez
dormir !
quittez
les douceurs du sommeil !
En route ! C'est l'arrêt
de l'auguste Circé !
Je disais et leurs cœurs s'empressent d'obéir.
Mais
de ces lieux encor, le ciel me refusait de sauver
tous mes gens. Le plus
jeune
de nous, un certain
Elpénor, le moins brave au combat, le moins sage au
conseil, avait quitté les
autres
et, pour chercher le
frais, alourdi par le vin,
il s'en était allé dormir sur la terrasse du temple de
Circé. Au lever de mes
gens, le tumulte des voix et des pas le réveille: il se dresse d'un
bond et perd tout souvenir ; au lieu d'aller tourner par le grand
escalier, il va droit devant lui, tombe du toit, se rompt les
vertèbres du col, et son âme descend aux
maisons de l'Hadès.
Tous
mes gens réunis, je leur tiens ce discours :
ulysse.
—
C'est au logis, sans doute, au pays de vos pères, que vous comptez
rentrer... Mais Circé nous assigne un tout autre voyage chez Hadès
et chez la terrible Perséphone,
pour demander conseil à l'ombre du devin Tirésias de Thèbes.
J'avais à peine dit que leur cœur éclatait : sur la terre, ils
s'assoient ; les voilà sanglotant, s'arrachant les cheveux. Mais ces
gémissements n'étaient d'aucun
secours.
Nous
partons tristement, versant des flots de larmes. Or Circé, devant
nous, était venue lier au flanc
du noir vaisseau le couple d'un agneau et d'une
brebis noire. Elle avait échappé
sans peine à nos regards
: quand un dieu veut cacher ses allées et venues, quels yeux
pourraient le suivre ?...
Nous atteignons enfin le navire et la mer. On
remet le croiseur à la vague divine et, dans la
coque noire, on charge mât et voiles. Les bêtes
embarquées, nous aussi, nous montons. Pour pousser
le navire à la proue azurée, la déesse bouclée, la terrible Circé, douée de voix humaine,
nous envoie un vaillant
compagnon dans la brise, qui va gonfler nos voiles, et, quand
à bord on a rangé tous les agrès, on n'a plus qu'à s'asseoir et qu'à
laisser mener le vent et le pilote.
Tout le jour, nous courons sur la mer, voiles
pleines. Le soleil se couchait, et c'était l'heure où
l'ombre emplit toutes les rues,
lorsque nous atteignons la passe et les courants profonds de
l'Océan, où les Kimmériens ont
leurs pays et ville. Ce
peuple vit couvert de nuées et de brumes, que
jamais n'ont percées les rayons
du Soleil, ni durant sa montée vers les astres du ciel, ni quand,
du firmament, il revient à la terre : sur ces infortunés,
pèse une nuit de mort.
Arrivés en ce lieu, nous tirons le vaisseau sur le bord du courant,
nous en sortons les bêtes et, longeant
l'Océan, nous allons à l'endroit que m'avait dit Circé.
Là,
pendant qu'Euryloque, aidé de Périmède, se
charge des victimes, je prends le
glaive à pointe qui me battait la cuisse et je creuse un
carré d'une coudée ou presque ;
puis, autour de la fosse, je
fais à tous les morts les trois
libations, d'abord de lait miellé, ensuite de vin doux, et
d'eau pure en troisième ; je répands sur le trou une blanche
farine et, priant, suppliant les
morts, têtes sans force, je promets qu'en Ithaque, aussitôt
revenu, je prendrai la meilleure de mes vaches stériles pour la
sacrifier sur un bûcher rempli
des plus belles offrandes
; en outre, je promets au seul Tirésias un noir bélier sans
tache, la fleur de nos troupeaux.
Quand j'ai fait la prière et l'invocation au peuple des défunts, je
saisis les victimes ; je leur tranche la gorge sur la fosse, où le
sang coule en sombres vapeurs, et, du fond de l'Érèbe, je vois se
rassembler les ombres des défunts qui dorment dans
la mort : femmes et jeunes gens, vieillards chargés d'épreuves,
tendres vierges portant au cœur leur premier
deuil, guerriers tombés en foule
sous le bronze des lances.
Ces victimes d'Ares avaient
encor leurs armes couvertes
de leur sang. En foule, ils
accouraient à l'entour de la fosse, avec des cris horribles :
je verdissais de crainte. Mais je presse mes gens de dépouiller les
bêtes, dont l'airain sans pitié vient de trancher la gorge : ils me
font l'holocauste, en adjurant les dieux, Hadès le fort et la
terrible Perséphone ; moi, j'interdis à tous les morts,
têtes sans force, les approches du sang, tant que Tirésias ne
m'a pas répondu.
La première qui vint fut l'ombre d'Elpénor. Il
n'avait pas encor sa tombe sous la terre, au bord des grands chemins
; son corps était toujours au manoir de Circé, où nous l'avions
laissé sans pleurs, sans funérailles : nous avions eu là-bas besogne
plus pressante. A sa vue, la pitié m'emplit les yeux de larmes et,
je dis, élevant la voix, ces mots ailés :
ulysse.
— Elpénor, te
voici!...
aux brumes du
noroît, tu nous as devancés !...
à pied, tu pus venir
plus
vite que moi-même avec mon noir
vaisseau !
Je
dis. Il me répond dans un gémissement :
elpénor.
— Ce
qui causa ma mort, c'est moins le mauvais sort d'une divinité qu'un
trop gros coup de vin ! Sur le
toit de la salle, où
j'étais étendu, j'avais
tout oublié : au
lieu
d'aller
tourner par le grand escalier,
je marchai devant moi, tombai et me rompis les vertèbres du col :
mon âme descendit aux maisons de l'Hadès... Maintenant, par pitié,
songe à ceux de tes proches, qui ne sont pas ici, que tu
retrouveras, au père qui nourrit ton enfance, à ta femme !... et
songe à Télémaque, au seul enfant que tu laissas en ton manoir !...
Lorsqu'en partant d'ici, tu quitteras l'Hadès, ton solide vaisseau
doit encor, je le sais, toucher en Aiaié. Une fois arrivé, je te
supplie, mon roi, de ne pas m'oublier ! Avant de repartir, rie
m'abandonne pas sans pleurs, sans funérailles ; la colère des dieux
m'attacherait à toi. Il faudra me brûler avec toutes mes armes et
dresser mon tombeau sur la grève écumante, pour dire mon malheur
jusque dans l'avenir !... Oh ! rends-moi ces honneurs et plante sur
ma tombe l'aviron dont, vivant, parmi vous, je ramais !
A
ces mots d'Elpénor, aussitôt je réponds :
ulysse.
— Tout
cela, pauvre ami, sera fait de mes
mains.
Nous conversions ainsi tristement, face à face, et, tandis que,
tenant mon glaive sur le sang,
j'en défendais l'approche, son ombre, à l'autre bord,
poursuivait ses discours.
C'est alors que survint l'ombre de feu ma mère, d'Anticleia,
la fille du fier Autolycos, que j'avais, au départ vers la sainte
llion, laissée pleine de vie. A sa vue, la pitié emplit mes yeux de
larmes : hélas ! malgré mon deuil, je devais l'empêcher de
s'approcher du sang, tant que Tirésias n'aurait pas répondu.
Mais son ombre survient, tenant le sceptre d'or,
et, me reconnaissant, Tirésias de Thèbes m'adresse
la parole :
tirésias.
— Pourquoi donc, malheureux, abandonner
ainsi la clarté du soleil et venir voir les
morts en ce lieu sans douceur ? Allons ! écarte-toi
de la fosse ! détourne la pointe de ton glaive :
que je boive le sang et te dise le vrai !
Il dit ; je m'écartai et remis au fourreau mon
glaive
à clous d'argent. Il vint boire au sang noir, puis ce devin parfait
me parla en ces termes :
tirésias.
— C'est le retour plus doux que le miel, noble Ulysse, que tu veux
obtenir. Mais un
dieu doit encor te le rendre pénible : car jamais
l'Ébranleur du monde, je le crains, n'oubliera sa
rancune: il te hait pour avoir aveuglé son
enfant... Et pourtant il se
peut qu'à travers tous les maux,
vous arriviez au terme, si tu sais consentir à
maîtriser ton cœur et celui de
tes gens. Aussitôt qu'échappés à la mer violette, ton solide vaisseau vous mettra sur
les bords de l'Ile du Trident,
vous trouverez, paissant, les vaches du Soleil et ses grasses
brebis : c'est le dieu qui voit tout, le dieu qui tout entend !
» Respecte ses troupeaux, ne songe qu'au retour,
et je crois qu'en Ithaque, à travers tous
les
maux, vous rentrerez encor ; mais je te garantis,
si vous les maltraitez, que c'est fini de ton navire et de
tes gens ; tu pourrais t'en tirer et revenir,
mais
quand ? ...
et dans quelle misère!
tous
tes hommes perdus ! sur un
vaisseau d'emprunt ! et
pour trouver encor le malheur au logis ! pour y
voir des bandits te dévorer tes
biens et, le prix à la main, te courtiser ta
femme!... Tu rentrerais
à temps pour punir leurs excès à la pointe du
bronze. Mais lorsqu'en ton
manoir, tu les aurais tués,
par la ruse ou la force, il
faudrait repartir avec ta
bonne rame à l'épaule et marcher, tant et tant qu'à la fin tu
rencontres des gens qui
ignorent la mer et, ne mêlant jamais de sel
aux mets qu'ils mangent, ignorent
les vaisseaux aux joues de vermillon et les rames polies, ces
ailes des navires... Veux-tu
que je te donne une
marque assurée, sans méprise possible ? le jour
qu'en te croisant, un autre
voyageur demanderait pourquoi, sur ta brillante épaule, est cette pelle
à grains, c'est là qu'il te
faudrait planter ta bonne
rame et faire à Posidon le
parfait sacrifice d'un
bélier, d'un taureau et d'un verrat de
taille
à
couvrir une truie ; tu
reviendrais ensuite offrir en
ton logis la complète série des saintes hécatombes
à tous les Immortels, maîtres
des champs du ciel ; puis
la mer t'enverrait la plus douce des
morts ; tu ne succomberais qu'à
l'heureuse vieillesse,
ayant autour de toi des peuples
fortunés...
En vérité, j'ai dit.
A ces mots du devin, aussitôt je réponds :
ulysse.
— Tirésias, voilà ce qu'a filé pour
moi la volonté des dieux. Mais voyons ! réponds-moi
sans feinte, point par point : l'âme de feu
ma mère est là, silencieuse, qui s'approche du
sang, mais n'ose interroger ni même regarder
dans les yeux son enfant ; dis-moi par quel moyen,
seigneur, je lui ferai connaître ma présence ?
Je dis ; tout aussitôt, Tirésias reprend :
tirésias.
— C'est facile à te dire et tu vas le
comprendre : si, parmi ces défunts qui dorment
dans la mort, il en est que, du sang, tu laisses
approcher, tu sauras d'eux la vérité ; mais dans
l'Erèbe,
les autres rentreront, aussitôt refusés.
Voilà ce que me dit le roi Tirésias, et son ombre
rentra au logis de l'Hadès : il était arrivé au
bout de ses oracles. Mais moi,
je restais là, attendant
que ma mère vînt
boire au sang fumant. A
peine eut-elle bu qu'elle
me reconnut et dit,
en gémissant, ces paroles ailées
:
anticleia.
— Mon fils, tu vis encor ! et pourtant
te voici aux brumes du noroît ! ces
lieux
ne s'offrent pas aux
regards des vivants : pour franchir les grands fleuves et leurs
courants terribles et d'abord
l'Océan qu'on ne saurait guéer, il faut un bon
navire...
Après un si long temps, voguant
à l'aventure, ne fais-tu qu'arriver ici de la Troade ? les
gens et ton vaisseau ne t'auraient pas encor ramené en Ithaque ?...
tu n'aurais pas revu ta femme en
ton manoir ?
A
ces mots de ma mère, aussitôt je réponds :
ulysse.
— Ma mère, il m'a fallu naviguer vers
l'Hadès pour demander conseil à l'ombre du devin Tirésias de Thèbes.
Non ! je n'ai pas encor
touché en Achaïe, je n'ai
pas encor mis le pied sur notre
terre. Je continue d'errer,
de misère en misère,
depuis le premier
jour
que le
divin
Atride nous
emmena, vers Ilion
la poulinière, combattre les
Troyens. Mais, voyons !
réponds-moi sans feinte, point par point : quelle Parque
t'a prise et couchée dans
la mort ? fut-ce après un long mal ?... fut-ce
une douce flèche dont la déesse à
l'arc, Artémis, vint t'abattre
?... Parle-moi de mon
père, et parle-moi du fils que j'ai laissé là-bas !... mon pouvoir
leur est-il resté ? ou passa-t-il
en des mains étrangères, le jour que
l'on
cessa de croire à mon
retour ?... Et dis-moi les
pensées, les projets de ma
femme ?... est-elle demeurée auprès de notre enfant ?...
sait-elle maintenir tous mes biens sous
sa
garde ?...
ou
déjà,
pour époux, aurait-elle choisi
quelque noble Achéen ?
Je
dis, et cette mère auguste me répond :
anticleia.
— Elle te reste encor, et de tout
cœur,
fidèle, toujours en ton manoir où, sans trêve, ses jours et ses
nuits lamentables se consument en larmes. Ta belle royauté reste
toujours sans maître ; mais
Télémaque exploite en paix votre apanage et prend sa juste
part aux festins coutumiers, que se
donnent entre eux les arbitres du
peuple : on l'invite partout. Ton père vit aux champs, sans
plus descendre en ville. Il ne veut pour dormir ni cadre ni
couvertures ni draps moirés : l'hiver, c'est au logis
qu'il dort, parmi ses gens, près
du feu, dans la cendre, et n'ayant sur la peau que grossiers vêtements ; mais
quand revient l'été, puis l'automne
opulent, il s'en vient
tristement, se faire un lit par terre, des feuilles qui,
partout, ont jonché le penchant
de son coteau de vignes. Le chagrin de son cœur va toujours
grandissant, et son triste désir de te savoir rentré, tandis qu'avec
les maux, la vieillesse lui vient. Et moi si je suis morte, ce n'est
pas autrement que j'ai subi le sort. Ce n'est pas la langueur, ce
n'est pas le tourment de quelque
maladie qui me fit rendre l'âme : c'est le regret de toi,
c'est le souci de toi, c'est, ô mon noble
Ulysse ! c'est ta tendresse même qui m'arracha la vie à la
douceur de miel.
Elle
disait et moi, à force d'y penser, je n'avais qu'un désir : serrer
entre mes bras l'ombre de feu ma mère... Trois fois, je m'élançai ;
tout mon cœur la voulait. Trois
fois, entre mes mains, ce ne fut
plus qu'une ombre ou qu'un songe envolé. L'angoisse me peignait
plus avant dans le cœur.
Je
lui dis, élevant la voix, ces mots ailés :
ulysse.
— Mère, pourquoi me fuir, lorsque je
veux
te prendre ? que, du moins chez Hadès, nous
tenant embrassés, nous goûtions,
à nous deux, le frisson
des sanglots !... La noble Perséphone, en
suscitant ton ombre, n'a-t-elle donc voulu que redoubler
ma peine et mes gémissements ?
Je
dis,
et cette mère auguste me répond
:
anticléia.
— Hélas ! mon fils, le plus infortuné
des
êtres !... Non ! la fille de Zeus, Perséphone, n'a
pas voulu te décevoir ! Mais,
pour tous, quand la mort
nous prend, voici la loi : les nerfs ne tiennent plus ni la chair ni les os ; tout cède à l'énergie
de la brûlante flamme ; dès que l'âme a quitté les ossements
blanchis, l'ombre prend sa volée et s'enfuit comme un
songe... Mais déjà, vers le jour, que ton désir se hâte : retiens
bien tout ceci pour le dire à ta femme, quand tu la reverras.
Or, pendant qu'entre nous, s'échangeaient ces discours,
les femmes survenaient que pressait de sortir la noble Perséphone ;
et c'était tout l'essaim des reines et princesses.
A
l'entour du sang noir, leur troupe s'amassait, et
moi, je méditais d'interroger
chacune ; et voici le moyen que je crus le meilleur : ayant
pris de nouveau, sur le gras de
ma cuisse, mon glaive à longue pointe, je ne les laissai
boire au sang noir qu'une à une. Leur rangée défila ; chacune me
conta le passé de sa race ; je les fis
parler toutes.
Je
vis d'abord Tyro, fille d'un noble père : l'éminent Salmoneus
l'engendra, disait-elle, et Crétheus, un des fils d'Aiolos,
l'épousa. Mais, éprise d'un fleuve, et du plus beau des fleuves qui
coulent sur la terre, du divin
Énipée, elle venait souvent au long de son beau cours. Or l'Ebranleur
du sol, le maître de la terre, prit les
traits d'Énipée pour s'étendre
auprès d'elle,
et la vague grondante
autour d'eux se dressa aussi haute qu'un mont, sur la grève avancée
du fleuve tournoyant ; sa volute
cacha la mortelle et le
dieu ; Posidon, enlevant
sa ceinture à la vierge, lui versa le sommeil. L'œuvre
d'amour
finie, le dieu lui déclara, en lui prenant la main :
posidon.
— O femme, sois heureuse ! De notre amour,
avant
le retour de l'année, naîtront de beaux enfants,
car la couche d'un dieu n'est jamais inféconde ; à toi, de
les
nourrir et de les élever. Rentre au logis ! tais-toi ! et ne dis pas
mon nom ! c'est pour toi seulement que je suis Posidon, l'ébranleur
de la terre.
Il dit et replongea sous la mer écumante, et la nymphe
enfanta Pélias et Nélée, l'un
et l'autre vaillants serviteurs du grand Zeus. C'est dans Iaolkos
et dans sa vaste plaine que Pélias vécut avec ses grands troupeaux, et Nélée s'établit à la Pylos des Sables.
Mais la royale épouse eut encor
de Crétheus d'autres enfants, Aison, Phérès, Amythaon, si
vaillant sur son char.
Puis
je vis Antiope, la fille d'Asopos, qui se vantait d'avoir dormi aux
bras de Zeus ; elle en conçut deux fils, Amphion et Zéthos, les
premiers fondateurs de la Thèbe aux sept portes qu'ils munirent de
tours, car, malgré leur
vaillance, ils ne pouvaient sans tours habiter cette plaine.
D'Amphitryon, je vis aussi la femme, Alcmène, qui,
pour
avoir dormi dans les bras du grand Zeus, enfanta le héros à l'âme de
lion, l'intrépide Héraclès.
Du superbe Créon, je vis aussi la fille, Mégaré,
qu'épousa le fils d'Amphitryon à la force invincible. Et
la
mère d'Œdipe ! cette belle Epicaste qui, d'un cœur
ignorant, commit le grand
forfait : elle épousa son fils ! meurtrier de son père, et
mari de sa mère!... Soudain les Immortels
révélèrent son crime ; il put régner, pourtant, sur les fils
de Cadmos, dans la charmante Thèbe, mais torturé de maux par les
dieux ennemis, tandis qu'elle
gagnait la maison de l'Hadès aux puissantes charnières : affolée de
chagrin, elle avait, au plafond de
sa haute demeure, suspendu le
lacet. Après elle, son fils reçut en héritage les
innombrables maux que peuvent déchaîner les furies d'une mère.
Je vis aussi Chloris, la plus belle des femmes, si belle
que Nélée, pour l'avoir en son lit, paya mille cadeaux :
des
filles d'Amphion, elle était la plus jeune ce puissant Iaside
régnait sur Orchomène et sur les Minyens. Reine des Pyliens, elle
donna de beaux enfants à son
époux : Chromio et Nestor, le fier Périclymène et cette
fille
enfin, merveille de la terre, la vaillante Péro dont tout le
voisinage se disputait la main. Nélée, pour la donner, voulait qu'on
lui ravît le bétail dangereux, les bœufs au large front, aux cornes
recourbées, que le fort Iphiclès gardait en Phylaké. Seul,
l'illustre devin promit de les ravir. Mais le destin d'un dieu
hostile l'entrava : d'infrangibles liens, les bouviers l'enlacèrent
; les jours, les nuits passaient ; l'année ferma son cours ; quand
le printemps revint, le robuste Iphiclès relâcha
le devin pour avoir tout prédit ; ainsi la volonté de Zeus
s'accomplissait
Je
vis aussi Léda, la femme de Tyndare, qui, de lui,
mit au jour deux fils audacieux,
le dompteur de chevaux, Castor, et le vainqueur au pugilat,
Pollux : sous la terre
féconde, ils continuent de
vivre
; même sous cette terre,
Zeus les comble d'honneurs, car, leurs jours alternant,
ils vivent aujourd'hui, mais pour mourir demain ;
c'est
à l'égal des Immortels qu'on les honore.
Je
vis Iphimédée, l'épouse d'Aloeus. Posidon, disait-elle, avait eu son
amour ; deux fils en étaient nés, mais dont la vie fut courte, Otos,
égal aux dieux, et l'illustre Kphialle. Jamais la terre aux blés
n'avait encor nourri des hommes aussi grands, et le seul Orion eut
plus noble beauté à neuf ans, ils avaient jusques à neuf
coudées de largeur et, de haut,
ils atteignaient neuf brasses : ils menaçaient les dieux de
porter leur assaut et leurs cris
dans l'Olympe : pour monter jusqu'au ciel, ils voulaient
entasser sur l'Olympe l'Ossa et, sur l'Ossa, le Pélion aux bois
tremblants ; ils auraient réussi peut-être, s'ils avaient atteint
leur âge d'homme ; mais avant qu'eut fleuri la barbe sous leurs
tempes et qu'un duvet en fleur eût ombragé leurs joues, ils
tombèrent tous deux sous les flèches du fils, qu'à Zeus avait donné
Léto aux beaux cheveux.
Je
vis Phèdre et Procris et la
belle Ariane, la fille de Minos à l'esprit malfaisant : Thésée qui
l'emmena de la Crète aux coteaux d'Athènes la sacrée, n'eu connut
pas l'amour. Dionysos l'accusait. Artémis, dans Dia, dans l'île
entre deux-mers, la perça de ses
flèches.
Je
vis Maira, Clymène et l'atroce Eriphyle qui, de son cher époux,
toucha le prix en or.
De
combien de héros, mes yeux virent alors les femmes et les filles !
Comment vous les nommer et les dénombrer toutes ? auparavant, la
nuit divine aurait passé... Il est temps de dormir, soit que j'aille
au vaisseau auprès de l'équipage, soit que je reste ici. Mais que
les dieux et vous songiez à mon retour !
Il
dit ; tous se taisaient
dans l'ombre de la salle, et, tenus sous le charme, ils gardaient le
silence.
Arété aux bras blancs prit enfin la parole :
Arété.
—Que dites-vous, ô Phéaciens, de ce héros ?
Il est
beau, il est grand ! quel esprit pondéré ! Il est
mon hôte, à moi ; mais l'honneur
est pour tous. Ne vous hâtez donc pas de le congédier ; mais voyez son besoin ! ne lui
refusez pas quelques présents de plus, quand la faveur des dieux a
mis en vos manoirs tant et tant
de richesses !
Alors le vieux héros Echénèos leur dit :
échénèos.
— Mes amis, écoutons la plus sage des
reines
! car, selon notre attente, elle va droit au but.
Suivez donc son conseil :
Alkinoos est là ; qu'il agisse et
qu'il
parle !
Alors Alkinoos, reprenant la parole :
alkinoos.
—
C'est d'après ce conseil que tout se passera, s'il m'est donné de
vivre en gouvernant nos bons rameurs de Phéacie. Mais, malgré son
désir de partir, que notre hôte
veuille bien nous rester ici
jusqu'à demain : j'aurai pu
réunir alors tous nos présents ; nos gens s'occuperont de le
remettre en route, et moi plus que tout autre, qui suis maître en
ce peuple.
Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :
ulysse.
—
Seigneur Alkinoos, l'honneur de tout ce peuple, quand vous
m'inviteriez à rester, fût-ce un an, pour obtenir de vous et le
retour rapide et de nobles
cadeaux, comment vous refuser ?... J'aurais
tout avantage à revenir, les mains mieux garnies,
au pays : car mon peuple pour moi n'aurait que
plus
d'amour et plus de déférence, le jour qu'il me verrait reparaître en
Ithaque.
Alors Alkinoos, en réponse, lui dit :
alkinoos.
— En te voyant, Ulysse, on ne saurait penser
à l'un de ces hâbleurs, de
ces fripons sans nombre, comme la terre noire en nourrit par
centaines, artisans de mensonges
auxquels on ne voit goutte. Quel charme
en tes discours ! quel esprit de noblesse ! L'aède le meilleur n'eût pas
mieux raconté et tes cruels soucis et ceux de tout Argos.
Mais, voyons, réponds-moi sans feinte, point par point : as-tu vu
quelques-uns des compagnons divins qui, pour t'avoir suivi sous les
murs d'Ilion, y trouvèrent la mort
?... La longue nuit qui vient n'est pas près de finir : il
n'est pas encor temps de dormir au manoir ; allons ! raconte-nous
tes travaux, tes prodiges. Je
resterais ici jusqu'à l'aube divine, si tu voulais encor nous
parler de tes maux.
Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :
ulysse.
— Seigneur Alkinoos, l'honneur de tout ce
peuple, il est du temps pour tout, pour les longues histoires, comme
pour le sommeil. Mais puisque ton désir est de m'entendre encor, je
ne puis me soustraire à de nouveaux récits, hélas ! plus
lamentables. Mes pauvres compagnons, morts après la victoire !... Os
n'étaient pas tombés sous les coups des Troyens, dans la mêlée
hurlante : non ! c'est en plein retour que, par la volonté d'une
femme maudite, ils allaient succomber
!
Donc, les femmes s'étaient dispersées ça et là. La
chaste
Perséphone avait chassé leurs ombres. Mais
voici que survint l'ombre
d'Agamemnon. Elle était tout en pleurs et menait le cortège
de ceux qui, près de lui, dans le manoir d'Égisthe, avaient trouvé
la mort et subi le destin. A peine, du sang noir, l'Atride avait-il
bu qu'il me reconnaissait et pleurant, gémissant, versant des flots
de larmes, il me tendait les mains et voulait me toucher. Mais rien
ne lui restait de la force et du muscle, qu'il avait eus jadis en
ses membres alertes. A sa vue, la pitié m'emplit les yeux de larmes,
et je dis, élevant la voix, ces mots ailés :
ulysse.
— Atride glorieux, ô chef de nos guerriers,
Agamemnon, dis-moi quelle Parque t'a pris
et couché dans la mort ?
serait-ce Posidon qui coula tes
vaisseaux, sous la triste
poussée de ses vents de malheur ?...
aurais-tu succombé sous les
coups d'ennemis, dans un enlèvement
de beaux troupeaux, bœufs et moutons, sur un rivage ?...
ou dans quelque combat, sous les murs, pour les femmes ?
Je
dis ; tout aussitôt, l'Atride me répond :
agamemnon.
— Fils de Laërte, écoute, ô rejeton des
dieux,
Ulysse aux mille ruses ! ce n'est pas Posidon qui
coula mes vaisseaux ; ce n'est pas sous les coups d'ennemis, au
rivage, que je trouvai la mort. Mais, au manoir d'Égisthe, où je fus
invité, c'est lui qui me tua, et
ma maudite femme ! Voilà de quelle mort infâme j'ai péri !
Ils ont, autour de moi, égorgé tous mes gens, sans en épargner un,
tels les porcs aux dents blanches qu'au jour d'un mariage, d'un
dîner par écot ou d'un repas de fête, on tue chez un richard ou chez
un haut seigneur. Tu ne fus pas sans voir
déjà beaucoup de meurtres, soit
dans le corps à corps, soit en pleine mêlée ; mais c'est à cette
vue que mon cœur eût gémi ! tout autour du cratère
et des tables chargées, nous
jonchions la grand' salle: le sol fumait de sang ! Et ce que
j'entendis de plus atroce encore, c'est le cri de Cassandre, la
fille de Priam, qu'égorgeait sur mon corps la fourbe Clytemnestre ;
je voulus la couvrir de mes bras ; mais un coup de glaive
m'acheva... Et la chienne sortit, m'envoyant vers l'Hadès, sans
daigner me fermer ni les yeux ni les lèvres. Rien ne passe en horreur et chiennerie
les femmes, qui se mettent au cœur de semblables forfaits !
Voilà
ce qu'elle avait préparé celle-là ! l'infâme, qui tua l'époux de sa
jeunesse !... Moi qui pensais trouver, en rentrant au logis, l'amour
de mes enfants, et de mes serviteurs !... Quelle artiste en forfaits
!... Jusque dans l'avenir, quelle honte pour elle et pour les
pauvres femmes, même les plus
honnêtes !...
A
ces mots de l'Atride, aussitôt je réponds :
ulysse.
— Oui,
pour le sang d'Atrée, le Zeus à la grand'voix fut toujours
implacable : quelles ruses de femme il déchaîna sur eux ! que de
héros, à nous, Hélène nous coûta ! et toi, c'est Clytemnestre qui te
dresse, pendant ton absence, un tel piège !
Je
dis ; tout aussitôt l'Atride me répond :
agamemnon.
— Par l'exemple averti, sois dur envers ta femme !
ne lui confie jamais tout ce que tu résous ! Il faut de l'abandon,
mais aussi du secret... Mais ce n'est pas ta femme,
Ulysse, qui jamais te donnera la mort : elle a trop de raison, un
cœur trop vertueux, cette fille d'Icare ! Ah ! sage Pénélope, au
départ pour la guerre, — je la revois encor, lorsque nous la
quittions toute jeune épousée, — elle avait sur le sein son tout
petit enfant, qui, sans doute aujourd'hui, siège parmi les hommes...
Heureux fils ! en rentrant, son père le verra, et lui, comme il
convient, embrassera son père... Mon fils !... pour empêcher mes
yeux de s'en emplir, ma femme se
hâta de me tuer moi-même... Mais
encore un avis ; mets-le bien en ton cœur : cache-toi, ne va pas
te montrer au grand jour, quand tu aborderas au pays de tes
pères ; aujourd'hui, il n'est rien de sacré pour les femmes.
Mais
dis-moi maintenant, sans feinte, point par point : savez-vous le
pays où peut vivre mon fils ? est-il en Orchomène, à la Pylos des
Sables ou, près de Ménélas, dans les plaines de Sparte ? Je sais
qu'il n'est pas mort, qu'il est
encor sur terre, mon Oreste divin !
A
ces mots de l'Atride, aussitôt je réponds :
ulysse.
— A
quoi bon, fils d'Atrée, m'interroger ainsi ? Je ne sais rien
d'Oreste : de sa vie, de sa mort, pourquoi parler à vide ?
Nous
conversions ainsi tristement, face à face, et restions à gémir,
versant des flots de larmes. Survint l'ombre d'Achille et celle de
Patrocle, suivies de l'éminent Antiloque et d'Ajax, qui fut, après
le fils éminent de Pelée, le plus beau, le plus grand de tous nos
Danaens.
L'ombre d'Achille aux pieds légers me reconnut
et,
parmi les sanglots, me dit ces mots ailés :
achille.
— Tu veux donc, malheureux, surpasser tes exploits ! mais comment
osas-tu descendre dans
l'Hadès, au séjour des défunts, fantômes insensibles
des humains épuisés ?
Aussitôt, à ces mots d'Achille, je réponds :
ulysse.
— Fils de Pelée, Achille, ô toi, le plus
vaillant de tous les Achéens, c'est pour Tirésias que tu me vois ici
: je voulais qu'il m'apprît le moyen de rentrer à mon rocher
d'Ithaque, car je n'ai pas encor touché en Achaïe ; toujours la
proie des maux, non ! je n'ai pas encor mis le pied sur ma terre...
Mais, Achille, a-t-on vu ou verra-t-on jamais bonheur égal au
tien ? Jadis, quand tu
vivais, nous tous, guerriers d'Argos, t'honorions comme un dieu : en
ces lieux, aujourd'hui, je te vois, sur les morts, exercer la
puissance ; pour toi, même la mort, Achille, est
sans tristesse !
Je
dis ; mais aussitôt, Achille dit en réponse :
achille.
— Oh!
ne me farde pas la mort, mon noble Ulysse !... J'aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en
service chez un pauvre fermier, qui n'aurait pas grand'chère, que
régner sur ces morts, sur tout ce peuple éteint ! Mais allons,
parle-moi de mon illustre fils : sut-il prendre ma place au front de
la bataille ?... Et dis-moi : que sais-tu de l'éminent Pelée ?
garde-t-il son pouvoir sur tous
les Myrmidons ? ou mépriserait-on en Hellade et en Phthie
cette vieillesse qui l'enchaîne, bras et jambes ? Pour lui porter
secours, ah ! si j'étais là-haut, sous les feux du soleil, tel
qu'aux plaines de Troie, rempart des gens d'Argos, on me voyait tuer
l'élite des guerriers ! Si tel je revenais au manoir de mon père, ne
fût-ce qu'un instant, comme ils
craindraient ma force et ces mains inlassables, tous ceux
qui, l'outrageant, l'écartent des honneurs! Aussitôt, à ces mots
d'Achille, je réponds :
ulysse.
— Non
! je n'ai rien appris de l'éminent Pelée. Mais je puis te parler de
ton fils ; à tes ordres ; voici la
vérité sur ton Néoptolème
: c'est moi, qui, de Skyros, à bord du fin navire, l'amenai dans les
rangs des Achéens guêtrés... Siégeait-il aux conseils qu'on
tint
sous
Ilion,
il parlait
le premier, et tous ses mots portaient
; seuls,
le
divin
Nestor et moi le surpassions.
Lorsque les Achéens combattaient sous la ville, jamais il ne
restait au plus gros de la foule : il courait de
l'avant ; nul n'égalait sa force
; que d'hommes il tua en de
terribles chocs ! Je ne puis,
nom par nom, te dire tous
les braves qu'il abattit en défendant nos
Argiens. Mais ce fut sous ses
coups que le fils de Thèphe, Eurypylos, tomba et, près de ce
héros, tant de ces Kétéens qui
se faisaient tuer pour des cadeaux de femmes : je
n'ai vu de plus beau que
le divin Memnon. Et quand on
s'embarqua dans le cheval de bois qu'avait fait
Epeios !... Tous les chefs
étaient là ; c'est moi qui
commandais pour ouvrir ou fermer la porte de la trappe. Parmi ces
conseillers et doges danaens, ah
! j'en
ai vu plus
d'un
qui,
s'essuyant les yeux,
tremblait de tous ses membres !
Mais lui,
pas un instant, je ne pus
voir pâlir son beau teint ni couler sur ses joues une larme. Priant
et suppliant qu'on sortît
du cheval, tourmentant la poignée de son glaive,
agitant sa lourde lance en
bronze, il ne pensait,
ton fils, qu'au malheur des Troyens. Quand nous eûmes, enfin,
saccagé sur sa butte la
ville de Priam et qu'avec son butin et sa prime d'honneur, il se
remit en mer, il était sans blessure : coups des armes à pointe
ou plaies du corps à corps, il
avait échappé aux aveugles surprises que la fureur d'Arès
sème dans le combat. A peine avais-je dit que, sur ses pieds légers,
l'ombre de l'Eacide à grands pas s'éloignait : il allait à travers
le Pré de l'Asphodèle, tout joyeux de savoir la valeur de son fils !
Mais des autres défunts, qui dorment dans la mort, les ombres
tristement restaient à me conter, chacune, son souci. Seule, l'ombre
d'Ajax, le fils de Télamon, se
tenait à l'écart : il me gardait rigueur de ma victoire au
tribunal, près des vaisseaux, quand les armes d'Achille, offertes au
vainqueur par son auguste mère, me furent adjugées. Les filles des
Troyens et Pallas Athéna avaient été nos juges. Ah ! comme j'aurais
dû ne pas gagner la joute! La tombe n'aurait
pas aujourd'hui cette
tête!
J'essaie, pour l'aborder, des plus douces paroles :
ulysse.
—
Écoute, Ajax, ô fils du noble Télamon, quoi! jusque dans la mort, tu
me gardes rigueur de ces armes maudites ! C'est pour notre malheur
qu'un dieu nous les offrit : quel rempart ont en toi perdu nos
Achéens ! autant que sur la tête
du Péléide Achille, nous avons sur ta mort pleuré toutes nos larmes
! Mais quelle en fut la cause, sinon la haine atroce de Zeus
contre l'armée des piquiers danaens ? il te jeta le sort... Approche
donc, seigneur ; écoute mes paroles : oh ! réponds à ma voix !
apaise la fureur de ton cœur généreux !
Je
dis ; mais, sans répondre un mot, l'ombre d'Ajax retournait dans l'Érèbe,
près des autres défunts qui
dorment dans la mort.
Là,
malgré sa colère, peut-être eût-il voulu me parler ou m'entendre.
Mais c'est d'autres défunts qu'au fond de moi, mon cœur désirait
voir les ombres.
Alors je vis Minos, le noble fils de Zeus : tenant le sceptre d'or,
ce roi siégeait pour rendre aux défunts la justice ; assis autour de
lui ou debout, les plaideurs emplissaient la maison d'Hadès aux
larges portes.
Après lui, m'apparut le géant Orion qui chassait, à travers le Pré
de l'Asphodèle, les fauves qu'autrefois il avait abattus dans les
monts solitaires, il avait à la main cette massue de bronze que rien
n'a pu briser.
Et
je vis Tityos, fils de la noble Terre : il gisait sur le sol et
couvrait neuf arpents. Un couple de vautours, posés à ses deux
flancs, lui déchirait le foie et fouillait ses entrailles, et ses
mains ne pouvaient les écarter de lui: il avait assailli la compagne
de Zeus, cette auguste Léto, qui s'en allait à Delphes, à travers
Panopée et sa riante plaine.
Je
vis aussi Tantale en proie à ses tourments. Il était dans un lac,
debout, et l'eau montait lui toucher le
menton ; mais, toujours
assoiffé, il ne pouvait rien boire ;
chaque fois que, penché, le
vieillard espérait déjà prendre de l'eau, il voyait
disparaître en un gouffre le lac et paraître à ses pieds le sol de
noir limon, desséché par un dieu. Des arbres à panache, au-dessus
de sa tête, poiriers et grenadiers et pommiers aux
fruits d'or, laissaient pendre
leurs fruits ; à peine le vieillard faisait-il un effort pour
y porter la main : le vent les emportait jusqu'aux sombres nuées.
Je
vis aussi Sisyphe, en proie à ses tourments : ses
deux bras soutenaient la pierre
gigantesque, et, des pieds et des mains, vers le sommet du
tertre, il la voulait pousser; mais à peine allait-il en atteindre
la crête, qu'une force soudain la faisant retomber, elle roulait
au bas, la pierre sans vergogne ; mais lui, muscles tendus,
la poussait derechef ; tout son
corps ruisselait de sueur, et son
front se nimbait de poussière.
Puis
ce fut Héraclès que je vis en sa force : ce n'était
que son ombre ; parmi les
Immortels, il séjourne en personne
dans la joie des festins ; du
grand Zeus et d'Héra aux sandales dorées, il a la fille, Hébé aux
chevilles bien prises. Autour de lui, parmi le tumulte et les
cris, les morts prenaient la fuite ; on eût dit des oiseaux. Pareil
à la nuit sombre,
il avait dégainé son arc et mis déjà la flèche sur la corde ; d'un
regard effrayant, cet archer toujours prêt semblait chercher le but
; sa poitrine portait le baudrier terrible et le ceinturon d'or, où
l'on voyait gravés, merveille des chefs-d'œuvre, des ours, des
sangliers, des lions aux yeux clairs, des mêlées, des combats, des
meurtres, des tueries : l'artiste, qui mit là tout son art,
essaierait vainement de refaire un pareil baudrier...
Héraclès, du premier regard, me reconnut et, parmi
les sanglots, me dit ces mots ailés :
HÉRACLÈS.
— Pauvre ami, traînes-tu cette vie misérable
que j'ai traînée là-haut, sous les feux du soleil ?
Fils de Zeus, petit-fils de Cronos, j'endurais des misères
sans bornes, asservi sous le joug du pire des humains ;
quels
pénibles travaux il m'avait imposés !
Ici, pour
enlever le chien, il m'envoya ;
c'était, dans sa pensée,
le risque sans pareil...
Je pris et j'emmenai le chien
hors de l'Hadès ; pour guides, j'avais eu Hermès et la
déesse aux yeux pers, Athéna !
A ces mots, il rentra aux maisons de l'Hadès.
Et ma mère rentra aux maisons de l'Hadès
et moi, je restais là, attendant la venue de
quelqu'un des héros, qui sont morts avant nous.
J'aurais bien voulu voir les héros des vieux âges, Thésée,
Pirithoos, nobles enfants des dieux. Mais avant eux,
voici qu'avec des cris d'enfer, s'assemblaient les tribus
innombrables des morts. Je me sentis verdir de crainte
à la
pensée que, du fond de l'Hadès, la noble Perséphone pourrait nous
envoyer la tête de Gorgô, de ce
monstre terrible... Sans tarder, je retourne au vaisseau
; je m'embarque et commande à mes gens d'embarquer à leur
tour, puis de larguer l'amarre.
Mes gens sautent à bord et vont s'asseoir aux
bancs et, descendant le cours du
fleuve Okéanos, notre
vaisseau s'éloigne, à la rame d'abord, puis
au gré de la brise.
Quand nous avons quitté le cours de l'Océan,
nous
voguons sur la mer, et le flot du grand large
nous porte en Aiaié, vers ces
bords où, sortant de son berceau de brume, l'Aurore a sa maison
avec ses chœurs et le Soleil a
son lever. On aborde ; on échoue le vaisseau sur les sables et nous
nous endormons jusqu'à l'aube divine.