KIKONES
ET LOTOPHAGES
Dans son
berceau de brume, aussitôt qu'apparut
l'Aurore aux
doigts de roses, Sa Force et Sainteté
le roi Alkinoos s'élança de son lit, et le
pilleur
de Troie, le rejeton des dieux,
Ulysse se leva. Sa Force
et Sainteté leur montra le chemin
pour gagner l'agora voisine des vaisseaux. Une fois arrivés, ils prirent
siège ensemble sur les pierres polies. Mais Pallas Athéna s'en
allait par la ville, sous les traits d'un héraut du sage
Alkinoos. Elle arrêtait chacun et lui donnait l'avis :
ATHÉNA.
— Par ici, conseillers et doges phéaciens
! allez
à l'agora! vous verrez l'étranger
que vient de recevoir le
sage Alkinoos : il a roulé les mers ! il est beau comme un dieu !
Ce discours
excitant le zèle en tous les cœurs,
la foule en un instant avait empli
les sièges ; dans les deux agoras, on se pressait pour admirer le
sage Ulysse : Athéna lui versait
sur la tête et le buste
une grâce céleste et le faisait paraître et plus grand et
plus fort, pour conquérir le cœur de tous les Phéaciens et gagner
leur respect, leur crainte et la
victoire aux différents concours, lorsque ces
Phéaciens provoqueraient Ulysse.
Quand, le peuple accouru, l'assemblée fut complète, Alkinoos,
prenant la parole, leur dit :
ALKINOOS.
— Doges et conseillers de Phéacie,
deux mots ! J'ai là cet étranger
dont j'ignore le nom ; en ma demeure, après naufrage il est venu
; mais nous arrive-t-il des peuples de l'aurore
ou de ceux du
couchant ?...
Il prie qu'on le ramène et veut
être fixé. Nous, comme à l'ordinaire,
hâtons sa reconduite ! Jamais, au grand jamais,
on ne vint sous mon toit
pour
vivre
dans
l'angoisse, en attendant sans fin la journée du
retour :
allons!
vite!
tirons à la vague divine
un vaisseau préparé pour
son premier voyage ; dans le
peuple, levons cinquante-deux rameurs de vaillance éprouvée ;
chacun d'eux à son banc ira lier sa rame, puis ils débarqueront et
reviendront chez moi nous préparer tout aussitôt un prompt festin ;
je fournirai pour tous... Jeunes gens,
j'ai parlé... Mais
vous, les rois à sceptre, il
faut venir aussi en ma belle demeure : je veux que nous
fêtions notre hôte en ma
grand'salle. Allons ! pas de refus ! et qu'on aille chercher
notre aède divin, notre Démodocos que la déesse a fait le charmeur
sans rival, quel que soit le sujet où l'engage son cœur.
Il dit et, leur montrant la route,
il s'en alla devant les rois à sceptre. Un héraut se rendit
chez l'aède divin. Cinquante-deux
rameurs, que l'on avait levés suivant l'ordre du roi,
descendirent au bord de la mer inféconde. Quand ils eurent atteint
le navire et la mer, le noir croiseur fut amené
en eau profonde, puis, dans ce noir vaisseau,
on chargea mât et voiles ; aux
estropes de cuir, on
attacha les rames ; en rade, on fut mouiller
sous le cap de l'aval, et l'on revint ensuite à la
grande maison du sage Alkinoos,
où tout était rempli, enceinte, entrées et salles. Pour ses hôtes,
le roi avait fait immoler huit cochons aux dents blanches,
douze brebis, deux bœufs à la
démarche torse, qu'on avait écorchés et qu'on parait déjà
pour apprêter le plus aimable des festins. Le héraut reparut,
menant le brave aède à qui
la Muse aimante avait donné sa part et de biens et de maux, car,
privé de la vue, il avait reçu
d'elle le chant mélodieux. Pour lui
faire une place au centre du
festin, Pontonoos prit un fauteuil aux clous d'argent, qu'il
s'en vint adosser à la haute colonne, et, pendant au crochet, au
dessus de sa tête, la cithare au
chant clair, il lui montrait à la reprendre
de ses mains, puis approchait de lui, sur une belle table, la
corbeille du pain et la coupe de
vin pour boire à son envie. Alors, aux parts de
choix préparées et servies, ils
tendirent les mains.
Quand on
eut satisfait la soif et l'appétit, l'aède, que la Muse inspirait,
se leva. Il choisit,
dans la geste humaine, un épisode dont le renom montait alors
jusques aux cieux : la querelle
d'Ulysse et du fils de Pelée, leur dispute en
un opulent festin des dieux, leurs
terribles discours et la joie
qu'en son cœur, en ressentait le chef suprême Agamemnon ; car,
voyant les deux rois
achéens en querelle, l'Atride repensait aux dires prophétiques de
Phœbos Apollon dans la bonne
Pytho, un jour qu'il en avait
franchi le seuil de
pierre pour consulter l'oracle, au temps où le
grand Zeus décidait de rouler
Danaens et Troyens dans
le flot du malheur.
Or, tandis
que chantait le glorieux aède, Ulysse
avait saisi son écharpe de pourpre
et, de ses mains vaillantes, la tirait sur son front. De cette
grande écharpe, il voila ses
beaux traits : devant les
Phéaciens, il eût rougi des
pleurs qui gonflaient ses
paupières ; mais, à chaque repos de l'aède divin, il essuyait
ses pleurs, rejetait son écharpe et,
de sa double coupe, faisait
l'offrande aux dieux, puis, à chaque reprise, quand, charmés
de ses vers, les chefs des Phéaciens redemandaient l'aède, Ulysse,
ramenant l'écharpe, sanglotait...
A toute l’assistance, il sut
cacher ses larmes : seul Alkinoos s’en douta, puis les vit, ils
siégeaient côte à côte, — et l'entendit enfin lourdement sangloter.
Vite il dit à ses bons rameurs de Phéacie :
ALKINOOS.
— Doges et conseillers de Phéacie, deux
mots ! Voici que de la table, où
chacun eut sa part, nos cœurs
ont bien joui, comme aussi de la lyre,
dont la place est marquée au plus beau des festins. Il est
temps de sortir et de nous mettre aux jeux !
Il dit, montrant la route, et les
autres suivirent. Le héraut, raccrochant la cithare au chant clair,
prit par la main Démodocos et l'emmena. Au sortir du manoir, il lui
servit de guide dans la rue que prenaient les chefs des Phéaciens
pour aller voir les jeux. On gagna l'agora: la foule, par milliers,
accourait sur leurs pas. Bientôt se présenta la plus noble jeunesse,
et l'on vit se lever Dugaillard, Vitenmer, Laviron, Lenocher, Delapoupe,
Du Bord, Delarame, Dularge, Delaproue, Lecoureur, le fils de
Montabord, et Doublemer, le fils
de Flotte-Carpentier, puis Euryale, égal à ce fléau
d'Arès; pour la taille et
les traits, ce fils de Naubolos n'avait pas un rival ; le seul
Laodamas parmi les Phéaciens
était encor plus beau. Enfin Laodamas, Klytoneus et leur
frère, le divin Halios, se levèrent aussi : c'étaient trois fils de
l'éminent Alkinoos.
Pour disputer d'abord l'épreuve de
la course, on se mit à la borne où la piste s'ouvrait : tous
ensemble, d'un vol, ils filèrent dans un nuage de poussière ;
l'éminent Klytoneus fut vainqueur sans conteste ; d'une bonne tirée
de mulets au labour, il tenait les devants quand il revint au
peuple, ayant semé les autres. Puis ce fut la main plate et ses
halètements : Euryale vainquit tout le choix des lutteurs. Mais, au
saut, Double-mer en dernier
l'emporta. Au disque, Laviron l'emporta
mieux encore. A la boxe, ce fut le brave fils d'Alkinoos,
Laodamas.
Quand le
plaisir des jeux eut charmé tous les cœurs,
le fils
d'Alkinoos, Laodamas, leur dit :
LAODAMAS.
— Maintenant, chers amis, demandons à
notre hôte s'il n'est pas quelque
sport qu'il connaisse et pratique. Voyez comme il est fait ! ces
cuisses, ces mollets, cette paire
de bras, les muscles de ce col et cette ample poitrine ! Non
! il n'a rien encor perdu de sa
jeunesse ; mais il a tant souffert qu'il en reste brisé !...
Il n'est rien, croyez-moi, de pire que la mer pour vous abattre un
homme, et le plus vigoureux.
Euryale,
prenant la parole, intervint :
EURYALE.
— Très bien, Laodamas ! tu parles
comme un sage. C'est à
toi maintenant d'aller
faire
l'invite
et
de
lui
dire un mot.
Sitôt
qu'il entendit, le bon Laodamas s'avança dans
l'arène pour inviter Ulysse :
LAODAMAS.
— A ton tour, maintenant, l'étranger,
notre père !
viens t'essayer aux jeux auxquels tu
t'entraînas : tu dois bien en
connaître ! Est-il en cette vie une gloire plus grande que de savoir
jouer des jambes et des bras ? Allons, viens essayer et balaie les chagrins
! Le départ viendra vite : le navire est à
flot et l'équipage, prêt.
Ulysse
l'avisé lui fit cette réponse :
ULYSSE.
— Pourquoi, Laodamas, ces railleries d'invite
? Si mon cœur s'abandonne aux chagrins plus
qu'aux jeux, c'est que
j'ai tant souffert naguère
et tant peiné ! Ah ! dans votre
assemblée, où tu me vois
assis, je n'ai qu'une pensée : le retour que, du roi et du
peuple, j'implore.
En réponse, Euryale se mit à le
railler :
EURYALE.
— Ah ! non ! je ne vois rien, mais rien en
toi, notre hôte, d'un connaisseur
des jeux, même en prenant tous
ceux dont usent les humains !... Si jamais, sur les bancs
d'un vaisseau, tu montas, ce fut pour
commander des marins au
commerce, noter la cargaison ou surveiller le fret et vos
gains de voleurs... Mais un
athlète, toi !
Ulysse
l'avisé le toisa et lui
dit :
ULYSSE.
— C'est bien mal
dit,
mon hôte ! Un maître fou,
c'est toi ! Beauté, raison, bien dire, on voit qu'en
un même homme, les
dieux presque jamais ne mettent
tous les charmes. L'un n'a reçu du ciel que médiocre figure;
mais ses discours sont pleins d'une
telle beauté qu'il charme
tous les yeux: sa parole
assurée, sa réserve polie le marquent dans la foule; quand il va par
les rues, c'est un
dieu qu'on
admire...
J'en
sais d'autres qui sont
d'une beauté divine, mais qui,
dans
leurs discours, manquent toujours
de grâce... C'est ainsi que, sur toi, brille tant de beauté qu'un dieu même
n'aurait pas fait plus bel ouvrage. Mais ton
esprit, du vent !... Tu
m'as levé le cœur au plus
profond de moi, avec tes mots de rustre !... Je ne suis pas, aux
jeux, l'apprenti que tu
crois. J'étais dans les premiers, tant que j'avais pour moi mes bras
et ma jeunesse. Maintenant la misère et les chagrins me tiennent :
j'ai trop longtemps pâli à
batailler sur terre, à
peiner sur les flots... Mais n'importe ! je vais, après tant de
souffrances, m'essayer à vos jeux. Tes discours m'ont mordu le cœur
: c'est un défi pour moi que tes paroles.
A ces mots, il s'élance et, sans
même quitter son écharpe, il va prendre un disque bien plus large et
beaucoup plus pesant que tous ceux dont avaient jouté
les Phéaciens. Il le tourne une
fois, et le disque en
ronflant quitte sa main vaillante, et tous ces armateurs, ces
gens aux longues rames saluent jusques au sol, sous le vent de la
pierre, et le disque, passant toutes les autres marques, continue
de courir. Lui, restait, main
levée.
Prenant les traits d'un homme,
Athéna vint marquer l'arrêt et lui cria :
ATHENA.
— Un aveugle, notre hôte un aveugle à tâtons distinguerait ta marque
; elle n'est pas mêlée à la
foule des autres. Bravo pour ce coup-là ! personne en
Phéacie n'est capable d'aller
jusqu'ici ni plus loin.
A ces mots, le divin Ulysse
s'applaudit d'avoir en cette
arène un témoin favorable.
C'est d'un cœur plus léger qu'il
dit aux Phéaciens, le héros
d'endurance :
ULYSSE.
— Et d'un qu'il vous faudrait atteindre,
jeunes gens! Je m'en vais tout à
l'heure en placer un second au même endroit, je pense, et peut-être
plus loin. Maintenant, si le cœur vous en dit, bon courage ! à tous
les autres jeux, qu'on vienne me tâter! On m'a trop irrité : boxe,
course ou main plate, je ne refuse rien et ne veux récuser de tous
les Phéaciens qu'un seul, Laodamas. C'est mon hôte : comment lutter contre
un ami ? Il faudrait être fou ou
de cœur misérable pour provoquer aux jeux celui qui vous
accueille en pays étranger :
c'est s'amputer soi-même !... Mais à part celui-là, je dis ne
refuser ni dédaigner personne. Me voici prêt à vous regarder dans
les yeux. Qu'on vienne me tâter ! Je puis tenir ma place à tous les
jeux des braves; mais c'est l'arc en bois fin que je sais manier. Du
premier coup, ma flèche, en la cohue des ennemis, atteint son homme,
quand même, autour de lui, cent compagnons voudraient le couvrir en
tirant. De tous les Achéens,
Philoctète était seul à l'emporter sur moi quand, au pays de
Troie, nous concourions à l'arc. Mais, au monde, il n'est plus autre
mangeur de pain qu'on puissent de fort loin, me comparer, je crois.
Oh! il fut des héros devant qui je m'incline : tel Héraclès et tel
Eurytos d'Œchalie ; car ceux-là, c'est les dieux qu'à
l'arc ils égalaient. Il en coûta
la vie à ce grand Eurytos! Si l'âge, en son palais, ne vint
pas le surprendre, ce fut qu'en sa colère, Apollon le tua, quand à
l'arc Eurytos eut provoqué le dieu... Et je plante ma pique aussi
loin, et plus loin que les autres leur flèche... Je n'excepte qu'un
jeu : je craindrais vos coureurs. J'ai, sous les coups de mer, trop
durement pâti : faute d'avoir à bord les soins de chaque jour, j'ai
les jambes rompues.
Il dit ; tous se taisaient. Alors,
dans le silence, le seul Alkinoos, en réponse, lui dit :
ALKINOOS.
— Mon hôte, tes discours ne sauraient
nous déplaire : tu désires montrer
que ta valeur subsiste, irrité que cet homme ait osé dans l'arène
insulter ta vaillance en des mots dont jamais un sage n'eût usé.
Mais comprends mes raisons :
quand, ayant retrouvé tes enfants et ta femme, tu auras à ta
table un héros qui voudra connaître nos mérites, il faut que tu lui
dises en quels travaux Zeus nous maintient de père en fils. Non ! la
boxe n'est pas notre fort, ni la lutte : nous
sommes bons coureurs et marins
excellents ; mais pour nous, en tout temps, rien ne vaut le
festin, la cithare et la danse, le linge toujours frais, les bains
chauds et l'amour... Allons! entrez au jeu, toute la fleur de nos
danseurs de Phéacie ! de retour au logis, je voudrais que notre hôte
pût dire à tous les siens qu'à la rame, à la course, au chant et à
la danse, nous sommes sans rivaux. Vite ! à Démodocos qu'on s'en
aille chercher la cithare au chant clair : elle est restée chez moi.
Ainsi
parlait Alkinoos, semblable aux dieux. Le
héraut se leva et s'en alla chercher
à la maison du roi la cithare
bombée. Dans le peuple, on choisit neuf juges de l'arène,
qui, pour tout apprêter se levant de leur
place, aplanirent le sol. Comme
ils en avaient fait un beau terrain de lutte, le héraut
reparut, rapportant à l'aède la
cithare au chant clair. Alors Démodocos s'avança dans le
cercle ; la fleur des jeunes gens, champions de la danse, debout
autour de lui, voilaient et, de leurs pieds, frappaient le plan de
l'aire. Ulysse était tout yeux devant ces passe-pied dont son cœur s'étonnait.
AMOURS D'ARÈS ET D'APHRODITE
Démodocos
alors préluda, puis se mit à bellement chanter.
Il disait les amours d'Arès et de son Aphrodite au
diadème, leur premier
rendez-vous secret chez Héphaestos et tous les dons d'Arès,
et la couche souillée du seigneur Héphaestos, et le Soleil allant
raconter au mari qu'il les avait
trouvés en pleine œuvre d'amour. Héphaestos accueillit sans
plaisir la nouvelle ; mais, courant à sa forge, il roulait la
vengeance au gouffre de son cœur. Quand il eut au billot dressé sa
grande enclume, il forgea des
réseaux de chaînes infrangibles pour prendre nos
amants. Puis, le piège achevé,
furieux contre Arès, il revint
à la chambre où se trouvait son lit : aux pieds, il attacha
des chaînes en réseau ; au plafond, il pendit tout un
autre réseau, vraie toile
d'araignée, — un piège sans pareil,
imperceptible à tous, même aux dieux bienheureux !
et quand, autour du lit, il eut
tendu la trappe, il feignit un départ vers les murs de Lémnos,
la ville de son cœur entre toutes les terres. Arès, qui le guettait,
n'avait pas l'œil fermé : dès qu'il vit en chemin le glorieux
artiste, il prit ses rênes d'or, et le voilà courant chez le noble
Héphaestos, tout de feu pour sa Kythérée au diadème !
La fille du Cronide à la
force invincible rentrait tout justement du manoir de son père et
venait de s'asseoir. Ares entra chez elle et, lui prenant la main,
lui dit et déclara :
ARÈS.
—Vite au lit, ma chérie! quel
plaisir de s'aimer !... Héphaestos est en route ; il doit être à
Lémnos, parmi ses Simiens au parler de sauvages.
Il dit, et le désir du lit prit la
déesse. Mais, à peine montés sur le cadre et couchés, l'ingénieux
réseau de l'habile Héphaestos leur retombait dessus : plus moyen de
bouger, de lever bras ni jambe; ils voyaient maintenant qu'on ne
pouvait plus fuir. Et voici que rentrait la gloire des boiteux!
avant d'être à Lémnos, il avait tourné bride, sur un mot du Soleil
qui lui faisait la guette.
Debout au premier seuil, affolé de
colère, avec des cris de fauve, il appelait les dieux :
héphAestos.
—
Zeus le père et vous tous, éternels
Bienheureux ! arrivez ! vous verrez
de quoi rire ! un scandale ! C'est vrai : je suis boiteux ; mais la
fille de Zeus, Aphrodite, ne vit que pour mon déshonneur ; elle aime
cet Arès, pour la seule raison qu'il est beau, l'insolent! qu'il a
les jambes droites ! Si je naquis
infirme, à
qui la faute ? à moi ?... ou à mes père et
mère ?...
Ah !
comme ils auraient dû ne pas me mettre au monde !
Mais venez ! vous verrez où nos gens
font l'amour : c'est dans mon propre lit ! J'enrage de les voir. Oh
! je crois qu'ils n'ont plus grande envie d'y rester : quelqu'amour
qui les tienne, ils vont bientôt ne plus vouloir dormir à deux. Mais
la trappe tiendra le couple sous les chaînes, tant que notre
beau-père ne m'aura pas rendu jusqu'au moindre cadeau que je lui
consignai pour sa chienne de fille !... La fille était jolie, mais
trop dévergondée !
Ainsi parlait l'époux et, vers le
seuil de bronze, accouraient tous les dieux, et d'abord Posidon, le
maître de la terre, puis l'obligeant Hermès, puis Apollon,
le roi à la longue portée ; les
déesses, avec la pudeur de leur sexe, demeuraient au logis...
Sur le seuil, ils étaient debout,
ces Immortels qui nous donnent les biens, et, du groupe de ces
Bienheureux, il montait un rire inextinguible : ah ! la belle
œuvre d'art de l'habile
Héphaestos !
Se regardant l'un l'autre, ils se
disaient entre eux :
le
chœur.
— Le
bonheur ne suit pas la mauvaise
conduite... Boiteux contre coureur !
Voilà que ce bancal d'Héphaestos prend Arès ! Le plus vile des
dieux, des maîtres de l'Olympe, est dupe du boiteux... Il va
falloir payer le prix de
l'adultère.
Tels étaient les discours qu'ils
échangeaient entre eux. Alors le fils de Zeus, le seigneur Apollon,
prit Hermès à partie :
apollon.
—
Hermès, le fils de Zeus, le porteur de
messages, le semeur de richesses, je
crois que, volontiers, tu te laisserais prendre sous de pesants
réseaux, pour dormir en ce lit de l'Aphrodite d'or !
Hermès, le
messager rayonnant, de répondre :
hermès.
— Ah ! plût au ciel, seigneur
à la longue portée!... Qu'on me charge, Apollon ! et trois fois plus
encore, de chaînes infinies et venez tous me voir, vous tous, dieux
et déesses ; mais que je dorme aux bras de l'Aphrodite d'or !
Il disait
et le rire éclata chez les dieux. Seul Posidon,
sans rire,
implorant d'Héphaestos la liberté d'Arès, disait
ces mots
ailés au glorieux artiste :
posidon.
—
Lâche-le! sur ton ordre, il paiera tous
les frais :
je m'en porte garant devant les Immortels.
La gloire
des boiteux alors lui répondit :
héphAestos.
— Pas
d'ordres ! Posidon, ô maître de
la terre ! car à mauvais payeur,
mauvaises garanties ! Devant les
Immortels, quel moyen de contrainte aurai-je contre toi,
quand Arès envolé oubliera dette et
chaînes ?
Mais
l'ébranleur du sol, Posidon, répliqua :
posidon.
—
Héphaestos, si jamais Arès vient à s'enfuir
et à nier sa dette, c'est moi qui te paierai.
La gloire
des boiteux alors lui répondit :
héphAEstos.
— Je
ne puis ni ne veux douter de ta
parole.
Il dit et
mit sa force à lever le filet. Le couple, délivré
de ces chaînes pesantes, prenait son
vol, lui vers la Thrace, elle
vers Chypre. Elle allait à Paphos, l'Aphrodite
aux sourires retrouver son enclos, l'encens de son autel,
et, l'ayant mise au bain, les Grâces la frottaient de cette huile
divine qui reluit sur la peau des dieux
toujours vivants, puis elles lui
passaient une robe charmante,
enchantement des yeux !
Voilà ce
que chantait le glorieux aède. Ulysse à l'écouter
trouvait autant de charme que tous ces armateurs et
gens aux
longues rames du peuple phéacien.
Alkinoos
alors fit danser seul à seul deux de ses fils,
Laodamas et Halios : ils étaient
hors concours. Ils prirent à deux mains un beau ballon de pourpre
que, pour eux, avait fait Polybe, un habile homme : échine
renversée, quand l'un d'eux l'envoyait jusqu'aux sombres nuées,
l'autre, sautant en l'air, le recevait au vol, avant de retoucher le
sol de ses deux pieds. Puis, ayant terminé ces jeux de haute balle,
ils dansèrent au ras de la terre nourrice, en rapides croisés, et,
debout
dans l'arène, les autres jeunes gens leur
battaient
la cadence : quel
bruit il en montait !
Ulysse le
divin dit à Alkinoos :
ulysse.
—
Seigneur Alkinoos, l'honneur de tout ce
peuple, tu
m'avais dit combien excellent vos danseurs ; mais la preuve en est
faite et leur vue me confond.
Cet éloge
remplit de joie Sa Sainte Force. Aussitôt, à
ses bons
rameurs de Phéacie, Alkinoos de dire :
alkinoos.
—
Doges et conseillers de Phéacie, deux
mots. Notre hôte m'apparaît tout
rempli de sagesse. Allons! comme
d'usage, offrons-lui les présents de l'hospitalité ! Nous
avons douze rois de marque dans
ce peuple, douze chefs souverains, et je suis le treizième : que
chacun fasse donc apporter une écharpe tout fraîchement
lavée, une robe, un talent de son or le plus fin; sans retard, à
notre hôte offrons le tout ensemble; c'est d'un cœur plus joyeux
qu'ayant nos dons en mains, il rentrera souper. Mais Euryale aussi,
pour ses mots malsonnants, devra
lui présenter un don et des excuses!
Il dit ; tous d'applaudir et de
donner les ordres, et chacun au logis envoya son héraut pour
chercher son présent. Euryale, à son tour, lui fit cette réponse :
EUryale.
— Seigneur
Alkinoos, l'honneur de tout ce
peuple, j'obéis à ton ordre et vais,
pour apaiser notre hôte, lui donner ce glaive tout en bronze ; la
poignée est d'argent ; la gaine est d'un ivoire qui vient d'être
scié : il saura l'estimer à sa valeur, je pense.
Il dit et déposa entre les mains
d'Ulysse le glaive aux clous d'argent, puis reprit la parole et dit
ces mots ailés:
euryale.
—
Avec tous mes souhaits, l'étranger,
notre père ! S'il te fut adressé
quelque mot violent, que le prenne et l'emporte aussitôt la
bourrasque ! et que les Immortels t'accordent la faveur de rentrer
au pays, de revoir ton épouse, après avoir souffert si longtemps
loin des tiens !
Ulysse l'avisé lui fit cette
réponse :
ulysse.
—
Accepte aussi mes vœux : que les dieux,
mon ami, te comblent de bonheur, et,
puisqu'avec des mots qui nous réconcilient, tu me donnes ce glaive,
puisses-tu n'en avoir jamais
aucun regret !
Il disait
et passait autour de son épaule le glaive aux
clous
d'argent.
Au coucher du soleil, les
présents étaient là et les nobles hérauts les portaient chez le roi.
Les fils de l'éminent Alkinoos prenaient ces cadeaux magnifiques, pour les
poser auprès de leur auguste mère. Sa Force et Sainteté leur
montrait le chemin. On rentra : dans les hauts fauteuils, on fut
s'asseoir.
Sa Force Alkinoos, appelant
Arété
:
alkinoos.
—
Femme, prends le meilleur de nos
coffres de luxe et mets-y pour ton
compte une robe, une écharpe tout fraîchement lavée ; puis, sur le
feu, posez à chauffer la
bassine, et, quand l'eau sera chaude, que notre hôte aille au
bain ! Je veux qu'à son retour, voyant en sûreté les présents qu'il
reçut de nos rois phéaciens, il goûte mieux encor le festin et les
chants que nous dira l'aède. Pour mon cadeau, voici ma belle
coupe en or, afin qu'à tout
jamais, il garde ma mémoire lorsque, dans sa grand'salle, il
boira soit à Zeus, soit à quelque autre dieu.
Il disait :
Arété donna l'ordre à ses femmes de mettre
au feu le grand trépied tout à
l'instant. Sur la flamme avivée,
les servantes plantèrent le trépied chauffe-bain et, l'ayant rempli
d'eau, entassèrent dessous les bûches
à flamber, et bientôt l'eau
chauffa dans la panse du vase,
que la flamme léchait. Mais la
reine Arété apportait du trésor son coffre le plus beau,
qu'elle offrit à son hôte, puis
déposait au fond les cadeaux magnifiques, les vêtements
et l'or, présents des Phéaciens, ajoutait pour son
compte une écharpe avec la plus
belle de ses robes, et disait,
élevant la voix, ces mots ailés à l'adresse d'Ulysse :
Arété.
—
Vite ! à toi maintenant de veiller au couvercle
et d'y mettre le nœud : il ne faut pas qu'en route,
à bord du noir vaisseau, on te
trompe à nouveau lorsque tu dormiras du plus doux des sommeils.
Le héros d'endurance, Ulysse le
divin, eut à peine entendu qu'ajustant le couvercle, il y mettait un
nœud dont l'auguste Circé lui avait autrefois enseigné le
secret. L'intendante aussitôt vint l'inviter au bain. Il fut à la
baignoire : en voyant ce bain chaud, quelle joie dans son cœur ! il
n'avait pas donné grand temps à sa toilette, depuis qu'il n'était
plus là-bas chez Calypso, la
nymphe aux beaux cheveux : ah ! là-bas ! il avait tout le
confort d'un dieu !...
Les femmes, l'ayant mis au bain et
frotté d'huile, le vêtirent d'un beau manteau et d'une robe. Sorti
de la baignoire, il allait retrouver les héros qui buvaient,
lorsque Nausicaa, que les dieux
faisaient belle, se dressa au montant de l'épaisse embrasure
et, ses yeux étonnés fixant les yeux d'Ulysse, elle éleva la voix et
dit ces mots ailés :
nausicaa.
— Bon
voyage, notre hôte ! au pays de
tes pères, quand tu seras rentré,
garde mon souvenir ! car c'est à moi d'abord que devrait revenir le
prix de ton salut.
Ulysse
l'avisé lui fit cette réponse :
ulysse.—
Fasse l'époux d'Héra, le Zeus retentissant,
qu'en mon
logis, je voie la journée du retour, aussi vrai
que mes
vœux, quand je serai là-bas, te resteront fidèles :
tu me seras un dieu, tous les jours
d'une vie que je te dois, ô vierge !
Il dit et s'en alla reprendre son
fauteuil auprès d'Alkinoos.
Comme on tranchait les parts et
qu'on mêlait le vin, le héraut reparut, menant le brave aède,
Démodocos, que tout ce peuple révérait ; il s'en vint l'installer au
centre du festin, le fauteuil adossé à la haute
colonne.
Ulysse l'avisé appela le héraut,
puis, taillant au filet d'un porc aux blanches dents un morceau que
bardait une abondante graisse, — le plus gros y restait :
ulysse.
— Héraut, prends cette part
et la porte à l'aède ! qu'il mange ! et dis-lui bien que, malgré mon
chagrin, je veux le saluer ! Il n'est homme ici-bas qui ne doive aux
aèdes l'estime et le respect : car n'apprennent-ils pas de la Muse
leurs pièces ? la Muse qui
chérit la race des chanteurs !
Il dit : prenant la viande en ses
mains, le héraut s'en fut l'offrir à son seigneur Démodocos, et ce
don mit la joie dans le cœur de l'aède.
Alors, aux parts de choix
préparées et servies, ils
tendirent les mains.
Quand on eut satisfait la
soif et l'appétit, Ulysse l'avisé
dit à Démodocos :
ulysse.
—
C'est toi, Démodocos, que, parmi les
mortels, je révère entre tous, car
la fille de Zeus, la Muse, fut ton maître, ou peut-être Apollon !
Quand tu chantes si bien le sort
des Achéens, leurs maux et leurs exploits et toutes leurs
traverses, l'as-tu vu de tes yeux ou par les yeux d'un
autre ?... Mais poursuis !
et dis-nous l'histoire du cheval
de bois, que fit avec
Épeios Athéna, et comment le divin Ulysse introduisit ce
piège dans la ville, avec son chargement des pilleurs
d'Ilion ! Si tu peux tout
au long nous conter cette histoire,
j'irai dire partout qu'un dieu, qui te protège, dicte ton chant
divin.
Il eut à peine dit que, sous
l'élan du dieu, l'aède préludait, puis leur tissait son hymne. Il
avait pris la scène au point où ceux d'Argos, ayant incendié leurs
tentes, s'éloignaient sur les bancs de leur flotte ; mais déjà, aux
côtés du glorieux Ulysse, les chefs étaient à Troie, cachés dans le
cheval que les Troyens avaient tiré sur l'acropole. Le cheval était
là, debout, sur l'agora ; assis autour de
lui, les Troyens
discouraient pêle-mêle, sans fin, sans pouvoir entre trois avis se
décider : les uns auraient voulu,
d'un bronze sans pitié, éventrer ce bois creux, et d'autres
le tirer jusqu'au bord de la
roche pour le précipiter, et d'autres le garder comme une
grande offrande qui charmerait les dieux. C'est par là qu'après
tout, ils devaient en finir: leur
perte était fatale, du jour que leur muraille avait emprisonné
ce grand cheval de bois, où tous les chefs d'Argos
apportaient aux Troyens le meurtre et le trépas... Et l'aède chanta
la ville ravagée et, jaillis du cheval, les Achéens quittant le
creux de l'embuscade, et chacun d'eux pillant son coin de ville
haute, et, brave comme Ares, Ulysse accompagnant le divin Ménélas jusque chez
Déiphobe, et tous deux
affrontant la plus dure des luttes et devant leur victoire au
grand cœur d'Athéna. Mais, tandis que chantait le glorieux aède,
Ulysse faiblissait : les larmes
inondaient ses joues sous ses paupières. La femme pleure
ainsi, jetée sur son époux, quand il tombe au devant des murs et de
son peuple, pour écarter de sa cité, de ses enfants, la journée sans
merci ; elle le voit qui meurt,
qui déjà se convulsé ; elle s'attache à lui, et crie, et se
lamente, et voici, dans son dos,
les lances ennemies qui viennent lui tailler la nuque et les
épaules ! et voici l'esclavage et ses dures misères! et les affres
du deuil lui ravagent les joues. Tels, les pleurs de pitié tombaient
des yeux d'Ulysse.
A toute l'assistance, il put
cacher ses larmes. Le seul Alkinoos s'en douta, puis les vit, — ils
siégeaient côte à côte, — et
l'entendit enfin lourdement sangloter. Vite, il dit à ses
bons rameurs de Phéacie :
alkinoos.
—
Doges et conseillers de Phéacie,
deux mots.
C'est assez pour l'aède ! laisse, ô
Démodocos, la
cithare au chant clair ! Car peut-être
ces chants ne plaisent pas à tous. Je vois qu'en ce repas, les
sanglots de douleur n'ont pas
quitté notre hôte, depuis que s'est
levé notre aède divin : il faut
qu'un grand chagrin ait envahi son âme ! Donc, assez pour l'aède !
inviteur, invités, je veux la joie de tous : n'est-ce pas
mieux ainsi?
» Si nous sommes ici, c'est pour
fêter notre hôte. Tout est prêt maintenant, le départ, les cadeaux
qu'à l'ami nous offrons : l'hôte et le suppliant ne sont-ils
pas des frères, pour peu que l'on
conserve au cœur quelque
sagesse?
» Mais à ton tour, mon hôte, il
faut ne rien cacher : sans feinte, réponds-moi ; rien ne vaut la
franchise. Dis-nous quel est le nom que là-bas te donnaient et ton
père et ta mère et tous ceux de ta ville et de vos alentours
; car jamais on ne vit qu'un homme fût sans nom ;
qu'on soit noble ou vilain,
chacun en reçoit un le jour de sa naissance ; aux enfants
sitôt nés, c'est le don des parents. Dis-nous quelle est ta terre et
ton peuple et la ville, où devront te porter nos vaisseaux phéaciens
qui, doués de raison, voguent sans le pilote et sans le gouvernail
qu'ont les autres navires ; ils savent deviner,
d'eux-mêmes, les désirs et les pensées des hommes ;
connaissant les cités et les
grasses campagnes du monde tout entier, ils font leurs
traversées sur le gouffre des mers, sans craindre ni la moindre
avarie ni la perte dans les brumes et les nuées qui les
recouvrent... Mais voici quel avis autrefois me donna Nausithoos mon
père : Posidon, disait-il, nous en voudrait un jour de notre
renommée d'infaillibles passeurs et, lorsque rentrerait de quelque
reconduite un solide croiseur du peuple phéacien, le dieu le
briserait dans la brume des mers, puis couvrirait le bourg du
grand mont qui l'encercle. Ces discours du vieillard, en
verrons-nous l'effet ?
resteront-ils sans suite ? C'est le secret des dieux. Mais,
voyons, point par point, sans feinte, conte-moi les lieux où tu
erras, les contrées que tu vis, les mœurs des habitants, la beauté
de leurs villes ! étaient-ce des
sauvages, des bandits sans justice, ou des gens accueillants,
qui respectent les dieux ? dis-moi pourquoi ces pleurs ? et pourquoi
ce chagrin, qui remplissait ton âme en entendant le sort des
héros danaens et des gens d'Ilion ?... C'est l'ouvrage des dieux :
s'ils ont filé la mort à tant de ces humains, c'est pour fournir
des chants aux gens de l'avenir. Sous les murs d'Ilion, aurais-tu
donc perdu quelque noble allié, un beau-frère,
un beau-père ? quelqu'un de ces amis que l'on aime le mieux
après son propre sang et sa propre famille ?
un brave compagnon, loyal et
dévoué ? car avoir un ami
toujours plein de sagesse, c'est
avoir mieux qu'un frère !
Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :
ulyssE.
—
Seigneur Alkinoos, l'honneur de tout
ce peuple, j'apprécie le bonheur
d'écouter un aède, quand il vaut celui-ci : il est tel que sa voix
l'égale aux Immortels ! et le plus cher objet de mes vœux, je te
jure, est cette vie de tout un peuple en bon
accord, lorsque, dans les
manoirs, on voit en longues files les convives siéger pour écouter
l'aède, quand, aux tables, le pain et les viandes
abondent et qu'allant au
cratère, l'échanson vient offrir et verser dans les coupes. Voilà,
selon mon gré, la plus belle des vies !... Mais, touché par
mes pleurs, tu veux savoir ma peine : tu veux donc redoubler ma
tristesse et mes larmes ? Ah ! par où débuter ? par où continuer ?
et comment jusqu'au bout te
conter les souffrances, dont m'ont comblé les dieux, les
habitants du ciel ? Mais je veux commencer en vous disant mon nom :
que vous le sachiez tous ! et, si le jour cruel m'épargne, que, pour
vous, je sois toujours un hôte, si loin que je demeure ! C'est moi
qui suis Ulysse, oui, ce fils de Laërte,
de qui le monde entier chante
toutes les ruses et porte aux nues la gloire. Ma demeure
d'Ithaque est perchée comme une
aire, sous le Nérite aux
bois tremblants, au beau profil. Des îles habitées se pressent tout
autour, Doulichion, Samé, Zante la forestière ; mais, au fond
du noroît, sur la mer, mon
Ithaque apparaît la plus basse, laissant à
l'est et au midi les autres îles.
Elle n'est que rochers, mais nourrit de beaux gars : cette
terre! il n'est rien à mes yeux de plus doux. Oui ! là-bas, Calypso,
au creux de ses cavernes, m'enfermait et brûlait, cette toute
divine, de m'avoir pour époux ;
au manoir d'Aiaié, la perfide Circé voulait pareillement me
garder pour époux ! Jamais, au fond de moi, mon cœur ne consentit.
Oh ! non, rien n'est plus doux
que patrie et parents ; dans l'exil, à quoi bon la plus riche
demeure, parmi des étrangers et loin de ses parents ?
Mais puisque tu le veux, c'est
aussi mon retour que je m'en vais vous dire, et toutes les
angoisses, dont Zeus me
poursuivit en revenant de Troie.
En partant d'Ilion, le vent qui
nous portait nous mit sous l'Ismaros, au pays des Kikones. Là, je
pillai la ville et tuai les guerriers et lorsque, sous les murs, on
partagea les femmes et le tas des richesses, je fis si bien les lots
que personne en partant n'eut
pour moi de reproches. Alors j'aurais voulu que nous songions
à fuir du pied le plus rapide ; mais ces fous refusèrent. Le vin qui
se but là ! et les moutons qu'on égorgea sur
cette plage ! et les vaches
cornues à la démarche torse ! cependant qu'à grands cris, nos
Kikones couraient appeler leurs voisins. Ceux de l'intérieur, plus nombreux et plus braves, envoient
leurs gens montés qui
combattaient en selle ou, s'il fallait, à pied. Plus denses
qu'au printemps les feuilles et
les fleurs, aussitôt ils arrivent : Zeus, pour notre malheur, nous
mettait sous le coup du
plus triste destin ; quelle charge de
maux!...
Tant que dure l'aurore et que
grandit le jour sacré, nous résistons, sans plier sous le
nombre ; mais quand le jour penchant vient libérer
les bœufs, les Kikones
vainqueurs rompent mes
Achéens, et six hommes guêtrés succombent sans pouvoir
regagner leur navire ; nous autres, nous fuyons le trépas et le
sort.
Nous
reprenons la mer, l'âme navrée, contents
d'échapper à la mort, mais pleurant
les amis : sur les doubles gaillards, avant de démarrer, je fais
héler trois fois chacun des malheureux tombés en cette plaine,
victimes des Kikones...
Mais, nos
vaisseaux en mer, Zeus, l'assembleur
des nues, nous déchaîne un Borée aux
hurlements d'enfer : il noie
sous les nuées le rivage et les flots ; la nuit tombe du
ciel, et notre flotte fuit, en donnant à la bande, et la rage du
vent nous fend
en trois et
quatre pièces nos voilures... Il fallut
amener, — on risquait de se perdre,
— et pousser vers la terre à grands efforts de rames. Là, deux jours
et deux nuits, nous restons étendus, accablés
de fatigue et rongés de chagrin.
Quand, du troisième jour,
l'Aurore aux belles boucles annonce la
venue, nous replantons les mâts,
hissons les blanches
voiles, et l'on n'a qu'à s'asseoir et qu'à
laisser mener le vent et les pilotes... J'allais
donc, sain et sauf, revenir au
pays !
Mais voici
qu'au détour du Malée, le courant,
la houle et le Borée me ferment le
détroit, puis le port de Cythère.
Alors, neuf jours durant, les
vents de mort m'emportent sur la
mer aux poissons. Le dixième nous met aux bords des Lotophages,
chez ce peuple qui n'a, pour tout mets, qu'une fleur.
On arrive
; on débarque ; on va puiser de l'eau,
et l'on prépare en hâte le repas que
l'on prend sous le flanc des croiseurs. Quand on a satisfait la soif
et l'appétit, j'envoie trois de
mes gens reconnaître les lieux, — deux hommes de mon choix, auxquels
j'avais adjoint en troisième un héraut. Mais, à peine
en chemin, mes envoyés se lient
avec des Lotophages qui, loin de méditer le meurtre de nos
gens, leur servent du lotos. Or,
sitôt que l'un d'eux goûte à ces fruits de miel, il ne veut
plus rentrer ni donner de
nouvelles.
Je dus les ramener de force, tout
en pleurs, et les mettre à la chaîne, allongés sous les bancs, au
fond de leurs vaisseaux. Puis je fis rembarquer mes
gens restés fidèles : pas de retard ! à bord ! et voguent les
navires! J'avais peur qu'à manger de ces dattes, les autres
n'oubliassent aussi la date du retour.
Mes gens
sautent à bord et vont s'asseoir aux
bancs, puis,
chacun en sa place, la rame bat
le flot
qui blanchit sous les coups. Nous reprenons
la mer, l'âme toujours navrée.
De là, nous arrivons au pays des
Yeux Ronds, brutes sans foi ni
lois, qui, dans les Immortels, ont tant de confiance qu'ils
ne font de leurs mains ni plants
ni labourages. Chez eux, pas d'assemblée qui juge ou délibère
; mais, au haut des grands
monts, au creux de sa caverne, chacun, sans s'occuper
d'autrui, dicte sa loi à ses enfants et femmes.
Au devant de leur port, ni trop
près ni trop loin de cette Cyclopie, s'offre l'Ile Petite.
C'est une
île en forêt où les chèvres sauvages
se
multiplient sans fin. Jamais un pas humain ne
va les y troubler. Jamais de ces
chasseurs ne vont les y
poursuivre, qui prennent tant de peine à courir les forêts
sur la cime des monts : sans labours ni semailles, tous les jours de
l'année, l'île vide d'humains ne
sert que de pâtis à ces chèvres
bêlantes.
C'est
que, chez les Yeux Ronds, il n'est pas
un navire aux joues de vermillon, et
pas un charpentier pour construire une flotte. Car si ces gens
avaient de bons vaisseaux à
rames pour aller, à
travers les mers, de ville en ville, chercher tant de produits
qu'échangent les humains, ah ! la belle
cité que porterait leur île !
tous les fruits y viendraient
; leur terre est excellente ; près des flots
écumants, il est, sur le rivage,
des prairies arrosées, molles, où l'on aurait des vignes éternelles ; et quel
labour facile ! et les hautes moissons qu'on
ferait chaque
été !
car c'est un gras terroir que
recouvrent ces mottes.
Cette île a, dans son port,
des cales si commodes que, sans
amarre à terre, on laisse les vaisseaux,
une fois
remisés, jusqu'au jour où le cœur à
nouveau se
décide ou que les vents se lèvent. A
l'orée de ce
port, s'épanche l'onde claire d'une
source sous roche, en un cercle de
trembles.
C'est là que nous entrons : un
dieu nous pilotait. Autour de
nos vaisseaux, la brume était épaisse
et, dans le ciel chargé de
nuages, la lune n'avait pas un rayon. Aussi personne à bord,
avant qu'on échouât les solides
croiseurs, n'avait aperçu
l'île ni vu la grosse mer qui roulait sur ses bords.
Les
vaisseaux échoués, les voiles amenées, on
débarque, on
s'étend sur la grève et l'on dort jusqu'à l'aube divine.
Mais, sitôt
qu'apparaît, dans son berceau de
brume, l'Aurore aux doigts de rosés,
nous battons la forêt de cette
île enchantée, où les filles du
Zeus à l'égide, les Nymphes,
faisaient lever les chèvres de leurs gîtes du mont : quel dîner pour
nos gens ! Vite, l'on prend à
bord les arcs courbés et
les épieux aux longues douilles ; les tireurs se déploient,
partagés en trois bandes, et les dieux
nous octroient une si belle
chasse que mes douze
vaisseaux ont chacun leurs neuf chèvres ; pour
mon bord seulement on en prélève
dix. Aussi, tout un grand jour, jusqu'au soleil couchant,
nous restons au festin : on avait du bon vin, des viandes à foison !
Nous n'avions pas encore épuisé le vin
rouge que nous avions à bord ;
car chacun avait fait son
plein dans les amphores, quand nous avions pillé la ville des
Kikones avec ses sanctuaires. La terre des Yeux Ronds était là, toute
proche : nous voyions ses fumées
; nous entendions leurs voix et celles de leurs chèvres... Au
coucher du soleil, quand vient le
crépuscule, on s'étend
pour dormir sur la grève de mer.