L'antre de Calypso

Remonter

   
 

 

 L'ANTRE DE CALYPSO

 

  L'Aurore se levait de sa couche, aux côtés du glorieux Tithon, pour apporter le jour aux dieux et aux mortels. Les dieux prenaient séance autour du Haut-Tonnant, de Zeus, qui, sur eux tous, l'emporte par la force. Athéna leur contait les angoisses d'Ulysse, car, y pensant toujours, elle avait sur le cœur qu'il restât chez la Nymphe :

  ATHÉNA. — Zeus le Père ! et vous tous, Eternels bienheureux ! à quoi sert d'être sage, accommodant et doux, lorsque l'on tient le sceptre, et de n'avoir jamais l'injustice en son cœur ? Vivent les mauvais rois et leurs actes impies ! Car est-il souvenir de ce divin Ulysse chez ceux qu'il gouvernait en père des plus doux ? Mais il gît dans une île, où les maux le torturent ; là-bas, en son manoir, la nymphe Calypso, de force, le retient : il ne peut revenir au pays de ses pères, n'ayant ni les vaisseaux à rames ni les hommes pour voguer sur le dos de la plaine marine... Et l'on veut lui tuer le fils de son amour, qui revient au logis, car il était allé s'enquérir de son père, vers la bonne Pylos et Sparte la divine.

  Zeus, l'assembleur des nues,  lui fit cette réponse :

  ZEUS. — Quel mot s'est échappé de l'enclos de tes dents ? N'est-ce pas toi qui viens de décider, ma fille, qu'Ulysse rentrerait pour châtier ces gens ?... Et quant à Télémaque, à toi de le guider ! n'es-tu pas assez forte ? fais donc que, sain et sauf, il rentre en son Ithaque et que, sur leur vaisseau, les prétendants reviennent sans l'avoir rencontré.

  A ces mots, se tournant vers son cher fils Hermès :

  ZEUS. — Hermès, puisque c'est toi qui portes nos messages, pars ! va-t-en révéler à la Nymphe bouclée le décret sans appel sur le retour d'Ulysse et comment ce grand cœur chez lui devra rentrer ! Sans le concours des dieux ni des hommes mortels, mais seul, sur un radeau de poutres assemblées, il doit, vingt jours encore, souffrir avant d'atteindre la fertile Schérie, terre des Phéaciens qui sont parents des dieux : sur un de leurs vaisseaux, c'est eux qui, l'honorant de tout cœur, comme un dieu, doivent le ramener au pays de ses pères, après l'avoir comblé d'or, de bronze et d'étoffes1. Car son destin, à lui, est de revoir les siens, de rentrer sous le toit de sa haute maison, au pays de ses pères.

  Comme il disait, le Messager aux rayons clairs se hâta d'obéir : il noua sous ses pieds ses divines sandales, qui, brodées de bel or, le portent sur les ondes et la terre sans bornes, vite comme le vent, et, plongeant de l'azur, à travers la Périe, il tomba sur la mer, puis courut sur les flots, pareil au goéland qui chasse les poissons dans les terribles creux de la mer inféconde et va mouillant dans les embruns son lourd plumage. Pareil à cet oiseau, Hermès était porté sur les vagues sans nombre.

  Mais quand, au bout du monde, Hermès aborda l'île, il sortit en marchant de la mer violette, prit terre et s'en alla vers la grande caverne, dont la Nymphe bouclée avait fait sa demeure.

  Il la trouva chez elle, auprès de son foyer où flambait un grand feu. On sentait du plus loin le cèdre pétillant et le thuia, dont les fumées embaumaient l'île. Elle était là-dedans, chantant à belle voix et tissant au métier de sa navette d'or. Autour de la caverne, un bois avait poussé sa futaie vigoureuse : aunes et peupliers et cyprès odorants, où gîtaient les oiseaux à là large envergure, chouettes, éperviers et criardes corneilles, qui vivent dans la mer et travaillent au large.

  Au rebord de la voûte, une vigne en sa force éployait ses rameaux, toute fleurie de grappes, et près l'une de l'autre, en ligne, quatre sources versaient leur onde claire, puis leurs eaux divergeaient à travers des prairies molles, où verdoyaient persil et violettes. Dès l'abord en ces lieux, il n'est pas d'Immortel qui n'aurait eu les yeux charmés, l'âme ravie.

  Le dieu aux rayons clairs restait à contempler. Mais, lorsque, dans son cœur, il eut tout admiré, il se hâta d'entrer dans la vaste caverne et, dès qu'il apparut aux yeux de Calypso, vite il fut reconnu par la toute divine : jamais deux Immortels ne peuvent s'ignorer, quelque loin que l'un d'eux puisse habiter de l'autre.

  Dans la caverne, Hermès ne trouva pas Ulysse : il pleurait sur le cap, le héros magnanime, assis en cette place où chaque jour les larmes, les sanglots, le chagrin lui secouaient le cœur.

  Calypso fit asseoir Hermès en un fauteuil aux glacis reluisants, et la toute divine interrogea le dieu :

  CALYPSO. — Tu viens chez nous, Hermès à la baguette d'or ?... et pour quelle raison ? Je t'aime et te respecte. Mais ce n'est pas souvent qu'on te rencontre ici. Exprime ton désir : mon cœur veut l'exaucer, si je puis le remplir, s'il n'est pas impossible ?.

  Ce disant, Calypso approchait une table, la chargeait d'ambroisie, puis d'un rouge nectar lui faisait le mélange et, mangeant et buvant, le Messager de Zeus, le dieu aux rayons clairs se restaurait le cœur. Le repas terminé, Hermès prit la parole et lui dit en réponse :

  HERMÈS. — Pourquoi je suis venu, moi, dieu, chez toi, déesse ? je m'en vais franchement te le dire : à tes ordres. C'est Zeus qui m'obligea de venir jusqu'ici, contre ma volonté : qui mettrait son plaisir à courir cette immensité de l'onde amère ? et dans ton voisinage, il n'est pas une ville dont le peuple offre aux dieux, en un beau sacrifice, l'hécatombe de choix ! Mais quand le Zeus qui tient l'égide a décidé, quel moyen pour un dieu de marcher à l'encontre ou de se dérober ?... Zeus prétend qu'un héros est ici, près de toi, et le plus lamentable de tous ceux qui, sous la grand'ville de Priam, étaient allés combattre. Aujourd'hui, sans retard il faut le renvoyer : c'est Zeus qui te l'ordonne ; car son destin n'est pas de mourir en cette île, éloigné de ses proches.

  A ces mots, un frisson secoua Calypso ; mais élevant la voix, cette toute divine lui dit ces mots ailés :

  CALYPSO. — Que vous faites pitié, dieux jaloux entre tous ! ô vous qui refusez aux déesses le droit de prendre dans leur lit, au grand jour, le mortel que leur cœur a choisi pour compagnon de vie ! C'est ainsi qu'autrefois, l'Aurore aux doigts de rosés avait pris Orion : quelle colère, ô dieux, dont la vie n'est que joie! il fallut qu'Artémis, cette chaste déesse, vînt de son trône d'or le frapper à Délos de ses plus douces flèches !... Une seconde fois, quand, Iasion gagna le cœur de Démèter, la déesse bouclée lui donna, dans le champ du troisième labour, son amour et son lit ; mais Zeus ne fut pas long à savoir la nouvelle ! il le tua d'un coup de sa foudre livide. Aujourd'hui, c'est mon tour : vous m'enviez, ô dieux, la présence d'un homme, alors que ce mortel, c'est moi qui l'ai sauvé ! Abandonné de tous, il flottait sur sa quille ! de son éclair livide, Zeus avait foudroyé et fendu son croiseur en pleine mer vineuse !... son équipage entier de braves était mort. Quand la houle et le vent sur ces bords le jetèrent, c'est moi qui l'accueillis, le nourris, lui promis de le rendre immortel et jeune à tout jamais... Mais il n'est que trop vrai : lorsque le Zeus qui tient l'égide a décidé, quel moyen pour un dieu de marcher à l'encontre ou de se dérober ?... Qu'il parte, puisque Zeus l'incite à se jeter sur la mer inféconde !... Quant à le ramener, comment ferais-je, moi ? je n'ai ni les vaisseaux à rames ni les hommes... Pour voguer sur le dos de la plaine marine, je ne puis lui donner que mes conseils d'amie, et lui dire, sans rien lui cacher, les moyens de rentrer sain et sauf au pays de ses pères.

  Le Messager aux rayons clairs lui répondit:

  HERMÈS. — Renvoie-le même ainsi ; crains le courroux de Zeus ; car sa rancune un jour pourrait te chercher noise.

  Et, quand il eut parlé, alerte il disparut, le dieu aux rayons clairs.

  La Nymphe auguste allait vers son grand cœur d'Ulysse, toute prête à céder au message de Zeus. Quand elle le trouva, il était sur le cap, toujours assis, les yeux toujours baignés de larmes, perdant la douce vie à pleurer le retour. C'est qu'il ne goûtait plus les charmes de la Nymphe ! La nuit, il fallait bien qu'il rentrât auprès d'elle, au creux de ses cavernes : il n'aurait pas voulu ; c'est elle qui voulait ! Mais il passait les jours, assis aux rocs des grèves, promenant ses regards sur la   mer inféconde et répandant des larmes.

  Debout à ses côtés, cette toute divine   avait pris la parole :

  CALYPSO. — Je ne veux plus qu'ici, pauvre ami! dans les larmes, tu consumes tes jours. Me voici toute prête à te congédier. Prends les outils de bronze, abats de longues poutres, unisses pour bâtir le plancher d'un radeau !... dessus, tu planteras un gaillard en hauteur, qui puisse te porter sur la brume des mers. Moi, quand j'aurai chargé le pain, l'eau, le vin rouge et toutes les douceurs pour t'éviter la faim, et lorsque je t'aurai fourni de vêtements, je te ferai souffler une brise d'arrière, qui te ramènera, sain et sauf, au pays..., s'il plaît aux Immortels, maîtres des champs du ciel : ils peuvent mieux que moi décider et parfaire.

  Elle parlait ainsi à ce divin Ulysse. Un frisson secoua le héros d'endurance ; mais, élevant la voix, il dit ces mots ailés :

  ULYSSE. — Ce n'est pas mon retour, ah ! c'est tout autre chose que tu rêves, déesse ! lorsque, sur un radeau, tu me dis de franchir le grand gouffre des mers, ses terreurs, ses dangers, que les plus fins de nos vaisseaux, les plus rapides, n'osent pas affronter, même en ayant de Zeus la brise favorable!.

  Il dit ; mais Calypso se prenait à sourire, et la toute divine, le flattant de la, main, lui déclarait tout droit :

  CALYPSO. — Le brigand que tu fais ! tu connais la prudence ! quels mots tu sais trouver pour nous dire cela ! Mais rien dans mes pensées et rien dans mes conseils ne serait différent, si moi-même j'étais en si grave besoin. Mon esprit, tu le sais, n'est pas de perfidie ; ce n'est pas en mon sein qu'habité un cœur de fer ; le mien n'est que pitié.

  Elle dit et déjà cette toute divine l'emmenait au plus court. Ulysse la suivait en marchant sur ses traces, et le couple, mortel et déesse, rentra sous la grotte voûtée.

  Quand le héros se fut assis dans le fauteuil qu'Hermès avait quitté, la Nymphe lui servit toute la nourriture, les mets et la boisson, dont usent les humains destinés à la mort; en face du divin Ulysse, elle prit siège ; ses femmes lui donnèrent ambroisie et nectar, puis, vers les parts de choix préparées et servies, ils tendirent les mains.

  Mais, après les plaisirs du manger et du boire, c'est elle qui reprit, cette toute divine :

  CALYPSO. — Fils de Laërte, écoute, ô rejeton des dieux, Ulysse aux mille ruses !... C'est donc vrai qu'au logis, au pays de tes pères, tu penses à présent t'en aller ?... tout de suite ?... Adieu donc malgré tout !... Mais si ton cœur pouvait savoir de quels chagrins le sort doit te combler avant ton arrivée à la terre natale, c'est ici, près de moi, que tu voudrais rester pour garder ce logis et devenir un dieu, quel que soit ton désir de revoir une épouse vers laquelle tes vœux chaque jour te ramènent... Je me flatte pourtant de n'être pas moins belle de taille ni d'allure, et je n'ai jamais vu que, de femme à déesse, on pût rivaliser de corps ou de visage.

  Ulysse l'avisé lui fit cette réponse :

  ULYSSE. — Déesse vénérée, écoute et me pardonne : je me dis tout cela !... Toute sage qu'elle est, je sais qu'auprès de toi, Pénélope serait sans grandeur ni beauté ; ce n'est qu'une mortelle, et tu ne connaîtras ni l'âge ni la mort... Et pourtant le seul vœu que chaque jour je fasse est de rentrer là-bas, de voir en mon logis la journée du retour ! Si l'un des Immortels, sur les vagues vineuses, désire encor me tourmenter, je tiendrai bon : j'ai toujours là ce cœur endurant tous les maux ; j'ai déjà tant souffert, j'ai déjà tant peiné sur les flots, à la guerre !... s'il y faut un surcroît de peines, qu'il m'advienne !

  Comme Ulysse parlait, le soleil se coucha ; le crépuscule vint : sous la voûte, au profond de la grotte, ils rentrèrent pour rester dans les bras l'un de l'autre à s'aimer.