L'EMBUSCADE DES PRETENDANTS
Pendant qu'ils échangeaient ces
paroles entre eux, les convives, rentrant chez le divin Atride,
amenaient des moutons, apportaient de ce vin, qui vous fait un cœur
d'homme, ou du pain qu'envoyaient leurs femmes aux beaux voiles.
Or, comme ils préparaient au manoir
le dîner, les prétendants, devant la grand'salle d'Ulysse, se
jouaient à lancer disques et javelots sur la dure esplanade, théâtre
coutumier de leur morgue insolente. Antinoos était assis près
d'Eurymaque au visage de dieu ; ils étaient les deux chefs, que
mettait hors de pair leur valeur éminente.
Mais Noémon survint, le fils de
Phronios, qui, s'approchant d'Antinoos, lui demanda :
NOÉMON.
— Antinoos, a-t-on oui ou non quelque idée du jour où Télémaque doit
revenir ici, de la Pylos des Sables ?... Il a pris mon vaisseau, et
j'en aurais besoin pour passer en Élide : j'ai là-bas dans la plaine
douze mères-juments et leurs mulets sous elles, en âge de travail ;
mais il faut les dresser ; je voudrais en aller prendre un pour le
dressage.
Les autres, à ces mots, restèrent
étonnés : jamais ils n'avaient cru Télémaque en voyage !... il
serait à Pylos, la ville de Nélée !... Ils le croyaient dans l'île,
aux champs, près des troupeaux, ou l'hôte du Porcher. Antinoos, le
fils d'Eupithès, s'écria :
ANTINOOS. — Dis-moi la vérité ! quand donc
est-il parti ? avec quel équipage ? est-ce des jeunes gens recrutés
dans Ithaque ? ou de ses gens, à lui, et de ses tenanciers ?... il
en aurait le nombre !... Dis-moi tout net encor ; j'ai besoin de
savoir: est-ce lui qui, de force, a pris ton noir vaisseau ? ou, de
bon gré, l'as-tu prêté sur sa demande ?
Le fils de Phronios, Noémon, repartit
:
NOÉMON.
— C'est moi qui l'ai donné de moi-même : que faire, quand quelqu'un
de son rang, en une telle angoisse, vient s'adresser à vous ?... Il
était malaisé de refuser le prêt... Quant à ses jeunes gens, c'est
vraiment, après nous, l'élite de ce peuple. J'ai vu qu'il emmenait,
pour commander à bord, Mentor, ou l'un des dieux qui lui ressemble
en tout. Mais voici qui m'étonne : hier, au point du jour, j'ai revu
le divin Mentor en notre ville, alors que, vers Pylos, il s'était
embarqué.
Sur ces mots, Noémon retourna chez
son père. Mais, cédant à l'humeur de leurs cœurs emportés, les deux
autres faisaient asseoir les prétendants, tous jeux interrompus.
Antinoos, le fils d'Eupithès, leur
parla :
ANTINOOS.
— Nombreux comme nous sommes, l'enfant, à lui tout seul, nous fausse
compagnie, met son navire à flot et lève le meilleur équipage en ce
peuple ! il va nous en venir du mal, et sans tarder! ou plaise à
Zeus de lui rabattre, avant qu'il soit de taille, sa vigueur ! Mais
allons ! donnez-moi un croiseur et vingt hommes : que j'aille me
poster, pour guetter son retour, dans la passe entre Ithaque et la
Samé des Roches. Puisqu'il veut naviguer pour l'amour de son père,
qu'il en paie le plaisir !
Il dit : tous d'applaudir et de
ratifier, puis, se levant en hâte, on rentra chez Ulysse.
Ce fut presque aussitôt que Pénélope
apprit les desseins qu'ils roulaient au gouffre de leurs cœurs. Car
le héraut Médon s'en vint la prévenir : il savait leurs projets, se
trouvant justement en dehors de la cour, lorsqu'à l'intérieur, ils
ourdissaient l'affaire. A travers le manoir, il s'en vint apporter
la nouvelle à la reine.
Comme il passait le seuil,
Pénélope lui dit :
PÉNÉLOPE. — Héraut, pourquoi viens-tu ? les
nobles prétendants t'envoient-ils dire aux femmes de mon divin
Ulysse de quitter leurs travaux, d'apprêter le festin ? Sans plus me
courtiser ni tramer autre chose, que n'ont-ils en ce jour le dernier
des derniers de leurs repas chez nous ! Chaque jour assemblés, en
mangez-vous assez de vivres, en pillant mon sage Télémaque ! Vos
pères autrefois, quand vous étiez petits, ne vous ont donc pas dit
ce que, pour vos parents, Ulysse avait été, ne faisant jamais rien,
ne disant jamais rien pour abuser du peuple, comme c'est la façon
des rois de sang divin qui persécutent l'un et favorisent l'autre !
Ce n'est pas lui, jamais, qui fit tort à personne !... Mais votre
cœur paraît à ces actes indignes et la mode n'est plus de rendre les
bienfaits !
Posément, le héraut Médon lui
répondit :
MÉDON. — Reine, si c'était là le plus grand
de nos maux ! Mais voici bien plus grand et plus cruel encore : les
prétendants méditent, — ah ! que Zeus les arrête ! — de tuer
Télémaque à la pointe du bronze, avant qu'il rentre ici, car il s'en
est allé s'informer de son père, vers la bonne Pylos et Sparte la
divine.
Il disait. Et, genoux et cœur brisés,
la reine restait là sans pouvoir proférer un seul mot : ses yeux
s'étaient emplis de larmes et sa voix si claire défaillait.
Retrouvant la parole, elle lui
répondit :
PÉNÉLOPE. — Héraut, dis-moi : pourquoi mon
fils est-il parti ? quel besoin le poussait vers ces
vaisseaux rapides, ces chevaux de la mer que prennent les guerriers
pour courir sur les eaux ? veut-il donc que de lui, tout, jusqu'au
nom, périsse ?
Posément, le héraut Médon lui
répondit :
MÉDON.
— Je ne sais ; quelque dieu l'aura-t-il entraîné ?...
ou n'aura-t-il cédé qu'à l'élan de son cœur?... Mais il est
à Pylos : il voulait s'enquérir du retour de son père, du sort qu'il
a subi.
A ces mots, il revint à travers le
manoir. Mais, le cœur assombri et dévoré d'angoisse, la
reine ne pouvait demeurer sur les sièges, dont la chambre était
pleine. Tandis que, sur le seuil, elle venait s'asseoir, pour crier
sa détresse au milieu de ce luxe, ses femmes l'entouraient de leurs
gémissements.
Pénélope à travers ses sanglots leur
disait :
PÉNÉLOPE.
— Mes filles, écoutez ! le maître de l'Olympe m'envoya plus de maux
qu'à toutes les mortelles que le sort a fait naître et grandir avec
moi! J'ai commencé par perdre un époux de vaillance, que son cœur de
lion et ses mille vertus avaient fait sans rival parmi les Danaens !
Et voici maintenant le fils de mon amour que, de chez moi, sans
gloire, emportent les rafales. Quand il s'est échappé, vous ne
m'avez rien dit ! Quoi ! pas une de vous, — et vous saviez pourtant,
— pas une, malheureuses ! pour prendre sur son cœur de me tirer du
lit quand mon enfant partait à bord du noir croiseur ! Ah ! si
j'avais appris qu'il rêvât ce voyage, contre tout son désir il
serait demeuré, ou c'est morte qu'il m'eût laissée en ce manoir !...
» Mais qu'un servant-coureur aille
quérir le vieux Dolios que mon père, lorsque je vins ici, a mis à
mon service ; il soigne maintenant les arbres de mon clos. Je veux
qu'en toute hâte, il aille chez Laërte pour tout lui raconter ;
peut-être le Vieillard verra-t-il un moyen de quitter sa retraite et
d'émouvoir ces gens qui veulent supprimer sa race dans le fils de
son divin Ulysse !
Mais la bonne nourrice Euryclée
intervint :
EURYCLÉE.
— Sous l'airain sans pitié, tue-moi ! ou chasse-moi du manoir, chère
fille ! Mais je dois l'avouer : j'ai su toute l'affaire; c'est moi
qui, sur son ordre, ai fourni la farine et du vin le plus doux ; il
avait exigé de moi le grand serment de ne pas t'en parler avant les
douze jours, à moins que, le cherchant, tu n'apprisses sa fuite et
que, pour le pleurer, on ne te vît déjà lacérer ces beaux traits...
Va ! baigne ton visage, prends des habits sans tache et, regagnant
l'étage avec tes chambrières, prie la fille du Zeus à l'égide,
Athéna : c'est, elle encor qui doit le sauver du trépas... Mais
pourquoi redoubler les tourments du Vieillard ? Crois-moi : les
Bienheureux n'ont jamais eu en haine le sang d'Arkésios, et sa race
vivra pour tenir à jamais cette haute maison et ses gras alentours.
Elle dit et calma les tourments de la
reine. Ayant séché ses pleurs et baigné son visage, Pénélope, vêtue
d'une robe sans tache, regagna son étage avec ses chambrières et
remplit sa corbeille des orges de l'offrande, pour prier Athéna :
PÉNÉLOPE.
— Fille du Zeus qui tient l'égide, Atrytonée, exauce ma prière ! ah
! si dans ce manoir Ulysse l'avisé t'a jamais fait brûler la graisse
et les cuisseaux d'un bœuf ou d'un mouton, l'heure est enfin venue
pour moi, qu'il t'en souvienne !... ah ! sauve-moi mon fils !
déjoue, des prétendants, la criminelle audace!
Elle dit et poussa les clameurs
rituelles ; la déesse entendit son imprécation.
Les prétendants criaient dans l'ombre
de la salle. Un de ces jeunes fats s'en allait répétant :
LE
CŒUR.
— Pour le coup, c'est l'hymen que la plus courtisée des reines nous
apprête, sans savoir que la mort est déjà sur son fils !
Ainsi parlaient ces gens sans
comprendre l'affaire. Alors Antinoos prit la parole et dit :
ANTINOOS.
— Pauvres amis, voilà de folles vanteries, dont ici ne devrait user
aucun de nous : craignez que, là-dedans, on n'aille les lui dire
!... Silence ! et levons-nous pour remplir le dessein que tous, en
votre cœur, vous avez approuvé.
A ces mots, il choisit vingt hommes
des plus braves, descendit au croiseur, sur la grève de mer, et le
fit tout d'abord tirer en eau profonde ; puis, dans la coque noire,
on chargea mât et voiles ; aux estropes de cuir, on attacha les
rames et l'on s'en fut mouiller en rade et débarquer sous le cap de
l'aval, pour prendre le repas en attendant le soir.
Mais Pénélope, à son étage, se
couchait sans boire ni manger. Ne sentant plus la faim, la plus sage
des femmes ne songeait qu'à son fils : fuirait-il le trépas, ce fils
irréprochable ? tomberait-il sous ces bandits de prétendants ? Quand
un gros de chasseurs accule le lion au cercle de la mort, la bête
n'a pas plus d'angoisses et de craintes que n'en avait la reine,
quand sur ses yeux tomba le plus doux des sommeils.
Les membres détendus, la tête
renversée, Pénélope dormait. La déesse aux yeux pers eut alors son
dessein : elle fit un fantôme et lui donna les traits d'Iphthimé,
l'autre fille du magnanime Icare, la femme d'Eumélos qui résidait à
Phères.
Athéna l'envoya, chez le divin
Ulysse, pour calmer les soupirs, les sanglots et les pleurs de cette
triste et gémissante Pénélope ; dans la chambre, il entra par la
courroie de barre et, debout au chevet de la reine, lui dit :
LE
FANTÔME.
— Pénélope, tu dors, mais le cœur ravagé. Sache bien que les dieux,
dont la vie n'est que joie, ne veulent plus entendre tes pleurs et
tes sanglots : ton fils doit revenir, car jamais envers eux, il n'a
commis de faute. Au plus doux du sommeil, à la porte des songes, la
plus sage des femmes, Pénélope, reprit :
PÉNÉLOPE.
— Pourquoi viens-tu, ma sœur ? tu n'as pas l'habitude de fréquenter
ici : ta demeure est si loin !... Tu me dis d'oublier les maux et
les alarmes qui viennent harceler mon esprit et mon cœur ! J'ai
commencé par perdre un époux de vaillance, que son cœur de lion et
ses mille vertus avaient fait sans rival parmi les Danaens ! et
maintenant voici qu'au creux de son vaisseau, le fils de mon amour
s'en va, pauvre petit !... que sait-il des dangers ?... que sait-il
des affaires ? Pour lui, plus que pour l'autre encor, je me désole.
Je tremble pour ses jours, je redoute un malheur, que ce soit au
pays où il voulut se rendre, ou que ce soit en mer! Il a tant
d'ennemis qui conspirent sa perte et veulent le tuer avant qu'il ait
revu le pays de ses pères !
Mais le fantôme obscur prit la parole
et dit :
LE
FANTÔME.
— Du courage ! ton cœur doit bannir toute crainte. Il a, pour
le conduire, un guide que voudraient à leurs côtés bien
d'autres, car ce guide est puissant : c'est Pallas Athéna. Elle a
pris en pitié ton angoisse ; c'est elle qui m'envoie t'avertir.
La plus sage des femmes, Pénélope,
reprit :
PÉNÉLOPE.
— Si ton être est divin, et divin, ton message, allons !
de l'autre aussi, conte-moi les misères !... vit-il
encor ? voit-il la clarté du. soleil?... est-il mort et déjà aux
maisons de l'Hadès ?
Mais le fantôme obscur, reprenant la
parole :
LE
FANTÔME. — De lui, je ne saurais te
parler clairement. Est-il mort ou vivant : pourquoi parler à vide
?
Il dit et, se glissant tout le long
de la barre, il traversa la porte, disparut dans les airs, et la
fille d'Icare, arrachée au sommeil, sentit son cœur renaître, si
clair était le songe qu'elle avait vu surgir au profond de la nuit
!...
...Remontés à leur bord, les
prétendants voguaient sur la route des ondes et déjà, dans leurs
cœurs, ils voyaient Télémaque accablé de leurs coups. Il est en
pleine mer, dans la passe entre Ithaque et la Samé des Roches, un
îlot de rocher, la petite Astéris devant les Ports Jumeaux avec
leurs bons mouillages. C'est là que, pour guetter leur homme, ils
s'embusquèrent.