A Lacédémone

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A  LACÉDÉMONE

 

  Dans son berceau de brume, à peine avait paru l'Aurore aux doigts de rosés que, s'élançant du lit, le vieux maître des chars, Nestor, vint prendre place au banc de pierres lisses qui flanquait la grand’porte. Sur ces pierres blanchies, à l'enduit toujours frais, Nélée siégeait jadis pour donner ses avis qui l'égalaient aux dieux. Mais depuis que la Parque l'avait mis à son joug et plongé dans l'Hadès, c'est l'antique Nestor, rempart de l'Achaïe, qui, le sceptre à la main, y trônait désormais.

  La troupe de ses fils l'entoura ; Echéphron, Stratios et Perseus arrivaient de leurs chambres, puis avec Arétos le divin Thrasymède ; vint enfin le héros Pisistrate, en sixième ; avec lui, Télémaque au visage de dieu, que l'on mena siéger à côté du Vieillard.

  Le vieux maître des chars, Nestor, prit la parole :

  NESTOR. - Sans retard, chers enfants, accomplissez mon vœu : parmi les Immortels, invoquons Athéna qui vint, de sa personne, honorer l'opulent festin de notre dieu !... Allons ! que l'un de vous descende dans la plaine me chercher une vache et la ramène en hâte, poussée par un bouvier ! Qu'un autre, au noir vaisseau, aille quérir les gens du vaillant Télémaque et, les amenant tous, n'en laisse à bord que deux ! Qu'un troisième aille dire au doreur Laerkès qu'il vienne plaquer l'or aux cornes de la bête !...

  » Reste ici, vous autres, ne vous dispersez pas ; mais, dans les grands appartements, qu'on dise aux femmes de nous faire là-bas les apprêts du festin et qu'on nous donne ici des sièges et du bois et de l'eau sans souillure.

  Il eut à peine dit que chacun s'empressait. On vit venir, montant de la plaine, la vache, venir aussi du fin croiseur les compagnons du vaillant Télémaque, venir le ferronnier, qui tenait dans ses mains les outils de son art, les instruments de bronze servant à battre l'or, l'enclume, le marteau les tenailles bien faites. Athéna vint aussi jouir du sacrifice.

  Nestor, le vieux meneur de chevaux, fournit l'or. L'ouvrier en plaqua les cornes de la vache, à petits coups soigneux, pour que ce bel ouvrage trouvât grâce devant les yeux de la déesse. Stratios et le divin Échéphron amenèrent la bête par les cornes. Dans un bassin à fleurs, Arétos apporta du cellier l'eau lustrale ; son autre main tenait la corbeille des orges. Debout près de la vache et prêt à la frapper, Thrasymède, à l'ardeur batailleuse, tenait une hache affilée, et Perseus avait pris le vase pour le sang.

  Nestor, le vieux meneur de chevaux, répandit l'eau lustrale et les orges, puis il fit à Pallas une longue prière et, comme il prélevait quelques poils de la tête qu'il lançait dans le feu, l'assistance en priant jeta les pincées d'orge.

  Déjà, faisant un pas, le bouillant Nestoride Thrasymède a frappé,  et la hache a tranché les tendons cervicaux :  la bête tombe inerte, sous les clameurs sacrées des filles et  des  brus et de la vieille reine, Eurydice, l'aînée des filles de Clymène. Fils et gendres  alors, saisissant la victime, la lèvent au-dessus du sol aux larges voies ; le meneur des guerriers, Pisistrate, l'égorgé : dans le flot du sang noir, l'âme quitte les os. On dépèce à la hâte ; selon le rite, on détache les  quatre membres ; on les couvre de graisse sur Tune et l'autre face ; on empile,   dessus, d'autres morceaux saignants. Nestor, les ayant mis à brûler sur les bûches, fait sa libation d'un vin aux sombres feux. La jeunesse l'entoure en tenant à la main les quintuples brochettes. Puis, les cuisseaux brûlés, on goûte des grillades et, découpant menu le reste de la bête, on le met à rôtir au bout des longues broches que l'on tient à deux mains.

  Cependant Télémaque était allé au bain. La jolie Polycaste, une des Néléides, — c'était la moins âgée des filles de Nestor, — après l'avoir baigné et frotté d'huile fine, le vêtit d'une robe et d'une belle écharpe ; en quittant la baignoire, il avait l'apparence et l'allure d'un dieu. Il revint prendre siège à côté de Nestor, le pasteur de ce peuple. On retira du feu les grosses viandes cuites : on s'assit au festin et de nobles servants veillèrent à remplir de vin les coupes d'or.

  Quand on eut satisfait la soif et l'appétit, le vieux maître des chars, Nestor, prit la parole :

  NESTOR. - Allons ! amenez-nous, mes fils, pour Télémaque nos chevaux aux longs crins; liez-les sous le char, et qu'il se mette en route!

  A peine avait-il dit ; dociles à sa voix, ses fils au joug du char liaient les deux trotteurs, et la dame intendante chargeait le pain, le vin, les mets, tout un repas de nourrissons de Zeus. Télémaque monta dans le char magnifique. A ses côtés, le Nestoride Pisistrate, le meneur des guerriers, monta et prit en mains les rênes et le fouet : un coup pour démarrer ; les chevaux, s'envolant de grand cœur vers la plaine, laissèrent sur sa butte la ville de Pylos...

  Le joug, sur leurs deux cous, tressauta tout le jour. Le soleil se couchait, et c'était l'heure où l'ombre emplit toutes les rues, comme on entrait à Phères, où le roi Dioclès, un des fils d'Orsiloque, un petit-fils d'Alphée, leur offrit pour la nuit son hospitalité.

  Mais sitôt que parut, dans son berceau de brume, l'Aurore aux doigts de rosés, attelant les chevaux et montant sur le char aux brillantes couleurs, ils poussaient hors du porche et de l'entrée sonore, vers les blés de la plaine : là, d'une seule traite, on acheva la route, tant les bêtes avaient de vitesse et de fond.

  Le soleil se couchait, et c'était l'heure où l'ombre emplit toutes les rues quand, au creux des ravins, parut Lacédémone : poussant droit au manoir du noble Ménélas, ils trouvèrent le roi et nombre de ses proches qui, de ses deux enfants, fêtaient le double hymen en sa riche demeure. Ménélas envoyait sa fille au fils d'Achille, ce broyeur des guerriers, car les dieux maintenant achevaient cet hymen dont jadis, en Troade, Ménélas avait fait la promesse et l'accord ; les chevaux et les chars allaient donc la conduire au roi des Myrmidons en sa fameuse ville. A Sparte, pour son fils, Ménélas avait pris la fille d'Alector. Il aimait de tout cœur, quoique né d'une esclave, ce fort Mégapenthès ; car, d'Hélène, les dieux lui avaient refusé toute autre descendance après qu'elle avait eu d'abord son Hermione, aussi belle et charmante que l'Aphrodite d'or.

  Donc, sous les hauts plafonds de la grande demeure, ils étaient au festin, voisins et familiers du noble Mendias; mais les deux arrivants attendaient au portail, eux et leurs deux chevaux. Or maître Etéoneus les vit, comme il sortait : c'était l'un des coureurs du noble Ménélas ; dans la salle, il rentra pour donner la nouvelle et, se tenant debout près du pasteur du peuple, il dit ces mots ailés : 

  ETEONEUS. - Ménélas, nourrisson de Zeus, nous avons là deux héros étrangers, en qui se reconnaît la race du grand Zeus ; or, dis-moi, devons-nous dételer leurs trotteurs ?... ou les conduire ailleurs chercher qui les accueille ? 

  Mais le blond Ménélas, d'un ton fort indigné : 

  MÉNÉLAS. - Oh ! fils de Boéthos, Étéoneus, jadis tu n'étais pas un sot ; voilà, comme un enfant, que tu dis des sornettes ! Combien de fois, avant de rentrer au logis, n'avons-nous pas, tous deux, mangé le pain des autres ? et plaise encore à Zeus que nous soyons toujours à l'abri de ces maux ! Dételle leurs chevaux et cours nous amener ces hôtes au festin ! 

  A peine avait-il dit qu'Étéoneus courant sortait de la grand'salle, appelait, emmenait d'autres servants-coureurs, dételait les chevaux qui suaient sous le joug, les attachait aux crèches de la cavalerie, leur donnait du froment mélangé d'orge blanche et, redressant le char, l'accotait sur le mur du fond tout reluisant, puis au manoir divin faisait entrer les hôtes. Leurs regards étonnés parcouraient la demeure du nourrisson de Zeus ; car, sous les hauts plafonds du noble Ménélas, c'était comme un éclat de soleil et de lune.

  Lorsqu'ils eurent empli leurs yeux de ces merveilles, ils s'en furent au bain dans les cuves polies ; puis, baignés et frottés d'huile par les servantes, revêtus de la robe et du manteau de laine, ils revinrent auprès de Ménélas l'Atride s'asseoir en des fauteuils. Vint une chambrière qui, portant une aiguière en or et du plus beau, leur donnait à laver sur un bassin d'argent et dressait devant eux une table polie. Vint la digne intendante : elle apportait le pain et le mit devant eux, et le blond Ménélas les invita du geste : 

   MÉNÉLAS. - Voici le pain : prenez, tous deux ; bon appétit! une fois restaurés, vous direz qui vous  êtes ! On voit bien qu'en vous deux, se poursuit une race de nourrissons de Zeus, de rois portant le sceptre ;  jamais vilain n'eût engendré de pareils fils ! 

  Il dit et leur offrit les morceaux rissolés d'un gras filet de bœuf qu'il prit à pleines mains : c'était la part d'honneur réservée pour sa table ; vers ces morceaux de choix préparés et servis, ils tendirent les mains. Quand on eut satisfait la soif et l'appétit,  Télémaque, pour n'être entendu d'aucun autre, dit en penchant le front vers le fils de Nestor : 

  TÉLÉMAQUE. - Vois donc, fils de Nestor, cher ami de mon cœur! sous ces plafonds sonores, vois les éclairs de l'or, de l'électron, du bronze, de l'argent, de l'ivoire !... Zeus a-t-il plus d'éclat au fond de son Olympe ? 

  Il disait; mais le blond Ménélas entendit et, se tournant vers eux, leur dit ces mots ailés : 

  MÉNÉLAS. - Chers enfants, Zeus n'a pas de rival ici-bas !... Chez lui, rien n'est mortel, ni maisons ni richesses. Quant aux humains, comment savoir s'il en est un qui m'égale en richesses ?... Mais qu'il m'en a coûté de maux et d'aventures, pour ramener mes vaisseaux pleins, après sept ans ! aventures en Chypre, en Phénicie, dans l'Égyptos et chez les Nègres ! et dans cette Libye où les agneaux ont des cornes dès leur naissance, où, du prince au berger, tout homme a son content de fromage, de viande et de laitage frais ; les bêtes tous les jours accourent à la traite, car trois fois dans l'année les brebis mettent bas... C'est pendant qu'en ces mers, j'allais à l'aventure, faisant mon plein de vivres, que l'autre surgissait de l'ombre et me tuait mon frère, ah ! trahison d'une femme perdue !... Non ! je n'ai plus de joie à régner sur ces biens ! vos pères, quels qu'ils soient, ont dû vous le conter : que de maux j'ai soufferts, quel foyer j'ai perdu, peuplé d'êtres si chers, avec une si belle et si grande opulence... Plût au ciel que, n'ayant qu'un tiers de ces richesses, j'eusse vécu chez moi et qu'ils fussent en vie, tous les héros tombés dans la plaine de Troie, si loin de notre Argos, de nos prés d'élevage ! Ah ! sur eux, sur eux tous, je pleure et me lamente ! Je sanglote parfois pour soulager mon cœur, et parfois je m'arrête : du frisson des sanglots, l'homme est si tôt lassé ! Oui, sur eux tous, je pleure ; mais en cette tristesse, il est une mémoire qui m'obsède partout, au lit comme au festin, car nul des Achéens ne sut peiner pour moi comme peinait Ulysse, et d'un si bel élan ! Dire qu'il n'a trouvé que souffrances au bout ! Pour moi, c'est un chagrin qui jamais ne me quitte de le savoir toujours absent et d'ignorer son salut ou sa mort!Et sur lui, comme moi, pleurent le vieux Laërte, la sage Pénélope et son fils Télémaque, qu'il dut, à peine né, laisser en sa maison. 

  Il disait. Télémaque, à ce nom de son père, sentait monter en lui un besoin de sanglots ; les pleurs, lui jaillissant des yeux, roulaient au sol :on parlait de son père ! De son manteau de pourpre, qu'il saisit à deux mains, il se cacha les yeux. Ménélas devina, mais attendit, l'esprit et le cœur hésitants : laisserait-il ce fils se réclamer d'un père ? prendrait-il les devants pour tâcher de savoir ? Son esprit et son cœur ne savaient que résoudre. Or, voici que, sortant des parfums de sa chambre et de ses hauts lambris, Hélène survenait : on eût dit l'Artémis à la quenouille d'or. Adrasté avança une chaise ouvragée qu'Alkippé recouvrit d'un doux carreau de laine, puis Phylo déposa la corbeille d'argent, un cadeau d'Alcandra, la femme de Polybe. C'était un habitant de la Thèbes d'Égypte, la ville où les maisons regorgent de richesses. Tandis qu'à Ménélas, Polybe avait donné deux baignoires d'argent et deux trépieds en or, avec dix talents d'or, Hélène avait reçu d'Alcandra, son épouse, des présents merveilleux : une quenouille d'or et, montée sur roulettes, la corbeille d'argent aux lèvres de vermeil, que venait d'apporter Phylo, la chambrière, et qu'emplissait le fil dévidé du fuseau ; dessus, était couchée la quenouille, chargée de laine purpurine.

  Hélène prit le siège avec le marchepied et, sans tarder, pressa son mari de demandes : 

  HÉLÈNE. - Ménélas, nourrisson de Zeus, peut-on savoir le nom de ces amis et de qui, pour venir chez nous, ils se réclament ?... Est-ce erreur de ma part ?... est-ce la vérité ?... J'obéis à mon cœur et je dis que mes yeux n'ont jamais rencontré ressemblance ni d'homme ni de femme : cette vue me confond... C'est sûrement le fils de ce grand cœur d'Ulysse !... c'est lui !... c'est Télémaque, qu'à peine il a vu naître et qu'il dut, le héros, laisser en sa maison, quand vous tous, Achéens, pour moi, face de chienne, poussiez vers Ilion la plus hardie des guerres. 

  En réponse, le blond Ménélas répliqua : 

   MÉNÉLAS. - Je pense comme toi, ma femme: moi aussi, j'ai vu la ressemblance. Ulysse ! le voilà ! ce sont ses pieds, ses mains, l'éclair de son regard, sa tête et, sur le front, la même chevelure ! Justement je venais d'évoquer sa mémoire, rappelant tous les maux que ce héros avait endurés pour ma cause, quand notre hôte, les cils chargés de grosses larmes, prit son manteau de pourpre et se cacha les yeux. 

  Pisistrate, le fils de Nestor, intervint  : 

  PISISTRATE. - Ménélas, fils d'Atrée, le nourrisson de Zeus, le meneur des guerriers, c'est bien, comme tu dis, le fils de ce héros ; mais il est réservé ; admis en ta présence pour la première fois, il se fût reproché toute vaine parole, quand ta voix nous tenait sous un charme divin. Quant à moi, c'est Nestor, le vieux maître des chars, qui m'a mis en chemin pour lui servir de guide, car Télémaque avait le désir de te voir, espérant tes conseils et peut-être ton aide : quand le père est absent, tu sais combien le fils peut avoir à souffrir dans un manoir resté sans autres défenseurs !... C'est maintenant son lot en l'absence d'Ulysse et, contre le malheur, il n'a plus dans son peuple à qui se confier.

  En réponse, le blond Ménélas répliqua : 

  MÉNÉLAS. - Oh ! ciel ! j'ai sous mon toit le fils de cet ami qui jadis, pour ma cause, affronta tant de luttes ! Je m'étais bien promis, quand il viendrait chez moi, que nul des Achéens n'aurait meilleur accueil. Si le dieu de l'Olympe, le Zeus à la grand'voix, nous avait accordé de repasser, tous deux, la mer sur nos croiseurs, je voulais en Argos lui céder une ville, lui bâtir un manoir, le transplanter d'Ithaque avec ses biens, son fils, son peuple tout entier ; j'aurais vidé pour eux quelqu'une des cités qui, dans le voisinage, ont reconnu ma loi, et nous aurions ici fréquenté l'un chez l'autre, sans que rien vînt troubler notre accord et nos joies, jusqu'au jour où la mort nous eût enveloppés dans son nuage d'ombre... Il a fallu qu'un dieu, m'enviant ce bonheur, ne privât du retour que lui, le malheureux ! 

  C'est ainsi qu'il parlait et tous sentaient monter un besoin de sanglots. On vit alors pleurer Hélène l'Argienne, cette fille de Zeus, et pleurer Télémaque, et Ménélas l'Atride ! et le fils de Nestor n'eut pas les yeux sans larmes : son cœur se rappelait l'éminent Antiloque, ce frère qui tomba sous le fils glorieux de l'Aurore éclatante. 

  Plein de ce souvenir, il dit ces mots ailés : 

  PISISTRATE. - Fils d'Atrée, notre vieux Nestor te proclamait le plus sage des hommes, chaque fois que ton nom revenait sur nos lèvres et que, dans son manoir, nous nous interrogions. Mais, ce soir, si tu veux, écoute mon conseil : je ne trouve aucun charme à ces pleurs après boire ; laissons venir l'Aurore ; dès qu'elle sortira de son berceau de brume, ce n'est certes pas moi qui trouverai mauvais que l'on pleure les morts, victimes du destin... C'est encore un hommage, et le dernier à rendre à ces infortunés, que les cheveux coupés et les larmes aux joues : j'ai perdu, moi aussi, un frère ; il n'était pas le moins brave en Argos. Tu dois bien le savoir : si je ne l'ai jamais ni rencontré, ni vu, on m'a dit qu'entre tous, cet Antiloque était le roi de vos coureurs et de vos combattants !  

  En réponse, le blond Ménélas répliqua : 

  MÉNÉLAS. - Mon ami, tous tes mots et toute ta conduite sont d'un homme sensé : on te croirait plus vieux. Mais le fils d'un tel père ne peut parler qu'en sage !... Comme on retrouve en toi la race du héros à qui Zeus n'a jamais filé que le bonheur ! Heureux en son épouse, heureux en ses enfants, le ciel donne à Nestor, pour la fin de ses jours, de vieillir sous son toit, dans le luxe, entouré des fils les plus prudents et maîtres à la lance... Mais laissons les sanglots : ce fut une surprise ! revenons au festin !... qu'on nous donne à laver !... dès l'aurore, demain, nous verrons les affaires que, Télémaque et moi, nous avons à traiter ! 

  Il dit. Asphalion, — c'était l'un des coureurs du noble Ménélas, — vint donner à laver.

  Mais la fille de Zeus, Hélène, eut son dessein. Soudain, elle jeta une drogue au cratère où l'on puisait à boire : cette drogue, calmant la douleur, la colère, dissolvait tous les maux; une dose au cratère empêchait tout le jour quiconque en avait bu de verser une larme, quand bien même il aurait perdu ses père et mère, quand, de ses propres yeux, il aurait devant lui vu tomber sous le bronze un frère, un fils aimé !... remède ingénieux, dont la fille de Zeus avait eu le cadeau de la femme de Thon, Polydamna d'Égypte : la glèbe en ce pays produit avec le blé mille simples divers ; les uns sont des poisons, les autres, des remèdes ; pays de médecins, les plus savants du monde, tous du sang de Paeon.

  Dès qu'Hélène eut jeté sa drogue dans le vin et fait emplir les coupes, elle prit à nouveau la parole et leur dit : 

  HÉLÈNE. - Ménélas, fils d'Atrée, le nourrisson de Zeus, et vous aussi, les fils de pères glorieux, c'est Zeus qui, pouvant tout, nous donne tour à tour le bonheur et les maux. Mais ce soir, laissez-vous aller en cette salle au plaisir des discours comme aux joies du festin. Écoutez mon récit : il est de circonstance.

  » Je ne saurais vous dire et vous énumérer tous les exploits de cet Ulysse au cœur vaillant. Mais voici le haut fait que cet homme énergique risqua et réussit, au pays des Troyens, au temps de vos épreuves, à vous, gens d'Achaïe ! Il s'était tout meurtri de coups défigurants ; il avait, sur son dos, jeté de vieilles loques; on eût dit un valet dans la foule ennemie. Le voilà dans la ville et dans ses larges rues : il se contrefaisait, jouait le mendiant ; ce n'était pas son rôle au camp des Achéens ! En cet accoutrement, le voilà dans la ville. Tout Troie s'y laissa prendre ; moi seule, en cet état, je l'avais reconnu et vins l'interroger. Il rusa, esquiva; mais, quand je l'eus baigné, frotté d'huile, habillé, je lui promis avec le plus fort des serments de ne pas révéler la présence d'Ulysse, avant qu'il eût rejoint les croiseurs et les tentes, alors il m'expliqua le plan des Achéens; puis, de son long poignard, il fit un grand massacre en ville et retourna porter aux Argiens sa charge de nouvelles. Alors Troie retentit du cri des autres femmes. Mais, moi, c'était la joie que j'avais dans le cœur ! Déjà mes vœux changés me ramenaient ici, et combien je pleurais la folie qu'Aphrodite avait mise en mon cœur pour m'entraîner là-bas, loin du pays natal, et me faire quitter ma fille, mes devoirs d'épouse et un mari dont la mine ou l'esprit ne le cède à personne !

  En réponse, le blond Ménélas répliqua : 

  MÉNÉLAS. - Ah ! comme en tout cela, ma femme, tu dis juste ! Je suis d'âge à connaître et l'esprit et le sens de bon nombre de ceux qu'on appelle héros, et j'ai couru le monde. Mais jamais de mes yeux encore je n'ai vu un homme ayant au cœur la vaillance d'Ulysse. Sachez ce qu'entreprit, ce que fit réussir l'énergie de cet homme !... Dans le cheval de bois, je nous revois assis, nous tous, les chefs d'Argos. Mais alors tu survins, Hélène ! en cet endroit, quelque dieu t'amenait pour fournir aux Troyens une chance de gloire ; sur tes pas, Déiphobe allait, beau comme un dieu, et, par trois fois, tu fis le tour de la machine ; tu tapais sur le creux, appelant nom par nom les chefs des Danaens, imitant pour chacun la voix de son épouse.

  » Près du fils de Tydée et du divin Ulysse, assis en cette foule, je t'entendais crier, et Diomède et moi n'y pouvions plus tenir; nous nous levions déjà ; nous voulions ou sortir ou répondre au plus vite ; Ulysse nous retint et mata notre envie. Tous les fils d'Achaïe restaient là sans souffler; un seul était encor d'humeur à te répondre, Anticlos ; mais Ulysse lui plaqua sur la bouche ses deux robustes mains et, tenant bon, sauva ainsi toute la bande, jusqu'à l'heure où Pallas Athéna t'emmena. »

  Posément, Télémaque le regarda et dit : 

  TÉLÉMAQUE. - Ménélas, fils d'Atrée, le nourrisson de Zeus, le meneur des guerriers, ce n'en est que plus triste! n'a-t-il pas moins subi une mort lamentable ? que lui servit un cœur de fer en sa poitrine ?... Mais, allons ! menez-nous dormir : il est grand temps d'aller goûter au lit la douceur du sommeil !

  Il parlait, et déjà Hélène l'Argienne avait dit aux servantes d'aller dresser les lits dans l'entrée et d'y mettre ses plus beaux draps de pourpre, des tapis par-dessus et des feutres laineux pour les couvrir encore. Les servantes, sorties, torche en main, de la salle, avaient garni les cadres.

  Un héraut emmena les hôtes vers l'entrée. C'est là qu'ils se couchèrent, cependant que l'Atride et sa femme divine, Hélène en ses longs voiles, s'en allaient reposer au fond du haut logis.