A PYLOS
Pendant toute la nuit, et même après l'aurore, le navire fit
route.
Quand le soleil levant monta du lac splendide pour
éclairer les dieux au firmament de bronze, ainsi
que les mortels sur notre terre aux blés, Pylos
leur apparut, la ville de Nélée aux solides murailles. Sur la
plage, on offrait de noirs taureaux sans tache, en l'honneur de Celui qui ébranle le sol, du
dieu coiffé d'azur. Sur neuf rangées
de bancs, siégeaient les Pyliens, cinq cents hommes par
rang, neuf taureaux devant chaque. Ils avaient mis la dent aux
premières grillades et faisaient,
pour le dieu, brûler les os des cuisses, lorsque le fin
croiseur accosta droit du large. L'équipage
envoya et releva les voiles, puis, en ramant, poussa
vers la cale et prit terre.
Télémaque à son tour débarqua du vaisseau. Athéna lui montrait
la route et, la première, Athéna,
la déesse aux yeux pers, lui disait :
ATHÉNA.
- Télémaque, à présent, tu ne dois plus avoir la moindre fausse honte. Il s'agit de ton père. Tu n'as franchi
la mer qu'afin de t'enquérir du sort qu'il a subi, du pays qui
le cache. Donc, va droit
à Nestor, le dresseur de chevaux, et sachons
la pensée qu'il enferme en son cœur !
Posément, Télémaque la regarda et dit :
TÉLÉMAQUE.
- Mentor, tu veux que j'aille et que, moi,
je l'aborde ? L'habileté des mots, tu sais, n'est pas
mon fait ! et c'est le rouge au front qu'un homme de
mon âge interroge un ancien.
Athéna, la déesse aux yeux pers, répliqua :
ATHÉNA.
- Mais des mots, Télémaque, il t'en
viendra
du cœur, et quelque bon génie te soufflera le
reste ; car les dieux, que je sache, ne t'ont pas empêché
de naître et de grandir.
En parlant, Athéna le menait au plus court ; il suivait
la déesse et marchait sur ses traces, vers
la sainte assemblée des guerriers de Pylos, jusqu'aux
bancs où Nestor siégeait avec ses fils : ses
hommes, tout autour, préparaient le festin, qui
rôtissant des viandes, qui en embrochant d'autres.
Sitôt qu'on aperçut les étrangers, la foule s'en vint
de toutes parts et, mains tendues, les invitait à
prendre place.
Mais ce fut Pisistrate, un des fils de Nestor, qui, devançant
les autres, vint leur prendre la main. Dans
les douces toisons, sur les sables de mer, il leur fit
à tous deux une place au festin, entre son père et Thrasymède,
un de ses frères, puis, leur servant
leurs parts des premières grillades et leur versant du
vin dans une coupe d'or, il vint en faire hommage à la fille
du Zeus à l'égide, Athéna :
PISISTRATE.
- Étranger, prie d'abord Posidon
notre roi; car c'est à son festin qu'ici
vous arrivez. Fais les libations
; prie comme il est d'usage; tu
donneras ensuite à ton ami la coupe, pour qu'il
offre à son tour de ce doux vin de miel ; il
doit prier aussi les Immortels, je pense : tout homme
n'a-t-il pas même besoin des dieux ? Mais il est ton
cadet; il semble de mon âge; à toi donc, en premier, je tends
la coupe d'or.
Il dit et lui remit en main la double coupe. La déesse, agréant
l'hommage de ce juste, se hâta
d'adresser
une longue prière à leur roi
Posidon :
ATHÉNA.
- Écoute, ô Posidon, le maître de la terre, et ne refuse pas, lorsque nous t'en prions d'accomplir nos
projets ! A Nestor, à ses fils, donne avant
tout la gloire! Accorde ensuite à tout ce peuple de Pylos quelque grâce en retour de sa noble
hécatombe ! Accorde-nous enfin, à Télémaque et moi, de
remplir le dessein qui nous a fait venir sur notre noir croiseur !
Après cette prière, qu'elle-même exauçait, la déesse
remit aux mains du fils d'Ulysse la belle double
coupe et, comme elle, à son tour, Télémaque pria;
puis, on tira du feu les grosses viandes cuites; on y
trancha les parts, et l'on fut à la joie de
ce festin superbe.
Quand on eut
satisfait la soif et l'appétit, le vieux maître des chars, Nestor,
prit la parole :
NESTOR.
- S'il est bien un moment d'interroger des
hôtes pour en savoir les noms, c'est quand ils ont
joui des plaisirs de la table. Mes hôtes, votre nom
? d'où nous arrivez-vous sur les routes des ondes
?... faites-vous le commerce ?... n'êtes-vous que pirates
qui, follement, courez et croisez sur les flots et, risquant
votre vie, vous en allez piller les côtes
étrangères ?
Posément, Télémaque le regarda et dit, plein d'un nouveau courage (Athéna lui mettait au cœur la hardiesse
d'interroger Nestor sur l'absent, sur son
père):
TÉLÉMAQUE.
- Nestor, fils de Nélée, l'honneur de l'Achaïe,
puisque tu veux savoir d'où nous sommes, je
vais tout au long vous le dire. Nous arrivons d'Ithaque, au pied du mont Neion ; c'est d'une affaire à moi que
je viens te parler, ce n'est pas de mon
peuple. Je vais de par le monde, cherchant quelques échos
du renom de mon père, de ce divin Ulysse,
le héros d'endurance, qu'au pays des Troyens, tu pus
voir, me dit-on, combattre à tes côtés et renverser
leur ville. De tous ceux qui sont morts là-bas en combattant,
nous savons où chacun trouva la
mort funeste. Mais lui ! Zeus a caché jusqu'au bruit de sa mort
: nul ne peut préciser comment il succomba, si ce fut au rivage,
accablé d'ennemis, ou si ce fut en mer, sous les flots d'Amphitrite. C'est pour-quoi
tu me vois ici à tes genoux ; voudrais-tu me parler de cette
mort funeste ?.. l'as-tu vue de tes yeux ?... en sais-tu quelque
chose de l'un de nos errants ? c'est le plus malheureux qui
soit né d'une femme... Ne mets ni tes égards, ni ta compassion
à m'adoucir les choses. Mais dis-moi point par point ce que tes yeux ont vu.
Le
vieux maître des chars, Nestor, lui répondit :
NESTOR. - Ah ! mon
ami, tu viens d'évoquer la misère qu'au pays de là-bas, nous
avons endurée, et l'obstination de nos fils d'Achaïe, et tant
d'embarquements dans la brume des mers pour croiser et piller
au premier mot d'Achille, et tant de longs combats pour assaillir
la grand'ville du roi Priam! Là-bas
ont succombé les meilleurs de nos gens. Oui! c'est là-bas
que gît Ajax, cet autre Arès ! là-bas que gît Achille ! là-bas
que gît Patrocle, un dieu par la sagesse à l'heure du conseil
!... et là-bas gît aussi mon fils, mon intrépide et robuste
Antiloque, le roi de nos coureurs et de nos combattants !.., Car nous avons
connu ces maux et combien d'autres ! Quel homme, avant sa mort,
aurait jamais le temps de les raconter tous ?
» Tu pourrais demeurer chez moi cinq ans, six ans, à me faire
conter ce qu'ont souffert là-bas nos divins Achéens : avant
de tout savoir, tu rentrerais, lassé, au pays de tes pères.
Neuf ans, sans desserrer notre
cercle d'embûches, nous leur avons cousu pièce
à pièce les maux : neuf ans, avant que Zeus
nous quittât le succès!... Devant ton père, alors, le plus ingénieux se déclarait vaincu ; il l'emportait
sur tous, en ruses infinies, cet Ulysse divin... Ton
père!.. tu serais vraiment son fils ?.. à
Lui?... Mais
ta vue me confond !... Mêmes mots..., même tact! comment
peut-on, si jeune, à ce point
refléter le langage d'un père ?... Moi, tout ce temps
là-bas jamais je n'eus avec cet Ulysse
divin le moindre différend. Assemblée ou conseil, quand
nous tenions séance avec les Argiens, nous
avions même cœur, même esprit, mêmes vœux : le plein
succès de tous.
» Quand sur sa butte, enfin, nous eûmes saccagé la ville de
Priam, c'est Zeus qui, dans son cœur, nous médita pour lors
un funeste retour : parmi nos gens
d'Argos, il en était si peu de sensés et de justes ! combien
allaient trouver le malheur et la mort sous le courroux
fatal de la Vierge aux yeux pers
!
» Voulant mettre la brouille entre les deux Atrides, la Fille
du Dieu fort leur fit en coup de tête, au coucher
du soleil, convoquer l'assemblée de tous les Achéens
et l'on vit arriver, à cette heure insolite, nos fils de l’Achaïe
titubants sous le vin. Les deux frères alors de dire et de redire
les raisons qu'ils avaient de convoquer le peuple. Ménélas soutenait
que tous les Achéens ne devaient plus songer qu'au retour sur
le dos de la plaine marine. Agamemnon
était d'un avis tout contraire : il voulait retenir le peuple et célébrer de saintes hécatombes pour fléchir
d'Athéna le terrible courroux. L'enfant ! il
se flattait d'apaiser la déesse ! fait-on virer au doigt
l'esprit des Éternels ?... Les deux rois, échan-geant des ripostes
pénibles, s'affrontent et, debout, avec des cris d'enfer, nos
Achéens guêtres en deux camps se partagent ; quand on va se
coucher, c'est pour rêver
la nuit aux haines réciproques : Zeus nous mettait déjà
sous le faix du malheur !
» Aussi, quand dès l'aurore nous tirons nos vaisseaux à la vague divine pour y charger nos biens
et nos sveltes captives, la moitié de nos gens
s'obstine à demeurer près du pasteur du peuple, l'Atride
Agamemnon. Nous, de l'autre parti, nous
embarquons, poussons, et notre flotte court à travers le grand gouffre, sur la mer dont un dieu avait couché
les flots. Nous gagnons Ténédos. Là,
dans un sacrifice, nous demandons au ciel de rentrer au pays.
Mais Zeus né voulait pas encor de ce retour. Sa colère
à nouveau déchaîne le fléau d'une seconde brouille. Les uns
virent de bord sur leurs doubles gaillards : leur chef, le sage
Ulysse aux fertiles pensées,
les ramène apaiser l'Atride Agamemnon.
Mais, ayant rallié mon escadre complète,
je fuis, voyant les maux qu'un dieu nous préparait, et le fils
de Tydée, cet autre Arès, entraîne
aussi ses équipages, et le blond Ménélas vient plus tard
nous rejoindre.
» Il
nous trouve à Lesbos, hésitant à passer,
sinon par le grand tour : irions-nous, par le
haut des
roches de Chios, en les tenant à gauche, doubler
l'île Psara ?... sous Chios, irions-nous
côtoyer le Mimas avec ses coups de vent ?...
Nous demandions aux dieux de nous montrer un signe. Il nous
vient, et fort clair, nous disant de couper vers l'Eubée par
le large, si nous voulons sortir au plus tôt du danger. Et comme
un bon vent frais se lève et s'établit, notre flotte s'élance aux chemins des poissons
si vite, que, la nuit, nous touchons au
Géreste. Là, c'est à Posidon que, pour avoir franchi ce long ruban de mer, nous offrons sans compter
les cuisses de taureaux. Le quatrième jour
nous met aux bords d'Argos, où le fils de Tydée,
le dresseur de chevaux Diomède, et ses gens halent leurs
fins croiseurs; moi, je rentre à Pylos, sans voir tomber la
brise que, depuis le départ, un dieu faisait souffler. C'est
ainsi, cher enfant, que je revins chez moi. Je n'ai rien vu
de plus : des autres Achéens, lesquels ont échappé et lesquels
ont péri ? je n'en sais
pas grand'chose. Les nouvelles, pourtant, que j'ai pu
recueillir en ce manoir tranquille, je veux te les donner, et
sans rien t'en cacher ; car ce n'est que justice.
» C'est un retour heureux qu'eurent les Myrmidons : ces furieux lanciers revinrent, m'a-t-on dit, avec
le noble fils du magnanime Achille... Philoctète, le fils illustre
de Poeas, eut autant de bonheur. De même, Idoménée a
reconduit en Crète tous ceux de son armée que la guerre épargna
: la mer n'en prit aucun. Pour l'Atride ! si loin que vous viviez du monde, vous savez comme nous qu'il
revint et qu'Égisthe lui avait préparé une mort
lamentable. Mais le jour du paiement douloureux
est venu : qu'il est bon de laisser après sa
mort un fils ! Car, filial vengeur, celui-là sut punir
ce cauteleux Égisthe qui lui avait tué le plus noble
des pères. Toi, mon cher, bel et grand comme je te vois là,
sois vaillant pour qu'un jour quelque
arrière-neveu parle aussi bien de toi !
Posément,
Télémaque le regarda et dit :
TÉLÉMAQUE. - Nestor, fils de Nélée, l'honneur de l'Achaïe, oui, celui-là, vraiment, eut sa pleine vengeance, et le
monde achéen ira chantant sa gloire jusqu'aux
âges futurs. Ah ! si, de tels moyens, les dieux m'avaient armé, comme ils paieraient leur violence
et mes chagrins, ces prétendants sans frein qui
conspirent ma perte! Les dieux ne nous ont pas filé pareil
bonheur, à moi ni à mon père ; pour l'heure, il me faut tout
supporter jusqu'au bout.
Le
vieux maître des chars, Nestor, lui répondit:
NESTOR.
- Ami, puisque tu viens d'évoquer cette affaire,
on dit que les nombreux prétendants de ta mère usurpent ton
manoir et conspirent ta perte; c'est de plein
gré, dis-moi, que lu portes le joug? ou dans ton peuple, as-tu
la haine d'un parti, qui suit la voix d'un dieu ?... pour punir
leurs excès, qui sait le jour qu'enfin ton père rentrera, seul
ou par
le secours de tous les Achéens ?... Si la Vierge aux
yeux pers te pouvait donc aimer comme elle aimait Ulysse
et veillait sur sa gloire, au pays des Troyens, aux temps de
nos épreuves, à nous, gens d'Achaïe !... Non ! jamais je ne
vis aux côtés d'un mortel
veiller l'amour des dieux autant qu'à ses côtés la visible
assistance de Pallas Athéna !... Ah
! si, d'un pareil cœur, elle prenait ta cause, combien
parmi ces gens quitteraient la poursuite !
Posément,
Télémaque le regarda et dit :
TÉLÉMAQUE.
- Vieillard, je ne crois pas que ton vœu s'accomplisse : quels grands mots tu dis là ! j'en ai comme
un vertige ! Oh ! non ! pareil bonheur passerait mon espoir,
quand les dieux le voudraient.
Athéna, la déesse aux yeux pers, intervint :
ATHÉNA.
- Quel mot s'est échappé de l'enclos de tes dents ? Oh !
Télémaque ! un dieu sauve aisément son homme, aussitôt qu'il
le veut, et même du plus loin ! Pour moi, le choix est fait: tous les maux à souffrir avant
d'être rentré et de voir au logis la
journée du retour, plutôt qu'aller tout droit tomber à mon foyer, comme tomba l'Atride dans le piège tendu par
Égisthe et sa femme !… Il est vrai que la mort est notre
lot commun et que même les
dieux ne peuvent l'écarter de l'homme qu'ils chérissent, quand
la Parque de mort s'en vient tout de son long le coucher
au trépas.
Posément, Télémaque la regarda et dit :
TÉLÉMAQUE. - Mentor, n'en parlons plus, malgré notre chagrin. Pour lui, c'en
est fini du retour, et le lot, qu'il eut des Immortels, c'est
la mort, désormais, la Parque
ténébreuse. Mais d'un autre sujet je
voudrais m'enquérir : interrogeons Nestor; personne
des humains n'est plus juste ni sage, il a régné
déjà sur trois âges, dit-on, si bien qu’il m'apparaît
plutôt comme un des dieux.
» Nestor, fils, de Nélée, dis-moi la vérité: comment donc est tombé ce puissant de là terre, l'Atride Agamemnon
? où était Ménélas ? quelle ruse de mort
avait imaginée le cauteleux Égisthe, pour tuer un héros qui
le valait cent fois ?... Ménélas n'était pas en Argos d'Achaïe
?... il courait par le monde ?... et c'est pourquoi l'autre
eut l'audace de son crime ?
Le vieux maître des chars, Nestor, lui répondit :
NESTOR.
- Oui, mon fils, tu sauras toute la
vérité ; mais je vois que, déjà, toi-même,
tu devines ce qui fût advenu si, ce blond Ménélas, quand il
revint de Troie, avait encor trouvé au manoir de l'Atride Égisthe
survivant; à son cadavre même, il n'aurait pas donné
la terre pour tombeau ; dans les champs, hors des murs, les
chiens et les oiseaux l'eussent
déchiqueté, et pas une Achéenne n'eût osé le pleurer;
son crime était trop grand!... Donc, nous étions là-bas, entassant
les exploits, tandis que, bien tranquille au fond de son Argos,
en ses prés d'élevage, cet
Égisthe enjôlait la femme de l'Atride. Elle, au commencement,
repoussait l'œuvre infâme
: divine Clytemnestre ! elle n'avait au cœur qu'honnêtes
sentiments et, près d'elle, restait l'aède que l'Atride, à son
départ vers Troie, avait tant adjuré de veiller sur sa femme
! Mais vint l'heure où le sort lui jeta le lacet et la mit sous
le joug: Égisthe prit l'aède; sur un îlot désert, il le laissa
en proie et pâture aux oiseaux.
Ce qu'il voulait, alors, elle aussi le voulut: il l'emmena chez lui. Que de cuisseaux
brûlés aux saints autels des dieux! que d'ors, de broderies
suspendus en offrandes, pour célébrer l'exploit dont jamais,
en son cœur, il n'avait eu l'espoir!... Nous revenions de Troie,
en voguant de conserve, l'Atride Ménélas et moi, toujours intimes.
Nous touchions au Sounion, au cap sacré d'Athènes, quand Phœbos
Apollon, de ses plus douces
flèches, vint frapper le pilote de Ménélas, Phrontis,
et ce fils d'Onétor mourut en pleine vogue, la barre
entre les mains : il n'avait pas d'égal dans tout le genre humain
pour mener un navire à travers les bourrasques.
» Ménélas, en dépit de sa hâte, voulut ensevelir son
homme : il fit relâche et lui rendit tous les honneurs.
Puis il se rembarqua sur les vagues vineuses et s'en vint d'une
course, au creux de ses vaisseaux, jusque sous la falaise abrupte
du Malée. C'est alors que le Zeus à la grand'voix les mit en
funeste chemin. Il lâcha
sur leur dos les rafales sifflantes; le flot géant dressa ses
montagnes gonflées; de la flotte coupée, le gros fut
entraîné chez les Cydoniens, qui vivent sur les bords du Jardanos
crétois. Dans la brume des mers, aux confins de Gortyne,
il est un rocher nu, qui tombe sur le flot; le Notos contre
lui jette ses grandes houles, qui le prennent en flanc du côté
de Phaestos, et ce caillou tient tête à cette vague énorme :
c'est là qu'atterrissant, les hommes à grand'peine évitèrent
la mort ; mais le ressac
sur les écueils brisa les coques.
» Il restait cinq vaisseaux à la proue azurée qu'en Égypte,
le vent et la vague poussèrent. Pendant que Ménélas, pour faire
son plein d'or et de provisions, croisait et cabotait chez ces
gens d'autre langue, Égisthe à son foyer lui préparait
le deuil : l'Atride fut tué ; le peuple, mis au joug : l'autre
régna sept ans sur tout l'or de Mycènes. Mais la huitième
année, survint pour son malheur notre
Oreste divin, et comme, après le meurtre, ayant enseveli cette
mère odieuse et ce poltron d'Égisthe, il offrait le repas funèbre
aux Argiens, le même jour, ce bon crieur de Ménélas ramena
ses vaisseaux bondés à pleine
charge... Mais toi, suis mon conseil : jusque chez Ménélas,
je t'invite à
te rendre. C'est lui qui, le dernier, est rentré du
dehors, d'un monde où l'on n'a pas grand espoir.
du retour, quand une fois les vents vous y ont égaré
; c'est si loin dans la mer qu'on ne sait pas d'oiseaux
qui, dans la même année, refassent le voyage : ah ! le gouffre
terrible !... Va donc chez Ménélas
: prends ton vaisseau, tes gens... Préfères-tu la route
? j'ai mon char, mes chevaux, et n'ai-je pas
des fils qui sauront te conduire chez le blond Ménélas,
à Sparte la divine. En personne, prie-le le
te parler sans feinte; ne crains pas de mensonge ; il
est toute sagesse !
Comme Nestor parlait, le
soleil se coucha ; le crépus-cule
vint. Athéna, la déesse aux yeux pers, dit
alors :
ATHÉNA.
- Vieillard, de point en point, nous voilà
renseignés. Maintenant, détachez les langues les
victimes; mélangez-nous du vin pour prier Posidon et tous les Immortels ; puis songeons au sommeil ; c'est
l'heure : la lumière au noroît disparaît;
même aux festins des dieux, il faut savoir quitter la
table et s'en aller.
A peine avait parlé cette fille de Zeus que tous obéis-saient.
Les hérauts leur donnaient, sur les mains,
à laver. La jeunesse emplissait, jusqu'aux bords, les
cratères. La coupe de chacun fut remplie pour l'offrande;
on jeta dans le feu les langues des victimes;
pour les libations aux dieux, on se leva et,
l'offrande achevée, on but tout son content.
Comme alors Athéna, ainsi que Télémaque au visage
de dieu, parlait de retourner au creux de leur
vaisseau, Nestor avec des mots pressants les arrêta
:
NESTOR.
- Que Zeus et tous les dieux m'épargnent
cet affront ! Vous voulez me quitter et rentrer au croiseur
? Me croyez-vous alors si démuni, si pauvre, que je n'aie au
logis ni draps ni couvertures pour me coucher moi-même et pour
coucher mes hôtes autrement qu'à la dure ?... Non ! non
! j'ai de
bons draps, et j'ai
des cou-vertures, et ce n'est pas
le fils de ce héros d'Ulysse qui s'en ira coucher à bord,
sur son gaillard, tant que je vivrai, moi, ou qu'après moi,
des fils garderont mon manoir pour héberger les hôtes qui viennent
sous mon toit.
Athéna,
la déesse aux yeux pers,
répliqua :
ATHÉNA.
- Tu dis bien,
vieil ami ! Télémaque aurait tort de ne pas t'obéir : c'est
de beaucoup le mieux qu'il aille, sur tes pas, dormir en ton
manoir, tandis qu'au noir
vaisseau, j'irai
calmer nos gens et
leur donner les ordres : j'ai
l'honneur d'être à bord l'homme d'âge, et le seul, et c'est
pure amitié si ce jeune
équipage a suivi jusqu'ici le vaillant
Télémaque ; ils sont tous de son âge. Permets donc que,
ce soir, je retourne dormir au flanc du noir vaisseau. Dès l'aurore,
demain, je voudrais m'en
aller chez les vaillants Kaukones, toucher une créance,
qui n'est pas d'aujourd'hui et qui, n'est pas
de peu. Mais toi, prends cet ami ; quand il sera chez
toi, envoie le sur ton char avec l'un de tes
fils, auquel tu donneras les plus vites et les plus forts
de tes trotteurs.
A ces mots, l'Athéna aux yeux pers disparut, changée
en une orfraie. Le trouble s'empara de tous
les Achéens. Étonné d'avoir vu de ses yeux le prodige,
Nestor avait saisi la main de Télémaque et lui disait tout droit
:
NESTOR.
- J'ai confiance, ami : tu seras brave et fort, puisque, si
jeune encor, les dieux à tes côtés viennent pour te conduire.
Car c'est un habitant des manoirs
de l'Olympe, et nul autre sans doute que la fille de Zeus, la
déesse de gloire, cette Tritogénie qui, pour ton noble
père, montrait sa préférence
sur tous les Argiens... Reine, sois-nous propice ! donne-nous beau renom, à moi, à mes enfants,
à ma digne compagne! je te sacrifierai une
vache d'un an, une bête indomptée, dont nul n'ait
encor mis au joug le large front, et je te l'offrirai,
les cornes plaquées d'or.
C'est ainsi qu'il priait ; Athéna l'exauça. Mais ; montrant
le chemin à ses fils et ses gendres, le vieux
maître des chars, Nestor, les ramenait vers sa
belle demeure.
Quand ils eurent atteint les grands appartements de ce royal manoir, en ligne ils prirent place aux sièges
et fauteuils. Le Vieillard, pour fêter leur venue, ordonna
de mêler au cratère le plus doux de ses vins de garde, un vin
d'onze ans, et lorsque, déliant la coiffe, l'intendante eut
débouché la jarre et qu'il
eut achevé le mélange au cratère, il fit l'offrande avec
une longue prière à la fille du Zeus à
l'égide, Athéna.
L'offrande terminée, on but tout son content, puis chacun s'en
alla dormir en son logis. Mais, pour coucher le fils de son
divin Ulysse, c'est dans l'entrée
sonore que, sans aller plus loin, le vieux maître des chars
avait fait préparer deux cadres ajourés
: auprès de Télémaque, il laissait Pisistrate,
le meneur des guerriers à la vaillante lance, le
dernier de ses fils qui restât au manoir sans être
marié. Lui-même alla dormir au fond du haut logis, où
sa femme et régente lui tenait préparés le lit et le coucher.