FABRICATION
DES ARMES.
nandis
que ces guerriers, semblables
à la flamme dévorante,
se livrent aux fureurs
du combat, Antiloque,
messager rapide,
arrive près d'Achille.
Il trouve ce héros debout
devant ses navires
à la proue et à la poupe élevées(1),
cherchant connaître quels événements
venaient de s'accomplir ; il gémissait profondément et se disait :
« Malheur à moi! Pourquoi les Grecs à la belle chevelure
fuient-ils
à travers la plaine vers leurs vaisseaux ? Puissent les dieux n'avoir
pas fait naître les funestes malheurs que ma mère m'annonça
jadis ! Elle me prédit qu'avant mon trépas le plus courageux des
Myrmidons, vaincu par les Troyens, perdrait la douce lumière du
jour. Le puissant fils de Ménétius est peut-être déjà mort. L'infortuné ! Cependant je lui avais recommandé de revenir en ces lieux
après avoir éteint ce fatal incendie et de ne point combattre
avec Hector ! »
Tandis qu'il
agite ces pensées dans son âme,
l'illustre fils de Nestor s'approche d'Achille ; il fond en larmes et lui annonce en ces
termes la triste nouvelle :
« O douleur ! Fils du belliqueux Pelée, je vais t'apprendre
un malheur qui ne devait pas arriver ! Patrocle est étendu dans la poussière.
On combat autour de son cadavre dépouillé, et ses armes
ont été enlevées par Hector au casque étincelant ! »
Le héros,
en écoutant ces paroles, est
enveloppé par le
sombre nuage de la douleur ; il prend avec ses deux mains de la cendre
mêlée de poussière, la répand sur sa tête, souille son beau visage
et s'arrache les cheveux : son corps immense, étendu sur le sol, occupe un grand espace et sa superbe tunique est couverte de
cendre. Les captives d'Achille et de Patrocle sont livrées au désespoir
: elles poussent de grands cris, sortent de la tente, accourent
auprès d'Achille en se frappant le sein, et quelques-unes
d'entre elles tombent évanouies. Antiloque gémit en versant des
torrents de larmes : il tient les mains d'Achille, qui soupire ; car
il craint qu'il ne se coupe la gorge avec le fer(2),
tant le fils de
Pelée se lamente avec bruit. — Sa vénérable mère, qui était
assise au fond des ondes,
près du vieux Nérée, l'entend,
et soudain elle gémit.
Alors toutes les Néréides qui habitent les
profondeurs des mers se rassemblent autour d'elle. On aperçoit
Glaucée, Thalie, Cymodocée, Nésée, Spéio, Thoé, Halie aux beaux yeux, Cymothoé, Actée, Limnorie, Mélite, Jaïre,
Amphitoé, Agave, Doto,
Proto, Phéruse, Dynamène, Dexamène,
Amphinome, Callianire,
Doris, Panopé, la célèbre
Galatée, Némerte, Apseude
et Callianasse ; on voit encore Clymène, Janire,
Janasse, Maïra,
Orithie, Amathée à la belle chevelure, et enfin toutes les déesses
qui sont au fond des eaux. Elles remplissent
la grotte argentée, et toutes à la fois elles se frappent la poitrine.
Alors Thétis, en gémissant, parle en ces termes :
« Écoutez-moi, Néréides, pour que vous sachiez quelles sont
mes
douleurs ! Malheureuse mère d'un vaillant guerrier, puisque j'ai
mis au monde un fils courageux, irréprochable,
illustre entre tous les héros,
un fils qui grandissait semblable à une jeune plante
et que j'élevai comme l'arbrisseau qui croît dans un sol fertile,
un fils qui partit sur ses navires pour la cité d'Ilion, afin de
combattre les Troyens, et qui ne reviendra plus dans les demeures de
Pelée ! Tandis qu'il vit encore et voit la lumière du soleil, il est
accablé de tristesse et je ne puis le secourir ! Cependant je veux me
rendre auprès de lui pour savoir quel chagrin
l'afflige depuis qu'il est éloigné du combat. »
En prononçant ces paroles, Thétis abandonne la grotte ; les Néréides
la suivent en répandant des larmes, et les flots de l'Océan
se séparent autour d'elles. Quand elles sont arrivées dans les plaines d'Ilion, elles
se rangent en ordre sur le rivage où les nombreux vaisseaux des
Thessaliens entourent celui d'Achille. Thétis
se place auprès de son fils, qui pousse de profonds soupirs. Elle
lui embrasse la tête en gémissant, et elle prononce ces paroles rapides
:
« O mon fils, pourquoi pleures-tu ? Quelle douleur s'est emparée
de ton âme ? Parle donc et ne me cache rien. Jupiter exauça tes vœux
lorsqu'autrefois, en élevant les mains, tu le supplias de repousser
vers la flotte les Achéens privés de ton secours
et de les accabler de maux!»
Achille à la course impétueuse lui répond en soupirant :
« Oui, ma mère, le maître de l'Olympe a exaucé
mes vœux. Mais
quelle joie cela peut-il me causer, puisque mon ami fidèle a
péri, puisque Patrocle, que j'honorais entre tous mes compagnons
et que j'aimais à l'égal de moi-même, est perdu pour moi ! Hector,
après l'avoir tué,
l'a dépouillé de ses armes d'une
grandeur étonnante et
d'une beauté merveilleuse : magnifique présent que les dieux
firent à Pelée le jour où ils te firent partager la couche
d'un habitant de la terre. Ah
! plût au ciel que tu
eusses toujours résidé parmi les divinités de l'Océan et
que Pelée eût conduit dans son
palais une épouse mortelle ! La mort de ton fils
va remplir ton âme de douleur, et tu ne recevras point Achille dans
les demeures paternelles. Maintenant je ne veux plus ni vivre ni
rester au milieu des hommes, à moins cependant qu'Hector, frappé
le premier d'un coup de ma lance, ne perde la vie et n'expie
la mort du fils de Ménétius. »
Thétis lui répond aussitôt en fondant en larmes :
« O mon fils, tu me seras bientôt ravi comme tu le dis toi-même
; car ton trépas suivra de près celui d'Hector
! »
Alors
l'impétueux Achille s'écrie en gémissant :
« Que
je meure à l'instant, puisque je n'ai pu secourir mon compagnon
qu'on vient d'immoler ! Patrocle est mort loin de sa patrie, et
en combattant il désirait sans doute me voir près de lui pour le protéger et le défendre ! Comme je n'ai
pu sauver Patrocle ni les
nombreux guerriers domptés par Hector, je ne retournerai
plus dans mes foyers. Inutile fardeau de la terre, je suis
resté près de mes navires ! Pourtant aucun des Grecs ne m'égale dans
le combat ; mais je vois qu'il en est de meilleurs dans le conseil.
— Ah ! que parmi les dieux et parmi les hommes périsse la
discorde et périsse aussi la colère qui pousse l'homme le plus sage
à s'offenser, la colère qui se distille comme le miel le plus doux,
et qui, semblable à la fumée, s'élève et augmente toujours
dans la poitrine des mortels ! Ainsi, moi, je nourrissais un violent
courroux contre Agamemnon, roi des hommes.— Mais, malgré nos
ressentiments, oublions le passé, et par nécessité domptons
la fureur qui nous agite. — Je veux voler au combat pour
rencontrer Hector, le meurtrier d'une tête si chère. Quant à
moi, je subirai mon sort lorsque Jupiter et les autres dieux l'auront
décrété. Hercule lui-même, qui était chéri du fils de Saturne,
ne put fuir sa destinée : il périt vaincu par les Parques
et par la colère de l'implacable Junon. Puisqu'un sort semblable m'est réservé, je serai étendu sur la terre après ma mort ;
mais je veux auparavant me couvrir de gloire et contraindre les femmes
de la Troade et de la Dardanie(3) à répandre des larmes sur
leurs belles joues, à les essuyer avec leurs mains et à pousser
de fréquents soupirs. Je veux enfin qu'on reconnaisse que, depuis
long-temps, j'étais éloigné du combat ! Quel que soit ton amour,
ô ma mère, ne me retiens plus, car tu ne me persuaderais
point. »
Thétis, la déesse aux pieds d'argent, lui répond en ces termes
:
« O mon fils, tes paroles sont justes. Il est beau de vouloir repousser
la mort loin de ses compagnons affligés. Mais tes superbes
armes d'airain sont maintenant au milieu de tes ennemis, et elles
couvrent les épaules d'Hector au casque étincelant. Je ne pense pas que le fils de Priam jouisse long-temps de son triomphe ; car
la mort est près de lui. Quant à toi,
Achille, n'affronte pas les dangers
du combat avant que tu ne m'aies vue revenir en ces lieux. Demain, au lever du soleil, je t'apporterai une magnifique armure
fabriquée par Vulcain. »
En parlant ainsi, Thétis s'éloigne de son fils ; puis,
s'adressant à ses sœurs, les déesses de la mer, elle leur dit :
« Plongez-vous dans les profondeurs de l'onde, et quand vous serez
arrivées aux demeures de mon père, le vieillard de l'Océan,
dites-lui tout ce que vous savez.
Moi je me rends dans le vaste
Olympe auprès du célèbre artisan Vulcain, pour savoir s'il veut
donner à mon fils des armes excellentes d'une admirable, beauté.
»
Elle dit, et toutes les nymphes disparaissent sous les flots de
la mer.
Thétis, la déesse aux pieds d'argent, se dirige vers les cieux afin
de pouvoir apporter une armure fameuse à son fils bien-aimé.
Tandis que la déesse, emportée par ses pieds rapides, monte vers
l'Olympe, les Grecs, poursuivis par l'homicide Hector, fuient en
poussant de grands cris et s'approchent de leurs navires rangés
sur les bords du vaste Hellespont. Les Achéens aux belles cnémides
ne peuvent entraîner loin des traits Patrocle, vaillant compagnon
d'Achille. Le cadavre est atteint de nouveau par les fantassins,
par les coursiers et par le fils de Priam, Hector, semblable
à la flamme dévorante. Trois fois ce héros saisit les pieds de
l'infortuné Patrocle, et,
pour s'emparer de sa proie, il
excite les Troyens en
poussant de grands cris : trois fois les deux Ajax, animés
d'une force indomptable, le repoussent loin du corps de leur
ami. Hector, toujours intrépide et se fiant à son courage, s'élance
tantôt dans la mêlée, et tantôt s'arrête en poussant de vives clameurs ; mais il ne recule jamais. — Ainsi dans un champ des
pasteurs ne peuvent repousser loin d'un cadavre un lion furieux pressé
par la faim : de même les deux Ajax, avec leurs armes, ne
peuvent éloigner Hector des restes mortels de Patrocle. Le fils de
Priam se serait sans doute couvert de gloire en s'emparant du corps si
la déesse Iris, aussi légère
que les vents, ne fût descendue de l'Olympe à l'insu de Jupiter et
des autres dieux pour engager Achille à marcher au combat ( Iris
venait d'être envoyée sur la terre par la belle Junon). Quand la déesse
est près du fils de Pelée, elle
lui adresse ces paroles rapides :
« O Achille, le plus terrible des héros, lève-toi et porte
secours au cadavre de Patrocle que
les Grecs et les Troyens se disputent
auprès des navires. Les deux armées se livrent une guerre
d'extermination, ceux-ci,
pour défendre le cadavre de ton ami,
ceux là pour l'entraîner dans la haute ville d'Ilion. Le vaillant
Hector est plus que tous les autres impatient de ravir le corps du
fils de Ménétius à ses compagnons ; car tout son désir est de planter
la tête de ce héros sur un pieu après l'avoir séparée du cou
tendre et délicat. Lève-toi donc, Achille, ne prends plus aucun
repos, et que la honte s'empare de ton âme en pensant que Patrocle peut devenir le jouet des chiens d'Ilion! Quel opprobre
pour toi si le corps de ton ami fidèle venait à recevoir quelque
outrage ! »
Achille à la course impétueuse lui répond aussitôt :
«
Divine Iris,
quelle divinité t'a envoyée vers
moi ? »
Iris,
aussi légère que les vents, réplique en ces termes :
« C'est Junon, la
glorieuse épouse de Jupiter. Le fils de Saturne, qui siège sur un trône
élevé, et les autres dieux qui habitent
les sommets blanchis de l'Olympe ignorent que je suis en
ces lieux. »
Alors l'impétueux Achille lui adresse encore la parole en ces termes
:
« Comment irai-je au combat ? Les Troyens se sont emparés de
mes armes, et ma mère chérie ne veut point que je marche contre
nos ennemis avant que je l'aie vue revenir ; car elle doit apporter
une magnifique armure fabriquée par Vulcain. Je
ne puis me servir des
armes d'aucun guerrier, à moins que ce ne soit du bouclier d'Ajax,
fils de Télamon ; mais je pense
que ce héros est aux premiers rangs et qu'avec sa lance il sème
la mort et le carnage autour du corps de Patrocle. »
La légère Iris reprend aussitôt :
« Nous savons que les Troyens possèdent tes armes ; mais si
tu paraissais devant les ennemis en t'avançant seulement vers le fossé,
ils fuiraient tous épouvantés et s'abstiendraient de combattre.
Les Grecs, qui sont maintenant accablés de fatigue, pourraient
enfin respirer, et il y aurait une trêve de quelques instants. »
A ces mots Iris s'éloigne rapidement. Achille, chéri de
Jupiter, se
lève avec rapidité. Minerve jette sur les épaules du héros l'égide
garnie
de franges et elle entoure sa tête d'un nuage d'or d'où elle fait jaillir une
brillante flamme. — Comme durant le jour la
flamme s'élève d'une ville située dans une île lointaine qu'entouré
l'ennemi, tandis que les assiégés soutiennent d'horribles combats hors des remparts ; mais, dès que le soleil a disparu, des feux
nombreux sont allumés, et leur vive clarté brille dans les airs
afin que les peuples voisins, l'apercevant, arrivent sur leurs navires
et repoussent les agresseurs : de même la flamme brille sur la
tête d'Achille et s'élève dans les airs. Le héros s'arrête près
des bords du fossé, en dehors des murs, et ne se mêle point aux
autres Achéens, afin d'obéir aux sages conseils de sa mère. Il pousse
de grands cris ; Pallas,
qui est loin de lui, l'accompagne de
sa voix terrible, et un affreux tumulte s'élève parmi les Troyens. —
Ainsi retentit une voix éclatante lorsque résonne la trompette(4) dans
une ville entourée d'ennemis : de même retentit la voix claire
et perçante du vaillant
Eacide. Les défenseurs d'Ilion,
qui entendent
cette voix d'airain, tremblent
d'effroi. Les coursiers à la belle crinière,
prévoyant un grand malheur, s'en
retournent avec les chars.
Les écuyers sont saisis de crainte en apercevant cette flamme ardente,
horrible, infatigable
que Minerve, la déesse aux yeux d'azur,
fait briller sur la tête du
fils de Pelée. Trois fois le divin
Achille crie
avec force
sur
les bords du fossé,
et
trois fois les Troyens ainsi que leurs vaillants
alliés s'enfuient en désordre. Alors douze de leurs plus courageux
combattants périssent embarrassés dans leurs chars et percés de
leurs propres lances. Les Achéens retirent avec une
douce
joie
le
cadavre de Patrocle du milieu des traits ; ils le placent sur
un lit funèbre et l'entourent en poussant des gémissements
profonds.
L'impétueux Achille,
qui
marche à la suite de ses guerriers, répand des larmes
abondantes à la vue de son compagnon fidèle
étendu sur une civière(5)
et le corps déchiré par l'airain
cruel.
—
Achille l'envoya au combat sur un char avec des coursiers
mais
il ne put le recevoir à son retour !
L'auguste Junon aux beaux yeux envoie vers les flots de l'Océan
le
soleil infatigable, qui s'éloigne malgré lui et disparaît enfin
quand
les
Achéens cessent les combats homicides et la guerre funeste à
tous
les mortels.
Les Troyens, de leur côté, abandonnent le champ de
bataille
;
ils
détachent du char les agiles coursiers et se réunissent pour le
conseil avant de songer au repas du soir. Ils restent debout dans
l'assemblée et aucun d'eux ne songe à s'asseoir ; car ils sont tous
saisis
de crainte après avoir pu paraître Achille, qui depuis longtemps
s'était abstenu de combattre. Le prudent Polydamas, fils de
Panthée,
prend le premier la parole : seul il connaissait le passé
et
l'avenir ( Polydamas, compagnon d'Hector, était né la même nuit
que ce héros ; il l'emportait autant par ses discours que le
fils
de Priam par sa lance). Polydamas se lève et
dit avec bienveillance
:
« O mes amis, délibérez avec prudence sur le parti
qu'il faut prendre. Quant à moi je vous engage à rentrer dans la
ville et à ne point attendre le retour de l'aurore en ces lieux,
devant les vaisseaux ennemis ; car nous sommes trop éloignés des
remparts. Tant que ce héros garda son ressentiment contre le puissant
Agamemnon, les Grecs étaient plus faciles à combattre. Moi-même je
me réjouissais en restant sur ce rivage :
j'espérais
que bientôt nous nous emparerions
de leurs navires ;
mais
maintenant je redoute l'impétueux fils de Pelée. L'âme
d'Achille
est tellement violente que ce héros ne voudra plus rester dans la
plaine où jusqu'à présent les Troyens et les Achéens ont tour à
tour éprouvé les fureurs de Mars : il combattra pour s'emparer de
notre ville et de nos épouses. Croyez-moi, rentrez tous dans Ilion ;
car il en sera ainsi. La nuit divine
retient en ce moment l'impétueux fils de Pelée ; mais si demain
Achille
vous retrouve en ces lieux,
il
marchera
contre vous avec ses armes : et parmi les Troyens quelqu'un
connaîtra la fureur de ce héros. Heureux celui qui pourra s'enfuir
et atteindre les murs sacrés de Troie ! Je crains que les chiens et
les vautours ne dévorent l'armée des Troyens : puisse
une
telle nouvelle ne jamais frapper mon oreille ! Si, malgré votre
tristesse, vous cédez à mes
avis,
nous profiterons de la nuit pour raffermir notre courage dans le
conseil, tandis que les tours et les
hautes portes munies de barrières solides et épaisses protégeront
notre ville. Demain, au lever de
l'aurore,
nous paraîtrons
tous
armés sur les remparts, et Achille aura plus de
peine
s'il veut, loin de ses
navires,
attaquer nos murailles. Ce
guerrier s'en retournera sans doute vers sa flotte après avoir épuisé
ses chevaux en courses désordonnées
autour de notre ville. Achille,
malgré sa valeur, ne pénétrera point dans la cité d'Ilion, et il ne
pourra jamais la détruire : auparavant son cadavre deviendra la
proie
des chiens dévorants ! »
Hector au casque étincelant, jetant sur lui des regards
courroucés,
s'écrie :
« Polydamas, tes paroles ne me plaisent point. Comment, tu
nous
conseilles de rentrer dans la ville ! Troyens, est-ce que vous
n'êtes
point las de rester dans les tours
d'Ilion
?
Jadis
les hommes disaient que la ville du roi Priam était remplie
d'or et d'airain, aujourd'hui
toutes les choses précieuses qui ornaient nos palais
sont
anéanties ; nos richesses ont été vendues dans la Phrygie et dans
l'agréable Méonie, parce que le grand Jupiter s'est courroucé
contre nous. Maintenant que le fils de Saturne veut me
combler
de gloire près des vaisseaux en m'accordant de tenir les Grecs
enfermés sur le rivage(6), tu publies, toi , misérable
insensé,
de tels avis parmi le peuple ! Mais aucun des Troyens ne
t'obéira
: moi je ne le permettrai point. —Vous, braves défenseurs
d'Ilion, obéissez à mes paroles. Allez prendre le repas du
soir
dans les rangs de l'armée ; n'oubliez pas de placer les gardes
et
de veiller avec soin. Que celui d'entre vous qui craint pour ses
richesses
les rassemble et les abandonne aux soldats pour être
consommées
par eux : il vaut mieux qu'ils en jouissent que de
les
livrer
à nos ennemis. Demain au lever de
l'aurore nous nous précipiterons,
avec nos armes, sur les creux navires des Grecs.
Si
vraiment Achille a reparu devant la flotte avec le désir de combattre,
son malheur en sera plus grand ;
car,
loin de fuir devant
lui,
je l'attendrai de pied ferme. Il faut que
l'un
de nous deux remporte une grande
victoire. Enyalios(7) est le dieu de tous les
mortels,
et souvent il immole celui qui a immolé. »
Ainsi parle le fils de Priam, et les Troyens insensés
applaudissent avec joie ; car Minerve leur avait ôté la raison. Ils
approuvent
Hector,
qui leur donne de pernicieux avis, et ils rejettent les sages
conseils
de Polydamas. Les guerriers, sans quitter leurs rangs,
prennent
le repas du soir. — Les Grecs gémissent et pleurent
toute la nuit autour du corps de Patrocle. Achille donne le signal
du
deuil en posant ses mains sur la poitrine de son compagnon
et
en exhalant de profonds soupirs. — Telle une lionne se désole quand,
rentrant dans son antre, elle s'aperçoit qu'un chasseur,
après
avoir pénétré dans la forêt, lui a enlevé ses jeunes lionceaux ;
alors,
saisie d'une violente colère, elle parcourt les nombreux vallons
en cherchant de tous côtés la trace du ravisseur : tel Achille se désole,
et en soupirant il dit aux Thessaliens :
« Hélas, je n'ai donc proféré que des paroles vaines le
jour où, dans sa demeure, je
rassurais le héros Ménétius en lui disant qu'après avoir détruit
Ilion je ramènerais à Oponte son célèbre fils chargé de butin ! Mais Jupiter n'accomplit pas tous les desseins
des hommes. Nous sommes, Patrocle et moi,
destinés à rougir la même terre sur ces rivages ; car ni le
vieillard Pelée, agitateur de
coursiers, ni ma mère Thétis aux pieds d'argent
ne me verront revenir de ces lieux : c'est dans cette plaine que
reposera mon corps O Patrocle, puisque je ne descends
qu'après
toi dans la tombe, je ne célébrerai tes funérailles qu'après
t'avoir apporté les armes et la tête d'Hector, ton orgueilleux meurtrier ! Dans la fureur que me cause ton trépas, je veux
égorger
devant ton bûcher douze Troyens illustres : jusqu'alors
demeure
ainsi
près
de mes navires. Les Troyennes et les Dardaniennes aux beaux seins, ces
captives que nous avons conquises
avec
nos lances en ravageant des villes opulentes et guerrières,
te
pleureront et la nuit et le jour. »
Achille ordonne à ses compagnons de placer sur le feu un
grand
trépied, afin d'enlever le sang dont le corps de Patrocle
était
souillé. Soudain les guerriers déposent sur la flamme ardente
le
vase des lustrations(8) ; ils y versent de l'eau et allument le bois.
Bientôt
la flamme enveloppe les flancs du trépied, l'onde s'échauffe,
et,
quand elle a frémi dans l'airain
splendide, les Grecs baignent le corps, le parfument d'essence et
remplissent les blessures du héros
d'un
baume de neuf années. Puis ils placent le cadavre sur un
lit, l'enveloppent d'un léger
linceul et le recouvrent encore d'un voile
éclatant de blancheur. Les Thessaliens, réunis autour de l'impétueux
Achille, pleurent toute la nuit le malheureux Patrocle.
Alors Jupiter dit à Junon sa sœur et son épouse :
« Vénérable Junon ! tous tes vœux sont maintenant
accomplis,
puisque
tu as fait reparaître dans les plaines d'Ilion Achille à la
course
légère. Oh! sans doute c'est de toi qu'ils ont reçu le
jour, les Achéens à la belle chevelure ! »
L'auguste Junon aux beaux yeux lui répond aussitôt :
« Cruel fils de Saturne, quelles paroles viens-tu de prononcer!
Comment, un homme, quoique mortel et ignorant tout ce
qu'ignorent
les faibles humains, pourra se venger d'un autre
homme(9) ; et moi, la plus illustre des déesses par la naissance, moi
l'épouse de celui qui règne sur tous les immortels, je ne
pourrai,
dans ma colère, méditer la ruine des Troyens ! »
Tandis que Jupiter et Junon s'entretiennent ainsi, Thétis aux
pieds
d'argent
arrive au palais de Vulcain ; palais éternel formé d'airain,
parsemé d'étoiles, célèbre
entre toutes les demeures célestes,
et que ce dieu boiteux construisit lui-même. Thétis trouve
Vulcain
couvert de sueur marchant autour des soufflets de sa forge
et
se livrant à ses travaux. Il fabriquait vingt trépieds destinés à
orner
les murs d'un palais magnifique ; il plaçait sous chacun
d'eux
des roues en or afin que ces trépieds pussent d'eux-mêmes
se rendre à l'assemblée des dieux et retourner ensuite dans leur
demeure
: chose admirable à voir ! Ces trépieds étaient presque
entièrement
achevés ; mais Vulcain n'y avait pas encore adapté les anses
ciselées : en ce moment il forgeait et ajustait les liens
de
ces anses superbes. Tandis que Vulcain se
livre à ces travaux
avec
une grande habileté, Thétis s'approche de
lui. L'épouse du célèbre artisan, la belle Charis au voile éclatant
l'aperçoit la première ;
elle la prend par la main et lui
dit
« Pourquoi donc, ô Thétis au long voile, divinité vénérable
et
chérie,
venir dans nos demeures ? Autrefois tu ne les fréquentais
jamais.
Entre dans ces palais, ô déesse, pour que je t'offre les
dons de l'hospitalité. »
En parlant ainsi, la divine Charis introduit Thétis ; elle la
fait asseoir
sur un trône magnifique orné de clous d'argent et travaillé avec
art ; elle place sous ses pieds une riche escabelle ;
puis,
appelant son époux, le célèbre artisan, elle lui dit :
«Vulcain, viens en ces lieux ; Thétis a besoin de ton
secours.»
L'illustre
Vulcain répond aussitôt :
« Une divinité respectable et auguste est en ce moment
dans mon palais : c'est elle qui me sauva lorsque je fus
accablé
de chagrin après avoir été précipité du haut de l'Olympe par
les conseils d'une mère odieuse qui voulait me dérober à tous les
regards parce que j'étais boiteux ! J'aurais
souffert de grands maux si Thétis
et Eurynome, filles de l'Océan, ne m'eussent accordé pour retraite
le sein des ondes. Pendant neuf
années
je fis près d'elles de nombreux ornements, des agrafes,
des
bracelets recourbés, des boutons de
toilette(10)
et des colliers.
J'étais
dans une grotte profonde autour de laquelle l'Océan, furieux,
mugissant,
roulait sans cesse ses flots blancs d'écume. Ma retraite, ignorée
des dieux et des hommes, ne fut connue que de ces
deux
divinités qui m'avaient sauvé. Maintenant, puisque Thétis vient
dans ma demeure, il est juste que je paye à cette déesse le prix de
mon salut. Hâte-toi donc de lui apporter les agréables
dons de l'hospitalité, tandis que je vais serrer mes soufflets
et
déposer les instruments de mes travaux. »
En disant ces mots, le monstre impétueux(11) s'éloigne en boitant
du billot de son enclume, et ses jambes grêles s'agitent avec
rapidité
sous son misérable corps. Il place ses soufflets loin de la
flamme
et met ses outils dans un coffre d'argent, puis avec une
éponge
il essuie son front, ses mains, son cou et sa poitrine
velue
; il revêt une tunique, s'appuie sur un sceptre solide et sort
en
boitant. Deux femmes esclaves s'avancent avec leur roi
(ce
sont
des
statues d'or semblables à des jeunes filles vivantes ; elles ont
en
partage l'intelligence, la voix,
le mouvement, et les dieux leur
apprirent les travaux utiles) : elles marchent en avant de Vulcain,
qui se traîne avec peine. Quand le célèbre artisan est près de la
belle Thétis, il se place sur un trône éclatant ; et,
prenant
la main de la déesse, il lui dit :
« O Thétis, divinité vénérable et chérie, pourquoi venir
dans
nos
demeures ? Autrefois tu ne les fréquentais jamais. Dis-moi
donc
quelle est ta pensée ; car tout mon désir est d'accomplir tes vœux,
si je le puis et si leur accomplissement est possible. »
Thétis,
en fondant en larmes, lui répond en ces termes :
« O
Vulcain, parmi toutes les divinités de l'Olympe, y en a-t-il une
seule à qui Jupiter ait fait supporter des chagrins plus cuisants,
des douleurs plus amères qu'à moi la fille du vieux Nérée ?...
Seule entre toutes les déesses de la mer, je fus unie
malgré
moi à un homme : je partageai la couche du fils
d'Éacus,
Pelée, qui maintenant,
courbé sous le poids de la vieillesse, repose
dans
son palais. Jupiter fit encore fondre sur moi de nouveaux
malheurs : il m'accorda de donner le jour au plus illustre des héros.
Achille,
mon fils, grandissait semblable à une jeune plante et je
l'élevai
comme l'arbrisseau qui croît dans un sol fertile. Il partit sur
ses
navires recourbés pour la cité d'Ilion, afin de combattre les
Troyens
; mais il ne reviendra plus et je ne le recevrai point dans
les demeures de Pelée ! Tandis qu'il vit encore et voit la
brillante
lumière du soleil, il est accablé de tristesse et je ne puis
le secourir ! — Les Achéens lui
donnèrent en récompense une captive que le puissant Agamemnon arracha de ses mains, et mon fils se
consuma de tristesse. Les Troyens attaquèrent les Grecs
autour
de leurs navires, et ils ne leur permirent plus de franchir
les
remparts. Les plus vénérables d'entre les Argiens vinrent supplier Achille en lui promettant de riches présents ; mais mon fils
refusa
de repousser lui-même les ennemis, seulement il confia ses armes
à Patrocle et l'envoya au combat à la tête d'un peuple
nombreux.
Durant tout le jour ils combattirent devant les portes
de
Scée ; ils auraient renversé la haute ville de Troie si le
brillant
Apollon n'eût immolé le
courageux fils de Ménétius, qui semait aux premiers rangs le
carnage et la mort, et s'il n'eût accordé
la victoire au bouillant Hector. — Maintenant, ô Vulcain, je tombe
à
tes genoux pour que tu accordes à mon fils, qui mourra bientôt,
un bouclier, un casque, une
cuirasse et de belles cnémides ornées de leurs agrafes ; car
Patrocle a perdu les armes d'Achille
après avoir dompté les Troyens. Mon fils, accablé
par
le plus violent
chagrin, est en ce moment
couché sur la terre.
»
Le célèbre Vulcain lui répond aussitôt :
« Rassure-toi, ô déesse, et que de telles pensées ne
troublent plus ton âme. Que ne puis-je dérober ton fils à la mort,
quand son heure fatale sera venue, comme il m'est facile de lui donner
une armure superbe telle qu'à sa vue tout homme sera
frappé
d'étonnement! »
En parlant ainsi il quitte la déesse et court reprendre ses
soufflets, qu'il dirige du côté du feu en leur ordonnant d'agir :
ceux-ci soufflent dans vingt fourneaux, et de toutes parts ils
envoient un vent inflammable, tantôt impétueux, tantôt doux et
tranquille,
tel enfin que le désire Vulcain et que l'exige le travail. Puis
il jette dans le brasier le solide airain, l'étain, l'argent, l'or
précieux,
et,
plaçant sur son billot(12) une énorme
enclume, il prend d'une main les fortes tenailles et de l'autre
le lourd marteau.
Il représente la terre, les
deux,
la mer, le soleil infatigable dans
sa course, la lune arrondie et pleine, et tous les astres qui
couronnent
la voûte céleste : les Pléiades, les Hyades, le courageux
Orion(13) ;
l'Ourse,
qu'on appelle aussi le Chariot et qui tourne toujours dans le même
lieu en regardant Orion (c'est la seule constellation qui ne se plonge point dans les
flots de l'Océan).
Il
y représente aussi deux belles cités remplies d'habitants. Dans
l'une
on célèbre des hyménées et des festins splendides : on conduit par
la ville, loin des chambres nuptiales, les époux à la clarté
des flambeaux, et l'on entend partout des chants pleins d'allégresse.
Déjeunes danseurs forment en sautant des cercles rapides :
au
milieu d'eux les flûtes, les lyres font entendre des sons harmonieux, et les femmes debout devant les portiques admirent tous
ces
jeux.
—
Plus loin le peuple est assemblé sur une place publique
où
s'élèvent de vifs débats : deux hommes se querellent pour la
rançon d'un meurtre(14) ; l'un affirme qu'il a donné l'argent et le
déclare
en public, l'autre nie avoir reçu la somme, et tous deux
ont
recours aux arbitres pour terminer leur différend. Les citoyens
élèvent
la voix pour soutenir l'un
ou
l'autre
plaideur, et les hérauts
maintiennent la populace. Des vieillards assis sur des pierres polies
dans
une enceinte sacrée tiennent le sceptre des hérauts, et ils
se lèvent tour à tour pour prononcer
leur sentence. Au milieu de
l'assemblée
sont deux talents d'or
destinés à celui d'entre eux qui
jugera avec le plus d'équité.
Dans l'autre ville, deux armées resplendissantes d'airain sont
campées
devant les remparts. Les guerriers réunis pour le conseil
agitent
deux avis opposés : les uns veulent livrer au pillage cette
agréable
cité, et les autres diviser également les richesses qu'elle
renferme.
Les assiégés, loin de céder, s'arment en secret et dressent
une
embuscade ; les épouses bien-aimées, les jeunes enfants et les
vieillards
se tiennent debout sur les murs et gardent les remparts de
la
ville. Les combattants font une sortie et ils ont à leur tête l'impétueux
Mars et la fière Minerve. — Ces deux
divinités,
d'une
taille
élevée et superbe comme il convient à des immortels, sont en
or
; elles sont couvertes de tuniques d'or, de leurs armes brillantes,
et
toutes deux elles sont plus exposées aux regards que les faibles
humains
: les guerriers sont beaucoup plus petits que les dieux.
— Bientôt
ils trouvent sur les bords d'un fleuve où les troupeaux
viennent
se désaltérer un endroit favorable pour dresser
une embuscade
: c'est là qu'armé de l'airain resplendissant ils se placent pour
attendre l'ennemi ; plus loin ils mettent des gardes afin d'épier
l'instant où les bœufs et les brebis paraîtront dans la plaine. Les
troupeaux
arrivent suivis de deux pasteurs, qui, ne soupçonnant aucune embûche,
s'égayent au son de leurs chalumeaux. Alors les
soldats
se précipitent sur eux, les immolent et égorgent leurs,
bœufs et leurs blanches brebis. A ce tumulte leurs guerriers, assemblés
pour le conseil, montent sur leurs chars et sont en quelques
instants
sur le lieu du carnage. On combat avec fureur sur les rives du
fleuve,
et les deux partis se portent des coups mortels : parmi eux
s'agitent
la Discorde et le Tumulte. L'impitoyable Parque, couverte d'une robe
souillée de sang, saisit tantôt un héros blessé qui respire encore
ou celui qui n'a pas été atteint, et tantôt elle tire par les
pieds
un cadavre à travers le champ de bataille. Tous se heurtent et
combattent comme des hommes vivants : de chaque
côté
les guerriers entraînent les corps des guerriers immolés.
Vulcain trace sur ce bouclier une plaine vaste et fertile travaillée
trois fois. On aperçoit de nombreux laboureurs qui vont et viennent
sans cesse en retournant l'attelage de leurs bœufs ; lorsqu'ils sont arrivés à l'extrémité du champ, un homme leur remet
une
coupe pleine d'un vin aussi doux que le miel : puis ils retournent
à leurs sillons, et ils sont impatients d'arriver au bout de
la
vaste plaine. Quoique la matière soit en
or,
on voit la terre se
noircir
derrière les laboureurs, comme un champ nouvellement
cultivé,
tant ce travail est admirablement fait.
Il grave un champ couvert de riches épis que moissonnent des
ouvriers
armés de faucilles tranchantes : les javelles tombent le long
des
sillons, on resserre les gerbes dans les liens, trois moissonneurs
les
réunissent en monceaux, et derrière eux des enfants leur présentent
ces gerbes qu'ils apportent dans leurs bras. Le maître tient
au
milieu d'eux son sceptre en silence, et à la vue de ses guérets il
éprouve une douce joie. Les hérauts préparent le festin
sous
un chêne : ils dépècent un bœuf qu'on vient d'immoler, et
les
femmes apprêtent avec de la blanche farine le repas des moissonneurs.
Puis il représente une belle vigne
d'or
surchargée de grappes noires et
soutenue par des pieux d'argent ; il l'entoure d'une
fosse profonde bordée par une
haie d'étain(15) : cette ville n'a qu'un
seul sentier pour laisser
passer ceux qui travaillent aux vendanges.
Les jeunes hommes et les
jeunes filles, animés des pensées les
plus joyeuses, portent dans
des corbeilles de jonc le doux fruit
de la vigne. Au milieu d'eux est un enfant qui tire de divins sons
d'une lyre sonore dont les
cordes retentissent avec harmonie, les
vendangeurs frappent tous
ensemble la terre de leurs pieds : ils le suivent en dansant et
l'accompagnent en faisant entendre des
chants et des
cris de joie.
Il fait ensuite un troupeau de bœufs aux cornes élevées :
ces animaux,
qui sont en or et en étain, sortent de l'étable en mugissant et se
rendent aux pâturages près d'un fleuve bruyant,
impétueux
et bordé de roseaux ; ils sont conduits par quatre bergers
en or et suivis de neuf chiens à la course rapide. Deux lions terribles
saisissent parmi les premiers du troupeau un taureau
qui
mugit, et, malgré ses affreux beuglements, ils l'entraînent: alors
les chiens et les pasteurs volent à son secours ; mais les
lions
déchirent la peau de cet animal immense et se repaissent de
son
sang et de ses entrailles. C'est en vain que les bergers animent
leurs chiens, car ceux-ci, loin d'attaquer les lions, se contentent d'aboyer près d'eux et ils font tout pour les éviter.
Dans un superbe vallon, l'illustre Vulcain représente une
grande
plaine où paissent de blanches brebis. On aperçoit des
étables,
des porcs, et des cabanes couvertes de leurs toits.
Vulcain trace encore une danse semblable à celle que Dédale
imagina
jadis dans la vaste Cnosse pour Ariane à la belle chevelure(16).
De jeunes hommes et des vierges charmantes(17) sautent en
se
tenant par la main : celles-ci sont couvertes de voiles légers,
ceux-là
de tuniques bien tressées qui brillent comme le doux
éclat de l'huile(18)
; ils portent des glaives d'or
suspendus à des baudriers
d'argent : tantôt ils tournent avec art aussi vite que la roue qu'un
potier essaie facilement et qui vole à son gré ; et tantôt ils
rompent le cercle et sautent en ordre les uns devant
les autres. La foule qui les entoure admire ces danses gracieuses
et
pleines de charmes. Un chantre divin fait entendre une voix mélodieuse
en s'accompagnant de sa lyre : deux bateleurs(19) donnent le signal
des chants et des danses, et s'agitent
au milieu de l'assemblée.
Enfin, le célèbre Vulcain représente autour de ce magnifique
bouclier
l'immense Océan(20).
Quand il a terminé ce grand et solide bouclier il fait une cuirasse
plus brillante que la flamme, et un casque pour ombrager le front du héros
; ce
casque, travaillé et poli avec soin,
est surmonté
d'une aigrette d'or : puis il forme avec de l'airain ductile
de riches et superbes cnémides.
Vulcain présente cette armure à la mère d'Achille, et soudain la
déesse, semblable à l'épervier, s'élance des sommets blanchis de
l'Olympe, et emporte ces armes étincelantes fabriquées par le
dieu du feu.
Notes, explications et commentaires
(1) Homère dit : νεῶν
ὀρθοκραιράων (vers 3) (navires à
bec droit ou dressé, qui ont l’éperon haut, dont la
proue se présente droite ou se dresse) Clarke traduit ces
mots par : naves puppibus-excelsas ; Dubner, qui corrige Clarke, dit :
naves erectis-cornibus, et il ajoute entre parenthèses : proris et puppi-bus.
Dans les vaisseaux des anciens, les deux extrémités étaient tellement
recourbées ou arrondies qu’elle leur donnait, presque l’aspect de la
lune dans son dernier quartier.
(2) Homère se sert encore, ici du mot
σιδήρος
pour désigner une épée : δείδιε
γὰρ
μὴ
λαιμὸν
ἀπαμήσειε
σιδήρωι
(vers 34) (car il craignait qu’il
ne se coupât la gorge avec le fer).
(3) Nous avons passé sous silence (à
cause de la construction de la phrase) l’épithète βαθυκόλπων (vers 122) (qui a
un beau sein, eminentes mammas), qu’Homère donne aux Troyennes.
(4) C’est le seul passage où il soit
fait mention de la trompette σάλπιγξ
(vers 219) (il est probable que, du
temps d’Homère, on faisait usage de la trompette dans le siège d’une
ville pour réunir un certain nombre de troupes sur un même point ; mais
on ne s’en servait point en pleine campagne, parce qu’alors il n’y avait
que des chocs tumultueux et sans ordre. La voix sonore du chef (βοὴν
ἀγαθός)
était le seul et unique signal. On prétend même que les flambeaux
précédèrent les trompettes. Anciennement, dit le scoliaste d’Euripide,
on se servait de porte flambeaux, au lieu de trompettes.
Ces porte-flambeaux, qui étaient des prêtres de Mars,
s’avançaient avec une torche A la tête des deux armées, et, après avoir
jeté cette torche dans l’espace qui séparait, les combattants, ils se
retiraient sans éprouver aucun mal. Alors les troupes s’attaquaient ;
mais les porte-flambeaux étaient épargnés, comme prêtres du dieu
de la guerre, quand bien même on aurait exterminé tonte l’armée. De là
est venu ce proverbe qui exprime une déroute complète : Le
porte-flambeau n’a pas été sauvé.
(5) Le texte grec κείμενον
ἐν
φέρτρωι (vers 236) (étendu sur
une civière). Le mot φέρετρος
pour φέρτρον
signifie un instrument pour porter les morts, un brancard,
une civière.
(6) Homère dit : θαλάσσηι
τ᾽ἔλσαι
Ἀχαιούς
(vers 294) (et d’acculer le Grec
centre la mer) c’est-à-dire de les tenir enfermés sur le rivage
comme nous l’avons traduit plus haut.
(7) Le poète se sert ici du mol
Enyalios (Εναυάλος)
pour désigner le dieu de la guerre. Eustathe dérive Εναυάλος
d’ἐνύω,
selon lui synonyme de φονεύωipoveûw
(tuer) ; Buttmann, au contraire, le fait venir d’ἐνόω,
synonyme d’ ἐνύω
(ébranler).
(8) Le mot οετροχόον
(vers 346) lié, comme ici, à τρίποδ signifie une chaudière à trois pieds dans laquelle on
chauffait l’eau pour le bain.
(9) Nous avons été forcé de nous servir
d’une périphrase pour traduire ce passage, qui offrirait quelque
obscurité rendu mot à mot.
(10) Le mot κάλυξ signifie proprement une enveloppe, un bourgeon un bouton
de fleur. Dans ce passage de l’Iliade, disent les auteurs du
Dictionnaire des Homérides, κάλυξ
est nommé comme un objet de toilette, comme une partie de la parure des
femmes : peut-être était-ce un bouton de métal servant à orner la
chevelure ; peut-être des pendants d’oreilles, ayant la forme d’un
bouton de rosé ou de toute autre fleur. D’après quelques grammairiens ce
seraient σωληνισκοι, σύριγγες, des épingles à friser (haarnadeln, comme
disent, les Allemands) qui servaient à maintenir les boucles de cheveux.
(11) Homère dit : πέλωρ αἴητον
(vers 410) (monstre impétueux). On
explique différemment le mot αἴητος : les uns veulent qu’il signifie grand, puissant ;
les autres, révéré de tous. Hesychius est, selon nous, plus prés
de la vérité en expliquant αἴητος
par πνευστικός
(qui sert à souffler) ; car αἴητος pour
ἅητος
a pour racine
ἄημι
(souffler) : cette épithète parait convenir à Vulcain, dont la
profession était si bruyante. Clarke traduit πέλωρ
αἴητον par rastus ardens ; mais Dubner, qui le corrige, dit :
monstrum ardens. Bitaubé et Dugas-Montbel, s’en tenant aux
anciennes explications d’Eustathe, ont traduit ce passage, l’un par :
ce dieu d’une stature colossale, l’autre par : l’immense dieu.
(12) Homère dit : θῆκεν
ἐν
ἀκμοθέτωι
μέγαν
ἄκμονα (vers 477), que Clarke
et Dubner traduisent par: posuit in stipile magnam incudem.
Dugas-Montbel rend ce passage par : il place sur un tronc l’énorme
enclume, Il est bien évident que, si Dugas-Montbel avait traduit
d’après le texte même d’Homère, il n’aurait pu rendre
ἀκμοθέτον par tronc (cr qui est du reste fort peu compréhensible),
quand ce mot signifie littéralement : emplacement où est l’enclume,
billot d’enclume. Voss traduit très-exactement ce passage en
disant : Richtete dann auf dem Blok den Amboss (il posa l’enclume sur
le billot). Le traducteur allemand ne se sert pas ici du mot
Stamm, qui signifie tronc.
(13) Homère dit : σθένος
Ὠρίωνος (vers 487), soit parce
qu’Orion était d’une force et d’un courage remarquables, soit pour
exprimer la force même d’Orion, comme dans cette phrase σθένος
Εκτορος,
la force d’Hector, c’est-à-dire, le vaillant Hector ou Hector
lui-même.
(14) δύο δ᾽
ἄνδρες
ἐνείκεον
εἵνεκα
ποινῆς (vers 499)
c’est-à-dire que deux hommes se disputent pour le raclât d’un meurtre
; car alors avec de l’argent on se rachetait d’un homicide.
(15) Le texte porte :
ἀμφὶ
δὲ
κυανέην
κάπετον,
περὶ
δ᾽
ἕρκος
ἔλασσε
κασσιτέρου
…….
(vers 565/566)
(il trace à l’entour la fosse azurée (noire ou
profonde) et une haie d’étain). Le mot κύανεος
signifie bleu foncé, couleur foncée, sombre, noirâtre ; par
conséquent il se dit d’une fosse profonde, parce qu’elle parait
noire. Ce mot n’a aucun rapport au métal, comme le disent à tort
Bitaubé et Dugas-Montbel ; mais il sert à désigner la couleur ou la
profondeur du fossé. Le mot κασσίτέρος
veut dire étain ; mais Beckmann, dans son Histoire des Inventions, et
Schneider, dans son Dictionnaire, prétendent que ce mot signifie le
stannum des Romains. Selon eux, le κασσίτέρος
est un mélange d’argent et de plomb ; « car, ajoutent-ils, l’étain pur
n’aurait pu avoir assez de consistance pour servir de défense aux
guerriers. » Dubner rend ce passage par : circum-duxit autem cyaneam
fossam, et septum stanni et Voss par : rings dann zog er den Graben von
dunkeler blaüe des Stahles, sammt dem Gehege von Zinn (tout à
t’entour il trace la fosse qui était du bleu-foncé de l’acier, ainsi que
la haie d’étain).
(16) Homère dit :
……οἷόν
ποτ᾽
ἐνὶ
Κνωσῶι
εὐρείηι
Δαίδαλος
ἤσκησεν
καλλιπλοκάμωι
Ἀριάδνηι
(vers 592/593)
que Dubner rend par : qualem olim in Cnosso lata
Dœdalus concinnavit pul hras comas-habenti Ariadnœ. Pour la
traduction de ce passage, nous avons suivi les commentaires de Voss, de
Damm et de Kœppen : quelques-uns ont voulu expliquer cette phrase par
διδάσκειν
χόρον
(former, dresser les danseurs) ; mais
ἀσκειν se dit toujours des ouvrages d’art. Homère fait
ici allusion à un travail de Dédale ; et, en effet, longtemps après lui,
on montrait encore à Cnosse un bas relief en marbre blanc, connu sous le
nom de Chœur dansant d’Ariane. Knight retranche une partie de ce
passage en disant que Dédale est postérieur à Homère ; et Heyne pense
que l’histoire du labyrinthe et de la délivrance de Thésée par Ariane,
auxquels ce passage fait allusion, est une invention des poètes qui sont
venus après Homère.
(17) Nous avons, comme Dugas-Montbel,
rendu l’épithète
ἀλφεσίβοιαι
(vers 594) ; par charmantes, attendu
que nous n’avons point dans notre langue d’expression correspondante au
mot ἀλφεσίβοιος, qui signifie littéralement qui trouve des bœufs ;
parce que, du temps d’Homère, les prétendants donnaient des bœufs à
leurs fiancées : or la jeune fille qui trouvait le plus de bœufs était
celle, par conséquent, qui trouvait le plus de prétendants. Cet usage
s’est conservé fort longtemps ; car M. Cochard, dans sa Statistique du
département du Rhône, dit : « J’ai vu avant la révolution, dans
quelques villages aux environs de Lyon, des parents constituer en dot à
leurs filles en les mariant une brebis et son agneau ; aujourd’hui même
cet usage subsiste encore dans les montagnes.
(18) Nous avons pris
ἦκα (vers 597) comme
comparatif, et nous avons suivi la leçon adoptée par les anciens
grammairiens et par Voss dans sa traduction allemande.
(19) Il faut entendre par κυβιστητῆρε
(vers 606) un bateleur, c’est
à-dire celui qui tombait sur la tête (de
κυβιστάω
venant de κυβή
tête) ou qui faisait la culbute.
(20) M. Letronne, membre de l’Institut,
vient de nous faire l’honneur de nous envoyer, au sujet de la longue
description qu’on vient de lire, une note très-curieuse, remplie de
détails fort intéressants, et surtout écrite avec infiniment d’esprit :
c’est une bonne fortune pour nous et pour nos lecteurs. Mais laissons
parler M. Letronne :
« De toute cette description, dit-il,
Zénodote ne conservait que les cinq premiers vers :
ποίει
δὲ
πρώτιστα
σάκος
μέγα
τε στιβαρόν
τε
πάντοσε
δαιδάλλων,
περὶ
δ᾽
ἄντυγα
βάλλε
φαεινὴν
τρίπλακα
μαρμαρέην,
ἐκ
δ᾽
ἀργύρεον
τελαμῶνα.
πέντε
δ᾽
ἄρ᾽
αὐτοῦ
ἔσαν
σάκεος
πτύχες·
αὐτὰρ
ἐν
αὐτῶι
ποίει
δαίδαλα
πολλὰ
ἰδυίηισι
πραπίδεσσιν.
(vers 479…/ …483)
Il supprimait tout le reste comme étant une
addition faite postérieurement. Le poète n’avait donc décrit que
très-sommairement le bouclier, dans cinq vers, plus les deux vers de la
fin (vers 607/608) :
ἐν
δ᾽
ἐτίθει
ποταμοῖο
μέγα
σθένος
Ὠκεανοῖο
ἄντυγα
πὰρ
πυμάτην
σάκεος
πύκα
ποιητοῖο,
comme il a employé cinq vers seulement
(609…/…613) pour la description du
reste de l’armure : la cuirasse, le casque et les brodequins. Ainsi, les
cent vingt-trois vers qui contiennent tous les détails des sujets
sculptés sur le bouclier seul étaient, dans l’opinion de Zénodote, une
interpolation étrangère à la composition originale du poète. Heyne
partage cette opinion ; et, si Payne, Knight et Dugas-Montbel ne l’ont
pas adoptée, c’est qu’évidemment ils ne l’ont pas bien comprise, comme
l’indiquent leurs objections, que réfute le simple exposé qui précède.
» Mais que ce hors-d’œuvre soit
on ne soit pas d’Homère, on doit convenir que la description qu’il
contient ne présente aucune réalité ; les scènes tracées sur ce disque
merveilleux appartiennent à l’imagination du poète, et n’ont jamais pu
se trouver sur un monument réel. Ceux qui ont essayé de le restituer ou
de représenter par le dessin et de réunir sur un disque ces scènes si
variées n’ont jamais pu y réussir. Les efforts de Quatremère de Quincy
n’ont pas eu plus de succès que ceux de Boivin, qu’il critique avec
beaucoup de raison ; mais sa restitution elle-même prête aux objections
les plus graves. Il est obligé d’interpréter les sujets d’une
manière peu naturelle, d’atténuer ou de modifier le sens des expressions
grecques. D’où vient ce peu de succès ? C’est qu’il n’y a jamais eu de
bouclier d’Achille ; en d’autres termes, que l’auteur quelconque
de ces vers n’a jamais eu sous les yeux de monument pareil ; qu’il l’a
inventé, d’après un bouclier analogue, non semblable,
d’une exécution infiniment plus simple.
» Je pense que la composition de ce long épisode est
antérieure à la recension des poèmes homériques, ordonnée par
Pisistrate, et qu’elle date des premiers progrès de la toreutigue,
qui paraissent remonter au huitième siècle avant notre ère. Les armes
précieuses furent sans doute de bonne heure au rang des objets sur
lesquels s’exerça cet art nouveau ; principalement les armes votives,
consacrées dans les temples, et fabriquées avec les dépouilles de
l’ennemi. Un rapsode ayant vu un de ces boucliers votifs, ornés de
quelques sujets ciselés, conçut l’idée d’embellir ainsi le bouclier
d’Achille, fabrique par Vulcain. Mais, comme il fallait bien que l’œuvre
de l’artiste divin surpassât de beaucoup celle d’un simple mortel, il se
donna pleine carrière dans l’invention et la composition des sujets ; et
l’on pense bien qu’il ne prit pas la peine, qu’il n’eut pas même l’idée
de saisir le crayon pour s’assurer que tout cela pouvait tenir sur un
bouclier. C’est ce qui nous explique l’inutilité de foutes les
tentatives pour reproduire par le dessin les sujets nombreux et variés
décrits par le poète. Elles ne peuvent jamais avoir aucun résultat,
puisque la réunion de ces sujets est une pure fiction dont l’auteur n’a
jamais cherché à se rendre compte.
Letronne