Livre XVIII
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 FABRICATION DES ARMES.

nandis que ces guerriers, semblables à la flamme dévorante, se livrent aux fureurs du combat, Antiloque, messager rapide, arrive près d'Achille. Il trouve ce héros debout devant ses navires à la proue et à la poupe élevées(1), cherchant connaître quels événements venaient de s'accomplir ; il gémissait profondément et se disait :

    « Malheur à moi! Pourquoi les Grecs à la belle chevelure fuient-ils à travers la plaine vers leurs vaisseaux ? Puissent les dieux n'avoir pas fait naître les funestes malheurs que ma mère m'annonça jadis ! Elle me prédit qu'avant mon trépas le plus courageux des Myrmidons, vaincu par les Troyens, perdrait la douce lumière du jour. Le puissant fils de Ménétius est peut-être déjà mort. L'infortuné ! Cependant je lui avais recommandé de revenir en ces lieux après avoir éteint ce fatal incendie et de ne point combattre avec Hector ! »  

 

    Tandis qu'il agite ces pensées dans son âme, l'illustre fils de Nestor s'approche d'Achille ; il fond en larmes et lui annonce en ces termes la triste nouvelle :

    « O douleur ! Fils du belliqueux Pelée, je vais t'apprendre un malheur qui ne devait pas arriver ! Patrocle est étendu dans la poussière. On combat autour de son cadavre dépouillé, et ses armes ont été enlevées par Hector au casque étincelant ! »

    Le héros, en écoutant ces paroles, est enveloppé par le sombre nuage de la douleur ; il prend avec ses deux mains de la cendre mêlée de poussière, la répand sur sa tête, souille son beau visage et s'arrache les cheveux : son corps immense, étendu sur le sol, occupe un grand espace et sa superbe tunique est couverte de cendre. Les captives d'Achille et de Patrocle sont livrées au désespoir : elles poussent de grands cris, sortent de la tente, accourent auprès d'Achille en se frappant le sein, et quelques-unes d'entre elles tombent évanouies. Antiloque gémit en versant des torrents de larmes : il tient les mains d'Achille, qui soupire ; car il craint qu'il ne se coupe la gorge avec le fer(2), tant le fils de Pelée se lamente avec bruit. — Sa vénérable mère, qui était assise au fond des ondes, près du vieux Nérée, l'entend, et soudain elle gémit. Alors toutes les Néréides qui habitent les profondeurs des mers se rassemblent autour d'elle. On aperçoit Glaucée, Thalie, Cymodocée, Nésée, Spéio, Thoé, Halie aux beaux yeux, Cymothoé, Actée, Limnorie, Mélite, Jaïre, Amphitoé, Agave, Doto, Proto, Phéruse, Dynamène, Dexamène, Amphinome, Callianire, Doris, Panopé, la célèbre Galatée, Némerte, Apseude et Callianasse ; on voit encore Clymène, Janire, Janasse, Maïra, Orithie, Amathée à la belle chevelure, et enfin toutes les déesses qui sont au fond des eaux. Elles remplissent la grotte argentée, et toutes à la fois elles se frappent la poitrine. Alors Thétis, en gémissant, parle en ces termes :

    « Écoutez-moi, Néréides, pour que vous sachiez quelles sont mes douleurs ! Malheureuse mère d'un vaillant guerrier, puisque j'ai mis au monde un fils courageux, irréprochable, illustre entre tous les héros, un fils qui grandissait semblable à une jeune plante et que j'élevai comme l'arbrisseau qui croît dans un sol fertile, un fils qui partit sur ses navires pour la cité d'Ilion, afin de combattre les Troyens, et qui ne reviendra plus dans les demeures de Pelée ! Tandis qu'il vit encore et voit la lumière du soleil, il est accablé de tristesse et je ne puis le secourir ! Cependant je veux me rendre auprès de lui pour savoir quel chagrin l'afflige depuis qu'il est éloigné du combat. »

    En prononçant ces paroles, Thétis abandonne la grotte ; les Néréides la suivent en répandant des larmes, et les flots de l'Océan se séparent autour d'elles. Quand elles sont arrivées dans les plaines d'Ilion, elles se rangent en ordre sur le rivage où les nombreux vaisseaux des Thessaliens entourent celui d'Achille. Thétis se place auprès de son fils, qui pousse de profonds soupirs. Elle lui embrasse la tête en gémissant, et elle prononce ces paroles rapides :

    « O mon fils, pourquoi pleures-tu ? Quelle douleur s'est emparée de ton âme ? Parle donc et ne me cache rien. Jupiter exauça tes vœux lorsqu'autrefois, en élevant les mains, tu le supplias de repousser vers la flotte les Achéens privés de ton secours et de les accabler de maux!»

    Achille à la course impétueuse lui répond en soupirant :

    « Oui, ma mère, le maître de l'Olympe a exaucé mes vœux. Mais quelle joie cela peut-il me causer, puisque mon ami fidèle a péri, puisque Patrocle, que j'honorais entre tous mes compagnons et que j'aimais à l'égal de moi-même, est perdu pour moi ! Hector, après l'avoir tué, l'a dépouillé de ses armes d'une grandeur étonnante et d'une beauté merveilleuse : magnifique présent que les dieux firent à Pelée le jour où ils te firent partager la couche d'un habitant de la terre. Ah ! plût au ciel que tu eusses toujours résidé parmi les divinités de l'Océan et que Pelée eût conduit dans son palais une épouse mortelle ! La mort de ton fils va remplir ton âme de douleur, et tu ne recevras point Achille dans les demeures paternelles. Maintenant je ne veux plus ni vivre ni rester au milieu des hommes, à moins cependant qu'Hector, frappé le premier d'un coup de ma lance, ne perde la vie et n'expie la mort du fils de Ménétius. »

    Thétis lui répond aussitôt en fondant en larmes :

    « O mon fils, tu me seras bientôt ravi comme tu le dis toi-même ; car ton trépas suivra de près celui d'Hector ! »

    Alors l'impétueux Achille s'écrie en gémissant :

    « Que je meure à l'instant, puisque je n'ai pu secourir mon compagnon qu'on vient d'immoler ! Patrocle est mort loin de sa patrie, et en combattant il désirait sans doute me voir près de lui pour le protéger et le défendre ! Comme je n'ai pu sauver Patrocle ni les nombreux guerriers domptés par Hector, je ne retournerai plus dans mes foyers. Inutile fardeau de la terre, je suis resté près de mes navires ! Pourtant aucun des Grecs ne m'égale dans le combat ; mais je vois qu'il en est de meilleurs dans le conseil. — Ah ! que parmi les dieux et parmi les hommes périsse la discorde et périsse aussi la colère qui pousse l'homme le plus sage à s'offenser, la colère qui se distille comme le miel le plus doux, et qui, semblable à la fumée, s'élève et augmente toujours dans la poitrine des mortels ! Ainsi, moi, je nourrissais un violent courroux contre Agamemnon, roi des hommes.— Mais, malgré nos ressentiments, oublions le passé, et par nécessité domptons la fureur qui nous agite. — Je veux voler au combat pour rencontrer Hector, le meurtrier d'une tête si chère. Quant à moi, je subirai mon sort lorsque Jupiter et les autres dieux l'auront décrété. Hercule lui-même, qui était chéri du fils de Saturne, ne put fuir sa destinée : il périt vaincu par les Parques et par la colère de l'implacable Junon. Puisqu'un sort semblable m'est réservé, je serai étendu sur la terre après ma mort ; mais je veux auparavant me couvrir de gloire et contraindre les femmes de la Troade et de la Dardanie(3) à répandre des larmes sur leurs belles joues, à les essuyer avec leurs mains et à pousser de fréquents soupirs. Je veux enfin qu'on reconnaisse que, depuis long-temps, j'étais éloigné du combat ! Quel que soit ton amour, ô ma mère, ne me retiens plus, car tu ne me persuaderais point. »

    Thétis, la déesse aux pieds d'argent, lui répond en ces termes :

    « O mon fils, tes paroles sont justes. Il est beau de vouloir repousser la mort loin de ses compagnons affligés. Mais tes superbes armes d'airain sont maintenant au milieu de tes ennemis, et elles couvrent les épaules d'Hector au casque étincelant. Je ne pense pas que le fils de Priam jouisse long-temps de son triomphe ; car la mort est près de lui. Quant à toi, Achille, n'affronte pas les dangers du combat avant que tu ne m'aies vue revenir en ces lieux. Demain, au lever du soleil, je t'apporterai une magnifique armure fabriquée par Vulcain. »

    En parlant ainsi, Thétis s'éloigne de son fils ; puis, s'adressant à ses sœurs, les déesses de la mer, elle leur dit :

    « Plongez-vous dans les profondeurs de l'onde, et quand vous serez arrivées aux demeures de mon père, le vieillard de l'Océan, dites-lui tout ce que vous savez. Moi je me rends dans le vaste Olympe auprès du célèbre artisan Vulcain, pour savoir s'il veut donner à mon fils des armes excellentes d'une admirable, beauté. »

    Elle dit, et toutes les nymphes disparaissent sous les flots de la mer. Thétis, la déesse aux pieds d'argent, se dirige vers les cieux afin de pouvoir apporter une armure fameuse à son fils bien-aimé.

    Tandis que la déesse, emportée par ses pieds rapides, monte vers l'Olympe, les Grecs, poursuivis par l'homicide Hector, fuient en poussant de grands cris et s'approchent de leurs navires rangés sur les bords du vaste Hellespont. Les Achéens aux belles cnémides ne peuvent entraîner loin des traits Patrocle, vaillant compagnon d'Achille. Le cadavre est atteint de nouveau par les fantassins, par les coursiers et par le fils de Priam, Hector, semblable à la flamme dévorante. Trois fois ce héros saisit les pieds de l'infortuné Patrocle, et, pour s'emparer de sa proie, il excite les Troyens en poussant de grands cris : trois fois les deux Ajax, animés d'une force indomptable, le repoussent loin du corps de leur ami. Hector, toujours intrépide et se fiant à son courage, s'élance tantôt dans la mêlée, et tantôt s'arrête en poussant de vives clameurs ; mais il ne recule jamais. — Ainsi dans un champ des pasteurs ne peuvent repousser loin d'un cadavre un lion furieux pressé par la faim : de même les deux Ajax, avec leurs armes, ne peuvent éloigner Hector des restes mortels de Patrocle. Le fils de Priam se serait sans doute couvert de gloire en s'emparant du corps si la déesse Iris, aussi légère que les vents, ne fût descendue de l'Olympe à l'insu de Jupiter et des autres dieux pour engager Achille à marcher au combat ( Iris venait d'être envoyée sur la terre par la belle Junon). Quand la déesse est près du fils de Pelée, elle lui adresse ces paroles rapides :

    « O Achille, le plus terrible des héros, lève-toi et porte secours au cadavre de Patrocle que les Grecs et les Troyens se disputent auprès des navires. Les deux armées se livrent une guerre d'extermination, ceux-ci, pour défendre le cadavre de ton ami, ceux là pour l'entraîner dans la haute ville d'Ilion. Le vaillant Hector est plus que tous les autres impatient de ravir le corps du fils de Ménétius à ses compagnons ; car tout son désir est de planter la tête de ce héros sur un pieu après l'avoir séparée du cou tendre et délicat. Lève-toi donc, Achille, ne prends plus aucun repos, et que la honte s'empare de ton âme en pensant que Patrocle peut devenir le jouet des chiens d'Ilion! Quel opprobre pour toi si le corps de ton ami fidèle venait à recevoir quelque outrage ! »

    Achille à la course impétueuse lui répond aussitôt : 

    « Divine Iris, quelle divinité t'a envoyée vers moi ? »

    Iris, aussi légère que les vents, réplique en ces termes : 

    « C'est Junon,  la glorieuse épouse de Jupiter. Le fils de Saturne, qui siège sur un trône élevé, et les autres dieux qui habitent les sommets blanchis de l'Olympe ignorent que je suis en ces lieux. »

    Alors l'impétueux Achille lui adresse encore la parole en ces termes :

    « Comment irai-je au combat ? Les Troyens se sont emparés de mes armes, et ma mère chérie ne veut point que je marche contre nos ennemis avant que je l'aie vue revenir ; car elle doit apporter une magnifique armure fabriquée par Vulcain. Je ne puis me servir des armes d'aucun guerrier, à moins que ce ne soit du bouclier d'Ajax, fils de Télamon ; mais je pense que ce héros est aux premiers rangs et qu'avec sa lance il sème la mort et le carnage autour du corps de Patrocle. »

    La légère Iris reprend aussitôt :

    « Nous savons que les Troyens possèdent tes armes ; mais si tu paraissais devant les ennemis en t'avançant seulement vers le fossé, ils fuiraient tous épouvantés et s'abstiendraient de combattre. Les Grecs, qui sont maintenant accablés de fatigue, pourraient enfin respirer, et il y aurait une trêve de quelques instants. »

    A ces mots Iris s'éloigne rapidement. Achille, chéri de Jupiter, se lève avec rapidité. Minerve jette sur les épaules du héros l'égide garnie de franges et elle entoure sa tête d'un nuage d'or d'où elle fait jaillir une brillante flamme. — Comme durant le jour la flamme s'élève d'une ville située dans une île lointaine qu'entouré l'ennemi, tandis que les assiégés soutiennent d'horribles combats hors des remparts ; mais, dès que le soleil a disparu, des feux nombreux sont allumés, et leur vive clarté brille dans les airs afin que les peuples voisins, l'apercevant, arrivent sur leurs navires et repoussent les agresseurs : de même la flamme brille sur la tête d'Achille et s'élève dans les airs. Le héros s'arrête près des bords du fossé, en dehors des murs, et ne se mêle point aux autres Achéens, afin d'obéir aux sages conseils de sa mère. Il pousse de grands cris ; Pallas, qui est loin de lui, l'accompagne de sa voix terrible, et un affreux tumulte s'élève parmi les Troyens. — Ainsi retentit une voix éclatante lorsque résonne la trompette(4) dans une ville entourée d'ennemis : de même retentit la voix claire et perçante du vaillant Eacide. Les défenseurs d'Ilion, qui entendent cette voix d'airain, tremblent d'effroi. Les coursiers à la belle crinière, prévoyant un grand malheur, s'en retournent avec les chars. Les écuyers sont saisis de crainte en apercevant cette flamme ardente, horrible, infatigable que Minerve, la déesse aux yeux d'azur, fait briller sur la tête du fils de Pelée. Trois fois le divin Achille crie avec force sur les bords du fossé,

 

et trois fois les Troyens ainsi que leurs vaillants alliés s'enfuient en désordre. Alors douze de leurs plus courageux combattants périssent embarrassés dans leurs chars et percés de leurs propres lances. Les Achéens retirent avec une douce joie le cadavre de Patrocle du milieu des traits ; ils le placent sur un lit funèbre et l'entourent en poussant des gémissements profonds. L'impétueux Achille, qui marche à la suite de ses guerriers, répand des larmes abondantes à la vue de son compagnon fidèle étendu sur une civière(5) et le corps déchiré par l'airain cruel. — Achille l'envoya au combat sur un char avec des coursiers mais il ne put le recevoir à son retour !

    L'auguste Junon aux beaux yeux envoie vers les flots de l'Océan le soleil infatigable, qui s'éloigne malgré lui et disparaît enfin quand les Achéens cessent les combats homicides et la guerre funeste à tous les mortels.

    Les Troyens, de leur côté, abandonnent le champ de bataille ; ils détachent du char les agiles coursiers et se réunissent pour le conseil avant de songer au repas du soir. Ils restent debout dans l'assemblée et aucun d'eux ne songe à s'asseoir ; car ils sont tous saisis de crainte après avoir pu paraître Achille, qui depuis long­temps s'était abstenu de combattre. Le prudent Polydamas, fils de Panthée, prend le premier la parole : seul il connaissait le passé et l'avenir ( Polydamas, compagnon d'Hector, était né la même nuit que ce héros ; il l'emportait autant par ses discours que le fils de Priam par sa lance). Polydamas se lève et dit avec bienveillance :

    « O mes amis, délibérez avec prudence sur le parti qu'il faut prendre. Quant à moi je vous engage à rentrer dans la ville et à ne point attendre le retour de l'aurore en ces lieux, devant les vaisseaux ennemis ; car nous sommes trop éloignés des remparts. Tant que ce héros garda son ressentiment contre le puissant Agamemnon, les Grecs étaient plus faciles à combattre. Moi-même je me réjouissais en restant sur ce rivage : j'espérais que bientôt nous nous emparerions de leurs navires ; mais maintenant je redoute l'impétueux fils de Pelée. L'âme d'Achille est tellement violente que ce héros ne voudra plus rester dans la plaine où jusqu'à présent les Troyens et les Achéens ont tour à tour éprouvé les fureurs de Mars : il combattra pour s'emparer de notre ville et de nos épouses. Croyez-moi, rentrez tous dans Ilion ; car il en sera ainsi. La nuit divine retient en ce moment l'impétueux fils de Pelée ; mais si demain Achille vous retrouve en ces lieux, il marchera contre vous avec ses armes : et parmi les Troyens quelqu'un connaîtra la fureur de ce héros. Heureux celui qui pourra s'enfuir et atteindre les murs sacrés de Troie ! Je crains que les chiens et les vautours ne dévorent l'armée des Troyens : puisse une telle nouvelle ne jamais frapper mon oreille ! Si, malgré votre tristesse, vous cédez à mes avis, nous profiterons de la nuit pour raffermir notre courage dans le conseil, tandis que les tours et les hautes portes munies de barrières solides et épaisses protégeront notre ville. Demain, au lever de l'aurore, nous paraîtrons tous armés sur les remparts, et Achille aura plus de peine s'il veut, loin de ses navires, attaquer nos murailles. Ce guerrier s'en retournera sans doute vers sa flotte après avoir épuisé ses chevaux en courses désordonnées autour de notre ville. Achille, malgré sa valeur, ne pénétrera point dans la cité d'Ilion, et il ne pourra jamais la détruire : auparavant son cadavre deviendra la proie des chiens dévorants ! »

    Hector au casque étincelant, jetant sur lui des regards courroucés, s'écrie :

    « Polydamas, tes paroles ne me plaisent point. Comment, tu nous conseilles de rentrer dans la ville ! Troyens, est-ce que vous n'êtes point las de rester dans les tours d'Ilion ? Jadis les hommes disaient que la ville du roi Priam était remplie d'or et d'airain, aujourd'hui toutes les choses précieuses qui ornaient nos palais sont anéanties ; nos richesses ont été vendues dans la Phrygie et dans l'agréable Méonie, parce que le grand Jupiter s'est courroucé contre nous. Maintenant que le fils de Saturne veut me combler de gloire près des vaisseaux en m'accordant de tenir les Grecs enfermés sur le rivage(6), tu publies, toi , misérable insensé, de tels avis parmi le peuple ! Mais aucun des Troyens ne t'obéira : moi je ne le permettrai point. —Vous, braves défenseurs d'Ilion, obéissez à mes paroles. Allez prendre le repas du soir dans les rangs de l'armée ; n'oubliez pas de placer les gardes et de veiller avec soin. Que celui d'entre vous qui craint pour ses richesses les rassemble et les abandonne aux soldats pour être consommées par eux : il vaut mieux qu'ils en jouissent que de les livrer à nos ennemis. Demain au lever de l'aurore nous nous précipiterons, avec nos armes, sur les creux navires des Grecs. Si vraiment Achille a reparu devant la flotte avec le désir de combattre, son malheur en sera plus grand ; car, loin de fuir devant lui, je l'attendrai de pied ferme. Il faut que l'un de nous deux remporte une grande victoire. Enyalios(7) est le dieu de tous les mortels, et souvent il immole celui qui a immolé. »

    Ainsi parle le fils de Priam, et les Troyens insensés applaudissent avec joie ; car Minerve leur avait ôté la raison. Ils approuvent Hector, qui leur donne de pernicieux avis, et ils rejettent les sages conseils de Polydamas. Les guerriers, sans quitter leurs rangs, prennent le repas du soir. — Les Grecs gémissent et pleurent toute la nuit autour du corps de Patrocle. Achille donne le signal du deuil en posant ses mains sur la poitrine de son compagnon et en exhalant de profonds soupirs. — Telle une lionne se désole quand, rentrant dans son antre, elle s'aperçoit qu'un chasseur, après avoir pénétré dans la forêt, lui a enlevé ses jeunes lionceaux ; alors, saisie d'une violente colère, elle parcourt les nombreux vallons en cherchant de tous côtés la trace du ravisseur : tel Achille se désole, et en soupirant il dit aux Thessaliens :

    « Hélas, je n'ai donc proféré que des paroles vaines le jour où, dans sa demeure, je rassurais le héros Ménétius en lui disant qu'après avoir détruit Ilion je ramènerais à Oponte son célèbre fils chargé de butin ! Mais Jupiter n'accomplit pas tous les desseins des hommes. Nous sommes, Patrocle et moi, destinés à rougir la même terre sur ces rivages ; car ni le vieillard Pelée, agitateur de coursiers, ni ma mère Thétis aux pieds d'argent ne me verront revenir de ces lieux : c'est dans cette plaine que reposera mon corps O Patrocle, puisque je ne descends qu'après toi dans la tombe, je ne célébrerai tes funérailles qu'après t'avoir apporté les armes et la tête d'Hector, ton orgueilleux meurtrier ! Dans la fureur que me cause ton trépas, je veux égorger devant ton bûcher douze Troyens illustres : jusqu'alors demeure ainsi près de mes navires. Les Troyennes et les Dardaniennes aux beaux seins, ces captives que nous avons conquises avec nos lances en ravageant des villes opulentes et guerrières, te pleureront et la nuit et le jour. »

    Achille ordonne à ses compagnons de placer sur le feu un grand trépied, afin d'enlever le sang dont le corps de Patrocle était souillé. Soudain les guerriers déposent sur la flamme ardente le vase des lustrations(8) ; ils y versent de l'eau et allument le bois. Bientôt la flamme enveloppe les flancs du trépied, l'onde s'échauffe, et, quand elle a frémi dans l'airain splendide, les Grecs baignent le corps, le parfument d'essence et remplissent les blessures du héros d'un baume de neuf années. Puis ils placent le cadavre sur un lit, l'enveloppent d'un léger linceul et le recouvrent encore d'un voile éclatant de blancheur. Les Thessaliens, réunis autour de l'impétueux Achille, pleurent toute la nuit le malheureux Patrocle. Alors Jupiter dit à Junon sa sœur et son épouse :

    « Vénérable Junon ! tous tes vœux sont maintenant accomplis, puisque tu as fait reparaître dans les plaines d'Ilion Achille à la course légère. Oh! sans doute c'est de toi qu'ils ont reçu le jour, les Achéens à la belle chevelure ! »

    L'auguste Junon aux beaux yeux lui répond aussitôt :

    « Cruel fils de Saturne, quelles paroles viens-tu de prononcer! Comment, un homme, quoique mortel et ignorant tout ce qu'ignorent les faibles humains, pourra se venger d'un autre homme(9) ; et moi, la plus illustre des déesses par la naissance, moi l'épouse de celui qui règne sur tous les immortels, je ne pourrai, dans ma colère, méditer la ruine des Troyens ! »

    Tandis que Jupiter et Junon s'entretiennent ainsi, Thétis aux pieds d'argent arrive au palais de Vulcain ; palais éternel formé d'airain, parsemé d'étoiles, célèbre entre toutes les demeures célestes, et que ce dieu boiteux construisit lui-même. Thétis trouve Vulcain couvert de sueur marchant autour des soufflets de sa forge et se livrant à ses travaux. Il fabriquait vingt trépieds destinés à orner les murs d'un palais magnifique ; il plaçait sous chacun d'eux des roues en or afin que ces trépieds pussent d'eux-mêmes se rendre à l'assemblée des dieux et retourner ensuite dans leur demeure : chose admirable à voir ! Ces trépieds étaient presque entièrement achevés ; mais Vulcain n'y avait pas encore adapté les anses ciselées : en ce moment il forgeait et ajustait les liens de ces anses superbes. Tandis que Vulcain se livre à ces travaux avec une grande habileté, Thétis s'approche de lui. L'épouse du célèbre artisan, la belle Charis au voile éclatant l'aperçoit la première ; elle la prend par la main et lui dit

    « Pourquoi donc, ô Thétis au long voile, divinité vénérable et chérie, venir dans nos demeures ? Autrefois tu ne les fréquentais jamais. Entre dans ces palais, ô déesse, pour que je t'offre les dons de l'hospitalité. »

    En parlant ainsi, la divine Charis introduit Thétis ; elle la fait asseoir sur un trône magnifique orné de clous d'argent et travaillé avec art ; elle place sous ses pieds une riche escabelle ; puis, appelant son époux, le célèbre artisan, elle lui dit :

    «Vulcain, viens en ces lieux ; Thétis a besoin de ton secours.»

    L'illustre Vulcain répond aussitôt :

    « Une divinité respectable et auguste est en ce moment dans mon palais : c'est elle qui me sauva lorsque je fus accablé de chagrin après avoir été précipité du haut de l'Olympe par les conseils d'une mère odieuse qui voulait me dérober à tous les regards parce que j'étais boiteux ! J'aurais souffert de grands maux si Thétis et Eurynome, filles de l'Océan, ne m'eussent accordé pour retraite le sein des ondes. Pendant neuf années je fis près d'elles de nombreux ornements, des agrafes, des bracelets recourbés, des boutons de toilette(10) et des colliers. J'étais dans une grotte profonde autour de laquelle l'Océan, furieux, mugissant, roulait sans cesse ses flots blancs d'écume. Ma retraite, ignorée des dieux et des hommes, ne fut connue que de ces deux divinités qui m'avaient sauvé. Maintenant, puisque Thétis vient dans ma demeure, il est juste que je paye à cette déesse le prix de mon salut. Hâte-toi donc de lui apporter les agréables dons de l'hospitalité, tandis que je vais serrer mes soufflets et déposer les instruments de mes travaux. »

    En disant ces mots, le monstre impétueux(11) s'éloigne en boitant du billot de son enclume, et ses jambes grêles s'agitent avec rapidité sous son misérable corps. Il place ses soufflets loin de la flamme et met ses outils dans un coffre d'argent, puis avec une éponge il essuie son front, ses mains, son cou et sa poitrine velue ; il revêt une tunique, s'appuie sur un sceptre solide et sort en boitant. Deux femmes esclaves s'avancent avec leur roi (ce sont des statues d'or semblables à des jeunes filles vivantes ; elles ont en partage l'intelligence, la voix, le mouvement, et les dieux leur apprirent les travaux utiles) : elles marchent en avant de Vulcain, qui se traîne avec peine. Quand le célèbre artisan est près de la belle Thétis, il se place sur un trône éclatant ; et, prenant la main de la déesse, il lui dit :

    « O Thétis, divinité vénérable et chérie, pourquoi venir dans nos demeures ? Autrefois tu ne les fréquentais jamais. Dis-moi donc quelle est ta pensée ; car tout mon désir est d'accomplir tes vœux, si je le puis et si leur accomplissement est possible. »

    Thétis, en fondant en larmes, lui répond en ces termes :

    « O Vulcain, parmi toutes les divinités de l'Olympe, y en a-t-il une seule à qui Jupiter ait fait supporter des chagrins plus cuisants, des douleurs plus amères qu'à moi la fille du vieux Nérée ?... Seule entre toutes les déesses de la mer, je fus unie malgré moi à un homme : je partageai la couche du fils d'Éacus, Pelée, qui maintenant, courbé sous le poids de la vieillesse, repose dans son palais. Jupiter fit encore fondre sur moi de nouveaux malheurs : il m'accorda de donner le jour au plus illustre des héros. Achille, mon fils, grandissait semblable à une jeune plante et je l'élevai comme l'arbrisseau qui croît dans un sol fertile. Il partit sur ses navires recourbés pour la cité d'Ilion, afin de combattre les Troyens ; mais il ne reviendra plus et je ne le recevrai point dans les demeures de Pelée ! Tandis qu'il vit encore et voit la brillante lumière du soleil, il est accablé de tristesse et je ne puis le secourir ! — Les Achéens lui donnèrent en récompense une captive que le puissant Agamemnon arracha de ses mains, et mon fils se consuma de tristesse. Les Troyens attaquèrent les Grecs autour de leurs navires, et ils ne leur permirent plus de franchir les remparts. Les plus vénérables d'entre les Argiens vinrent supplier Achille en lui promettant de riches présents ; mais mon fils refusa de repousser lui-même les ennemis, seulement il confia ses armes à Patrocle et l'envoya au combat à la tête d'un peuple nombreux. Durant tout le jour ils combattirent devant les portes de Scée ; ils auraient renversé la haute ville de Troie si le brillant Apollon n'eût immolé le courageux fils de Ménétius, qui semait aux premiers rangs le carnage et la mort, et s'il n'eût accordé la victoire au bouillant Hector. — Maintenant, ô Vulcain, je tombe à tes genoux pour que tu accordes à mon fils, qui mourra bientôt, un bouclier, un casque, une cuirasse et de belles cnémides ornées de leurs agrafes ; car Patrocle a perdu les armes d'Achille après avoir dompté les Troyens. Mon fils, accablé par le plus violent chagrin, est en ce moment couché sur la terre. »

 

      Le célèbre Vulcain lui répond aussitôt :

    « Rassure-toi, ô déesse, et que de telles pensées ne troublent plus ton âme. Que ne puis-je dérober ton fils à la mort, quand son heure fatale sera venue, comme il m'est facile de lui donner une armure superbe telle qu'à sa vue tout homme sera frappé d'étonnement! »

    En parlant ainsi il quitte la déesse et court reprendre ses soufflets, qu'il dirige du côté du feu en leur ordonnant d'agir : ceux-ci soufflent dans vingt fourneaux, et de toutes parts ils envoient un vent inflammable, tantôt impétueux, tantôt doux et tranquille, tel enfin que le désire Vulcain et que l'exige le travail. Puis il jette dans le brasier le solide airain, l'étain, l'argent, l'or

 

  précieux, et, plaçant sur son billot(12) une énorme enclume, il prend d'une main les fortes tenailles et de l'autre le lourd marteau.

    Il représente la terre, les deux, la mer, le soleil infatigable dans sa course, la lune arrondie et pleine, et tous les astres qui couronnent la voûte céleste : les Pléiades, les Hyades, le courageux Orion(13) ; l'Ourse, qu'on appelle aussi le Chariot et qui tourne toujours dans le même lieu en regardant Orion (c'est la seule constellation qui ne se plonge point dans les flots de l'Océan). Il y représente aussi deux belles cités remplies d'habitants. Dans l'une on célèbre des hyménées et des festins splendides : on conduit par la ville, loin des chambres nuptiales, les époux à la clarté des flambeaux, et l'on entend partout des chants pleins d'allégresse. Déjeunes danseurs forment en sautant des cercles rapides : au milieu d'eux les flûtes, les lyres font entendre des sons harmonieux, et les femmes debout devant les portiques admirent tous ces jeux. — Plus loin le peuple est assemblé sur une place publique où s'élèvent de vifs débats : deux hommes se querellent pour la rançon d'un meurtre(14) ; l'un affirme qu'il a donné l'argent et le déclare en public, l'autre nie avoir reçu la somme, et tous deux ont recours aux arbitres pour terminer leur différend. Les citoyens élèvent la voix pour soutenir l'un ou l'autre plaideur, et les hérauts maintiennent la populace. Des vieillards assis sur des pierres polies dans une enceinte sacrée tiennent le sceptre des hérauts, et ils se lèvent tour à tour pour prononcer leur sentence. Au milieu de l'assemblée sont deux talents d'or destinés à celui d'entre eux qui jugera avec le plus d'équité.

    Dans l'autre ville, deux armées resplendissantes d'airain sont campées devant les remparts. Les guerriers réunis pour le conseil agitent deux avis opposés : les uns veulent livrer au pillage cette agréable cité, et les autres diviser également les richesses qu'elle renferme. Les assiégés, loin de céder, s'arment en secret et dressent une embuscade ; les épouses bien-aimées, les jeunes enfants et les vieillards se tiennent debout sur les murs et gardent les remparts de la ville. Les combattants font une sortie et ils ont à leur tête l'impétueux Mars et la fière Minerve. — Ces deux divinités, d'une taille élevée et superbe comme il convient à des immortels, sont en or ; elles sont couvertes de tuniques d'or, de leurs armes brillantes, et toutes deux elles sont plus exposées aux regards que les faibles humains : les guerriers sont beaucoup plus petits que les dieux.

    Bientôt ils trouvent sur les bords d'un fleuve où les troupeaux viennent se désaltérer un endroit favorable pour dresser

 

une embuscade : c'est là qu'armé de l'airain resplendissant ils se placent pour attendre l'ennemi ; plus loin ils mettent des gardes afin d'épier l'instant où les bœufs et les brebis paraîtront dans la plaine. Les troupeaux arrivent suivis de deux pasteurs, qui, ne soupçonnant aucune embûche, s'égayent au son de leurs chalumeaux. Alors les soldats se précipitent sur eux, les immolent et égorgent leurs, bœufs et leurs blanches brebis. A ce tumulte leurs guerriers, assemblés pour le conseil, montent sur leurs chars et sont en quelques instants sur le lieu du carnage. On combat avec fureur sur les rives du fleuve, et les deux partis se portent des coups mortels : parmi eux s'agitent la Discorde et le Tumulte. L'impitoyable Parque, couverte d'une robe souillée de sang, saisit tantôt un héros blessé qui respire encore ou celui qui n'a pas été atteint, et tantôt elle tire par les pieds un cadavre à travers le champ de bataille. Tous se heurtent et combattent comme des hommes vivants : de chaque côté les guerriers entraînent les corps des guerriers immolés.

    Vulcain trace sur ce bouclier une plaine vaste et fertile travaillée trois fois. On aperçoit de nombreux laboureurs qui vont et viennent sans cesse en retournant l'attelage de leurs bœufs ; lorsqu'ils sont arrivés à l'extrémité du champ, un homme leur remet une coupe pleine d'un vin aussi doux que le miel : puis ils retournent à leurs sillons, et ils sont impatients d'arriver au bout de la vaste plaine. Quoique la matière soit en or, on voit la terre se noircir derrière les laboureurs, comme un champ nouvellement cultivé, tant ce travail est admirablement fait.

   Il grave un champ couvert de riches épis que moissonnent des ouvriers armés de faucilles tranchantes : les javelles tombent le long des sillons, on resserre les gerbes dans les liens, trois moissonneurs les réunissent en monceaux, et derrière eux des enfants leur présentent ces gerbes qu'ils apportent dans leurs bras. Le maître tient au milieu d'eux son sceptre en silence, et à la vue de ses guérets il éprouve une douce joie. Les hérauts préparent le festin sous un chêne : ils dépècent un bœuf qu'on vient d'immoler, et les femmes apprêtent avec de la blanche farine le repas des moissonneurs.    

   Puis il représente une belle vigne d'or surchargée de grappes noires et soutenue par des pieux d'argent ; il l'entoure d'une fosse profonde bordée par une haie d'étain(15) : cette ville n'a qu'un seul sentier pour laisser passer ceux qui travaillent aux vendanges. Les jeunes hommes et les jeunes filles, animés des pensées les plus joyeuses, portent dans des corbeilles de jonc le doux fruit de la vigne. Au milieu d'eux est un enfant qui tire de divins sons d'une lyre sonore dont les cordes retentissent avec harmonie, les vendangeurs frappent tous ensemble la terre de leurs pieds : ils le suivent en dansant et l'accompagnent en faisant entendre des chants et des cris de joie.

    Il fait ensuite un troupeau de bœufs aux cornes élevées : ces animaux, qui sont en or et en étain, sortent de l'étable en mugissant et se rendent aux pâturages près d'un fleuve bruyant, impétueux et bordé de roseaux ; ils sont conduits par quatre ber­gers en or et suivis de neuf chiens à la course rapide. Deux lions terribles saisissent parmi les premiers du troupeau un taureau qui mugit, et, malgré ses affreux beuglements, ils l'entraînent: alors les chiens et les pasteurs volent à son secours ; mais les lions déchirent la peau de cet animal immense et se repaissent de son sang et de ses entrailles. C'est en vain que les bergers animent leurs chiens, car ceux-ci, loin d'attaquer les lions, se contentent d'aboyer près d'eux et ils font tout pour les éviter.

    Dans un superbe vallon, l'illustre Vulcain représente une grande plaine où paissent de blanches brebis. On aperçoit des étables, des porcs, et des cabanes couvertes de leurs toits.

    Vulcain trace encore une danse semblable à celle que Dédale imagina jadis dans la vaste Cnosse pour Ariane à la belle chevelure(16). De jeunes hommes et des vierges charmantes(17) sautent en se tenant par la main : celles-ci sont couvertes de voiles légers, ceux-là de tuniques bien tressées qui brillent comme le doux éclat de l'huile(18) ; ils portent des glaives d'or suspendus à des baudriers d'argent : tantôt ils tournent avec art aussi vite que la roue qu'un potier essaie facilement et qui vole à son gré ; et tantôt ils rompent le cercle et sautent en ordre les uns devant les autres. La foule qui les entoure admire ces danses gracieuses et pleines de charmes. Un chantre divin fait entendre une voix mélodieuse en s'accompagnant de sa lyre : deux bateleurs(19) donnent le signal des chants et des danses, et s'agitent au milieu de l'assemblée.

    Enfin, le célèbre Vulcain représente autour de ce magnifique bouclier l'immense Océan(20).

    Quand il a terminé ce grand et solide bouclier il fait une cuirasse plus brillante que la flamme, et un casque pour ombrager le front du héros ; ce casque, travaillé et poli avec soin, est surmonté d'une aigrette d'or : puis il forme avec de l'airain ductile de riches et superbes cnémides.

    Vulcain présente cette armure à la mère d'Achille, et soudain la déesse, semblable à l'épervier, s'élance des sommets blanchis de l'Olympe, et emporte ces armes étincelantes fabriquées par le dieu du feu.

 

 

 

Notes, explications et commentaires

 

 

(1) Homère dit : νεν ρθοκραιρων (vers 3) (navires à bec droit ou dressé, qui ont l’éperon haut, dont la proue se présente droite ou se dresse) Clarke traduit ces mots par : naves puppibus-excelsas ; Dubner, qui corrige Clarke, dit : naves erectis-cornibus, et il ajoute entre parenthèses : proris et puppi-bus. Dans les vaisseaux des anciens, les deux extrémités étaient tellement recourbées ou arrondies qu’elle leur donnait, presque l’aspect de la lune dans son dernier quartier.

 

(2) Homère se sert encore, ici du mot σιδρος pour désigner une épée : δεδιε γρ μ λαιμν παμσειε σιδρωι (vers 34) (car il craignait qu’il ne se coupât la gorge avec le fer).

 

(3) Nous avons passé sous silence (à cause de la construction de la phrase) l’épithète βαθυκλπων (vers 122) (qui a un beau sein, eminentes mammas), qu’Homère donne aux Troyennes.

 

(4) C’est le seul passage où il soit fait mention de la trompette σλπιγξ (vers 219) (il est probable que, du temps d’Homère, on faisait usage de la trompette dans le siège d’une ville pour réunir un certain nombre de troupes sur un même point ; mais on ne s’en servait point en pleine campagne, parce qu’alors il n’y avait que des chocs tumultueux et sans ordre. La voix sonore du chef (βον γαθς) était le seul et unique signal. On prétend même que les flambeaux précédèrent les trompettes. Anciennement, dit le scoliaste d’Euripide, on se servait de porte flambeaux, au lieu de trompettes. Ces porte-flambeaux, qui étaient des prêtres de Mars, s’avançaient avec une torche A la tête des deux armées, et, après avoir jeté cette torche dans l’espace qui séparait, les combattants, ils se retiraient sans éprouver aucun mal. Alors les troupes s’attaquaient ; mais les porte-flambeaux étaient épargnés, comme prêtres du dieu de la guerre, quand bien même on aurait exterminé tonte l’armée. De là est venu ce proverbe qui exprime une déroute complète : Le porte-flambeau n’a pas été sauvé.

 

(5) Le texte grec κεμενον ν φρτρωι (vers 236) (étendu sur une civière). Le mot φρετρος pour φρτρον signifie un instrument pour porter les morts, un brancard, une civière.

 

(6) Homère dit : θαλσσηι τλσαι χαιος (vers 294) (et d’acculer le Grec centre la mer) c’est-à-dire de les tenir enfermés sur le rivage comme nous l’avons traduit plus haut.

 

(7)  Le poète se sert ici du mol Enyalios (Εναυλος) pour désigner le dieu de la guerre. Eustathe dérive Εναυλος d’νω, selon lui synonyme de φονεωipoveûw (tuer) ; Buttmann, au contraire, le fait venir d’νω, synonyme d’νω (ébranler).

 

 (8) Le mot οετροχον (vers 346) lié, comme ici, à τρποδ signifie une chaudière à trois pieds dans laquelle on chauffait l’eau pour le bain.

 

(9) Nous avons été forcé de nous servir d’une périphrase pour traduire ce passage, qui offrirait quelque obscurité rendu mot à mot.

 

(10) Le mot κλυξ signifie proprement une enveloppe, un bourgeon un bouton de fleur. Dans ce passage de l’Iliade, disent les auteurs du Dictionnaire des Homérides, κλυξ est nommé comme un objet de toilette, comme une partie de la parure des femmes : peut-être était-ce un bouton de métal servant à orner la chevelure ; peut-être des pendants d’oreilles, ayant la forme d’un bouton de rosé ou de toute autre fleur. D’après quelques grammairiens ce seraient σωληνισκοι, σριγγες, des épingles à friser (haarnadeln, comme disent, les Allemands) qui servaient à maintenir les boucles de cheveux.

 

(11) Homère dit : πλωρ αητον  (vers 410) (monstre impétueux). On explique différemment le mot αητος : les uns veulent qu’il signifie grand, puissant ; les autres, révéré de tous. Hesychius est, selon nous, plus prés de la vérité en expliquant αητος par πνευστικς (qui sert à souffler) ; car αητος pour ητος a pour racine ἄημι (souffler) : cette épithète parait convenir à Vulcain, dont la profession était si bruyante. Clarke traduit πλωρ αητον par rastus ardens ; mais Dubner, qui le corrige, dit : monstrum ardens. Bitaubé et Dugas-Montbel, s’en tenant aux anciennes explications d’Eustathe, ont traduit ce passage, l’un par : ce dieu d’une stature colossale, l’autre par : l’immense dieu.

 

(12) Homère dit : θκεν ν κμοθτωι μγαν κμονα (vers 477), que Clarke et Dubner tra­duisent par: posuit in stipile magnam incudem. Dugas-Montbel rend ce passage par : il place sur un tronc l’énorme enclume, Il est bien évident que, si Dugas-Montbel avait traduit d’après le texte même d’Homère, il n’aurait pu rendre κμοθτον par tronc (cr qui est du reste fort peu compréhensible), quand ce mot signifie littéralement : emplacement où est l’enclume, billot d’enclume. Voss traduit très-exactement ce passage en disant : Richtete dann auf dem Blok den Amboss (il posa l’enclume sur le billot). Le traducteur allemand ne se sert pas ici du mot Stamm, qui signifie tronc.

 

(13) Homère dit : σθνος ρωνος (vers 487), soit parce qu’Orion était d’une force et d’un courage remarquables, soit pour exprimer la force même d’Orion, comme dans cette phrase σθνος Εκτορος, la force d’Hector, c’est-à-dire, le vaillant Hector ou Hector lui-même.

 

(14) δο δ νδρες νεκεον ενεκα ποινς (vers 499) c’est-à-dire que deux hommes se disputent pour le raclât d’un meurtre ; car alors avec de l’argent on se rachetait d’un homicide.

 

(15) Le texte porte :

 μφ δ κυανην κπετον, περ δ ρκος λασσε

 κασσιτρου …….

(vers 565/566)

 (il trace à l’entour la fosse azurée (noire ou profonde) et une haie d’étain). Le mot κανεος signifie bleu foncé, couleur foncée, sombre, noirâtre ; par conséquent il se dit d’une fosse profonde, parce qu’elle parait noire. Ce mot n’a aucun rapport au métal, comme le disent à tort Bitaubé et Dugas-Montbel ; mais il sert à désigner la couleur ou la profondeur du fossé. Le mot κασστρος veut dire étain ; mais Beckmann, dans son Histoire des Inventions, et Schneider, dans son Dictionnaire, prétendent que ce mot signifie le stannum des Romains. Selon eux, le κασστρος est un mélange d’argent et de plomb ; « car, ajoutent-ils, l’étain pur n’aurait pu avoir assez de consistance pour servir de défense aux guerriers. » Dubner rend ce passage par : circum-duxit autem cyaneam fossam, et septum stanni et Voss par : rings dann zog er den Graben von dunkeler blaüe des Stahles, sammt dem Gehege von Zinn (tout à t’entour il trace la fosse qui était du bleu-foncé de l’acier, ainsi que la haie d’étain).

 

(16)  Homère dit :

     ……οἷόν ποτ ν Κνωσι ερεηι

Δαδαλος σκησεν καλλιπλοκμωι ριδνηι

(vers 592/593)

 que Dubner rend par : qualem olim in Cnosso lata Dœdalus concinnavit pul hras comas-habenti Ariadnœ. Pour la traduction de ce passage, nous avons suivi les commentaires de Voss, de Damm et de Kœppen : quelques-uns ont voulu expliquer cette phrase par διδσκειν χρον (former, dresser les danseurs) ; mais σκειν se dit toujours des ouvrages d’art. Homère fait ici allusion à un travail de Dédale ; et, en effet, longtemps après lui, on montrait encore à Cnosse un bas relief en marbre blanc, connu sous le nom de Chœur dansant d’Ariane. Knight retranche une partie de ce passage en disant que Dédale est postérieur à Homère ; et Heyne pense que l’histoire du labyrinthe et de la délivrance de Thésée par Ariane, auxquels ce passage fait allusion, est une invention des poètes qui sont venus après Homère.

 

(17)  Nous avons, comme Dugas-Montbel, rendu l’épithète  λφεσβοιαι (vers 594) ; par charmantes, attendu que nous n’avons point dans notre langue d’expression correspondante au mot λφεσβοιος, qui signifie littéralement qui trouve des bœufs ; parce que, du temps d’Homère, les prétendants donnaient des bœufs à leurs fiancées : or la jeune fille qui trouvait le plus de bœufs était celle, par conséquent, qui trouvait le plus de prétendants. Cet usage s’est conservé fort longtemps ; car M. Cochard, dans sa Statistique du département du Rhône, dit : « J’ai vu avant la  révolution, dans quelques villages aux environs de Lyon, des parents constituer en dot à leurs filles en les mariant une brebis et son agneau ; aujourd’hui même cet usage subsiste encore dans les montagnes.

 

(18) Nous avons pris κα (vers 597) comme comparatif, et nous avons suivi la leçon adoptée par les anciens grammairiens et par Voss dans sa traduction allemande.

 

(19) Il faut entendre par κυβιστητρε (vers 606) un bateleur, c’est à-dire celui qui tombait sur la tête (de κυβιστω venant de κυβ tête) ou qui faisait la culbute.

 

(20) M. Letronne, membre de l’Institut, vient de nous faire l’honneur de nous envoyer, au sujet de la longue description qu’on vient de lire, une note très-curieuse, remplie de détails fort intéressants, et surtout écrite avec infiniment d’esprit : c’est une bonne fortune pour nous et pour nos lecteurs. Mais laissons parler M. Letronne :

    « De toute cette description, dit-il, Zénodote ne conservait que les cinq premiers vers :

 ποει δ πρτιστα σκος μγα τε στιβαρν τε

πντοσε δαιδλλων, περ δ ντυγα βλλε φαεινν

τρπλακα μαρμαρην, κ δ ργρεον τελαμνα.

πντε δ ρ ατο σαν σκεος πτχες· ατρ ν ατι

ποει δαδαλα πολλ δυηισι πραπδεσσιν.

(vers 479…/ …483)

   Il supprimait tout le reste comme étant une addition faite postérieurement. Le poète n’avait donc décrit que très-sommairement le bouclier, dans cinq vers, plus les deux vers de la fin (vers 607/608) :

 ν δ τθει ποταμοο μγα σθνος κεανοο

ντυγα πρ πυμτην σκεος πκα ποιητοο,

comme il a employé cinq vers seulement (609…/…613) pour la description du reste de l’armure : la cuirasse, le casque et les brodequins. Ainsi, les cent vingt-trois vers qui contiennent tous les détails des sujets sculptés sur le bouclier seul étaient, dans l’opinion de Zénodote, une interpolation étrangère à la composition originale du poète. Heyne partage cette opinion ; et, si Payne, Knight et Dugas-Montbel ne l’ont pas adoptée, c’est qu’évidemment ils ne l’ont pas bien comprise, comme l’indiquent leurs objections, que réfute le simple exposé qui précède.

     » Mais que ce hors-d’œuvre soit on ne soit pas d’Homère, on doit convenir que la description qu’il contient ne présente aucune réalité ; les scènes tracées sur ce disque merveilleux appartiennent à l’imagination du poète, et n’ont jamais pu se trouver sur un monument réel. Ceux qui ont essayé de le restituer ou de représenter par le dessin et de réunir sur un disque ces scènes si variées n’ont jamais pu y réussir. Les efforts de Quatremère de Quincy n’ont pas eu plus de succès que ceux de Boivin, qu’il critique avec beaucoup de raison ; mais sa restitution elle-même prête aux objections les plus graves. Il est obligé d’interpréter les sujets d’une manière peu naturelle, d’atténuer ou de modifier le sens des expressions grecques. D’où vient ce peu de succès ? C’est qu’il n’y a jamais eu de bouclier d’Achille ; en d’autres termes, que l’auteur quelconque de ces vers n’a jamais eu sous les yeux de monument pareil ; qu’il l’a inventé, d’après un bouclier analogue, non semblable, d’une exécution infiniment plus simple.

     » Je pense que la composition de ce long épisode est antérieure à la recension des poèmes homériques, ordonnée par Pisistrate, et qu’elle date des premiers progrès de la toreutigue, qui paraissent remonter au huitième siècle avant notre ère. Les armes précieuses furent sans doute de bonne heure au rang des objets sur lesquels s’exerça cet art nouveau ; principalement les armes votives, consacrées dans les temples, et fabriquées avec les dépouilles de l’ennemi. Un rapsode ayant vu un de ces boucliers votifs, ornés de quelques sujets ciselés, conçut l’idée d’embellir ainsi le bouclier d’Achille, fabrique par Vulcain. Mais, comme il fallait bien que l’œuvre de l’artiste divin surpassât de beaucoup celle d’un simple mortel, il se donna pleine carrière dans l’invention et la composition des sujets ; et l’on pense bien qu’il ne prit pas la peine, qu’il n’eut pas même l’idée de saisir le crayon pour s’assurer que tout cela pouvait tenir sur un bouclier. C’est ce qui nous explique l’inutilité de foutes les tentatives pour reproduire par le dessin les sujets nombreux et variés décrits par le poète. Elles ne peuvent jamais avoir aucun résultat, puisque la réunion de ces sujets est une pure fiction dont l’auteur n’a jamais cherché à se rendre compte.                           Letronne