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LES
VAINQUEURS REPOUSSES.
osque
les Troyens, en fuyant, eurent franchi la palissade et le fossé,
et que plusieurs d'entre eux
furent tombés sous les coups des
Achéens, ils s'arrêtèrent, saisis
de crainte,
près de leurs chars. — Jupiter, qui reposait sur les hauteurs de l'Ida, dans
les bras de l'auguste Junon, se réveille
tout à coup; il se lève et voit les
Troyens vaincus et poursuivis par
les Achéens ayant Neptune à leur
tête. Il aperçoit Hector étendu dans
la plaine, au
milieu de ses compagnons : ce héros respirait à peine,
il tombait en défaillance et
vomissait du sang ; car
il venait d'être blessé
par un des plus vaillants
guerriers de l'armée des
Grecs. Le père des dieux et des hommes, vivement ému,
lance des
regards terribles à Junon,
et lui
dit :
« Perfide Junon, ce sont tes ruses, sources de tant de
malheurs qui
ont éloigné des combats Hector et ses vaillants guerriers ! J'ignore
encore si tu ne seras pas la
première à recueillir le
prix de tes trames odieuses,
et si je ne dois pas t'accabler de coups
! Ne te souvient-il plus
du jour
où je te suspendis dans les airs avec
deux enclumes aux pieds,
et que je liai
tes mains avec une chaîne d'or que rien n'aurait
pu rompre ? ainsi tu fus suspendue dans
l'éther et
dans les nuages(1). Les dieux de l'Olympe s'en indignèrent
; mais quoiqu'ils fussent tous réunis autour de toi,
ils ne purent
parvenir à te délivrer. Quiconque se serait présenté à la portée
de mes bras, je l'aurais saisi et précipité du seuil
de l'Olympe sur la terre où il
serait arrivé sans mouvement et sans vie
! Ce châtiment ne put apaiser la vive
douleur que je ressentais en
pensant au divin Hercule,
que tu égaras sur la vaste mer en excitant
les tempêtes, et que tu repoussas
dans la populeuse Cos en méditant
de funestes desseins. Moi je le délivrai et je le conduisis dans
Argos fertile en coursiers, quand il fut au terme de
ses travaux. Junon, je
te rappelle ces souvenirs pour que tu cesses
tes artifices, et que tu saches bien que tu ne retireras aucun avantage
d'avoir
quitté l'Olympe pour venir
en ces lieux
goûter les charmes de
l'amour et surtout pour me tromper! »
L'auguste Junon frémit et lui
répond en ces termes :
« Je te jure par le Ciel, par la Terre et par les eaux
souterraines du Styx (serment terrible et sacré
!); je te jure par ta tête divine et par notre couche nuptiale,
que je ne voudrais pas violer,
que ce n'est point par mes paroles que le puissant Neptune a poursuivi
Hector et les Troyens, et qu'il
a porté secours aux Achéens ! Le dieu qui environne la terre n'a
cédé qu'aux mouvements de son cœur ; car il voyait avec peine
les Argiens périr près de leurs
vaisseaux. Maintenant je vais
lui conseiller
de se rendre où tu lui ordonneras d'aller. »
Le père des hommes et des dieux sourit à ces paroles ; puis
il dit à
Junon :
« Si jamais, ô Junon, tu as les mêmes pensées que moi,
et si jamais tu t'assieds parmi les
dieux, je
crois que Neptune, malgré ses desseins, sera forcé de se
conformer à notre volonté. Mais si tu m'as parlé sans détours, va
maintenant au milieu des immortels et envoie Iris en ces lieux ainsi
qu'Apollon à l'arc d'argent.
Tandis que la messagère des dieux ira dans le camp des
Grecs ordonner à Neptune de s'éloigner des combats et de
retourner dans ses demeures, le brillant Apollon excitera le courage
d'Hector : il lui donnera une force nouvelle et il apaisera les
violentes douleurs qui consument son cœur. Le fils de Priam tournant
alors le front à l'ennemi, fera fuir honteusement les Achéens
devant lui, et, dans leur déroute, ils tomberont en foule devant
les navires du fils de Pelée. Achille enverra Patrocle secourir
les Grecs ; mais Hector immolera le compagnon d'Achille devant les
murs d'Ilion lorsque Patrocle aura renversé une foule de jeunes guerriers parmi lesquels se trouvera mon fils le divin Sarpédon
: enfin le noble Achille, enflammé de courroux, égorgera l'intrépide
Hector. Oui, je repousserai les Troyens loin des navires ; et
je ne cesserai de les poursuivre que lorsque les Grecs, inspirés
par Minerve, auront renversé la superbe ville
de Troie. Je
n'apaiserai point ma colère avant d'avoir accompli ces desseins
; et tant que les vœux du fils de Pelée ne seront point comblés,
je ne permettrai à aucun autre dieu de secourir les fils de Danaüs.
J'ai fait cette promesse et je l'ai même scellée par un signe
de ma tête sacrée, alors que la divine
Thétis, embrassant mes
genoux, me suppliait d'honorer Achille,
le vaillant destructeur
des cités. »
Junon aux bras blancs, docile aux ordres de son époux, quitte les
hauteurs de l'Ida et s'envole dans l'Olympe. Telle s'élance la pensée
de l'homme qui jadis
a parcouru de nombreuses contrées et qui se les représente dans son esprit en disant : — J'étais
ici,
j'étais là,
et une foule de souvenirs se réveillent dans son âme : telle
s'élance la vénérable Junon. Elle atteint bientôt les sommets de
l'Olympe et trouve les dieux rassemblés dans le palais de Jupiter.
Les immortels se lèvent aussitôt et la saluent en lui présentant
des coupes. La déesse refuse les coupes des dieux ; mais elle accepte
celle de la belle Thémis, qui était accourue la première au-devant
d'elle. Thémis prend alors la parole et dit :
« O Junon,
pourquoi viens-tu
ici toute tremblante ? C'est sans doute
le fils de Saturne, ton
époux, qui
te cause cet effroi. »
Junon lui
répond aussitôt en ces termes :
« Ne m'interroge pas,
car tu sais toi-même combien l'âme
de Jupiter
est superbe et cruelle.
Viens dans
ce palais
présider aux repas des dieux ; là, tu apprendras avec les autres immortels quels sont
les funestes projets du fils de Saturne. Ces projets ne réjouissent
jamais les hommes et les dieux, quand bien môme ils se livreraient alors aux plaisirs des festins. »
Junon s'assied, et tous les immortels frémissent dans le
palais de Jupiter.
La déesse sourit du bout des lèvres ; mais au-dessus de ses
noirs sourcils on ne voit point son front s'épanouir. Junon,
courroucée,
parle en ces termes à tous les dieux :
« Insensés que nous sommes, nous osons nous irriter contre Jupiter
! Nous pensons apaiser son ressentiment par des prières ou par la
violence : mais lui,
assis à l'écart, s'inquiète
fort peu de nous, et il ne prend nul souci de nos paroles ou de
nos actions ; car il l'emporte sur
tous par sa force et par sa puissance ! Souffrons
donc sans nous plaindre les maux qu'il nous envoie. Déjà
Mars est sous le poids d'un affreux malheur. Son fils Ascalaphe, que le terrible dieu de la guerre chérissait le plus entre
tous les mortels, a péri dans les
combats. »
Mars, à ces mots, se frappe le corps de ses mains divines, et
dans sa douleur il s'écrie :
« Habitants de l'Olympe,
ne soyez pas indignés contre moi,
si, pour venger le trépas
de mon fils, je cours jusqu'aux vaisseaux des
Grecs, dusse-je être frappé par la foudre de Jupiter et tomber
parmi les cadavres, dans le sang et dans la poussière ! »
Aussitôt il ordonne à la Terreur et à la Fuite d'atteler ses
coursiers, et lui-même revêt ses
armes étincelantes. Sans doute le courroux de Jupiter eût été
plus terrible encore si Minerve, remplie de crainte pour les dieux, n'eût quitté à l'instant le trône
d'or où elle était assise et ne se fût élancée du seuil éternel.
Elle arrache le casque, le
bouclier et la lance du sanglant dieu de la guerre, et lui dit, pour réprimer
son ardeur:
« Divinité furieuse et insensée, tu hâtes ta ruine ! Tu n'as
donc plus d'oreilles pour
entendre ? Il ne te reste donc plus de raison,
plus de honte ? N'as-tu pas entendu les paroles de Junon, qui vient de
quitter Jupiter, le
roi de l'Olympe ? Veux-tu donc,
après avoir souffert toi-même
de nombreux tourments, être
forcé de
revenir en ces lieux accablé
de douleurs ? Veux-tu aussi
attirer sur
tous les immortels de nouvelles infortunes ? Si Jupiter
abandonnait les Grecs et les Troyens, il nous poursuivrait en excitant un affreux tumulte
dans l'Olympe, et il nous saisirait tous, l'innocent comme le
coupable ! Mars, je t'en supplie, calme la colère que t'inspire le
trépas de ton fils : de plus forts et de plus vaillants que lui
sont tombés et tomberont sans doute encore. Il nous est impossible
de dérober à la mort ceux qui nous doivent le jour.»
En disant ces mots, elle fait asseoir l'impétueux Mars sur son
trône.
—Junon appelle hors du palais le brillant Apollon, et Iris, la
messagère des dieux, puis elle leur dit :
« Jupiter vous ordonne de vous rendre à l'instant sur les
hauteurs de
l'Ida. Dès que vous serez en présence du maître de l'Olympe, hâtez-vous
d'exécuter ses ordres et d'accomplir ses desseins. »
Junon rentre dans le palais et se place sur un trône d'or.
Iris et Apollon
s'envolent rapidement et se dirigent vers les hauteurs de l'Ida,
vers ces lieux superbes arrosés
par d'abondantes fontaines et
qui servent de retraite aux bêtes sauvages. Ils trouvent le fils de
Saturne assis au sommet du Gargare, et environné d'un nuage de
parfums ; ils s'arrêtent, et Jupiter, en les voyant, apaise son courroux
: car Iris et Apollon avaient obéi promptement aux ordres de
sa divine épouse. Le roi de l'Olympe adresse à la belle Iris ces
paroles rapides :
« Divinité légère, rends-toi auprès de Neptune et sois la
messagère
fidèle de mes paroles. Ordonne au roi des mers d'abandonner le
combat et de retourner à l'assemblée des dieux ou dans le sein du
vaste Océan. Dis-lui que s'il ne veut point m'obéir, qu'il réfléchisse
alors au fond de son cœur ; car alors malgré sa puissance, il
ne pourra soutenir mes terribles attaques. Je me glorifie d'être le
premier par ma naissance et le premier aussi par ma
force. Cependant l'insensé ne craint point de s'égaler a moi,
devant qui frémissent tous les dieux ! »
Il dit. Iris,
aussi légère que les vents,
obéit à Jupiter
; elle quitte les
hauteurs de l'Ida et dirige son vol vers les plaines d'Ilion.
— Comme du sein des nuages
tombent et la neige et la grêle poussées
par le souffle de Borée, qui habite les froides régions de
l'éther(2): ainsi
descend rapidement la légère
Iris. Quand elle est près
du célèbre Neptune, elle lui
dit :
« O Neptune à la chevelure azurée, je viens en ces lieux
pour t'apporter un message du puissant Jupiter. Le maître de l'Olympe t'ordonne d'abandonner le combat et de retourner à
l'assemblée des dieux ou dans le sein du vaste Océan. Si tu n'obéis
pas à ses paroles, il viendra t'attaquer
lui-même. Le fils de Saturne te commande d'éviter sa colère
; car il se glorifie d'être le
premier par sa naissance et le premier aussi par sa force. Cependant, Neptune, tu ne crains point de t'égaler à lui,
devant qui frémissent tous
les immortels ! »
L'illustre dieu des mers, plein d'indignation, lui répond
aussitôt :
«
Quelle que soit la puissance de Jupiter,
je crois qu'il
parle avec trop d'orgueil.
Il prétend me contraindre par la violence, moi
qui reçois les mômes honneurs que lui! — Saturne et Rhéa mirent
au monde trois fils : Jupiter, moi et Pluton qui règne aux
enfers. L'univers fut
divisé en trois parts, et chacun de nous
en obtint une pour y recevoir des honneurs. Quand nous tirâmes
au sort je reçus l'empire
des ondes, Pluton eut le
commandement des ténébreux séjours, et Jupiter obtint la souveraineté
de l'Olympe, de l'éther
et des nuages. Mais la terre nous appartient
à tous également ainsi que les vastes régions célestes. —
Non, je n'agirai point selon la volonté de Jupiter. Qu'il reste donc
en paix dans
cette partie de
l'univers qui lui est échue en partage.
Jamais par la force de son bras il ne me fera trembler comme
un lâche ! Qu'il essaie,
lui, d'effrayer les fils et les filles qui lui doivent le jour et qui sont forcés de se soumettre à ses ordres !
»
La divine Iris, aussi légère que les vents,
prend la parole et dit
:
« Faut-il donc, ô Neptune, que je rapporte à Jupiter cette réponse
dure et cruelle ! Ne changeras-tu point de résolution ? L'homme
prudent et sage n'est pas insensible,
et les Erinnyes obéissent toujours à leurs aînées. »
Neptune, le dieu qui entoure la terre, réplique en ces termes
:
« Iris,
ce que tu viens de dire est, il est vrai,
rempli de justesse. Oui, un
messager doit connaître les sages conseils. Mais une vive
douleur s'est emparée de mon âme depuis que Jupiter a voulu,
par des paroles outrageantes, insulter celui dont le sort est égal au
sien, et qui a été soumis
à la même destinée. Quoique je sois fortement irrité
contre lui, je céderai
encore. Pourtant je le déclare
hautement, si malgré moi et la triomphante Minerve,
si malgré Junon, Mercure et Vulcain,
il veut épargner les hautes tours d'Ilion,
et ne point consentir à donner la victoire
aux Argiens, qu'il
sache donc que nous lui
vouerons une haine implacable ! »
A ces mois Neptune abandonne l'armée
des Grecs pour replonger
dans l'Océan
; les guerriers d'Argos regrettent alors sa présence. — Jupiter, qui rassemble au loin les nuages, s'adresse au
brillant Apollon et lui dit :
« Cher Phébus, rends-toi maintenant auprès du vaillant Hector
: déjà Neptune s'est enfui dans le sein des ondes pour éviter mon courroux. Les dieux infernaux, compagnons de Saturne, et
toutes les autres divinités auraient frémi en entendant le bruit de
nos combats(3). Certes, il est préférable pour Neptune et même
pour moi que, dans l'indignation qui
l'animait d'abord, il ait
évité ma
colère. Cette lutte ne
se serait point terminée sans avoir
fait couler de nos fronts une sueur abondante. — Prends dans tes
mains l'égide aux franges d'or,
et, en
l'agitant, porte
l'épouvante dans les rangs achéens. Apollon, toi qui lances au loin les
traits, je
te confie l'illustre Hector ; excite en lui un nouveau courage jusqu'à
ce que les Grecs, en fuyant, aient regagné leurs navires
et le rapide Hellespont. Alors par mes paroles ou par mes
actions les Achéens pourront se reposer de leurs travaux. »
Il dit. Apollon obéit à la voix de son père. Semblable à l'épervier,
la terreur des colombes et le plus rapide des oiseaux, Phébus
s'élance des
hauteurs de l'Ida et trouve le fils de Priam, qui
n'était plus
étendu, mais assis sur la terre. Le divin Hector reprenait ses esprits et reconnaissait ses compagnons placés autour de
lui : il commençait à respirer ; la sueur avait cessé de couler, et
il revenait à la vie par la volonté de Jupiter. Apollon s'approche
du héros et lui dit :
« Hector, fils
de Priam,
pourquoi, loin
de tes phalanges, et respirant à peine, es-tu assis en ces lieux ?
Quelle douleur s'est emparée de ton âme ? »
Le héros lui répond d'une voix languissante :
« Qui
es tu, toi qui daignes
m'interroger ? Ignores-tu que près
de la flotte des Grecs, Ajax m'a lancé une pierre
dans la poitrine et m'a fait cesser le
combat, tandis que j'immolais ses compagnons. Hélas, j'ai
pensé voir aujourd'hui les mânes
des morts et les sombres demeures de Pluton ; car la vie a failli m'abandonner. »
Apollon
qui lance
au loin les traits lui répond
aussitôt :
«
Rassure-toi, Hector, puisque le fils de Saturne m'envoie
des hauteurs de l'Ida pour
te secourir, moi, le brillant Apollon au glaive
d'or, qui jusqu'à présent t'ai toujours protégé, et qui protège
aussi la superbe ville. Excite les nombreux guerriers à diriger
leurs chars vers les creux navires des Achéens. Moi,
je marcherai
à leur tête, j'aplanirai
les chemins sous les pas des coursiers, et je mettrai en fuite tous les héros de la Grèce. »
En disant ces mots il remplit d'une force indomptable Hector, pasteur
des peuples. Tel un coursier rapide, après avoir
été long-temps
retenu à la crèche, rompt ses liens,
frappe du pied la
terre et court dans les campagnes pour se baigner dans le courant
d'un beau fleuve ; fier de ses allures,
la tête
levée, les épaules ombragées
de ses crins ondoyants et plein de
confiance dans sa force,
dans sa beauté, il vole aux pâturages qui lui sont chers et où
paissent de jeunes cavales : tel l'impétueux Hector ranime l'ardeur
de ses compagnons après avoir
entendu la voix du dieu
du jour. — Lorsque des
chasseurs et des chiens fondent sur
un cerf à
la haute ramure ou sur une chèvre sauvage que protègent une roche
escarpée et une forêt épaisse,
il ne leur est pas toujours donné
de saisir cette proie ; car à leurs cris paraît un lion à la belle
crinière qui soudain disperse les chasseurs et les chiens : ainsi les
fils de Danaüs s'élancent
en foule contre leurs ennemis
et les immolent en les
frappant de leurs glaives et de leurs
lances ; mais dès qu'ils
voient Hector à la tête de ses
guerriers, ils sont tous saisis de
frayeur et le courage les abandonne(4).
Thoas, fils d'Andrémon et le plus illustre
des Étoliens, prend la
parole (Thoas était
habile à lancer le javelot, intrépide
dans les combats de pied ferme, et il l'emportait
sur tous lorsque les jeunes gens parlaient dans les assemblées) ; Thoas dit avec
bienveillance :
« Quel prodige frappe mes regards ! Quoi, le terrible Hector
reparaît après avoir échappé au trépas ! Chacun de nous pensait
qu'il avait perdu la vie sous les coups d'Ajax
Télamon ; mais un immortel aura sauvé Hector, qui a déjà renversé
beaucoup de nos vaillants
compagnons, et qui maintenant va en immoler un plus grand nombre
encore ! Certes, ce n'est pas sans le secours de Jupiter
qu'il reparaît à la tête des combattants, animé d'une nouvelle
ardeur. Écoutez-moi tous et obéissez à mes paroles. Ordonnons à
nos guerriers de retourner vers les navires.
Nous, qui sommes les plus braves,
restons inébranlables ; car nous
pourrons peut-être soutenir avec nos lances l'attaque d'Hector
et des Troyens. Je pense alors que malgré son audace il craindra de
fondre sur l'armée des Grecs. »
Il dit, et les chefs
obéissent à Thoas. Ajax,
Idoménée, Teucer, Mérion, Mégès rangent l'armée en bataille après avoir
rassemblé les plus braves guerriers et marchent contre les
Troyens commandés par Hector. La foule des autres guerriers regagne les
navires.
Les Troyens, les premiers, se précipitent en foule
; Hector marche à leur tête et s'avance à grands pas :
Apollon, les épaules enveloppées d'un
nuage, les précède. Le dieu du jour porte la terrible et formidable
égide que Vulcain remit à Jupiter pour semer l'épouvante parmi les
mortels. Apollon, armé de cette égide, commande les défenseurs
d'Ilion.
Les Grecs réunis soutiennent l'attaque
: du sein des deux armées s'élèvent
de vives clameurs, et de
nombreuses flèches volent de toutes paris. Une foule de javelots
sont lancés par des mains vigoureuses : les uns se plongent dans le
corps des guerriers, les autres
restent au milieu des deux armées ou s'enfoncent dans la terre
avant
d'avoir atteint
les chairs qu'ils sont impatients de déchirer. Tant qu'Apollon tient l'égide
immobile, les traits
partent des
rangs ennemis, et les peuples tombent ça et là ; mais lorsqu'il
l'agite en regardant les
Grecs et en poussant de grands cris, le courage des Achéens s'amollit, et ils oublient leur mâle valeur.
— De même que deux bêtes sauvages fondent à l'improviste,
pendant la nuit, sur des troupeaux de bœufs
et de brebis, et
qu'ils les dispersent en l'absence du berger : de même les Grecs intimidés sont mis en fuite par les Troyens ; car Apollon
répand parmi eux la terreur pour combler de gloire Hector et
ses compagnons.
Lorsque
les rangs sont rompus, chaque guerrier immole un guerrier.
Hector tue Stichius et Arcésilas, l'un
chef des Béotiens, l'autre
compagnon fidèle du magnanime Ménesthée.
Énée ravit le jour à Médon et à Iasus ( Médon était fils
illégitime d'Oïlée, et frère
d'Ajax ; il habitait Phylacée, loin de sa patrie,
depuis qu'il
avait tué le frère de sa belle mère,
Ériopis, épouse d'Oïlée. —
Iasus commandait les Athéniens ; il était
fils de Sphélus et petit-fils
de Boucolis). Polydamas renverse Mécisthée ; Polîtes tue
Echius à la tête des
combattants, et Clonius périt sous les coups
du noble Agénor. Pâris plonge par-derrière son javelot dans l'épaule de Déiochus, qui s'enfuyait, et le trait ressort par-devant.
Tandis que les vainqueurs dépouillent les morts, les Grecs passent
au-delà du fossé en courant de toutes parts, et ils sont forcés de se réfugier derrière là muraille. Alors Hector dit d'une voix
forte aux Troyens :
« Attaquez maintenant les vaisseaux de nos ennemis et
abandonnez les dépouilles sanglantes. Je donnerai la mort à celui
que je
verrai s'éloigner des navires : ses frères, ses sœurs ne placeront
point son cadavre sur un bûcher et il deviendra la proie des chiens et des vautours ! »
En disant ces mots, il frappe ses coursiers du fouet et encourage
les Troyens en parcourant leurs rangs. Les défenseurs d'Ilion dirigent
les chars sur les pas d'Hector et jettent d'épouvantables cris.
Apollon, qui marche à leur tête,
renverse facilement avec ses
pieds les bords du fossé : il les jette au milieu et comble le large
espace en faisant un chemin aussi étendu que le vol d'un javelot
lancé par un guerrier qui essaie ses forces. Les Troyens, précédés
d'Apollon, s'élancent par ce chemin, et le dieu du jour détruit
la muraille des Grecs. — Comme sur le rivage de la mer un
enfant qui, après avoir formé un monceau de sable (amusement
de son âge), le
renverse aussitôt : ainsi, ô puissant Apollon,
tu détruisis ces nombreux travaux, et tu répandis la terreur parmi
les Achéens.
Ils s'arrêtent près des vaisseaux, s'exhortent les uns les
autres, et,
les mains levées vers le ciel, ils adressent aux dieux de ferventes
prières.
Le vieux Nestor de Gérénie, portant ses regards vers les régions
éthérées, prie en ces termes :
« O puissant Jupiter, si jadis dans la fertile Argos nos guerriers
ont brûlé sur tes autels des cuisses de taureaux et de brebis
en te suppliant de les ramener un jour dans leur patrie ; si toi, ô
puissant roi de l'Olympe, tu le leur as promis par un signe de
ta tête sacrée, daigne maintenant t'en ressouvenir ! Repousse loin
de nous l'heure fatale de la mort, et ne permets pas que nous
périssions tous sous les coups des Troyens ! »
Ainsi prie Nestor. Jupiter, pour exaucer les vœux du fils de Nélée,
fait aussitôt retentir sa foudre étincelante.
Quand les Troyens ont entendu les effroyables coups de tonnerre
du
dieu qui tient l'égide, ils fondent sur les Grecs avec encore plus d'impétuosité
et rappellent leur mâle courage. — De même qu'une vague
immense agitée par le souffle impétueux des vents qui grossissent
les flots de l'Océan se précipite avec fureur sur les flancs d'un
navire : de même les Troyens marchent vers les murailles des Grecs.
Les compagnons d'Hector excitent les coursiers, et, armés
de leurs lances, ils combattent sur leurs chars, près des vaisseaux.
Les Achéens, dans leurs sombres navires, se défendent
avec de longues perches(5) fortement unies, destinées au combat
naval, et dont l'extrémité était d'airain.
Tant que les Troyens et les Achéens combattirent près des
murailles, Patrocle resta dans la tente du vaillant Eurypyle : il charmait
ce héros par ses discours et versait sur sa blessure un baume salutaire qui calmait ses douleurs. Mais quand il
vit les Troyens
franchir les remparts, les Grecs mis en fuite en jetant des cris
d'alarme, il poussa de profonds soupirs, se frappa les genoux et
prononça en gémissant ces douloureuses paroles :
« Eurypyle, je ne puis, malgré ta détresse, rester plus
long-temps en ces lieux : le combat recommence avec une nouvelle fureur.
Ton écuyer fidèle prendra soin de toi ; moi, je vole près d'Achille
pour l'engager à me suivre. Qui sait si avec l'aide des dieux
je n'exciterai point son ardeur ? Les conseils d'un ami sont toujours
salutaires. »
Patrocle s'éloigne après avoir prononcé ces paroles. — Les
Grecs soutiennent avec courage
l'attaque des phalanges troyennes ; mais,
quoiqu'elles soient peu nombreuses, ils ne peuvent cependant
les repousser loin de la flotte. Les Troyens, à leur tour,
ne peuvent rompre les rangs de leurs adversaires, ni pénétrer
dans les vaisseaux achéens. —
Comme le cordeau sert à redresser le bois d'un navire dans les mains d'un ouvrier habile, instruit par Minerve,
et connaissant tous les secrets de son art : ainsi flotte entre
les deux partis la balance des combats. Les Troyens et les Achéens
luttent auprès des navires.
Hector
et Ajax combattent tous deux pour un vaisseau
; mais
ils ne peuvent, l'un,
vaincre son ennemi et embraser le navire, l'autre
repousser loin de la flotte celui que conduit un dieu. L'illustre Ajax
frappe dans la poitrine le fils de Clytius, Calétor, qui portail en
ce moment la flamme en tous lieux : Calétor tombe avec fracas,
et il laisse échapper de ses mains le brandon étincelant. Hector, en
voyant ce guerrier étendu dans la poussière, devant son sombre vaisseau, s'écrie d'une voix formidable :
« Troyens, Lyciens, et vous, vaillants Dardaniens, n'abandonnez
pas le combat dans cet étroit espace. Sauvez le corps du fils de Clytius et faites que les Grecs n'enlèvent point les armes de Calétor,
qui est tombé dans la bataille près des navires ! »
Il dit,
et lance contre Ajax un javelot étincelant
qui, loin de frapper ce guerrier, atteint le fils de Nestor,
Lycophron, de Cythère, écuyer d'Ajax ( Lycophron était toujours
avec Ajax depuis qu'il avait
commis un meurtre dans la divine
Cythère). Il est frappé au-dessus de l'oreille, tandis qu'il combattait auprès d'Ajax.
Lycophron tombe à la renverse, et ses forces l'abandonnent.
Ajax frémit et dit à son frère :
« Cher Teucer, on vient d'immoler notre fidèle compagnon, le
fils de Nestor, que nous reçûmes jadis dans nos demeures et que nous honorions tous comme un de nos parents ! Le magnanime
Hector vient de tuer Lycophron ! Que sont donc devenues tes
flèches meurtrières et cet arc que te donna jadis
le brillant Apollon ? »
Il dit. Teucer, qui entend ces paroles, se place auprès d'Ajax
en tenant
dans ses mains son arc flexible, sou carquois rempli de flèches et il lance des traits rapides contre les nombreux Troyens. Il
atteint le noble fils de Pisénor, écuyer de Polydamas, de la race
de Panthée, Clitus, qui tenait les rênes et dirigeait les coursiers
au milieu des plus épaisses phalanges, afin de seconder Hector et
les Troyens : la mort vint le surprendre, et nul, malgré ses désirs,
ne put l'en préserver ! Le trait homicide(6) s'enfonce derrière
la tête de Clitus, le héros tombe, les chevaux se cabrent et font
reculer avec bruit le char vide et sonore. Polydamas qui s'en aperçoit,
vient le premier au-devant des coursiers il les remet à Astinoüs,
fils de Protiaon, et lui ordonne de ne pas s'éloigner
; puis il vole combattre aux premiers rangs.
Teucer dirige une autre flèche contre Hector. Certes il aurait
fait
cesser le combat près des navires, s'il eût ravi le jour à ce
vaillant héros ; mais il ne put échapper à la surveillance de Jupiter,
qui protégeait le fils de Priam et privait de gloire le fils de Télamon.
Le maître de l'Olympe rompt le nerf de l'arc au moment
où Teucer le tendait : la flèche armée d'airain s'égare dans, son vol, et l'arc s'échappe des mains de Teucer. Le fils de Télamon
frémit de rage, et, s'adressant à sou frère, il lui dit :
« Un dieu renverse encore nos projets ! Il arrache l'arc de
mes mains
et rompt le nerf nouvellement tordu que ce matin j'attachai
moi-même à mon arme pour soutenir l'effort de mes flèches bondissantes.
»
Le grand Ajax, fils de Télamon, lui répond aussitôt :
« Laisse maintenant reposer ton arc et tes flèches, puisqu'un
dieu
funeste aux Argiens a trompé ton adresse. Prends une forte lance,
charge tes épaules d'un bouclier, excite tes soldats et attaque les Troyens. Que nos ennemis, quoique vainqueurs, ne prennent
pas sans peine nos vaisseaux ; et nous, souvenons-nous de notre mâle
courage ! »
Il dit. Teucer rentre dans sa tente ; il couvre ses épaules
d'un bouclier
revêtu de quatre lames d'airain, pose sur sa tête un casque
ombragé d'une épaisse crinière et surmonté d'une aigrette aux menaçantes
ondulations ; puis il s'arme d'une lance, et se rend auprès d'Ajax.
Hector, voyant que les flèches lancées par Teucer ne
pouvaient l'atteindre,
s'adresse à ses guerriers et leur
dit :
« Troyens, Lyciens, et vous, vaillants guerriers de la Dardanie,
soyez hommes maintenant, et souvenez-vous de votre mâle valeur
! J'ai vu
de mes yeux Jupiter rendre impuissantes les flèches d'un héros
illustre ! Il est facile de reconnaître l'intervention
du fils de Saturne, soit qu'il donne aux uns une gloire éclatante,
soit qu'il refuse aux autres de les secourir. Maintenant il affaiblit
le courage des Argiens et il nous accorde sa protection. Marchez
donc en foule contre les vaisseaux ennemis. Qu'il périsse sans
regrets, celui qui, frappé de loin ou de près, recevra la mort
; car il est glorieux de mourir pour sa patrie ! Son épouse et
ses enfants seront sauvés ; son palais et ses biens seront préservés,
si toutefois les Grecs retournent dans leur patrie. »
Tandis qu'Hector ranime le courage de ses guerriers, Ajax, de
son côté, exhorte ses compagnons en ces termes :
« Hélas ! il faut maintenant ou périr ou repousser loin de
nos vaisseaux
la honte et le malheur ! Si Hector s'empare de nos navires,
croyez-vous donc pouvoir retourner à pied dans votre patrie ?
M'entendez-vous pas le fils de Priam exciter ses troupes, impatient
qu'il
est d'embraser notre flotte ? Ce
n'est point à la danse qu'il les appelle : c'est aux
combats meurtriers ! Maintenant il ne nous reste plus d'autres
ressources que de combattre corps
à corps avec les Troyens. Il vaut mieux qu'un seul instant décide
de notre vie ou de notre mort plutôt que de consumer notre ardeur
dans une guerre lente et cruelle, et d'être
ainsi retenus près de nos vaisseaux par des guerriers moins braves que
nous ! »
En parlant ainsi, Ajax ranime le courage et l'ardeur de chacun
de ces guerriers. Hector ravit le jour à Schédius, fils de Périmède et chef des Phocéens. Ajax immole Laodamas, fils du noble
Anténor et chef des fantassins. Polydamas tue Oton de Cyllène,
compagnon de Mégès, fils de Phylée et roi des magnanimes Épéens.
Mégès s'élance sur Polydamas, qui évite ce guerrier en se
jetant de côté ( Apollon ne permit pas que le fils de Panthée pérît
aux premiers rangs). Mégès, qui n'a pu atteindre
Polydamas , enfonce son javelot dans la poitrine de Cresmus : ce héros
tombe avec bruit, et Mégès le dépouille de ses
armes. Dolops, fils de Lampus, le plus illustre des hommes et
issu lui-même de la race de Laomédon, Dolops, célèbre par les
exploits de sa lance,
se précipite sur Mégès, fils de
Phylée, et lui perce son bouclier ; mais il n'arrive point
jusqu'au corps du héros ( Mégès portait une épaisse et solide
cuirasse(7) que son père apporta d'Épyre sur les bords du Selléis ; le
puissant Euphète, son hôte, la
lui donna pour la porter dans les combats comme
un rempart contre les ennemis, et maintenant elle repousse le trépas loin de son fils chéri). Mégès frappe de son glaive aigu le
sommet du casque étincelant de Dolops, et enlève l'épaisse crinière
de pourpre(8) qui tombe aussitôt dans la poussière. Tandis que Mégès combat avec ardeur, espérant toujours remporter la victoire,
le vaillant Ménélas vient le
secourir. Le fils d'Atrée, armé de sa lance, s'avance sans être
aperçu et frappe Dolops par-derrière
: l'arme, impatiente
de s'enfoncer dans les chairs, traverse
la poitrine de Dolops, qui tombe le front contre terre. Ils s'élancent
tous deux pour lui ravir ses armes ; mais Hector exhorte tous
les parents de Dolops. Le fils de Priam s'adresse d'abord au courageux Mélanippe, issu d'Hicétaon ( avant que les Grecs ne vinssent
devant Ilion, Mélanippe faisait paître ses bœufs dans Percote
; mais lorsque les vaisseaux des fils de Danaüs parurent sur ces rivages, il accourut à Ilion et signala sa valeur parmi les Troyens.
Il habitait près du roi Priam, qui le chérissait comme un
de ses enfants). Hector lui adresse ces reproches amers :
« Mélanippe, abandonnerons-nous donc ainsi le combat ? Est-ce
que
ton cœur n'est pas ému du trépas de ton parent le plus cher ?
Ne vois-tu pas comme les Grecs se précipitent sur la brillante armure
de Dolops ? Viens, suis-moi, car ce n'est plus de loin qu'il faut
désormais combattre. Il faut que nous exterminions tous nos ennemis
ou bien qu'ils s'emparent de notre belle cité et qu'ils en égorgent
les habitants ! »
En prononçant ces paroles,
il s'avance,
et le divin Mélanippe suit
ses pas. — Ajax, de son côté, encourage aussi les Argiens en leur disant :
« Amis, combattez en héros ! Si vous avez quelque sentiment
de honte, vous vous respecterez les uns les autres dans ces mêlées
terribles. Les guerriers qui périssent sont toujours moins nombreux
que ceux qui sont sauvés ; mais il n'est ni gloire ni salut
pour ceux qui prennent honteusement la fuite ! »
A ces paroles,
les Grecs brûlent de renverser
les phalanges troyennes et
ils protègent leurs navires par un rempart d'airain. Jupiter ranime encore
l'ardeur des défenseurs d'Ilion. Alors Ménélas
à la voix sonore s'écrie :
« Antiloque, il n'est parmi nous aucun guerrier plus jeune, plus
agile et plus brave que toi ! Ah ! si tu pouvais seulement immoler
un des chefs des Troyens ! »
Ménélas s'éloigne, et Antiloque s'élance parmi les premiers
combattants : il porte ses regards autour de lui et lance un brillant
javelot. Les Troyens reculent épouvantés ; car Antiloque vient
de percer la poitrine du noble fils d'Hicétaon, Mélanippe qui
s'avançait au milieu du combat : le malheureux guerrier tombe avec
fracas, et les ténèbres de la mort obscurcissent ses yeux. Antiloque
se précipite sur son ennemi comme un limier sur le chevreuil qu'un
chasseur a frappé d'un coup mortel et privé de
ses forces au moment où l'animal sortait de sa retraite. De même
l'intrépide Antiloque s'élança sur toi,
ô Mélanippe, pour te
dépouiller de tes armes ! Mais il est aperçu par le divin Hector,
qui s'avance en courant à travers
la sanglante mêlée. Antiloque,
quoique vaillant, se retire semblable à une bête sauvage qui,
après avoir égorgé le chien ou le berger auprès des bœufs, fuit avant
que les autres pasteurs ne soient venus l'attaquer en foule : ainsi
s'enfuit le fils de Nestor. Hector et les Troyens, poussant
de grands cris, l'accablent d'une grêle de traits ; mais Antiloque ne
s'arrête point et il ne se retourne que lorsqu'il a rejoint ses
compagnons.
Les Troyens se précipitent sur la flotte des Grecs comme des
lions dévorants : ils accomplissent ainsi les décrets du puissant Jupiter,
qui leur donne une nouvelle audace pour les rendre vainqueurs des Achéens. Le fils de Saturne comble de gloire le vaillant
Hector, afin qu'il porte sur les navires recourbés(9) des fils de Danaüs les flammes dévorantes, et que la funeste prière de
Thétis aux pieds d'argent ait son entier accomplissement. Jupiter
attend le moment où il verra un navire embrasé pour opérer
la retraite des Troyens loin des vaisseaux, et rendre la victoire
aux Grecs. Dans cette pensée il pousse vers la flotte le fils de
Priam, qui était déjà rempli d'ardeur. Hector s'avance, semblable
au terrible dieu de la guerre ou comme la flamme désastreuse qui éclate
avec fureur sur les montagnes dans les retraites
d'une forêt profonde : la bouche du héros écume de rage, ses
yeux brillent à travers ses épais sourcils, et son casque retentit
avec un bruit horrible. Jupiter le protège du haut des airs, et, parmi tant de
guerriers qui combattent, c'est lui seul qu'il honore et qu'il comble
de gloire. — Hélas ! sa vie devait être de courte durée ! Déjà
la divine Pallas hâtait le jour fatal où Hector
devait périr sous les coups du fils de Pelée ! — Il se précipite sur les ennemis partout où il voit les phalanges les plus nombreuses
et les armes les plus terribles ; mais malgré son ardeur il ne
peut entrer dans les rangs des Grecs. Les Achéens se forment
aussitôt en bataillons carrés semblables aux roches immenses,
escarpées, qui, sur les bords de la mer blanchissante, résistent aux
violents efforts des vents et aux chocs des flots qui mugissent autour
d'elles. Tels les Grecs soutiennent de pied ferme l'attaque des
Troyens. Hector, brillant de l'éclat du feu, s'élance dans la mêlée
et se jette sur les guerriers ennemis comme les vagues soulevées
par les vents sortis du sein des nuages se précipitent sur un
vaisseau rapide et le couvrent d'écume ; le souffle impétueux frémit dans la voile, et les nautoniers tremblent de crainte : car un
faible espace les sépare de la mort. Ainsi la crainte et l'effroi s'emparent
du cœur des Achéens. — Lorsqu'un lion furieux se précipite sur un nombreux troupeau de génisses paissant aux bords humides
d'un vaste marais, le berger, au milieu d'elles, songe à leur
défense ; mais, comme il ne sait point combattre un tel monstre, il
erre sans cesse, soit aux premiers rangs, soit aux derniers, tandis
que le lion, s'élançant au milieu du troupeau, s'empare de
sa proie et la dévore : alors toutes les génisses s'enfuient épouvantées.
Tel Hector, semblable à un lion et protégé par Jupiter, met
en fuite les guerriers achéens. Le fils de Priam n'immole qu'un
seul combattant, Périphètes de Mycènes, issu de Coprée, qui
fut jadis le messager d'Eurysthée auprès du puissant Hercule (
Périphètes, meilleur que son méprisable père,
possédait toutes les
vertus : il était léger à la course, vaillant dans les combats, et
par sa sagesse il pouvait s'égaler aux premiers habitants de Mycènes).
Périphètes, en tombant sous les coups d'Hector, comble de
gloire cet intrépide héros. Le fils de Coprée(10) heurte en
se retournant, l'extrémité de son bouclier qui le couvrait depuis la
tête jusqu'aux pieds, et qui lui servait de rempart contre les traits
ennemis. Périphètes, embarrassé dans son armure, tombe à
la renverse, et le casque qui couvrait ses tempes retentit avec bruit. Hector, qui l'aperçoit, marche promptement à sa rencontre
; il le perce avec sa lance
et lui arrache
la vie au milieu
de ses compagnons, qui,
malgré leur douleur, n'osent le secourir tant
ils redoutent le divin Hector.
Alors les Grecs, le front tourné du côté des vaisseaux, se réfugient
autour de ceux qui avaient été les premiers tirés sur le rivage. Les Argiens sont forcés par la triste nécessité d'abandonner
les premiers rangs des navires. Ils s'arrêtent près des tentes, mais
ils n'entrent pas dans le camp ; car la honte ainsi que la crainte
les retiennent encore, et ils s'encouragent les uns les autres. Le prudent Nestor, soutien des Achéens, les exhorte au nom de leurs
parents, et adresse à chacun d'eux ces paroles suppliantes :
« Amis, combattez en héros, et surtout que la pudeur réside dans
vos âmes ! Souvenez-vous de vos enfants, de vos épouses, de
vos richesses et de vos parents les plus chers ; soit que ceux-ci vivent
encore, soit que la mort les ait déjà réunis(11) ! En leur absence,
c'est moi qui vous supplie de rester inébranlables et de ne point prendre la fuite ! »
Il
dit,
et ses paroles raniment le courage
et la force des guerriers.
Minerve écarte de leurs yeux le nuage obscur qui leur avait été
envoyé par une divinité,
et soudain une vive
lumière s'élève du côté des navires et du côté de la bataille. Ils aperçoivent
Hector entouré de ses
compagnons, et les Troyens qui, restés au dernier rang, ne
combattaient point encore, et ceux qui luttaient toujours
avec audace auprès des navires rapides.
Le magnanime Ajax ne peut consentir à rester dans l'endroit qu'ont
abandonné les fils des Achéens : il parcourt à grands pas les
tillacs des navires, balance une perche longue de vingt-deux coudées
jointe avec des clous et destinée aux batailles navales.
—
Tel un homme habile à conduire les chevaux en réunit quatre,
et,
après les avoir excités dans une
vaste plaine, les dirige vers la ville en suivant une grande route :
alors des milliers d'hommes
et de femmes rassemblés le contemplent avec admiration
; mais soudain il s'élance rapidement, saute tour à tour sur
l'un et sur l'autre
de
ses coursiers, s'y tient ferme et y reste
inébranlable,
tandis que les chevaux volent avec impétuosité sur la terre féconde(12).
Tel Ajax parcourt à grands pas les tillacs des navires rapides, et sa
voix s'élève jusqu'aux régions éthérées.
Souvent
il pousse de terribles clameurs et exhorte les Danaëns à défendre
leurs tentes et leurs vaisseaux ; mais Hector ne reste
point oisif dans la foule des Troyens couverts d'épaisses cuirasses.
—
Comme l'aigle courageux se précipite sur une troupe d'oiseaux
ailés,
de grues, d'oies sauvages ou de cygnes au long col, paissant
sur les bords d'un fleuve : de même Hector fond sur les
navires
à la proue azurée et renverse tout devant lui. Jupiter le pousse de
sa main puissante, et le peuple d'Ilion se presse sur
ses pas.
Le combat recommence avec plus d'acharnement encore auprès
des vaisseaux : on eût dit que des hommes pleins de force
et
infatigables se rencontraient pour la première fois dans les
mêlées
sanglantes, tant ils luttaient avec violence ! Telle était
la
pensée des combattants : les Achéens ne songeaient plus à fuir le
trépas, mais a périr ; et les Troyens espéraient embraser les
vaisseaux
ennemis et immoler les héros de la Grèce. Voilà pourquoi ces
guerriers animés d'une égale ardeur s'attaquaient les uns les autres
avec furie.
Hector saisit la poupe d'un vaisseau rapide et superbe qui
avait
déjà
parcouru les mers, qui avait amené
Protésilas jusqu'à Troie, et
qui maintenant ne le reconduira plus dans sa chère patrie ! Les Troyens
et les Grecs s'égorgent autour de ce navire : ils ne se
tiennent pas loin les uns des autres pour attendre les flèches et les
javelots
; mais, poussés par une même
rage, ils combattent corps à corps avec des haches
tranchantes, de longues épées et des
lances
aiguës. De nombreux et magnifiques glaives aux noires attaches(13)
tombent des mains et des épaules des combattants, et le sang
coule à flots sur la terre. Cependant Hector n'abandonne
point le haut de la poupe que ses mains viennent de saisir,
et il parle en ces termes aux Troyens :
« Amis, portez la flamme en tous lieux et marchez en foule
au
combat ! Jupiter nous accorde enfin ce jour mémorable et tant
désiré
où nous devons détruire les vaisseaux ennemis venus, contre
la volonté des dieux, sur ces rivages pour nous causer des
maux
sans nombre! Et les vieillards, par leur timidité, s'opposaient
toujours à mes desseins quand je voulais combattre près
des
poupes des navires ! Ils m'arrêtaient moi-même et retenaient
l'armée.
Si jadis le puissant fils de Saturne troubla nos esprits, maintenant
c'est ce dieu lui-même qui nous enflamme et nous
conduit
! »
À ces mots les Troyens se jettent avec une impétuosité nouvelle
sur leurs ennemis. Ajax ne résiste
plus,
car il est accablé sous une grêle
de traits. Ce héros, pensant mourir, se recule un peu en arrière
jusqu'au banc des rameurs, long de sept pieds,
et
il abandonne le tillac du navire.
Là,
observant tout, il s'arrête,
et
de sa lance écarte les Troyens qui portaient les flammes dévorantes.
Puis, d'une voix formidable, il dit aux Danaëns :
« O amis, héros de la Grèce serviteurs de Mars, soyez hommes,
et souvenez-vous de votre mâle courage ! Pensez-vous trouver
derrière vos rangs quelque secours ou des remparts solides ?
Vous
n'avez point près de vous de villes munies de tours où vous
puissiez
vous défendre et trouver des guerriers qui vous donnent
un
nouveau courage(14). Vous êtes au milieu des Troyens, penchés
sur la mer et loin de votre patrie. Danaëns, votre salut est
dans
votre propre audace et non dans l'oubli des combats ! »
Il dit,
et,
curieux, il poursuit de sa lance celui d'entré les
Troyens qui, excité par Hector, portait la flamme vers les creux
navires
: il est soudain frappé par Ajax, qui l'atteint de sa longue
lance.
Ce héros intrépide immole encore devant la flotte douze
autres
guerriers ennemis.
Notes, explications et commentaires
(1) Tout ce passage, relatif à la punition de Junon,
n'appartient sans doute pas aux temps homériques ; car il ne se trouve
pas dans l'édition de Zénodote. Les commentateurs ont cherché à
expliquer cette fiction par l'allégorie ; et nous donnons ici un passage
d'Héraclide, que nous trouvons dans les Observations de Dugas-Montbel. «
Les calomniateurs d'Homère ignorent que toutes la génération de
l'univers est expliquée théologiquement par ces paroles et par ces vers
représentent les quatre éléments dans leur ordre naturel : d'abord
l'éther, ensuite l'air, puis l'eau et enfin la terre, qui sont les
éléments constitutifs de toutes choses ; car, combinés ensemble, ils
produisent tout ce qui a vie ; et pris isolément, ils sont le principe
de toutes les choses inanimées. Jupiter, le premier, fait dépendre l'air
de lui-même ; et les enclumes solides, placées aux dernières extrémités
de l'air, sont la terre et l'eau ; et cela est tellement ainsi que
quiconque voudra examiner avec son le sens de chaque mot, découvrira la
vérité de ce que j'avance. Par ces paroles : Ne le souvient-il plus
du jour où je te suspendis en haut ? le poète dit que Junon fut
suspendue des lieux les plus élevés ; puis il ajoute : Je mis autour
de tes mains un lien d'or que rien ne peut rompre. Qui pourra
expliquer cette nouvelle énigme d'une punition si glorieuse ? Comment
Jupiter irrité enchaine-t’il dans un si riche lien celle qu'il veut
punir ? Pourquoi imagine t-il un lien d'or au lien d'une chaîne de fer ?
C'est parce que l'espace qui se trouve entre l'air et l'éther a
tout-à-fait la couleur de l'or. C'est, donc avec raison qu'il appelle
une chaîne d'or cette partie de l'univers où cesse l'éther et où
commence l'air, et où ces deux éléments sont unis entre eux. C'est pour
cela qu'il ajoute encore : Tu étais ainsi, suspendue entre l'éther et
les nuages, désignant par là que l'air ne s'étend que jusqu'aux
nuages. Puis, aux parties inférieures de l'air qu'il appelle les pieds,
il attache deux énormes poids, la terre et l'eau : Je mis à tes pieds
deux enclumes. D'ailleurs, si l'on ne voit qu'une fable dans cette
fiction, comment expliquer ces mots : que rien ne peut rompre,
puisque Junon fut délivrée aussitôt ? C'est que le poète entend par là
l'harmonie générale de l'univers, dont les parties sont unies par les
liens les plus forts ; et comme cet ensemble répugne à tout changement,
qu'il ne peut être devancé en rien, c'est improprement qu'Homère emploie
cette expression : d'un lien que rien ne peut rompre. Nous devons
ajouter que cet Héraclide a fait un livre, qui a pour titre :
Allégories homériques, et pour but, de prouver que les images, les
descriptions d'Homère sont autant de symboles et d'allégories. Madame
Dacier, qui voulait expliquer cette fable, pense fort naïvement que «
les enclumes attachées aux pieds de Junon signifient que les soins
domestiques doivent retenir les femmes dans leur ménage, » et que « la
chaîne d'or doit s'entendre des beaux ouvrages qui doivent faire leur
occupation. »
(2) L'épithète αἰθρηγενέος (vers 171), qu'Homère
donne à Borée, a été prise dans le sens actif par les traducteurs
français et allemands, qui ont traduit ce mot par : qui souffle la
sérénité, ou qui dissipe lus nuages. Eustathe prend avec
raison αἰθρηγενέος (né de t'éther, engendré de la région pure ou froide
de l'air) dans le sens passif, parce que les composés en
γενέος ont toujours cette signification. Clarke traduit à tort
αἰθρηγενέος
Βορέαο
par: screnitatem inducentis Boreœ ; mais Dubner, qui a corrigé cette
version, dit : ex œthere nati Boreœ. On lit dans Bitaubé : par la
violente impulsion de Borée qui ramène la sérénité dans les cieux ;
et dans Dugas-Montbel : par le souffle de Borée qui dissipe les nues.
(3) Le texte porte : μάλα
γάρ
κε μάχης
ἐπύθοντο
καὶ
ἄλλοι (vers 224) (et les
autres (dieux) auraient entendu le combat). Il est certain
qu'il ne peut être question d'aucun autre combat que de celui qui se
serait engagé entre Jupiter et Neptune, dans le cas où celui-ci aurait
refusé de lui obéir. Aussi Dubner intercale nostram et traduit
cette phrase par : per quam enim alioqui pugnam nostram audissent et
l alii. Voss semble avoir pris ce passage dans le même sens, car il
dit : Wohlhatten den kampf auch andere gehore’ (d'autres en
ore auraient sans doute entendu ce combat, c'est-à-dire le bruit du
combat). Dugas-Montbel traduit à tort cette phrase par : Tous les dieux
infernaux, compagnons de Saturne, et les autres divinités savent quelle
est ma force dans les combats.
(4) Homère dit : πᾶσιν
δὲ
παραὶ
ποσὶ
κάππεσε
θυμός (vers 280)
le courage tomba à tous devant les pieds, c'est-à-dire l'ardeur
de tout le monde tomba. Voss dit : und allen enlsank vor die füsse
der mut hin (et à tous tomba le courage devant les pieds).
(5) On entendait par ξυστοῖσι (vers 388) une perche
de combat naval, qui avait vingt-deux aunes de longueur, et qui se
composait de plusieurs pièces ajustées et réunies par des bandes
d'airain. Yoss traduit ce mot par : mit langragen den stangen (avec
de longues perches).
(6) Homère dit : πολύστονος
ἔμπεσεν
ἰός
(vers 452) (le trait qui porte la
douleur, qui fait gémir). πολύστονος
vient, comme on le sait, de πολύς
(beaucoup) et de στένω
(souffrir, gémir).
(7) Homère dit : θώρηξ,
τόν
ῥ᾽
ἐφόρει
γυάλοισιν
ἀρηρότ
(vers 53O/531) (cuirasse formée de
plaques bombées). La cuirasse était composée de deux plaques bombées
dont l'une couvrait la poitrine, et l'autre le dos ; ces deux parties
étaient réunies sur les côtés par des agrafes ou par des courroies.
(8) Par ce passage : νέον
φοίνικι
φαεινός
(vers 539) (billant de pourpre
récente), on voit que les casques des anciens étaient surmontés d'une
crinière de pourpre.
(9) Homère donne cette fois aux vaisseaux l'épithète de κορώνη
(courbé) pour bien faire comprendre que la poupe des vaisseaux était
arrondie ou courbée. Voss n'a pas convenablement traduit cette épithète
en disant : die prangenden schiffe (superbes navires).
(10) Le texte grec porte :
ἐν
ἀσπίδος
ἄντυγι
πάλτο
(vers 646) (il sauta sur le bord du
bouclier), que Dubner rend par : in scuti extrema-ora offendit.
(11) Knight retranche cette phrase inutile
ἠμὲν
ὅτεωι
ζώουσι
καὶ
ὧι
κατατεθνήκασι
(vers 665), et trouve que l'expression
ὅτεωι n'appartient pas à la langue homérique.
(12) Voilà encore un passage qui prouve que l'équitation
n'était pas inconnue du temps d'Homère. Cependant nous devons ajouter
que l'art de monter à cheval n'était pas encore appliqué aux exercices
militaires.
(13) Nous avons rendu l'épithète μελάνδετα
(vers 714) qu'Homère donne aux épées,
par cette périphrase : aux noires attaches, en nous conformant
aux explications du scoliaste. Les auteurs du Dictionnaire des Homérides
prétendent qu'il vaut mieux l'entendre du fourreau, ou même du baudrier
noir auquel l'épée était attachée.
(14) Pour la traduction de ce passage difficile nous
avons suivi l'explication qu'en donne M. Theil an mot
ἑτεραλκέα (ἑτεραλκής) (vers738).
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